Nous allons donc recommencer une nouvelle série de martyrs. Je voudrais épargner au lecteur là répétition de ces morts héroïques, dont chacune prise à part nous émeut et nous touche, mais qui, réunies, nous fatiguent par la similitude de leur héroïsme : tant l'esprit de l'homme est faible et tant l'admiration nous pèse ! Je ne rappellerai donc parmi les saints suppliciés de cette époque que ceux dont le souvenir est le plus cher aux âmes chrétiennes. Encore moins m'arrêterai-je à certains détails pleins de charme pour le cœur du chrétien et pour le cœur de l'homme, mais qui, à la rigueur, peuvent avoir été ajoutés à la vérité historique par la pieuse imagination des peuples. Parmi tant de morts toutes belles et toutes glorieuses, je ne dirai que les plus assurées et les plus belles. Il se passa du reste sous le règne de Valérien ce qui s'était passé sous le règne de Dèce ; on voulut, comme Pharaon, opprimer sagement. Les empires civilisés sont experts dans l'art d'opprimer sagement. On régla la persécution selon les lois d'une prudence calculatrice et d'une parfaite régularité administrative. On voulut n'user du bourreau qu'avec économie, exiler avant de torturer, torturer avant de mettre à mort, s'en prendre au pasteur avant d'attaquer le troupeau. C'est ce qu'avait fait Dèce et il n'avait pas réussi ; mais comment faire mieux ? Il semble d'ailleurs qu'avant le début de la persécution régulière, avant la publication de l'édit impérial, l'Église romaine et l'Église universelle aient été avant tout frappées dans leur chef. Aux premières rumeurs ou au premier acte de persécution, Étienne, évêque de Rome, rassemble les chrétiens dans la crypte Népotienne, les engage à faire le bien pendant qu'ils le peuvent faire, à procurer la sainteté à leur âme, le baptême à leurs proches. Cent-huit catéchumènes, hommes, femmes, enfants surtout, sont baptisés ce jour-là ; on offre le saint sacrifice et tous les chrétiens y participent. Le lendemain Étienne ordonne trois prêtres, sept diacres, seize clercs, et il complète ainsi la milice chrétienne pour le combat. Peu de jours après, surpris par les sicaires impériaux dans le cimetière de Lucine qui était devenu sa demeure, il est décapité sur son siège pontifical (2 août 257)[1]. D'autres chrétiens périssent en même temps que lui. On raconte que l'un d'eux, l'acolyte Tarsicius, portait, comme c'était l'usage alors, l'Eucharistie dans une maison chrétienne. Des soldats soupçonnent quelque chose, l'arrêtent et lui demandent ce qu'il porte. Il refuse de le dire. On le frappe avec des bâtons et des pierres, il refuse encore. Il périt enfin sous les coups, et lorsqu'on examine son cadavre et qu'on fouille ses vêtements, on ne trouve pas ce qu'il portait. Avec l'âme du martyr, le Corps du Christ était remonté au ciel[2]. Mais ce qui se passait à Rome n'était que le début, irrégulier peut-être, de la persécution. On avait voulu en toute hâte décapiter le christianisme et on espérait ensuite avoir bon marché de ses membres mutilés. On pouvait y aller lentement et ne se donner que le plus tard possible la disgrâce de verser le sang. Des instructions uniformes furent donc envoyées dans les provinces, comme il se peut faire aujourd'hui dans la malheureuse Pologne. On recommandait, non d'arrêter, mais de faire comparaître les seuls évêques et prêtres, d'obtenir d'eux, si l'on pouvait, une apostasie ; s'ils refusaient, de les exiler. On commandait en même temps d'envahir les cimetières, découverts ou souterrains, et d'empêcher les chrétiens de s'y réunir[3]. C'était le premier pas de la persécution. Nous voyons ces instructions s'exécuter avec toute la ponctualité administrative à Alexandrie et à Carthage. A Alexandrie, l'évêque Denys comparaît devant le préfet
d'Égypte Æmilianus. Un prêtre, trois diacres, quelques fidèles venus de Rome
l'accompagnent. Le préfet leur parle de la clémence des divins empereurs qui leur offrent un moyen de conserver leur vie et leur
liberté, en adorant, dit-il, les dieux qui
sont selon la nature, en rejetant ceux que la nature repousse. — Tous les hommes, répond Denys, n'adorent pas le même Dieu ; chacun adore ceux qu'il croit
dieux. Mais nous, nous n'adorons qu'un seul Dieu, auteur de toutes choses,
celui qui donne l'Empire à nos princes vénérés Valérien et Gallien. — Qui vous empêche d'adorer celui-là, s'il est Dieu, et
d'adorer en même temps les dieux qui sont dans la nature ? Vous avez ordre
d'adorer les dieux et chacun sait quels ils sont. — Nous n'adorons aucun Dieu que le nôtre. — Vous êtes ingrats et stupides de méconnaître ainsi la
clémence des Augustes. C'est pourquoi vous ne demeurerez pas ici et je
désigne pour votre exil un lieu de Libye appelé Céphron. Je vous interdis à
vous et à tous autres de tenir des assemblées et de vous trouver dans les
lieux appelés cimetières. Si quelqu'un de vous tarde à partir pour le lieu de
son exil ou s'il se trouve dans quelque assemblée, il ne manquera pas d'être
puni. Allez où il vous est ordonné ! — Et Denys malade n'obtenait pas
même un jour de répit[4]. Semblable dialogue avait lieu vers le même temps à
Carthage, dans la chambre du conseil (secretarium) du proconsul Apsasius
Paternus : Les très-saints Empereurs,
disait-il à Cyprien, ont daigné m'écrire, ordonnant
que ceux qui ne pratiquent pas aujourd'hui la religion romaine accomplissent
désormais les cérémonies du culte de Rome. Que réponds-tu ? — Je suis chrétien et évêque. Je ne connais qu'un seul Dieu
qui a fait le ciel, la terre, la mer, et tout ce qu'ils contiennent. C'est ce
Dieu que, nous, chrétiens, nous adorons. Nous le prions jour et nuit, pour
nous, pour tous les hommes, pour le salut des empereurs eux-mêmes. — Tu persévères donc dans ta résolution ? — Une sage résolution inspirée de Dieu ne peut changer.
— Tu pourras donc, conformément aux ordres de
Valérien et de Gallien, partir pour Curubis ? — Je pars. — Ils ont daigné
me donner les mêmes ordres, non-seulement à l'égard des évêques, mais aussi
des prêtres. Je veux donc savoir quels sont les prêtres placés auprès de toi
dans cette ville. — Vos lois ont sagement et
heureusement interdit la délation. Je ne les dénonce donc pas. Tu pourras les
trouver dans les villes qu'ils habitent. — Je
veux les connaître ici et à cette heure. — Notre
discipline nous interdit de nous offrir de nous-mêmes ; tes lois le défendent
aussi. Tu les chercheras et tu les trouveras. — Je les trouverai ! et il ajoute : Les Empereurs ordonnent aussi que nulle part il n'y ait
d'assemblées et qu'on n'aille pas dans les cimetières. Qui n'observera pas ce
sage édit sera puni de mort. Et Cyprien lui dit : Fais ce qui t'est ordonné[5]. Mais ces premières rigueurs furent bientôt insuffisantes. Le peuple chrétien, depuis le temps de Dèce, s'était fortifié en nombre et en courage. Nulle part, après ces premiers actes du pouvoir, les chrétiens ne s'effrayèrent ; nulle part la vie des Églises ne s'interrompit, nulle part les protestations ne redoutèrent de se produire. Et pour ne parler que de ce qui nous est le mieux connu, Cyprien, dans la triste Curubis isolée au milieu des bois et des rochers, loin de tous les chemins et de la mer, sans une eau saine et sans une verdure agréable[6], Cyprien voyait accourir auprès de lui une foule d'amis et de loin gouvernait l'église de Carthage ; Denys à Céphron, sur les confins du désert de Libye, n'en convoquait pas moins une assemblée à Alexandrie et la présidait, sinon de corps, du moins de cœur. Bien plus, une multitude de chrétiens soit d'Alexandrie, soit du reste de l'Égypte, le suivait dans son exil. La foi se répandait sur ce coin de terre où elle n'avait pas encore pénétré ; accueillie d'abord à coups de pierres, elle y faisait des prosélytes[7]. Aussi l'administration, déçue dans son espérance, fut-elle promptement obligée à en venir à des rigueurs nouvelles contre ces chrétiens obstinés à ne pas adorer des dieux auxquels l'administration elle-même ne croyait guère. On avait cru, en frappant le pasteur, disperser le troupeau et n'avoir plus autrement à sévir. Il n'en pouvait être ainsi, et les haines qu'on avait prétendu modérer avaient un prétexte pour éclater. On n'arriva cependant pas, cette fois encore, à faire des martyrs. En Afrique, nombre de chrétiens, hommes, femmes, enfants, vierges, sans parler des prêtres et des évêques, furent battus de verges, envoyés dans les mines, traités en esclaves, les pieds enchaînés, la moitié de la tête rasée, séparés par petits groupes, sans lit, sans vêtements, presque sans pain. Mais quoi ! Dans ces mines et dans ces ateliers, le christianisme se retrouvait plus ardent que jamais ; au milieu de ces condamnés et par la main de l'un d'eux, la sainte Victime était offerte sur un pauvre autel ; l'église de Carthage dispersée revivait dans les carrières de marbre de Numidie. Denys et Cyprien exilés, séparés du reste du monde, étaient là présents de cœur comme ils l'avaient été dans les conciliabules d'Alexandrie ou de Carthage. Ils étaient présents, par leurs envoyés, par leurs aumônes puisées, à ce qu'il semblait, dans un inépuisable trésor, par des lettres pleines moins d'exhortations et d'encouragements que de félicitations et de prières. Nous avons dans les œuvres de saint Cyprien quelques fragments de cette correspondance entre le chef exilé de l'église d'Afrique et les fidèles enchaînés dans les mines ; lettres et réponses sont pleines de la joie du martyre : Bienheureux êtes-vous, dit l'exilé ; chacun de vous a devant lui sa récompense ; il ne craint rien du jugement suprême ; enchaîné dans les mines, son corps est captif, mais son cœur est roi. Il voit le Christ présent devant lui, joyeux de la constance de ses serviteurs.... De jour en jour, vous attendez l'heure bienheureuse de votre départ, vous avez hâte d'arriver par la solennité du martyre à votre céleste demeure[8]. Et les enchaînés répondent : Tes lettres ont soulagé nos poitrines fatiguées, guéri nos membres rompus par la flagellation, délivré nos pieds de leurs chaînes, rendu la chevelure à nos têtes demi-rasées, éclairé les ténèbres de notre prison, changé nos montagnes en plaines, changé en doux parfum l'odeur fétide de la fumée[9]. Comment alors ne pas frapper de nouveau ces évêques qui, du fond du désert, vivaient ainsi dans des milliers d'âmes et les faisaient vivre de la vie chrétienne ? Denys d'Alexandrie nous raconte, dans une lettre écrite avant même la fin de la persécution, comment on le promena d'exil en exil : Dieu qui nous avait menés à Céphron, pour y prêcher sa parole, voulut, quand notre office fut accompli, que nous fussions transférés ailleurs. Æmilianus nous fit conduire dans un lieu plus âpre et, à ce qu'il pensait, plus libyque. Il nous ordonna à tous de nous rendre dans la région Maréotique, il nous assigna diverses demeures. Pour moi, il me plaça près de la grande route afin de pouvoir au besoin me retrouver et me saisir : car il tenait surtout à pouvoir sans peine nous arrêter quand il le voudrait. J'étais allé à Céphron sans regret, quoique je ne susse pas même où ce lieu était situé. Mais quand on me nomma Colluthion, ceux qui étaient présents furent témoins de mon chagrin. Je m'en accuse moi-même ; au début j'ai eu peine à supporter ce nouvel exil. Je connaissais ce pays mieux que Céphron ; mais on me disait qu'il n'y avait pas de frères de ce côté-là et que la contrée était infestée de vagabonds et de brigands. Cependant ce fut pour moi une consolation de savoir que ce lieu était moins éloigné de la ville (d'Alexandrie). A Céphron, nous avions déjà autour de nous une multitude de frères venus des diverses parties de l'Égypte et nous avions pu tenir des assemblées nombreuses. A Colluthion, voisins de la vile, nous vîmes venir à nous et séjourner auprès de nous les hommes qui nous étaient les plus chers[10]. Les proconsuls étaient donc réduits à dire de ce grand évêque ce que les Pharisiens disaient jadis du Seigneur : Nous ne gagnons rien, tout le monde va à lui[11]. II ne leur restait plus alors que le moyen suprême et un moyen devant lequel ils reculaient d'autant qu'ils avaient pu en comprendre par expérience l'inefficacité, l'effusion du sang. Les préfets en référèrent à César, lui dirent l'inutilité de leurs efforts, l'entêtement et la hardiesse de ces multitudes chrétiennes ; et César prononça dans le Sénat la sentence suivante : Que les prêtres, évêques, diacres, soient immédiatement mis à mort. Que les chrétiens qui sont sénateurs, nobles (egregii vira), chevaliers romains, soient dégradés et dépouillés de leurs biens ; et, si, après ce premier avertissement, ils persistent à être chrétiens, qu'ils soient mis à mort. Que les matrones soient dépouillées de leurs biens et exilées. Que les serviteurs de César (cœsariani) qui ont confessé ou qui confesseraient la foi chrétienne deviennent esclaves du fisc et soient attribués à un des domaines de César où ils travailleront enchaînés. Ce fut par Rome que commença l'exécution de l'édit impérial. Cet immortel évêque de Rome qu'on avait cru tuer jadis dans la personne de Pierre et qu'on croyait avoir tué récemment dans la personne d'Étienne, vivait dans la personne de l'Athénien Xystus, élu vingt-deux jours après le martyre de son prédécesseur. On le saisit et on le mena pour être mis à mort dans un de ces cimetières chrétiens que l'on croyait souiller et qu'au contraire on consacrait une fois de plus en les transformant en lieux de supplice (6 août 258). Xyste ne devait pas périr seul ; plusieurs de ses clercs moururent en même temps que lui, et à partir de ce jour, les préfets de Rome ne cessèrent de prononcer des arrêts de morts et de confiscation[12]. Xyste lui-même, allant au supplice et recevant les adieux de son diacre Laurent qui gémissait de ne pas le suivre, l'avait consolé en lui disant qu'il le suivrait avant trois jours. On sait assez les détails de ce martyre si célèbre dès les premiers siècles de l'Église, si célèbre encore aujourd'hui ; la cupidité du préfet de Rome qui veut se faire livrer les trésors de l'Église ; la hardiesse de Laurent qui étale devant lui, à titre de trésors, les pauvres et les infirmes que l'Église nourrissait ; la constance de ce diacre qui placé sur un gril pour être rôti par la flamme : Retourne-moi, dit-il, ce côté-ci est assez brûlé, et un peu plus tard : Ma chair est cuite à point, veux-tu t'en nourrir ? Cette héroïque raillerie donnait aux agents de Valérien, faisant une première épreuve de la persécution sanglante, la mesure du courage qu'ils allaient trouver chez les chrétiens[13]. En même temps, le nouvel édit était envoyé aux provinces, et là aussi le sang allait couler. Depuis longtemps Cyprien s'attendait à la suprême victoire. Le soir même où il arriva dans son exil de Curubis, ainsi que nous le raconte son fidèle compagnon Pontius, il avait vu, avant de s'endormir, un homme jeune et d'une taille gigantesque, qui le conduisait au prétoire et au tribunal du proconsul. Celui-ci, à la vue de Cyprien et sans le questionner, écrivait sur ses tablettes une sentence que Cyprien ne pouvait lire. Mais le jeune homme s'étant placé derrière de magistrat lisait ce qui était écrit et, de sa main allongée en forme de glaive imitant le geste du bourreau, il le faisait comprendre à Cyprien aussi clairement que s'il eût parlé. Cyprien alors demandait un délai d'un jour pour mettre ses affaires en ordre. Le proconsul écrivait encore et à son air adouci, à un nouveau geste de ce jeune homme qui tordait deux de ses doigts l'un avec l'autre, Cyprien comprit que le délai lui était accordé[14]. Ce jour de répit, dit le narrateur, signifiait un an. Et, en effet, l'année ne devait pas être écoulée encore, quand Cyprien eut connaissance du dernier édit de Valérien. Il en parle avec calme et sérénité à ses amis éloignés : J'ai tardé à vous écrire, dit-il à l'évêque Successus, parce que les clercs qui sont ici ne pouvaient s'éloigner, tous étant à la veille de leur lutte suprême et se préparant de toute l'ardeur de leur âme à entrer en possession de la gloire céleste.... Et après lui avoir donné connaissance de l'édit : Faites connaître ceci à nos collègues, pour qu'ils exhortent toute la fraternité à se fortifier et à se tenir prête au combat. Que chacun pense moins à la mort qu'à l'immortalité. Que, pleins de foi et de courage, ils aillent à cette confession avec plus de joie que de crainte ; ils savent que dans une telle lutte les soldats de Dieu et du Christ trouvent non la mort, mais la couronne. Je te souhaite, frère, une bonne santé[15]. Bientôt, en effet, le combat commença pour Cyprien. Le nouveau proconsul, Galerius Maximus, qui avait succédé à Aspasius, fit ramener à Carthage l'évêque exilé. Il aurait pu fuir, des amis nombreux et riches le lui conseillaient et l'eussent aidé ; il ne voulut pas. A Carthage, on le traita avec douceur ; on espérait le séduire. On lui permit d'abord d'habiter cette villa (horti) près de Carthage qu'autrefois il avait vendue au profit des pauvres et que la libéralité de l'acquéreur avait fait rentrer dans ses mains. Mais, comme le proconsul était à Utique où, pour inaugurer la persécution sanglante, il venait de faire périr plus de cent chrétiens[16], des gardes arrivèrent pour mener Cyprien à Utique. Il s'y refusa et aima mieux se cacher ; il ne reculait pas devant le martyre, mais il voulait souffrir à Carthage : Il convient, écrit-il à son peuple en ce moment suprême, qu'un évêque confesse le Seigneur dans l'Église que lui a confiée le Seigneur. Ce qu'un évêque dit à cette heure suprême, inspiré de Dieu, tous le disent avec Et pour moi et pour vous, je dois vouloir confesser Dieu au milieu de vous, souffrir ici et partir d'ici pour aller au Seigneur. J'attendrai donc caché le retour du proconsul... Vous, frères, demeurez paisibles, que nul ne s'offre de lui-même aux Gentils ; arrêtés, Vous saurez leur parler ou plutôt le Seigneur leur parlera par votre bouche. Le Seigneur nous ordonne de confesser la vérité plus encore que de la professer. Ce qu'il y a à faire, avant que le proconsul ne porte sur moi sa sentence, éclairés de Dieu, nous le déciderons en commun. Frères chéris, que Dieu vous donne de demeurer dans son Église et que le Seigneur vous conserve ![17] Ce sont là les dernières lignes qui nous sont restées de saint Cyprien. Le retour du proconsul à Carthage satisfit bientôt le vœu de Cyprien. Le matin des ides de septembre (13 septembre), deux officiers du proconsul vinrent le prendre, le firent placer sur un char entre eux deux et le conduisirent d'abord au prétoire, puis à la villa où demeurait le proconsul. On avait cru le surprendre, mais il était toujours prêt et son visage exprimait la joie de voir venir à lui cette palme si longtemps désirée. L'affaire fut cependant encore ajournée au lendemain, et Cyprien passa la nuit dans la maison d'un des officiers du proconsul. Il y fut traité avec respect ; ses prêtres, ses compagnons habituels, purent souper avec lui. Mais surtout, le peuple de Carthage, chrétiens et païens, promptement averti du sort de son évêque, craignant qu'on ne le fit périr en secret pendant la nuit, et voulant non pas empêcher, mais voir son martyre, se pressa aux portes, y passa la nuit. On le dit à Cyprien, et il fit recommander aux pères de famille chrétiens qui étaient au milieu de cette foule de bien veiller sur leurs filles[18]. Enfin se leva le jour qu'un an auparavant la sagesse divine avait marqué, ce véritable et éternel lendemain, jour marqué, jour précieux, jour divin[19] ; c'était le dix-huitième avant les kalendes d'octobre (14 septembre). Au lieu désigné, distant d'un stade de la maison où il avait passé la nuit, Cyprien, ses gardes, un peuple immense se trouvèrent réunis Le proconsul n'y était pas encore, et Cyprien, fatigué du chemin, put se reposer un moment. On le fit asseoir sur un siège couvert de lin, comme si l'on voulait continuer là les honneurs que l'Église rendait à ses évêques ; et un sous-officier (tesserarius) qui avait été chrétien offrit ses propres vêtements à la place des vêtements de l'évêque trempés de sueur. Cet apostat, à demi chrétien encore, eût voulu conserver à titre de reliques les derniers habits du martyr. Ne nous inquiétons pas, répondit celui-ci, de maux qui, avant ce soir peut-être, ne seront plus à craindre. Le proconsul arriva et on lui présenta Cyprien. L'interrogatoire fut recueilli et nous a été conservé : Tu es Thascius Cyprianus ? — Je le suis. — C'est toi qui t'es prétendu le pape (papa, le père, titre qu'on donnait aux évêques) de ces hommes sacrilèges ? — C'est moi. — Les très-saints Empereurs t'ordonnent de sacrifier. — Je ne sacrifie pas. — Songe au péril que tu cours. — Fais ce qui t'est ordonné ; il n'y a pas à réfléchir quand la vérité est aussi évidente. Après ce dialogue court et prévu, plus court que ne l'eût voulu le proconsul, il délibéra avec son conseil et, non sans peine, prononça les paroles suivantes : Tu as vécu longtemps dans une doctrine sacrilège ; et tu as associé grand nombre d'hommes à tes détestables complots. Tu t'es constitué ennemi des dieux romains et de nos saintes lois. Les pieux et très-saints princes, Valerianus et Gallienus Augustes, Valerianus très-noble César, n'ont pu te ramener aux cérémonies de leur culte. Par conséquent, puisque tu es l'auteur et le porte-étendard de ces criminelles manœuvres, tu serviras de leçon à ceux que tu as associés à ton crime. Ton sang assurera le respect dû à nos lois. Et il lut sur ses tablettes le décret ainsi conçu : Il est ordonné que Thascius Cyprianus soit puni par le glaive. Cyprien dit : Grâce à Dieu ! Un cri s'éleva dans les rangs de la multitude chrétienne : Et nous tous, nous voulons être décapités avec lui ! Quand on le mena au supplice, ils le suivirent en grand nombre avec des acclamations bruyantes. Les centurions et les tribuns marchaient à côté de Cyprien pour que rien ne manquât à la ressemblance de sa passion avec celle du Seigneur. Sur son passage aussi, comme Zachée sur le passage de Jésus-Christ, on montait sur les arbres pour l'apercevoir au milieu de la foule. Venu au champ de Sextus (ou plutôt à la sixième borne), Cyprien se dépouilla de son manteau (lacerna byrro), se mit à genoux et pria. Puis il se releva, ôta encore sa dalmatique, la remit au diacre, et attendit le bourreau. Celui-ci venu, Cyprien chargea ses amis de lui remettre vingt-cinq pièces d'or ; il se banda lui-même les yeux, un prêtre et un sous-diacre lui lièrent les mains, pendant que les fidèles jetaient en foule des pièces d'étoffe sous ses pieds afin de les reprendre rougies de son sang. Pendant quelques instants, le condamné attendit le coup de la mort et s'étonnait de ne pas le recevoir ; c'est que le bourreau, ému et tremblant, ne pouvait plus manier le glaive. Dieu lui donna enfin la force de frapper, afin que les portes du ciel s'ouvrissent pour son martyr. Et la nuit suivante, les chrétiens, tenant des flambeaux, chantant des hymnes, emportèrent son corps en triomphe. Ils avaient vaincu, et peut-être le peuple païen, honteux de sa cruauté, eût volontiers vénéré avec eux les reliques du saint. Quant au proconsul, malade dans sa villa, peu de jours après il allait au tribunal de Dieu comparaître à son tour devant sa victime. Le sang coulait donc partout ; le sang des évêques d'abord, et on eût voulu s'en tenir là. Mais dans les voies de la politique sanguinaire on ne s'arrête pas, sous peine de se confesser vaincu. Prêtres, clercs, laïques, commencèrent donc à être frappés indistinctement. Denys d'Alexandrie, dans sa lettre écrite avant la fin de la persécution, nous peint ce qui se passait en Égypte : là hommes et femmes, jeunes et vieux, soldats et citoyens, gens en un mot de toute condition et de tout âge, ont reçu, les uns sous les verges, les autres par le tranchant du glaive, d'autres dans les flammes, le prix de leur victoire et la couronne du martyre. A l'égard de quelques-uns, un long temps d'épreuves n'a pas encore paru à Dieu suffisant pour les couronner, et jusqu'à présent je suis de ceux-là. Car le Seigneur m'a remis à un autre temps qui m'est connu[20]. En Afrique, où les martyrs d'Utique avaient précédé Cyprien, d'autres ne tardent pas à le suivre. Jamais peut-être récits contemporains n'ont peint la joie et l'ardeur des martyrs avec une vérité plus frappante que ne le font ici les annales des églises africaines. Les récits qu'elles nous offrent sont écrits par les martyrs eux-mêmes, par leurs amis, par leurs compagnons, par ceux qui ont été en prison avec eux et qui ont pressé leurs mains à l'instant du supplice. Dieu est là présent au milieu d'eux. Pendant les nuits ténébreuses et infectes de la prison, des visions célestes viennent raffermir leur foi, rafraîchir leur courage, rendre la vie à leurs membres épuisés par les tortures de la faim ou par le poids des fers. Dans ces visions, ceux qui ont franchi les premiers le seuil du paradis appellent à eux ceux qui doivent les suivre. Cyprien surtout se montre à plusieurs reprises pour réjouir, par l'espoir d'une arrivée prochaine, les disciples qui sont en marche pour le suivre. — Marianus, dans les fers, voit en songe un tribunal entouré d'une blanche lumière et un échafaud (catasta), où l'on monte par une multitude de degrés. Les confesseurs rang par rang s'approchaient pour les gravir et recevoir le coup du glaive, quand tout à coup une voix claire et sonore dit : Faites approcher Marianus ; celui-ci commence à franchir les degrés, mais soudain, à droite du juge, Cyprien lui apparaît, lui tend la main, le fait monter et lui dit : Viens et assieds-toi auprès de moi. Puis, tandis qu'on continue à appeler les rangs suivants, le juge se lève, et les martyrs le suivent à son prétoire, cheminant par de douces prairies et de frais ombrages, où coule une source limpide et abondante ; Cyprien, prenant une fiole, la remplit, la donne à boire à Marianus. Ayant bu, il s'éveilla. — Cyprien apparaît aussi au diacre Flavianus, qui lui demande s'il a senti douloureusement le coup de glaive qui a tranché sa tête[21]. La chair, répond le martyr, ne sent plus de la même façon lorsque l'âme est au ciel. Le corps est impassible lorsque l'âme s'est tout entière dévouée à Dieu[22]. — A leur tour, ceux qui ont remporté la palme après Cyprien reviennent dans la prison faire prendre patience à ceux qui l'attendent encore. Jacques, déjà prêt pour le supplice et attendant le bourreau, cause avec ses amis : Je vais, dit-il, au festin d'Agapius, et il leur raconte que l'évêque Agapius, son compagnon de prison, martyrisé il y a peu de jours, lui est apparu assis à un joyeux festin ; qu'un enfant qui, trois jours auparavant, avait été mis à mort avec son frère jumeau et sa mère, est venu à lui ayant au cou une guirlande de roses et dans les mains une palme verte, et lui a dit : Pourquoi vous impatienter ? Réjouissez-vous. Demain, vous souperez tous avec nous[23]. — Quartillosia, que son mari et son fils ont précédée, voit celui-ci assis sur le bord d'un bassin d'eau vive et lui entend dire : Dieu a vu votre peine et votre labeur. Puis un jeune homme d'une taille merveilleuse, tenant des fioles pleines de lait, s'approche d'elle, lui donne à boire ainsi qu'à ses compagnons, et leur dit : Ayez bon courage. Dieu tout-puissant s'est souvenu de vous[24]. Leur confiance en Dieu et leur foi en la puissance de la prière est admirable. On annonce à quelques-uns d'entre eux qu'ils seront brûlés. Soit parce que ce supplice effraie davantage la faiblesse humaine, soit parce qu'il ôte aux survivants la consolation de recueillir les restes des martyrs, ceux-ci, prêts à mourir, voudraient mourir autrement ; ils prient Dieu de leur épargner le feu, et Dieu veut bien le leur épargner. Ils demeurent donc dans la prison dont les ténèbres s'éclairent pour eux des lumières de la foi ; où le jeûne, imposé à dessein pour les affaiblir, est soulagé par les mains de leurs frères, qui, malgré tous les obstacles et tous les périls, pénètrent jusqu'à eux. Ils y demeurent, s'aimant, s'exhortant, s'encourageant les uns les autres, priant Dieu comme d'une seule voix, vivant en Dieu comme d'un seul cœur. Cependant, entre Montanus et Julien un ancien ressentiment a laissé quelque froideur. Mais Montanus voit en songe les centurions qui le conduisent, lui et ses compagnons, au supplice ; et, arrivés après une longue route à une vaste plaine, Cyprien et Lucius[25] se présentent devant lui. Tout autour d'eux est d'une éclatante blancheur ; leurs vêtements sont devenus blancs, leur corps radieux ; leur cœur transparaît à travers leur corps devenu diaphane. Mais Montanus, regardant sa poitrine, voit son cœur souillé d'une tache. Il en témoigne sa peine à un autre martyr, puis il ajoute comme inspiré de Dieu : Cette tache, c'est le tort que j'ai eu de ne pas me réconcilier plus tôt avec Julien[26]. Que ces visions, si on veut le soutenir, ne vinssent pas toutes du Ciel, qu'elles fussent le fruit spontané des imaginations émancipées par le sommeil ; ne témoigneraient-elles pas encore quelle était la paix et la sérénité de ces âmes qui, dans les cachots, épuisées souvent par les maladies et par la faim, quelquefois par la torture, voyant leurs amis mourir autour d'elles ou par la main du bourreau ou par les souffrances qui devançaient le bourreau, vivant enfin dans la continuelle attente du supplice, ne rêvaient cependant que paix, bonheur, rafraîchissement, lumière ? Quelle marche suivait à leur égard la justice impériale ? Il est assez clair qu'elle n'était pas partout la même, que l'édit de sang une fois lancé, chaque gouverneur l'exécutait à sa guise et manœuvrait au hasard dans cette lutte désespérée contre l'héroïsme chrétien. — Parmi les martyrs de Numidie, à Cirta (Constantine), le juge distingue à peine les clercs des laïques ; il les sépare seulement dans la prison pour que les premiers cessent de soutenir le courage des seconds. Il envoie les laïques à une mort plus prompte, il fait acheter aux clercs la victoire par une réclusion plus longue. Mais ce qui est certain, c'est que là le glaive ne se repose pas. Le lieu du couronnement, comme disent les Actes, est une vallée dessinée en amphithéâtre d'où le peuple peut voir de tous côtés ; au milieu coule un fleuve qui doit entraîner le sang des martyrs, afin, dit le narrateur, qu'ils trouvent réunis le baptême du sang et le baptême de l'eau ; et le long du fleuve se forme une longue ligne de condamnés que le bourreau parcourt à la hâte en faisant tomber successivement toutes les têtes. On les amène là les yeux bandés ; mais leurs yeux fermés à la lumière du soleil s'ouvrent à la lumière de Dieu. Sous ce bandeau, ils s'entretiennent à haute voix de ce que Dieu leur fait entendre et voir ; ils parlent des chars attelés de chevaux blancs, guidés par de célestes conducteurs, qui frémissent au dessus de leurs têtes et vont bientôt les conduire au paradis[27]. Dans la province d'Afrique, au contraire, les juges plus circonspects, peut-être parce qu'ils ont vu l'impression laissée par la mort de saint Cyprien, semblent vouloir restreindre le nombre des victimes. Quand, après plusieurs mois de réclusion, Montanus, Flavien et trois autres chrétiens sont amenés au lieu du supplice, la femme de Flavien réclame la vie de son mari. Elle proteste qu'il n'est pas diacre, et Flavien, malgré ses protestations contraires, est renvoyé, plein de regret d'être exclu d'une si heureuse association. Les autres subissent le supplice, remplis je ne dis pas de courage, mais de joie. Quand c'est le tour de Montanus, après avoir exhorté tous les chrétiens qui l'environnent, il élève la voix de manière à être entendu, non-seulement des fidèles qui se pressent autour de lui, mais même des Gentils ; il prie pour que Flavien puisse les suivre le troisième jour ; puis, se confiant dans l'effet de sa prière, il partage en deux le bandeau qui doit lui fermer les yeux afin que la seconde moitié serve pour Flavien, et il ordonne à ses frères de réserver au milieu des sépultures celle de Flavien. Et le surlendemain, en effet, Flavien, pour lequel on remarquait que la porte de la prison avait eu de la peine à se rouvrir, parce qu'il avait mérité de n'y plus rentrer, Flavien est ramené au lieu du supplice. De perfides amis veulent faire plier sa foi ; le juge lui soutient encore qu'il ment lorsqu'il dit qu'il est diacre ; le peuple païen, dans sa fausse pitié, lui crie : Tu mens. — Que gagnerais-je à mentir ? dit-il tranquillement. Le peuple irrité veut alors qu'il soit torturé ; mais Dieu juge qu'il a soumis son martyr à d'assez longs délais, le juge ordonne la mort, et, afin que le peuple chrétien puisse plus à loisir recueillir ses restes, une pluie abondante et douce vient écarter d'auprès de son corps la curiosité des païens. Il fallait cette pluie, dit le martyr en la voyant tomber, pour que, comme dans la passion du Sauveur, l'eau fût mêlée avec le sang. Et l'héroïsme n'était pas seulement au cœur de ceux qui tombaient ; il était au cœur des spectateurs chrétiens, au cœur des amis, au cœur même des mères. C'est le plus haut degré et le plus noble privilège de la tendresse maternelle, de savoir, au besoin, s'élever à la hauteur du ciel, et de vouloir être mère plus encore là-haut qu'ici-bas. Comme Marie debout au pied de la croix, une autre Marie, mère d'un des martyrs de Cirta, devenue témoin de la mort de son fils, se prosterna sur ses restes bénis, baisa ses blessures, et, tranquille désormais sur l'enfant de ses entrailles, rendit grâce à Dieu pour elle et pour lui. La mère de Flavien, plus chrétienne que sa femme, le plaignait lorsqu'il fut renvoyé du supplice : Mère justement aimée, tu sais, lui dit-il, que j'ai toujours souhaité renouveler plusieurs fois ma confession et être plusieurs fois ajourné, afin de jouir davantage de mon martyre. Et, dans sa dernière vision avant sa mort, lui-même se vit amené devant le juge et vit sa mère, au milieu du peuple, disant : Louez, louez Dieu ; nul n'a été martyr de cette façon. Ainsi sur la terre d'Afrique la persécution, réduite à sa dernière ressource, venait se briser contre un degré d'héroïsme surnaturel que nulle force humaine ne saurait vaincre[28]. Il en était de même partout ailleurs. Le sang coulait partout, et partout, inutilement pour les persécuteurs. Valérien lutta longtemps ou plutôt il lutta tant que Dieu ne vint pas le briser. Saint Denys d'Alexandrie[29] compte la durée de cette persécution à trois ans et demi, et le temps de Valérien lui parait le temps de l'Antéchrist. Les annales de l'Église nomment cependant moins de martyrs sous son règne que sous le règne de Dèce. Mais qui ne sait que ces annales sont forcément incomplètes ? Que de noms sont inscrits au ciel dont il n'y a pas trace sur la terre Nous ne parcourrons pas toutes les provinces de l'Empire romain pour énumérer le peu que nous savons de la moisson d'âmes saintes qu'elles ont donnée au ciel. Ce que nous savons est bien peu dans la proportion de ce que nous pouvons présumer ; mais ce serait trop encore pour la patience du lecteur. Nous nommerons seulement, pour la singularité d'une vie conservée par un triple miracle, Félix, prêtre de Nole, qui dans une première persécution, prisonnier et dans les fers, est délivré miraculeusement pour aller soulager dans sa retraite son évêque fugitif et mourant de faim ; qui, dans une seconde persécution (celle de Valérien sans doute), rencontre ceux qui le cherchent et n'est pas reconnu par eux, se cache dans une masure ouverte de tous les côtés, y est sauvé par une toile d'araignée subitement formée devant lui, y est nourri par une pauvre femme à qui Dieu inspire de porter là du pain sans savoir qui en profitera[30]. — Nous nommerons encore, à cause de la précocité de son martyre, le jeune Cyrille de Césarée en Cappadoce, qui, tout enfant, se fait chrétien, est jeté hors du logis de son père, est caché par le juge qui lui promet la grâce paternelle, est ensuite menacé du feu, lié comme pour être mené au bûcher, ne s'effraie pas et ne pleure pas ; et, lorsque enfin le juge est réduit à l'envoyer à la mort, s'étonne de voir les spectateurs verser des larmes : Riez plutôt ; réjouissez-vous, dit-il, menez-moi en chantant au lieu du supplice. Vous ne savez donc pas quelle cité je vais habiter ; vous ne savez pas quelle est mon espérance. Laissez-moi la joie de donner ainsi ma vie[31]. — Citons encore, à cause de cette oblation spontanée que l'Église interdisait d'ordinaire, mais que Dieu inspirait parfois, les trois chrétiens de Césarée en Palestine, Priscus, Malchus et Alexandre, qui se disent un jour pendant qu'ils travaillaient dans les champs : Que faisons-nous ? Pourquoi demeurons-nous ici, oisifs et timides, quand nous pouvons gagner le ciel ? ; qui partent pour Césarée, se présentent au juge, sont livrés aux bêtes et donnés à Dieu[32] Mais qui peut lire sans consolation et en même temps sans effroi l'histoire des deux prêtres. Saprice et Nicéphore ? Ils avaient été amis, puis l'aigreur s'était mise entre eux et ils évitaient même de se rencontrer. Nicéphore finit par se repentir de ce dissentiment, envoya des amis parler à Saprice, lui demanda pardon, se jeta à ses pieds, mais fut repoussé.. Cependant la persécution éclate, Saprice est conduit devant le gouverneur, confesse courageusement sa foi, souffre courageusement la prison et la torture, est mené au supplice. Nicéphore se place tout exprès sur son chemin et se jette aux pieds du confesseur : Martyr du Christ, j'ai péché contre toi, pardonne-moi. Saprice ne répond pas. Nicéphore fait un détour, se retrouve encore sur le chemin du condamné : Martyr du Christ, pardonne-moi ; car, à cela près, la couronne du Christ est entre tes mains, puisque tu as confessé le Seigneur devant de nombreux témoins. Même silence ; les licteurs disent à Nicéphore : Tu es insensé. Cet homme va mourir, qu'as-tu à faire de son pardon ? Et le chrétien, plein de foi, leur répond : Vous ne savez pas ce que je demande à un confesseur de Jésus-Christ ; Dieu le sait. Et, arrivé au supplice, il répète encore : Il est écrit : Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et il vous sera ouvert. La porte du cœur ne s'ouvre pas et le pardon qu'il lui demande ne lui est pas accordé. Mais, tout à coup, Dieu voulant montrer que le martyre n'est rien sans la charité ; quand le licteur dit à Saprice : Plie les genoux pour qu'on te coupe la tête, le confesseur répond : Pourquoi ? — Parce que tu n'as pas voulu sacrifier aux dieux et que tu as méprisé les édits des empereurs. — Et lui alors : Ne me frappez pas, je suis prêt à sacrifier. Sa haine pour son frère lui avait ôté la grâce de Dieu. Le généreux Nicéphore n'a qu'un sentiment de pitié pour cette âme qui va périr : Frère, ne renie pas le Christ Notre-Seigneur. Ne perds pas courage ; ne renonce pas à la céleste couronne qui t'a déjà coûté tant de tortures et d'afflictions. Mais, comme Saprice s'obstinait dans sa perte, Nicéphore dit au licteur : Je suis chrétien et je crois au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que celui-ci vient de renier. Frappez-moi. Le peuple s'étonne, les licteurs en réfèrent au juge ; mais Nicéphore répète : Je suis chrétien et ne sacrifie pas à vos dieux ; et, le juge ayant répondu à la demande du licteur par un nouvel arrêt de mort, Nicéphore prend la place du malheureux Saprice sous la hache du bourreau et dans le ciel[33]. Voilà ce qui se passait et dans l'Orient, et en Italie, et en Afrique ; mais à leur tour, les contrées occidentales de l'Empire romain où la prédication chrétienne avait été plus lente avaient, elles aussi, leurs martyrs. A cette époque on doit rapporter indubitablement la mort glorieuse de Fructuosus évêque de Tarragone et de ses deux diacres[34]. Au même temps se réfère aussi le martyre de Pontius, le premier évêque ou l'un des premiers évêques des Alpes maritimes[35]. C'est ainsi que sous Valérien comme sous Dèce, le monde tout entier paie son tribut, et au pouvoir qui lui demande des apostats répond par des martyrs. Il y a plus ; la persécution de Dèce, venant après vingt-huit ans d'une paix relative, avait réussi, je le disais tout à l'heure, à faire avec beaucoup de martyrs, grand nombre d'apostats. La persécution de Valérien, venant après deux ou trois ans de repos seulement, semble n'avoir fait que des martyrs. Il n'est plus question des tombés ; l'Église ne nous cite guère que des héros. Ainsi les âmes s'étaient jadis amollies dans la paix vis-à-vis du paganisme, dans les dissidences entre chrétiens, dans les controverses de l'école ; mais le combat les avait relevées. L'Église, sortie victorieuse de la lutte contre Dèce, fut plus complètement encore victorieuse dans la lutte contre Valérien. Les âmes s'étaient retrempées en combattant. Le culte pour les martyrs, la détestation des apostasies, avait servi à préparer pour le lendemain et moins d'apostasies et plus de martyres. Mais ce pouvoir romain qui, voulant faire des apostats, faisait des martyrs, lui-même que devenait-il ? Ces misérables Césars, qui par leurs bourreaux guerroyaient contre une moitié de l'Empire, n'avaient plus assez de soldats pour défendre l'Empire contre les barbares. Le flot de l'invasion avait été menaçant sous Dèce ; il l'était plus encore sous Valérien. Et comment en eût-il été autrement ? Émilien, marchant vers l'Italie pour renverser Gallien, avait laissé sans défense la. frontière du Danube. Valérien, à son tour, marchant contre Émilien, avait laissé sans défense la frontière du Rhin. Comment les ennemis n'auraient-ils pas profité du départ des légions et franchi gaiement ces fleuves dont les aigles romaines s'éloignaient ? Nous avons signalé plus d'une fois les quatre frontières les plus habituellement menacées : la Gaule par les Francs et les Alemans ; la Rhétie (et par suite l'Italie) par les Alemans ; la Mésie (et derrière elle la Thrace, la Macédoine et la Grèce) par les Goths ; la Syrie par les Perses. Sur tous ces points Valérien avait à se défendre. Son fils Gallien fut chargé de la Gaule. Selon les monnaies qui sont comme le Journal officiel de l'Empire romain, Gallien chassa les Francs de la Gaule, et il fut proclamé, non pas une fois, mais jusqu'à cinq fois vainqueur suprême des Germains ; mais les Francs allaient bientôt revenir et Gallien finit par être réduit à payer tribut à un de leurs chefs, afin qu'il repoussât les autres[36]. Son lieutenant s'illustrait aussi en défendant la Gaule ; mais il ne la sauvait pas. Les Césars d'ailleurs ne pouvaient être partout. Sur le Danube, il fallait bien que la lutte fût soutenue par d'autres généraux que les empereurs ; et ces généraux d'aujourd'hui étaient pour la plupart les empereurs de demain. Ainsi les Goths et d'autres peuples leurs alliés ravageaient l'Illyrie et la Mésie ; le futur César Aurélien les repoussait, mais ne les repoussait qu'avec l'aide de chefs francs enrôlés dans les armées romaines. Successianus, chargé de la garde des rives du Pont-Euxin, combattait d'abord avec bonheur les pirates de race gothique qui lui arrivaient du Bosphore Cimmérien, sur les vaisseaux qu'ils avaient enlevés aux alliés des Romains. Mais ces pirates bientôt revenaient à la charge, et parcouraient en pillant la côte orientale du Pont-Euxin. Trébizonde, avec de puissants remparts et une garnison nombreuse, aurait dû se défendre : mais cette sécurité même, l'indolence, les habitudes de débauche de ses défenseurs la perdaient ; pendant la nuit, ces Goths, étrangers à toute tactique militaire, mais pleins d'audace, coupaient les arbres de forêts voisines et s'en servaient comme d'échelons pour escalader ces murailles, si fortes que personne ne prenait souci de les garder. Le pillage de cette cité leur donnait d'immenses richesses. — Un peu plus tard, après être allés déposer leur butin sur leur propre territoire, ils revenaient conquérir un nouveau butin, les uns par terre, passant le Danube sur la glace, les autres par mer, ayant grossi leur flotte de nouveaux navires qu'ils s'étaient fait construire par leurs prisonniers romains. Ils assiégeaient Byzance, franchissaient le Bosphore, et prenaient Chalcédoine après avoir vu les troupes romaines se disperser lâchement à leur approche. Ils gagnaient Nicomédie dont les habitants purent s'enfuir, mais qui n'en livra pas moins de riches trésors à ses dévastateurs. Ils pillaient Nicée, Pruse, Apamée, toute cette riche Bithynie, l'une des provinces de l'Empire les plus opulentes, les plus civilisées, les plus à l'abri jusque-là des barbares. Il est vrai, pendant qu'ils s'en allaient, ramenant leurs chariots et leurs navires chargés des dépouilles de l'Asie romaine, Valérien tenu d'Antioche s'avançait pour les combattre[37]. Mais lorsqu'en Cappadoce il apprenait leur retraite volontaire et triomphante, il les laissait s'éloigner paisiblement, écrasait de nouveau par son passage les provinces que l'invasion venait d'écraser et repartait avec le titre menteur de restaurateur de l'Orient. Il y eut plus encore, s'il faut en croire un écrivain des siècles postérieurs[38]. Le flot envahit même l'Italie ; Gallien eut à vaincre près de Milan 300.000 Alemans ou Marcomans. Au milieu de cet Empire qui s'ouvrait de toutes parts, on n'en proclamait pas moins, il est vrai, l'éternité des Augustes, leur bonne fortune, Jupiter pacificateur du monde ; et ces empereurs, si inutilement victorieux quand ils étaient victorieux, ne se faisaient pas faute de s'appeler les restaurateurs, non-seulement de la Gaule, non-seulement de l'Orient, mais du genre humain[39]. Mais il en est des médailles et des inscriptions comme en général du langage officiel qu'il faut souvent interpréter par le contraire. Là même n'était pas encore le danger le plus imminent pour l'Empire et pour Valérien. Il fallait qu'à toutes les portes de cette malheureuse monarchie romaine, la main de l'ennemi vint frapper, sans même réussir à interrompre le cours de la persécution antichrétienne. La révolution qui, une quinzaine d'années auparavant, s'était accomplie en Asie par le renversement de l'Empire parthique, avait donné à la puissance romaine, an lieu d'un rival vieilli, un rival jeune et plein de l'orgueil de ses triomphes. Le chef du nouvel Empire persique, Sapor, avait déjà guerroyé contre Gordien et contre Philippe. Il ne pouvait manquer de reprendre les armes à un instant où Rome avait déjà tant d'ennemis. L'Arménie, éternel sujet de guerre entre Rome et l'Orient, tomba bientôt entre ses mains. Puis il envahit la Mésopotamie, cette conquête de Septime Sévère, puis enfin la Syrie. On se réjouissait encore dans la capitale de cette contrée, la voluptueuse Antioche ; on y vivait comme toujours au milieu des spectacles et des fêtes, et ce furent deux bouffons, s'il faut en croire Ammien-Marcellin, qui, du haut de leurs tréteaux, voyant les collines voisines se couvrir de soldats, s'écrièrent les Premiers : Voici les Perses Un transfuge romain, Mariadès (ou Cyriadès), qu'ils amenèrent avec eux, prit au sein d'Antioche dévastée le titre de César et fit tomber la Syrie sous sa tyrannie. Valérien, qui, en laissant à son fils la défense de l'Occident, s'était réservé celle de l'Orient, fardeau déjà bien lourd pour sa vieillesse, Valérien ne se préparait que lentement à combattre l'invasion de Sapor et l'usurpation de Mariadès. Il s'était affaibli, et la peste était dans les rangs de son armée. Il fallut la courageuse résistance de la ville d'Édesse devant laquelle les Perses furent vaincus pour donner l'éveil au prince et le faire enfin marcher contre Sapor qui envahissait déjà la Cappadoce. Par malheur, Valérien avait toujours avec lui son mauvais génie, ce Macrien instigateur de la persécution, devenu préfet du prétoire. On combattit dans les plaines de Mésopotamie, les Romains furent vaincus, grâce à la trahison d'un des généraux, dit Trebellius Pollion, à la trahison de Macrien, dit en propres termes Denys d'Alexandrie. Valérien vaincu voulut traiter et offrit à Sapor des monceaux d'or. Le barbare, qui savait les légions romaines décimées par la peste, traîna en longueur et, quand il se vit de nouveau prêt à donner bataille, renvoya les députés romains. Valérien n'eut plus d'autre ressource que de proposer une conférence à son ennemi. Il y alla, à peine escorté et sans se défier de la perfidie de son ennemi. Il y fut saisi et demeura captif. Sapor abusa indignement du honteux succès qu'il devait à sa perfidie. Il fit de Valérien vivant un trophée qu'il étala avec un cynisme barbare. Non content de l'injurier, il le mena avec lui, couvert de la pourpre impériale et chargé de chaînes ; puis, lorsqu'il voulait monter à cheval ou en char, son captif lui servait de marchepied et le vieux César pliait la tête sous le pied d'un barbare. Ceci, disait le roi de Perse, est un triomphe plus sérieux que les batailles dont les Romains étalent dans leurs temples des tableaux mensongers. Ce ne fut pas encore assez ; quelques années après, Valérien, égorgé par les Perses ou mort des souffrances de sa captivité, eut à essuyer des outrages posthumes. Ce pauvre cadavre fut écorché, sa peau teinte en rouge et suspendue dans un temple où, bien des années plus tard, on se plaisait encore à le montrer aux députés que Rome envoyait en Perse. Elle y était encore au temps de Constantin. La Providence ne se révèle pas tous les jours sur la terre, et ce n'est pas en ce monde qu'il faut chercher l'exacte mesure de châtiment et de récompense que doit aux actions humaines l'infaillible justice de Dieu. Mais de temps à autre, pour nous montrer qu'il est là et qu'il veille, Dieu frappe quelque coup éclatant, et exige du crime de si évidentes représailles qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître, en voyant le décret s'exécuter, la main qui l'a signé. Il y a de ces exemples dans tous les siècles, et il y en a dans le nôtre. Mais Valérien certes est un des plus éclatants. Sage, paisible, doux, heureux avant qu'il n'eût commencé à persécuter les chrétiens ; puis, après trois ans de persécution, entouré de périls et de désastres, et tombant enfin dans une série de malheurs et d'ignominies que nul César n'avait éprouvés avant lui et que nulle imagination n'eût rêvés. Non pas seulement vaincu, mais captif, captif des barbares, captif pendant des années, captif avili, captif outragé jusqu'après sa mort et dans sa misérable dépouille, il est sans contredit une des grandes misères de l'histoire et un des grands témoignages de la justice de Dieu. Dix ans s'étaient écoulés, depuis que Dèce, après avoir renversé l'empereur chrétien Philippe, avait fait rentrer l'Empire plus solennellement que jamais dans la voie des persécutions antichrétiennes. Et ces dix années avaient été signalées par une série de calamités telle que jamais l'Empire n'en avait connu une pareille : quatre révolutions militaires et tous les crimes qu'elles entraînaient, par suite le monde romain entamé de tous côtés par les barbares, la famine inévitable après tant de guerres et tant de ravages, la peste inévitable après la famine et devenue permanente ; et pour mettre le comble à ces maux, le grand désastre de la Perse, un empereur captif et outragé. Nous avons signalé les causes diverses qui étaient venues successivement hâter la décadence de l'Empire et amener à ce triste état les affaires de Rome, ou comme on disait les affaires du monde : Une cause morale d'abord qui était le résultat de la constitution même de l'Empire romain, résultat d'autant plus complet que les empereurs étaient plus absolus : — je veux dire l'effacement de tout esprit public dans les nations absorbées par la suprématie romaine, dans nome elle-même grâce à cette participation forcée des nations à sa vie et à ce mélange des peuples qui faisait un empire plus cosmopolite que romain. Ce mal, nous l'avions déjà reconnu sous les empereurs du premier siècle. Septime Sévère, par le caractère plus absolu de sa puissance, l'a aggravé ; Caracalla, par l'édit qui a prétendu assimiler toutes les races de l'Empire, l'a rendu plus grave encore. Une cause politique ensuite : — cette prépondérance militaire que Septime Sévère a officiellement constituée et qui s'est accrue par chacune des catastrophes qu'elle a produites. En cinquante ans, elle a amené quatorze révolutions et mis à mort vingt Césars ; elle a anéanti la vie des cités, appauvri l'Empire, livré la frontière aux barbares. Mais la grande cause cependant, la cause providentielle de la situation où était réduit l'Empire romain, c'était la persécution antichrétienne, persécution qui, à chaque reprise, était et plus inique et plus insensée. — Sous les précédents empereurs, on peut le dire, la persécution était plutôt encore permise qu'ordonnée. Le fanatisme populaire se la faisait concéder ici, tandis qu'ailleurs il consentait à se taire ; tel proconsul sévissait avec violence tandis que tel autre laissait reposer le glaive du bourreau. Dèce le premier, Gallus et Valérien après lui, prirent l'initiative de la persécution universelle, implacable, partout uniformément violente. Ils firent l'Empire, plus que jamais, légalement et constitutionnellement persécuteur ; ils le firent plus que jamais condamnable et condamné au tribunal de Dieu. II y eut cependant, à la suite de ces calamités du monde romain, un moment plus douloureux encore, mais où l'on put espérer que le mal à force de s'aggraver allait produire le bien. C'est cette époque que nous allons maintenant raconter. FIN DU DEUXIÈME TOME |
[1]
Je me conforme, en ce qui touche le martyre de saint Étienne, à l'opinion la
plus généralement suivie jusqu'ici, d'après les actes de son martyre que les
Bollandistes déclarent interpolés, mais non entièrement indignes de confiance,
et qui sont confirmés pour les circonstances principales par les Martyrologes
latins et grecs des temps postérieurs. Si l'on suit cette version, il faut,
comme le fait la tradition adoptée jusqu'ici, voir dans une chaise de marbre
que conserve la catacombe de saint Sébastien, la chaise sur laquelle saint
Étienne a été martyrisé, et appliquer, comme le fait aussi cette tradition, à
saint Étienne l'épitaphe suivante dont le pape Dateuse est l'auteur et qui a
été copiée par les pèlerins de moyen âge :
Tempore quo gladius secuit pia viscera
matris,
Hic positus rector cœlestia jussa
docebam.
Adveniunt subito rapiunt qui forte
sedentem ;
Militibus missis populi tunc colla
dedere.
Mox sibi cognovit senior quis tollere
vellet
Palmam, seque suumque caput prior
obtulit ipse,
Impatiens feritas possit ne laEDere quemquam.
Ostendit Christus, reddit qui PRæmia vitæ,
Pastoris
meritum ; numerum gREGis ipse tuetur.
(Je souligne les quelques lettres qui ont été
retrouvées sur un petit fragment de marbre, certifiant ainsi, l'authenticité de
la copie dressée par les pèlerins.)
Mais je dois dire que M. de Rossi croit pouvoir établir
une thèse contraire à celle que mon texte reproduit. Selon lui, et le fait
d'une décapitation dans une catacombe sur la chaise pontificale, et par suite
la chaise ensanglantée que nous voyons encore, et enfin l'épitaphe Damasienne
(qui, comme on vient de le voir, ne porte pas de nom propre), devraient être
attribués, non au pape salut Étienne, mais à son successeur saint Sixte II. Les
actes de saint Étienne devraient être rejetés et ceux de saint Sixte modifiés
par l'addition de cette circonstance qu'après les scènes décrites dans les
actes, il avait été ramené dans la catacombe chrétienne pour y être décapité.
M. de Rossi se fonde principalement sur un passage de
saint Cyprien qui dit positivement de saint Sixte qu'il a été mis à mort dans
un cimetière, In cœmiterio
animadversum sciatis, et sur le Livre pontifical du bibliothécaire
Anastase, d'après lequel le pape Étienne aurait été d'abord exilé, puis après
son retour à Rome, emprisonné ad
arcum stellœ, aurait tenu un synode dans sa prison, aurait livré les
trésors de l'Église à son archidiacre Xyste (ou Sixte), et, six jours après,
aurait été tiré de la prison pour être mené au supplice.
Je soumets cette controverse aux lecteurs plus éclairés.
[2] Saint Tarsicius est du 15 janvier 267. — Autres saints martyrisés à Rome vers le même temps que saint Étienne : Nemesianus, d'abord tribun des soldats et puis diacre, et Lucilla sa fille (25 août ou 31 octobre). — Symphronius, Olympias, Theodule et Exsuperia (26 juillet ou 4 décembre). — Jovin et Basileus, clercs (2 mars). — Tertullien (4 août). (Tous ces saints sont connus par les actes de saint Étienne.) — Saintes Rufine et Secunda, vierges (10 juillet).
[3] Sur cette invasion des cimetières, opérée alors à ce qu'il semble pour la première fois, voyez les passages ci-dessous des interrogatoires de saint Denys et de saint Cyprien, et surtout le travail de M. de Rossi, plein de détails intéressants et d'aperçus ingénieux sur les moyens employés par les chrétiens d'alors pour dérober leurs lieux de sépulture et de réunion aux recherches de la police. Les traces encore subsistantes de ces labeurs entrepris par les chrétiens sont recueillies et décrites avec un soin et une sagacité merveilleuses dans sa Rome souterraine.
[4] Saint Denys, Ép. ad German.
episcop., apud
Eusèbe, VII, 11.
[5] Acta sancti Cypriani, 1.
[6] Pontius, In vita Cyprian., 11.
[7] Saint Denys, apud Eusèbe, loc. cit.
[8] Cyprien, Ad Nemesianum et alios, 76 (77).
[9] Nemesianus et alii ad Cyprien, 77 (78) ; Lucius et alii, 78 (79) ; Jader et alii, 79 (90).
[10] Epist. ad German, Episcop. apud Eusèbe, VII, 2.
[11] Joan., XII, 18.
[12] Cyprien, Ad Successum, 80 (82), parle d'un nommé Quartus, on plutôt selon la correction de M. de Rossi), de quatre martyrs morts avec saint Xyste (Cum eodem IIII). Les martyrologes nomment les diacres Agapit et Félicissime, les sous-diacres Januarius, Magnus, Vincentius, Stephanus. Voyez sur saint Xyste. Augustin, In Joan., 27. — Ennodius Ticinensis : Sermo 153 in Laurent. : Epig. 8. — Eusèbe, H. E., VII, 5, 9.— Epitaphe Damasienne des compagnons de saint Xyste :
Hic conjecta jacent, qæeris si, turba piorum ;
Corpora sanctorum retinent veneranda sepulcra,
Sublimes animas rapuit sibi regia cœli.
Hi comites Xysti portant qui ex hoste tropæa.
Son portrait (byzantin) avec le mot SVSTVS, entre les deux têtes de saint Pierre et de saint Paul, dans la catacombe de Calliste. On conserve sa chaise de marbre et tachée de son sang, et elle fut plus tard marquée d'une inscription damasienne dont les pèlerins nous ont conservé la copie. M. de Rossi, Rome souterraine, t. II, p. 80-97.
[13] Martyrs de Rome après saint Xyste II : 9 août 258, saint Romain, soldat baptisé par saint Laurent prêt à mourir. — 10 août, saint Laurent, archidiacre outre ses actes, Prudence, Peri Stephanon ; Kalend. Roman. Boucher ; Kalend. Carthagin., etc.). — 13 août, Saint Hippolyte, soldat, baptisé aussi par saint Laurent ; Concordia, sa femme, sa nourrice et 19 personnes de leur maison. — 26 août, Abundius et Irénée, qui avaient recueilli les restes de saint Laurent. — 21 août, Cyriaque, veuve, chez qui saint Laurent avait été arrêté. — 17 septembre, Narcisse et Crescentius, également disciples de saint Laurent, et le prêtre qui avait reçu du soldat Abundius les restes des martyrs précédents. — 18 et 28 octobre, Tryphonia et Cyrille, qu'on rattache aussi an martyre de saint Laurent (l'une veuve, l'autre fille de l'empereur Dèce ?). V. M. de Witte : Du christianisme de quelques impératrices, dans les Mélanges d'Archéologie du P. Martin, t. III. — 20 ou 31 octobre, (258 on 259). Hippolyte, Eusèbe et leurs compagnons, appelés les martyrs grecs, et dont le nom est resté à une partie encore inexplorée du cimetière de Calliste, arenarium Hippolyti.
[14] Pontius, in vita Cyprien, 12, 13. On sait que le langage des signes (chironomie), était très-usité chez les anciens comme il l'est encore en Italie, surtout dans le royaume de Naples. V. Quintilien, I, 11, 17 et plusieurs monuments. Saint Jérôme (Ép. 30 Ad Pammach.), fait allusion aux signes employés pour la numération. Le langage des gestes était souvent obligé dans les assemblées populaires, faute de pouvoir se faire entendre ; on se rappelle certains traits de la vie des Gracques.
[15] Ad Successum, 80 (82).
[16] Ce sont les martyrs dits de la Masse blanche (massa candida), ainsi appelés à cause de leur grand nombre et de l'éclat de leur martyre, selon saint Augustin qui les compte au nombre de 150 (Ad Psalm., 149. Sermon 112 ou 306). Prudence (Peristephanon, 13) compte 300 martyrs et veut qu'ils aient été jetés dans de la chaux vive.
[17] Cyprien, Ad presbyteros, diacones et Plebem, 81 (83).
[18] Custodiri puellas, Acta proconsalaria, 2. Augustin, Sermo, 309. S. Fulgentius, Sermon., 6.
[19] Pontius, 18, 16.
[20] Dionys. Alex., Ad Domitium et Didymum apud Eusèbe, VII, 11. Les martyrologes donnent les noms de 19 martyrs mis à mort à Alexandrie et qu'on honore le 9 août.
[21] Acta SS. Jacobi, Mariani, etc., ch. VI, apud Ruinart, Acta sincera.
[22]
Acta Montani Lucii, Flaviani, ch. XXI, apud Ruinart, Ibid.
[23] Acta SS. Jacobi, etc., II.
[24] Acta S. Montani, etc., 9.
[25] Ou Leucius. Lucius est le nom d'un évêque qui, étant en exil, avait écrit à saint Cyprien, et à qui Cyprien, en vertu d'une vision prophétique, avait promis la couronne du martyre.
[26] Acta S. Montan, 11.
[27] Acta S. Montan, 12. Voir en détail les actes de ces saints, écrits par des témoins oculaires, très-authentiques et très-beaux. On en nomme 18, parmi lesquels les évoques Agapius et Secundinus, le prêtre Théodore, le diacre Jacques, le lecteur Marianus, les deux vierges Tertulla et Antonina, le soldat Émilien, plus nue mère et ses deux fils jumeaux, beaucoup d'autres clercs ou laïques. Ils souffrirent soit à Cirta, soit à Lambæsa. Leur fête, le 2, 29 ou 30 avril ou 30 mai (239). Voir dans Ruinart et dans les œuvres de saint Cyprien.
Ajoutez saint Arcadius, martyr à Césarée de Mauritanie (Cherchell), (plutôt qu'en Achaïe) 12 janvier. — Sermon en son honneur de saint Zénon, évêque de Vérone.
[28] Martyre de la province d'Afrique : — A Carthage, saints Montanus, Lucianus, Julianus et huit autres, quatre femmes, 24 (23) mai ; le diacre Flavianus, 23 ou 25 mai ; Crescentianus, Victor, Rosula, Generalis, qui auraient souffert avec saint Cyprien, 15 septembre. — En diverses contrées d'Afrique, neuf évêques, Némésianus, Félix, Lucius, Cader, etc., et un grand nombre d'autres, clercs ou laïques, 10 septembre. Ils nous sont connus par les lettres que saint Cyprien leur adressa ou reçut d'eux pendant son exil à Curubis (V. Ép. 77 (78), 78 (79), 79 (80). Ces évêques figurent dans le concile de Carthage relatif au baptême des hérétiques (Augustin, De baptismo, VI et VII). Il ne parait pas que tous aient souffert la mort. Ils étaient captifs dans les mines à l'époque où saint Cyprien leur écrivait.
[29] Ép. ad Hermammon. Eusèbe, VII, 10.
[30]
Sur saint Félix (14 janvier), v. surtout saint Paulin de Nole, Ép. 12 ad
Severum, 28 ad Victricium et son poème (Carmen Natalitium). —
Greg. Turon., De gloria
martyrum, I, 104. — Augustin, Ép. 78 ad
Clerum Hippon. ; Quæstiones ad Sulcilium, 4 ; De cura pro
mortuis, I, 16.
Martyrs en Italie sous Valérien : saintes Digna et Merita (ou Emerita), vierges, à Rome (22 septembre, Bède, Adon. Inscription des catacombes de Rome). — Saints Fénilius et Gratianus à Pérouse, juin. — Secundianus, Marcellianus et Verianus en Toscane, 9 août. — Miniatus, soldat, à Florence, 25 octobre. — Plusieurs des martyrs de Valérien sont attribués au règne de Dèce, resté beaucoup plus célèbre chez les chrétiens. — On peut encore ajuster à cette liste saint Marinius, diacre, confesseur au Mont-Titan, près de Rimini, et patron de la république actuelle de Saint-Marin (4 septembre). Mais ses actes sont douteux et son époque incertaine.
[31] Saint Cyrille, enfant, et ses compagnons, 29 mai. — Autres dans l'Asie Mineure : à Tarse (22 août), Athanase, évêque ; Anthusa, néophyte, et ses serviteurs, Charisius et Neophytus. — En Bithynie (9 mai), Quadratus, Saturninus et d'autres avec eux.
[32] 28 mars. Martyrs en Phénicie : 17 août, saints Paul, Julienne, sa sœur, et leurs bourreaux convertis par eux. — 4 mars, Quadratus, Acacius et Stratonicus.
[33] S. Nicéphore, à Antioche, 9 février.
[34] 16 et 21 janvier. V. Prudence, Peristeph., 6. Saint Augustin, Sermo 273.
[35] S. Pontius de Rome, martyr à Cimellæ (Cimiez), dans les Alpes maritimes, 14 mai.
Je ne parle pas de saint Saturnin, premier évêque de Toulouse (29 novembre), quoique la date de sa venue à Toulouse soit indiquée par saint Grégoire de Tours (Hist. Fr., I, 30 (28)), au consulat de Dèce et de Gratus (en 250) ; mais Grégoire de Tours donne ailleurs une autre date, qu'a adoptée la tradition générale de l'Église. V. sur ce saint très-vénéré dès les premiers siècles en Gaule et en Espagne, Sidonius Apollinaris (Ép. IX, I6) ; Fortunat (II, 8, 9) qui établit qu'il venait de Rome ; le Missel gothique usité dans le midi de la France, qui le fait originaire de l'Orient ; le Missel mozarabique des Espagnols ; Gregor. Turon., loco citato, et De Gloria martyrum, I, 48.
[36] Voyez les monnaies de Gallien en l'honneur de ses victoires de Germanie (du vivant de son père).
En 254, Mars avec la lance et le bouclier. — Gallien en manteau militaire, avec la lance et le sceptre, entre deux fleuves couchés (le Rhin et la Moselle ?).
En 255, VIRTVS GALLIENI AVG. Hercule avec sa massue. — Ailleurs Mars casqué et Rhéa.
En 256 titre de GERMANICVS.
En 257 titre de GERMANICVS donné aux deux Augustes.
En 259 Gallien vêtu du paludamentum, entre deux fleuves (le Rhin et la Moselle).
Dates incertaines :
Monnaies de Valérien. GALLIENVS CVM EXERCITV SVO (Jupiter tenant la fondre). — GERMANICVS MAXIMVS TER.
Monnaies de Gallien. ALLOCVTIO AVG (l'Empereur parlant aux soldats).
GERMANICVS MAXIM. (trophée).
GERMANICVS MAXIMVS TER (trophée).
GERM. V.
VICTORIA GERMANICA.
VICTORIAE AVGG(ustorum) IT(erum) GERM.
VIRTVS AVGG.
Inscriptions : MAGNO INVICTO GALLIENO.
V. aussi Zosime, I, 29 et s.
[37] Zosime, I, 29-36. On peut rapporter à cette invasion des Goths et de leurs alliés les Dorant dans l'Asie Mineure, les onze canons de saint Grégoire Thaumaturge, relatifs à la conduite à tenir pour les chrétiens dans cette invasion. Ils attestent et les nombreux pillages des barbares, et la multitude de captifs emmenés par eux, et la trahison de quelques sujets de l'empire qui leur servaient de guides, et la cupidité de quelques autres qui profitaient du trouble pour piller leurs compatriotes. Epistola canonica S. Greg. Thaum. publiée avec ses œuvres et celles de quelques autres Pères, avec les notes de Vossius. Paris, 1625.
[38] Zonaras.
[39] Monnaies de Gallien : RESTITVTOR GALLIARVM (monnaies de Lyon). De Valérien : ÆTERNITAS AVGG (ustorum) — (le dieu soleil vêtu de la toge) — BONAE FORTVNAE — IOVI PACATORI ORBIS — RESTITVTOR ORIENTIS — RESTITVTOR GENERIS HVMANI.