LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE VI. — PERSÉCUTIONS ET DÉSASTRES DE L'EMPIRE - 249-260

CHAPITRE III. — GALLUS ET ÉMILIEN - 251-253.

 

 

L'histoire païenne de cette période sera courte, elle se réduit à trois choses : les barbares toujours menaçants, la peste devenue endémique, les empereurs élevés et renversés par l'assassinat. L'histoire chrétienne au contraire devrait être longue, car elle contient une nouvelle liste de martyrs.

Le César Vibius Gallus[1] est déjà apparu sur la scène. Nous ne savons rien des premières années de sa vie, si ce n'est qu'il avait été consul et commandait une armée. Comme il était au moins soupçonné d'avoir causé la mort de Dèce, il crut devoir se disculper en honorant beaucoup son prédécesseur. Il le fit dieu, lui et son fils mort avec lui. Il adopta un second fils de Dèce, lui donna le titre d'Auguste, tandis que son propre fils Volusien n'eut que le titre de César.

Les Goths étaient vainqueurs, peut-être grâce à lui. Il fallut traiter avec ces barbares. Affaiblis comme ils étaient, ils consentirent à se retirer, mais en gardant leur butin et même leurs prisonniers. Ils emmenèrent ainsi, sous les yeux de l'armée romaine, bien des citoyens notables qu'ils avaient pris à Philippopolis. Ce ne fut pas assez ; il fallut se soumettre envers eux à un tribut annuel pour obtenir qu'ils ne vinssent plus piller, et cette paix perpétuelle achetée par un tribut, on le pense bien, n'était pas une véritable délivrance. Que les Goths pendant quelques années demeurassent paisibles, peu importait ; d'autres barbares se trouveraient ailleurs pour franchir à l'envi la ligne désormais méprisée des cantonnements romains. Que les rives du Danube eussent un court répit après les dévastations qu'elles venaient de souffrir, les ravages ne s'en faisaient pas moins sentir au pied de l'Atlas, et nous allons voir dans saint Cyprien l'Afrique exposée aux incursions des barbares. Jusque-là sans doute l'Empire romain avait eu à se défendre et quelquefois il avait souffert de grands échecs ; du moins il avait gardé et l'intégrité de son territoire et le prestige de ses armes ; Rome, quoique affaiblie et dégénérée, était toujours Rome aux yeux des barbares. Il n'en fut plus ainsi à partir du règne de Dèce ; l'invasion progressive des provinces romaines commença sous lui. Le lendemain du jour où ce prince avait fait rentrer l'Empire dans les voies de la persécution, l'Empire était réduit à se confesser le vassal des barbares et à reconnaître ses suzerains dans les ancêtres d'Alaric.

Le lendemain de ce jour, l'Empire qui payait tribut à la race des Goths payait de plus tribut à la peste. Quoi. qu'on la dise originaire d'Éthiopie, c'était probablement la même épidémie qui avait été si funeste sous Marc-Aurèle et dont les germes étaient toujours demeurés. Sous le règne de Dèce, et l'année même où avait été publié l'édit de persécution, elle reparut plus cruelle que jamais. Elle reparut à Rome, en Afrique, dans l'Asie Mineure, dans toutes les provinces, on dit même dans toutes les villes de l'Empire[2]. Ce fils de Dèce que Gallus avait fait Auguste mourut de la peste — selon quelques-uns, il est vrai, de la méfiance de Gallus[3]. Ce mal était terrible : il semblait que le corps fût frappé à la fois dans toutes les parties ; l'estomac rejetait toute nourriture, la gorge était brûlante, les yeux se remplissaient de sang ; on cessait de voir et d'entendre ; quelquefois les pieds et les mains tombaient en pourriture[4]. La terreur et quelque chose de pis que la terreur, remplissait les âmes païennes. On abandonnait les malades, on ne prenait pas soin des funérailles (on loue néanmoins l'empereur Gallus d'avoir pourvu aux obsèques des pauvres de Rome) ; mais on s'emparait des héritages et avec une effroyable rapacité on se disputait la dépouille des pestiférés encore vivants[5]. Ce n'était pas assez : la famine, la sécheresse, cet appauvrissement général du sol et de la race[6] qu'avait favorisé l'absorbante unité de l'Empire romain, accompagnèrent la peste. On souffrit ces divers maux presque sans relâche pendant treize ans.

Malgré tous ces fléaux, Gallus et le César son fils étaient rentrés triomphants à Rome. Ils avaient une certaine popularité ; ils aimaient le luxe et les plaisirs. Le patriotisme était trop éteint chez eux et même chez les peuples pour que leur capitulation honteuse avec les Goths pesât beaucoup sur leur conscience. Ils revinrent à Rome, dit un historien païen du siècle suivant, tout glorieux d'avoir fait une paix si humiliante.

Mais ils jugèrent que le moyen de se grandir en face des barbares et, sans doute aussi, de se préserver de la peste, était de persécuter les chrétiens une fois de plus. Au bout de bien peu de temps, ils reprirent cette lutte où Dèce avait été vaincu. On imputait aux chrétiens la peste qu'ils cherchaient à guérir ; on leur eût volontiers imputé les ravages des barbares qu'ils eussent combattus mieux que personne si on eût voulu les combattre. Gallus et Volusien, dit le saint évêque Denys d'Alexandrie, allèrent ainsi de gaîté de cœur se heurter contre la pierre visible à tous les yeux où Dèce s'était brisé, persécutant les saints qui priaient Dieu pour eux et faisant cesser les prières qui eussent été la sauvegarde de leur empire[7].

L'Église allait donc du même coup se trouver en face des malheurs de l'Empire et de ses colères. Elle payait déjà son tribut à la peste et à la famine, elle allait de plus puer son tribut à la persécution qui prétendait punir en elle la famine et la peste. Cependant, loin de provoquer les calamités publiques, l'Église était parfois une sauvegarde contre elles. C'est ainsi que saint Grégoire, libre après la persécution de Dèce, revient à Néocésarée et y fait célébrer les glorieux anniversaires des martyrs. Mais, peu après son retour, une fête païenne a lieu en l'honneur d'un Jupiter quelconque : le peuple afflue dans la ville, non pour le sacrifice mais pour le spectacle ; et comme la foule, nombreuse à l'excès, ne peut ni voir, ni entendre, ni même respirer, elle s'écrie en chœur : Jupiter, fais-nous de la place ! Le saint évêque entend cette clameur, et, saisi d'un esprit prophétique : Oui, dit-il, vous aurez de la place et plus que vous ne voudriez. En effet, avant la fin des jeux, l'épidémie éclate, les chants lugubres se mêlent aux chants de joie qui duraient encore ; les temples sont remplis de malades qui viennent y chercher une guérison vainement espérée ; les abords des fontaines sont encombrés de moribonds qui voudraient étancher la soif qui les dévore ; on ne suffit plus à enterrer les morts. Mais bientôt le peuple reconnaît que le mal qu'il souffre est dû au démon même qu'il a invoqué. Il se tourne vers Dieu et vers Grégoire ; et, quand la maladie qu'il croyait voir sous les traits d'un lugubre fantôme a touché le seuil d'une maison, il demande au Thaumaturge de venir la bénir. Les sacrifices sont abandonnés, les temples déserts, Néocésarée est toute chrétienne et Néocésarée est guérie[8].

Là même où les chrétiens n'obtenaient pas la cessation du fléau, ils montraient du moins comment on le supporte. Cyprien va nous peindre ce qui se passait en Afrique et nous fera voir avec quel sentiment héroïque l'Église acceptait ce redoutable don du Seigneur. Au milieu de la consternation universelle et du triste spectacle que donnait l'égoïsme et la lâcheté des païens, Cyprien rassemble ses fidèles et les exhorte au devoir de la charité : Mais ce serait peu, ajoute-t-il, si nous donnions nos soins à ceux-là seulement qui nous touchent de près ; il est de la perfection chrétienne de travailler et pour le païen et pour le publicain et pour notre ennemi. Dieu notre Père ne fait-il pas tomber sa pluie sur les étrangers comme sur les siens ? Soyons dignes de notre origine. Ayant reçu dans le baptême une nouvelle naissance eu Dieu, ne soyons pas des fils dégénérés. Aussitôt l'armée de la charité se constitue. Les riches donnent leur or, les pauvres leur travail ; le bien se fait envers tous. On imite Tobie, on fait même plus que lui ; il ne secourait que ses frères, les chrétiens secourent leurs ennemis[9].

Nous avons encore un écrit que Cyprien, à cette époque, adressait à ses frères : La plupart d'entre vous, dit-il à ses fidèles, ont un ferme courage, une foi robuste, une âme dévouée : les malheurs des temps ne les ébranleront pas... Mais j'en vois quelques-uns que la faiblesse de leur cœur, la médiocrité de leur foi, l'attache aux douceurs de la vie, la fragilité du sexe, ou, ce qui serait plus grave encore, une erreur sur les vérités divines peuvent rendre moins fermes dans l'épreuve[10].  C'est pour ceux-là seuls que je parle.... — Et il les exhorte, non pas à braver le péril, mais bien plutôt à s'en réjouir : Qu'il craigne la mort, dit-il, celui qui n'a pas eu dans l'eau et dans l'esprit une naissance nouvelle et qui se sent adjugé au feu de l'Enfer qu'il craigne la mort celui qui n'est pas enrôlé sous la croix et la passion de Jésus-Christ ! Qu'il craigne la mort, celui qui, par la mort de ce monde, passera à une seconde mort !... Qu'il craigne la mort, celui pour qui vivre est un répit accordé avant l'heure des souffrances ! Bien des nôtres meurent de ce fléau, c'est-à-dire bien des nôtres sont affranchis des liens du siècle. Ce qui est un fléau pour les Juifs, les Gentils, les ennemis du Christ, est pour les serviteurs de Dieu une heureuse fin. Voilà pourquoi les justes meurent pêle-mêle avec les injustes : ce n'est pas qu'ils aient une fin commune ; les justes sont appelés au rafraîchissement, les injustes au supplice ; le fléau hâte pour les croyants le jour de la paix, pour les perfides le châtiment. Nous sommes ingrats et imprévoyants et nous méconnaissons les bienfaits de Dieu... Voyez sortir en paix ces glorieuses vierges, affranchies maintenant de la puissance de l'Antéchrist qui approche avec ses menaces, ses séductions, ses lupanars ; voyez ces enfants qui échappent aux dangers de la jeunesse et obtiennent dès aujourd'hui la couronne de l'innocence ; voyez cette matrone délicate qui gagne à une prompte mort de n'avoir plus à redouter les bourreaux. La crainte du fléau réchauffe les tièdes, relève les indolents, excite les timides, force les déserteurs à revenir, les Gentils à croire ; les premiers d'entre les fidèles sont appelés à jouir du repos, et une armée nouvelle, nombreuse et vaillante, se forme pour les remplacer. Il combattra sans craindre la mort apportée par les bourreaux, celui qui, en un temps de mortalité, se sera fait soldat du Christ[11].

Mais voici un héroïsme plus grand encore. Cyprien a besoin de consoler ceux qui se plaignent que l'épidémie les prive du martyre ; il leur rappelle qu'à Dieu il appartient de choisir les épreuves qu'il lui plaît de nous envoyer ; il leur rappelle que Dieu voit le fond des cœurs. Quand, par une mort plus prompte, il couronne en nous l'espérance et l'intention du martyre, il ne diminue pas notre gloire, il la complète : Ce sont deux choses toutes différentes, dit-il, que notre courage manque au martyre, ou que le martyre manque à notre courage. Il ne veut pas même qu'on pleure les siens : Nous ne les perdons pas, nous les envoyons en avant[12]. Il faut les regretter, non les pleurer. Il ne faut pas étaler ici-bas les habits noirs du deuil, quand eux portent là haut les robes blanches du triomphe. Prenons garde que les Gentils ne nous reprochent de pleurer comme anéantis et perdus ceux que nous disons vivants en Dieu !

Et enfin, ajoute-t-il, ce monde s'écroule. Ne redoutez pas d'en sortir. Si les murailles de votre maison étaient près de tomber, ne vous hâteriez-vous pas de la quitter ? Si, en naviguant, vous voyiez approcher la tempête, ne vous hâteriez-vous pas de regagner le port ? Oui, le monde chancelle et s'écroule (tant il est vrai que le monde romain se sentait ébranlé !) et tu ne rends pas grâce à Dieu ! tu ne te félicites point de cette fin hâtive qui te soustrait à cet écroulement, à ce naufrage, à toutes les calamités du monde L. Accueillons avec joie ce jour qui fait entrer chacun dans sa demeure, nous arrache d'ici-bas et des liens du siècle pour nous rendre au Paradis et au royaume du Ciel. Quel exilé n'a hâte de revenir dans sa patrie ? Qui, naviguant pour retrouver les siens, ne demande pas un vent favorable afin de les embrasser plus tôt ?... Comprenons que notre patrie est le Paradis, nos pères sont les patriarches... Courons pour voir notre patrie et saluer nos pères ; là, nous attend une multitude d'êtres aimés, parents, frères, fils, cohorte innombrable, tranquille sur sa propre immortalité, pieusement inquiète de notre salut. C'est ainsi que l'on consolait les chrétiens d'alors.

Mais, quand le païen Démétrianus fait des calamités publiques une objection contre le christianisme et une accusation contre les chrétiens, il n'est pas difficile à Cyprien de lui répondre : Oui, certes, Dieu est irrité parce que son nom est outragé, parce que son Église est persécutée, parce que ses serviteurs sont mis à mort ; les païens qui blasphèment et qui persécutent, mais non les chrétiens qui adorent et qui souffrent, sont la cause et les auteurs des fléaux que le Ciel nous envoie. Sans doute, ces fléaux tombent sur les uns comme sur les autres, sur les chrétiens comme sur les païens. Mais pour vous c'est châtiment, pour nous c'est miséricorde. Les malheurs de ce monde sont une peine pour celui dont la gloire et la joie sont en ce monde ;... mais ils ne nous abattent pas, ne nous brisent pas, ne nous font pas murmurer ; vivant par l'esprit plus que par la chair, la vigueur de nos âmes triomphe de la faiblesse de nos corps. Ce qui nous tourmente et nous épuise, nous éprouve et nous fortifie. Voyez comme nous soutenons diversement l'adversité : chez vous la douleur est impatiente, pleine de lamentations et de plaintes ; chez nous, elle est patiente, forte, religieuse, toujours reconnaissante envers Dieu... ; au milieu des orages du monde, elle attend douce et paisible l'heure des promesses divines[13].

Au moment en effet où Cyprien écrivait ces paroles, l'Église n'avait pas seulement à lutter contre les ennemis communs, la peste, la famine, les barbares ; elle avait à lutter aussi contre son ennemi à elle, la persécution. Ce Démétrianus auquel Cyprien parle, était un magistrat païen déjà occupé à exiler, à confisquer, à incarcérer, à supplicier[14]. Mais cette fois du moins l'édit de persécution n'avait pas trouvé la chrétienté assoupie, comme au temps de Dèce, par une longue paix. Il l'avait trouvée admirablement préparée pour le combat, d'autant plus préparée qu'elle était avertie ; des visions nombreuses annonçaient la guerre prête à recommencer. Comment nous étonner qu'en face de cette persécution imminente et de ces calamités universelles, quelques chrétiens, Cyprien lui-même, aient cru que cette persécution serait la dernière, que ce monde qui s'écroulait allait finir ? Cette prévision ou cette crainte était elle-même une espérance : L'Antéchrist est près d'apparaître, disait Cyprien ; oui, mais le Christ vient après lui. L'ennemi se livre à sa rage ; mais le Seigneur le suit pour guérir nos plaies, et venger nos souffrances. L'adversaire nous menace, mais voici celui qui nous délivrera[15].

Ainsi avertie, l'église d'Afrique prit une résolution à la fois miséricordieuse et héroïque. Une multitude de tombés depuis la persécution de Dèce étaient encore sur le seuil de l'Église, sollicitant leur admission retardée pour longtemps encore par les délais obligés de la pénitence. Un synode de 42 évêques réunis à Carthage résolut, à cause de l'imminence du combat, de les admettre tous à la fois dans les rangs de l'armée chrétienne : Voyant, dirent-ils, approcher le jour d'une épreuve nouvelle et avertis par de fréquentes visions de nous armer pour le combat, préparant à la lutte le peuple qui nous est confié, voulant réunir dans le camp du Seigneur tous les soldats du Christ qui demandent des armes et brûlent de combattre, nous avons jugé à propos, à raison de la nécessité présente, d'accorder la paix à tous ceux qui, depuis leur chute, ne sont pas restés éloignés de l'Église du Seigneur, mais n'ont cessé de pleurer et de faire pénitence  Déjà nous accordions la paix aux malades en danger de mort ; aujourd'hui ce n'est pas à des malades, mais à des combattants que cette paix est nécessaire... Ceux que nous excitons au combat, il ne faut pas que nous les laissions désarmés ; il faut que nous leur donnions pour armes le Corps et le Sang du Christ.... Comment les exhorter à verser leur propre sang, si, au moment d'aller à l'ennemi, nous leur refusons le Sang de Jésus-Christ ? Comment boiront-ils le calice du martyre, si nous leur refusons le calice de l'Église ?[16].... Rassemblons dans le camp tous les soldats du Christ, examinons la cause des tombés, donnons-leur la paix ou plutôt donnons-leur des armes. Car Dieu nous fait voir par de nombreuses visions que le combat qui vient sera plus redoutable que celui qui est passé. » A tous ceux qui n'étaient ni tombés dans la vie païenne, ni souillés par l'hérésie, à tous ceux en un mot qui n'avaient cessé de demander leur retour s'appliquait cette généreuse confiance qui comptait sur la perspective du martyre pour raffermir la foi, loin de l'ébranler[17].

Cette confiance ne fut pas trompée. La persécution de Dèce, succédant à de longues années de paix, avait pu enlever à la milice chrétienne une multitude de déserteurs. La persécution de Gallus, au contraire, s'attaquant à une milice aguerrie et que le combat lui-même avait fortifiée, ne rencontra pas, ce semble, une seule défaillance. A Rome où elle s'exerçait sous les yeux mêmes de l'Empereur, deux pontifes, d'abord exilés, puis martyrs, se succédèrent en quelques mois. Quand le premier d'entre eux, le pape Corneille, fut appelé devant le préfet de Rome, les fidèles se présentèrent avec lui, se déclarant prêts à mourir pour la.foi avec leur pasteur, et le magistrat n'osa condamner Corneille qu'à l'exil. Les tombés de la persécution de Dèce se relevèrent ce jour-là, fortifiés par la douleur même de leur faute première, et quand le prince avait cru n'avoir affaire qu'à un homme, il se trouva en face d'une armée. Il n'y a chez vous, leur écrivait Cyprien, qu'une âme et qu'une voix. L'Église romaine tout entière a confessé Dieu[18]. Peu après, Corneille reparaissait à Rome et devant l'Empereur Volusien ; il convertissait le centurion et les soldats chargés de sa garde, il guérissait la femme du centurion ; et tous, le pontife et ses néophytes, le prisonnier et ses gardiens, le mari et la femme, tous, au nombre de vingt-quatre, recevaient ensemble la couronne du martyre[19].

Quelques jours après, Lucius était désigné pour le pontificat, par suite pour l'exil et pour le supplice. Il y eut cependant après son exil un intervalle de liberté, et saint Cyprien félicite l'Église romaine d'avoir à sa tête un pontife qui prêche le martyre non-seulement par sa parole, mais par ses actions : Ta gloire, lui dit-il, n'est pas moindre que celle des martyrs. Pour avoir été privés de la mort, les trois enfants d'Israël n'en ont pas moins remporté la palme. Le martyre différé n'ôte rien à la gloire et il sert à manifester la puissance de Dieu[20]. En effet, le martyre n'était que différé et Lucius fut bientôt appelé à la plénitude de la gloire[21].

Nous savons que la persécution s'étendit dans les provinces. — On parle en Lycie de Parégorius et, après son martyre, du vieillard Léon qui, vivant de la vie ascétique, passa ses jours sur le tombeau de Parégorius, jusqu'au moment où, révolté de la faiblesse de quelques chrétiens qui se laissaient entraîner aux autels de Sérapis, il s'approcha, et, dans l'inspiration d'une sainte colère, brisa des lampes et des flambeaux allumés en l'honneur des idoles. Le magistrat le somme de prononcer seulement ce mot : Les dieux sont grands, il refuse et on le traîne par les pieds jusqu'au bord d'un torrent où il est jeté déjà inanimé. — On parle aussi à Ostie de tout un groupe de martyrs : le préfet Censorinus qui, s'étant fait chrétien, est jeté en prison ; le prêtre Maximus, le diacre Archélaüs et la vierge Aurea qui vont l'y visiter, le tribun Théodore et seize soldats qui se convertissent, l'évêque Cyriaque qui les baptise, tous sont englobés dans une même vengeance[22].

Mais cette persécution devait durer moins encore que celle de Dèce, parce que le persécuteur dura moins. Loin que le sang des chrétiens apaisât la colère des dieux, les calamités de l'Empire redoublaient, la peste et la famine ne cessaient pas ; les barbares s'enhardissaient chaque jour ; les Goths eux-mêmes, malgré le tribut qui leur avait été promis ou faute de paiement de ce tribut, repassaient le Danube, saccageaient toutes les villes ouvertes jusque sur les bords de l'Adriatique, franchissaient même le Bosphore et poussaient leurs ravages jusqu'en Cappadoce dans le centre de l'Asie Mineure. D'autres ennemis arrivaient presque à la rencontre de ceux-ci ; les Perses traversaient la Mésopotamie, envahissaient la Syrie, prenaient Antioche, tuaient des milliers d'hommes et emmenaient des milliers de captifs[23]. L'Empire romain épuisé semblait hors d'état de se défendre. Gallus et son fils, endormis dans les plaisirs de Rome, n'armaient pas beaucoup plus contre les barbares que contre la peste.

Ce fut leur malheur que l'on vainquit sans eux, et par suite contre eux. Un soldat de naissance obscure, Maure d'origine, C. Julius Æmilianus, commandait en Mésie. Il sut rendre à ses troupes qu'effrayait le renom des barbares, quelque élan et quelque courage ; contre toute espérance, les Goths furent repoussés, et les Romains pénétrèrent même sur le territoire barbare. Mais par suite les soldats ravis ne crurent pouvoir mieux constater leur triomphe qu'en faisant un Empereur, ni mieux remercier leur général qu'en le faisant César. Par leur ordre ou sur leur prière, Émilien se revêtit de la pourpre.

Il fallut à cette nouvelle que Gallus sortit de son repos. Il avait peu de troupes auprès de lui. Il envoya un de ses lieutenants, Valérien, qui sous Dèce avait déjà joué un grand rôle, rassembler les armées de Gaule et de Germanie afin de marcher par les Alpes illyriennes contre Émilien. Mais Émilien avait pris les devants, et ce fut au cœur de l'Italie, à soixante milles de Rome, à Interamne (Terni), qu'il se trouva face à face avec Gallus, Volusien son fils et leur faible armée. Les soldats de Gallus, peu aguerris, effrayés de leur petit nombre et de la gloire toute récente de leurs adversaires, tentés d'ailleurs par les promesses d'argent qu'Émilien leur faisait, jugèrent prudent de conclure la paix avec leur ennemi aux dépens de leurs Empereurs. Ils tuèrent Gallus et Volusien, reconnurent Émilien, reçurent la libéralité promise ; le Sénat, qui venait de proclamer Émilien ennemi public, en fut quitte pour le proclamer Empereur et un nouveau règne commença[24].

Ce règne ne fut pas long. Valérien était pendant ce temps dans les Gaules et redescendait vers l'Italie avec les légions qu'il avait rassemblées. Émilien, après trois mois environ d'un règne qui paraît avoir été assez doux, dut marcher contre Valérien comme Gallus avait marché contre Émilien lui-même. On se rencontra à Spolète comme on s'était rencontré à Terni ; les soldats d'Émilien eurent peur de leur petit nombre et trahirent comme avaient fait les soldats de Gallus ; Émilien fut tué par les siens comme Gallus l'avait été ; et Valérien fut proclamé par les deux armées, proclamé par le Sénat, exactement comme cela s'était pratiqué trois mois auparavant. C'étaient là ces invincibles, éternels[25] et divins empereurs qui versaient le sang des chrétiens parce que les chrétiens ne voulaient pas invoquer leur divinité.

 

 

 



[1] C. Vibius Trebonianus Gallus, né vers l'an 206 dans l'Île de Meninge ou Girba (aujourd'hui Zerbi) sur les côtes d'Afrique. Consul en... et 252. — Proclamé empereur et reconnu par le Sénat le... novembre 251. — Tué le... mai 253, près de Terni.

Sa femme : Afinia Gemina Bæbiana (Orelli, 997).

Son fils : C. Vibius Afinius Gallus Valdunianus Volusianus, proclamé César en 252. — puis Auguste après la mort d'Hostilien en 252. — Consul en 252 et 253. — Tué avec son père. (Voir Inscript., Renier, 1670, 1671).

[2] Orose, VII, 21. Eutropius, IX. Victor, de Cæsaribus. Idem, In Epitome.

[3] V. Zosime, I, 27.

[4] Cyprien, De mortalitate.

[5] Cyprien, Ad Demetrian., p. 132. Pontius, In vita Cypr., 9.

[6] Mundus ipse jam loquitur, et occasum sui rerum labentium perturbatione testatur. Non hyeme nutriendis seminibus tanta imbrium copia est ; non frugibus æstate torrendis solis tanta flagrantia est ; nec sic verna de temperie sua læta sunt, nec adeo arboreis fœtibus autumna fecunda sunt. Minus defatigatis et effossis montibus eruuntur marmorum crustæ, minus argenti et auri opes suggerunt exhausta jam metalla, et pauperes venæ breviantur in dies singulos et durescunt ; deficit in agris agricola, in mari nauta, miles in castris, innocentia in foro, justicia in judicio, etc., p. 130. Cyprien, Ad Demetrianum. Sur la sécheresse, les incursions des barbares. Voy. ibid., 129-131.

[7] Dionysius, Ad Hermammonem. — Apud Eusèbe, VII, I.

[8] Gregor. Nyssenus, In vita Thaumat.

[9] Pontius, In vita Cyprian., 9, 10.

[10] De mortalitate.

[11] De mortalitate, 113-114.

[12] Non amiltt, sed prœmitti.

[13] Ad Demetrian., page 134.

[14] Ad Demetrian., page 134.

[15] Ép. (58-56) Ad plebem Thibaritanam.

[16] Cyprien, et alii 34, Episcopi Ad Cornelium papam, 57 (54).

[17] Cyprien, et alii 34, Episcopi Ad Cornelium papam, 57 (54).

[18] Cyprien, Ad Cornel., Ép. 60 (57). A cette époque se rapporterait la lettre du pape saint Corneille à Lupicin, évêque de Vienne citée par Baronius (Ad ann. 255) d'après les archives de Vienne (Migne, t. III, col. 837, Patrologie) ; mais elle ne saurait être admise comme authentique.

[19] Le martyre de saint Corneille est attesté par saint Cyprien, Ép. 61 (38) Ad Lucium ; 68 (67) Ad Stephanum ; saint Jérôme (Vita Pauli ; Viri illustres) ; — plus, les martyrologes au 14 septembre. Ses actes contiennent quelques erreurs. Les Bollandistes placent son martyre à Civita-Vecchia (Centum Cellæ) où il avait été exilé, et à Rome celui des prosélytes convertis par lui.

Ses écrits : Eusèbe, H. E., VI, 43. Hieronym., Vir. illust.

On a retrouvé dans le cimetière de Lutine son épitaphe : CORNELIVS MARTYR EP., la première épitaphe papale qui soit en langue latine.

[20] Cyprien., Ad Lucium, Ép. 61 (85).

[21] Sur le martyre de saint Luce, voyez les deux lettres de saint Cyprien citées ci-dessus. Sa fête est le 4 mars. Sa mort serait du 3 août 253. Son épitaphe dans la crypte papale : ΛΟΥΚΙΣ.

[22] Saint Parégorius et saint Léon, martyrs à Patare en Lycie, 18 février. — Saints Censorinus, préfet ; Cyriacus, évêque et leurs compagnons, à Ostie, 23 août et 6 septembre.

[23] Zosime, I, 25-28. Jornandès, 19.

[24] C. Julius Æmilianus, né vers l'an 207 en Mauritanie. — Proclamé Empereur en mai 253. — Tué en août 253, près de Spolète.

Sa femme Mariniana (?) probablement morte avant son règne et déifiée par lui (Monnaies). Depuis, Cornelia a supera (Ibid.).

[25] Les monnaies d'Émilien portent AETERNITAS AVG (usti) (!), PAX AVG. ; celles de Gallus et de Volusien, SECVRITAS AVGG (ustorum), SECVLI FESTIVITAS, SECVLVM NOVVM (formule introduite par Philippe à l'occasion du millénaire de Rome).

A ces formules qui semblent presque ironiques se joignent sous les deux règnes des invocations aux dieux qui chassent la peste : DIANAE VICTRICIAPOLLO SALVTARIS. — Et dans une inscription : HERCVLI CONSERVATORI.