LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE V. — LE RÈGNE DE L'ARMÉE - 235-249

CHAPITRE V. — L'ÉGLISE ET LA PHILOSOPHIE À CETTE ÉPOQUE.

 

 

§ I. — La philosophie alexandrine, Ammonius et Plotin.

Mais avant de raconter cette persécution, disons un mot de ce qu'avaient été pour l'Église ces années de liberté. On peut compter que sous Caracalla, Macrin, Élagabale et Alexandre, sauf les quelques jours de violence qui avaient troublé le règne de ce dernier, l'Église avait eu, ou peu s'en faut, vingt-quatre années de paix. On peut compter qu'après les deux ou trois ans de persécution de Maximin, Gordien et Philippe lui avaient donné dix ans de liberté. C'étaient donc trente-trois ou trente-quatre années à peu près paisibles. Quels avaient été pour le christianisme les fruits de cette liberté ou au moins de cette demi-liberté ?

Le fait principal qui caractérise, ce me semble, cette période, c'est un rapprochement plus grand entre le christianisme et la philosophie. Le lieu de ce rapprochement était comme désigné à l'avance. Une ville était par excellence, dans l'Empire romain, le centre où pouvaient se rencontrer les races, les sectes, les idées les plus différentes ; la ville mitoyenne entre la Grèce et l'Orient, entre l'Europe et l'Asie, entre Rome et les Indes, entre l'idolâtrie et le christianisme, entre les Juifs et les Gentils ; la ville des échanges clans la science comme dans le commerce ; la ville qui avait traduit la Bible pour les Grecs et enseigné Platon aux Juifs ; la ville qui avait implanté en Égypte les dieux d'Homère et donné à l'Italie les dieux de l'Égypte : c'était la riche, savante, curieuse, passionnée, turbulente Alexandrie.

Depuis longtemps, à Alexandrie comme ailleurs, l'enseignement philosophique et l'enseignement chrétien coexistaient l'un à côté de l'autre, placés en face l'un de l'autre ou pour se combattre ou pour s'unir. Car, il ne faut pas l'oublier, d'enseignement païen proprement dit, d'école sacerdotale au sein de l'idolâtrie, il n'y en avait pas ; les religions païennes n'étaient pas des religions enseignées. Le christianisme et le judaïsme étaient les seules religions savantes de l'Empire romain.

Mais ce qu'il y avait de particulier à Alexandrie et au temps qui nous occupe, c'est que, depuis longues années déjà, l'école chrétienne ou, pour lui donner sa désignation propre, l'école catéchétique d'Alexandrie, était devenue en même temps une école philosophique et savante. Nous avons déjà dit ce qu'elle avait été sous Panténus, sous Clément et aux débuts d'Origène. Cette école, destinée à l'instruction des catéchumènes, en était venue à faire de la philosophie des Grecs et surtout de la philosophie de Platon un appui et un argument pour la foi, un préliminaire et une préparation de l'Évangile. La science hellénique était à ses yeux comme une Bible humaine, destinée à être pour les peuples de l'Occident ce que Moïse et Isaïe avaient été pour les Juifs, le prophète et le précurseur du Verbe incarné.

Bientôt il y eut plus encore. Une école de philosophie proprement dito fut ouverte à Alexandrie par un chrétien. Déjà sans doute bien des philosophes, après avoir reçu le baptême, avaient gardé le nom et l'habit de philosophe ; mais leur enseignement philosophique, à partir de ce moment, s'était confondu avec, la mission de l'apologiste et avec l'enseignement de l'Évangile. Cette fois, c'était un homme déjà chrétien qui fondait une école de philosophie ; et, comme pour justifier dans un autre ordre d'idées ce mot de l'Évangile que Dieu a caché sa vérité aux superbes et l'a révélée aux humbles, c'était un simple portefaix qui, au milieu de son vulgaire labeur, n'avait pas laissé que d'élever son intelligence, avait lu Platon et Aristote, et, sans rien écrire, exposait avec une rare chaleur ses pensées sur Dieu, sur le monde, sur l'âme, sur la vie future. Et ce portefaix, cet Ammonius[1] qu'on surnomma Saccas (porte-sac) en mémoire de son humble condition, fut le premier chef d'une école célèbre qui a eu deux siècles de vie, et à laquelle on ne saurait reprocher d'avoir manqué ni de sens moral ni d'élévation dans les idées ni d'esprit religieux.

A l'époque où elle parut, la philosophie était depuis longtemps en décadence. Elle restait partagée entre les quatre grandes écoles de la Grèce, toutes les quatre plus ou moins dégénérées : le platonisme ou le pythagoréisme était une école de prétendus devins et de prétendus sorciers ; l'aristotélisme, réduit depuis longtemps à une importance secondaire, était une école de dialecticiens, peu féconde en résultats ; l'épicuréisme, une école de voluptueux et d'égoïstes qui anéantissaient toute philosophie ; le stoïcisme enfin, à peu près disparu à cette époque, avait été un siècle auparavant une école de moralistes honnêtes ; mais qu'est-ce qu'une morale qu'aucun dogme n'appuie et qu'est-ce qu'enseigner des devoirs sans justifier de la loi qui les impose ?

En face de ces divergences et de ces faiblesses, le philosophe chrétien se dit que la vérité est une ; que néanmoins ni Platon, ni Aristote, ces deux grands génies auxquels Dieu a accordé tant de lumières, ne peuvent avoir failli en toute chose à la vérité ; que l'œuvre d'un philosophe digne de ce nom ne peut être inconciliable avec l'œuvre d'un autre ; qu'ils diffèrent peut-être eu apparence parce qu'ils ont chacun regardé une face différente de la vérité, mais que dans la vérité complète ils ne peuvent que se réunir. Rejeter donc bien loin de soi l'épicuréisme comme une vile abdication de toute philosophie et de toute dignité humaine ; n'emprunter au stoïcisme que ses tendances morales auxquelles on se réservait de donner un plus ferme appui ; conserver du pythagoréisme l'instinct religieux ; mais surtout concilier entre eux ces deux grands hommes, Platon et Aristote, dont l'autorité devait traverser tant de siècles ; faire sortir de leurs travaux enfin réunis la connaissance, aussi complète que l'homme par lui-même peut l'acquérir, des lois immuables du monde : tel était le but d'Ammonius, et tel fut après lui le but de cette école éclectique d'Alexandrie qui demeura pendant des siècles le centre intellectuel du monde païen. Et de plus, rapprocher cette philosophie éclectique de la lumière révélée, propagée autrefois par les Juifs et aujourd'hui par les chrétiens ; faire passer les esprits nés dans l'idolâtrie, de Platon au juif Philon son disciple, de Philon à Moise, de Moïse à Jésus-Christ, en un mot, de la demi-vérité acquise par les forces naturelles de l'homme à la vérité entière apportée par la grâce divine : telle était, on peut le croire, la pensée du chrétien devenu philosophe. Ni l'une ni l'autre de ces œuvres ne pouvaient s'accomplir ailleurs mieux qu'à Alexandrie ; Alexandrie où toutes les écoles étaient debout, et, presque malgré elles, se rapprochaient les unes des autres, où Platon coudoyait Aristote, où Philon avait su retrouver Platon dans Moïse, où Clément du haut de la chaire chrétienne avait tendu à la philosophie grecque une main si généreuse.

Malheureusement, rien ne nous est connu d'Ammonius que la pensée qui fut le but de son œuvre. Nous ne le connaissons que par ses disciples, et le nom de ses disciples suffit pour honorer sa mémoire. Un jour se rencontrent dans son école un futur évêque d'Alexandrie, Héraclas, et le chef déjà célèbre de l'école chrétienne d'Alexandrie, Origène. Origène apprend là quelle est pour un chrétien l'importance de cette philosophie des Grecs dont ses glorieux prédécesseurs, Panténus et Clément, n'ont pas méconnu le prix et dont ils ont fait une auxiliaire de la cause chrétienne. Un autre jour, un jeune homme, né au fond de l'Égypte, poursuivi par le désir de connaître, vient chercher la science dans cette illustre Alexandrie ; il y écoute les philosophes les plus célèbres, et leur enseignement ne le satisfait point. II se plaint à un ami de cette déception qui le désole ; cet ami pour le consoler le conduit à l'école d'Ammonius, et là il s'écrie : Voilà l'homme que je cherchais. Et, pendant onze ans, le païen Plotin sera le disciple du chrétien Ammonius[2].

Par ces deux disciples, Plotin et Origène, l'un qui est devenu maître à son tour et qui a donné à la philosophie alexandrine un caractère plus païen ; l'autre qui a reçu bien d'autres enseignements et subi bien d'autres influences encore après celle d'Ammonius, nous ne connaîtrons pas seulement leur commun maître autant qu'il peut nous être connu : mais surtout nous connaîtrons leur siècle ; nous saurons ce que pouvait être la philosophie de ce temps, modifiée malgré elle par les exemples et les idées du christianisme. Nous saurons aussi ce que pouvait être le christianisme de ce temps dans les esprits qui étaient menés par la philosophie au christianisme ou qui appuyaient le christianisme sur la philosophie.

Que cette philosophie alexandrine eût son côté faible et son vice originel, c'est incontestable. La trace s'en retrouve chez tous ses disciples ; Origène et Plotin nous la montrent l'un comme l'autre. L'esprit alexandrin, intelligent, savant, actif, était sujet à un certain enthousiasme intellectuel, qui pouvait aller jusqu'à l'égarement. Placés là trop près les uns des autres, la philosophie grecque, le rabbinisme hébraïque, l'enseignement sacerdotal de l'Égypte cherchaient volontiers pour se rejoindre des régions de la pensée tellement hautes que l'on courait risque de s'y perdre. Ces doctrines, trop contradictoires selon la lettre, employaient pour se réunir, tantôt la ressource commode et périlleuse de l'allégorie, tantôt la ressource plus commode encore des récits apocryphes. C'est ainsi que la science moderne croit pouvoir attribuer aux Juifs d'Alexandrie les poèmes grecs qui sont connus sous les noms d'Orphée et de Musée, dignes de ces grands noms par la poésie de leur style et placés au-dessus d'eux par la science de la vérité ; c'est ainsi encore que quelques-unes de ces prophéties sibyllines, qui ont couru le monde, portent un cachet qui dénote une main juive et une origine alexandrine. Et pour entrer davantage dans notre sujet, c'est ainsi que Philon, pour amener l'accord entre Platon et les saintes Écritures, avait employé jusqu'à l'excès l'interprétation allégorique, légitime sans doute, mais qui, appliquée sans réserve, fausse les Livres saints, corrompt la doctrine sacrée, se prête à tous les rêves. Les imaginations alexandrines étaient à la fois subtiles et rêveuses. Les chrétiens même, le sage Clément y compris, n'avaient pas échappé complètement à ce danger. Nous avons vu sa philosophie traverser pour ainsi dire le christianisme et vouloir se faire un christianisme supérieur auquel le vulgaire des fidèles n'est pas en droit d'aspirer.

A plus forte raison trouverons-nous cette tendance chez le philosophe païen Plotin. Elle a fait son succès, mais elle a fait aussi ses erreurs. Plotin n'est certes pas un esprit ordinaire[3]. Après avoir pendant onze ans écouté les leçons d'Ammonius, il veut savoir si l'Inde et la Perse, toujours vénérées plutôt qu'étudiées par la science hellénique, ne lui donneront pas quelques lumières ; et, au moment où l'empereur Gordien prépare son expédition contre la Perse, il suit le camp du jeune Auguste, voyageur pacifique, allant consulter les philosophes pendant que les rois se font la guerre. La mort de Gordien et le retour des armées romaines le ramènent non sans péril à Antioche, et d'Antioche il revient à Rome. Là, enfin, il commence à enseigner, et longtemps il enseigne sans écrire, conversant plus qu'il ne pérore, ainsi que Socrate l'avait fait. Dans les seize dernières années de sa vie seulement, à la prière de ses disciples, il remplira à la hâte quelques pages qu'il ne prendra même pas la peine de relire et que ses disciples recueilleront avec un soin religieux. Car Rome n'a pas tardé à entendre parler de ses succès ; hommes et femmes sont venus l'écouter, et les plus illustres personnages de la grande cité sont auprès de ce sage Égyptien. Les pères et les mères en mourant lui lèguent l'éducation de leurs enfants et sa maison est pleine d'orphelins et d'orphelines dont il est le tuteur[4].

Ce succès ne sera pas seulement celui d'un sage : ce sera celui d'un demi-dieu. Plotin, grâce aux traditions des pythagoriciens, sera pour ses disciples, comme Apollonius avant lui, un être placé sur les confins d'un monde supérieur. Par l'austérité de sa vie, il cherche à se dégager des entraves corporelles ; il semble presque y avoir réussi. Non-seulement, fidèle aux observances pythagoriques, il s'abstient du vin et de la chair des animaux domestiques ; mais son mépris pour son corps, son insouciance de la santé ou de la maladie, son horreur pour les remèdes et même pour le bain devenu une des nécessités de la mollesse antique, le placent au dessus de la condition humaine. Si on lui demande le lieu et l'époque de sa naissance, il ne répond pas ; il a honte d'être né et d'appartenir à l'humanité. Si on lui demande de laisser peindre son image, il refuse, il méprise trop cette enveloppe corporelle pour permettre qu'elle laisse seulement une trace après sa mort ; c'est bien assez de vivre dans cette prison du corps, sans vouloir laisser une image de cette vaine image ; c'est par ruse et à son insu que ses disciples arriveront à le faire peindre. Quatre fois en sa vie, il a vu Dieu, et son âme s'est réunie à l'âme de Dieu, seul moyen de comprendre l'essence divine inaccessible d'ailleurs à la pensée de l'homme. Après sa mort, l'oracle d'Apollonius témoignera de son immortalité ; et, même pendant sa vie, appelé par un prêtre égyptien à une évocation magique dans laquelle celui-ci devait faire apparaître un démon (un dieu inférieur), contre l'attente de l'enchanteur, un dieu est apparu ; un dieu seul était digne de répondre à l'appel de Plotin[5]. Il y a plus, et comme on l'invite à un sacrifice : C'est aux dieux, ose-t-il dire, à venir à moi et non à moi à aller à eux. Pourquoi il parlait ainsi, raconte son disciple effrayé, nous ne l'avons pas compris et nous n'avons pas osé le lui demander[6].

Maintenant que dirons-nous de sa doctrine ? Nous possédons ses Ennéades, précieusement réunies par Porphyre ; sommes-nous sûrs de les comprendre ? Certes, on distingue là un noble effort pour donner à la philosophie, réduite depuis deux ou trois siècles à ne plus faire que de la morale, la base qui lui manquait nécessairement, l'appui dogmatique sans lequel la morale ne repose sur rien. En cela Plotin, élevé à une école semi-chrétienne, est plus perspicace qu'Épictète ou Marc-Aurèle. Son sens moral est pur et élevé, sa philosophie est religieuse ; il veut rapprocher l'homme de Dieu et le purifier au contact de la Divinité. Mais la Divinité, mais l'homme, mais le monde, comment les entend-il ? Un triple principe qu'on a appelé sa Triade, et qu'on a voulu bien à tort assimiler à la Trinité chrétienne, préside à tout et a devancé tout. C'est d'abord le principe que Plotin appelle le Premier, l'Un, le Bon, principe tellement primordial et tellement un, tellement répugnant à toute diversité, à toute action, même à toute pensée, qu'à bien dire il n'est pas : c'est moins un être que la cause de tous les êtres. Mais de lui dérive Noûs, le second principe, le principe intellectuel, la pensée, le monde intelligible, contenant en lui toute intelligence, tout dieu, toute âme, toute immortalité ; et enfin, de Noûs dérive Psyché, l'âme, qui est la parole de l'intelligence, l'âme qui contient toutes les âmes comme l'intelligence suprême contient toutes les intelligences.

Mais ce qui ressort plus clairement de cette théorie plotinienne, c'est que, pareille en cela à la doctrine gnostique, elle n'admet l'existence du monde visible que comme une déviation et, si on peut le dire, une erreur de l'Être infini. Psyché, l'âme, a enfanté Physis, la nature, qui est une âme elle-même conçue dans le sein de l'âme universelle ; puis Physis, voulant se séparer et s'affranchir de Psyché, a produit le Temps, le Lieu, l'Espace, la Multitude, ces dégradations de l'Être suprême qui lui au contraire est éternel, universel, indéfini, un. Et enfin, de Psyché défaillante et arrivée au bout de ses luttes, est née la Matière dans laquelle il ne reste plus rien de l'Essence divine, la matière qui n'a ni lumière, ni vie, ni forme, ni qualité, la matière qui est le mal primordial et les ténèbres absolues.

On comprend sans peine comment la morale de Plotin s'appuie sur ce système. Remonter à Dieu qui est le souverain bien, s'éloigner de la matière qui est le mal souverain ; rapprocher son âme du Noûs, de l'intelligence divine par laquelle elle s'unit à l'Un suprême ; la détacher autant que possible du Zôon — l'animal, la partie sensitive de l'homme qui est intermédiaire entre l'âme et le corps —, qui la fait s'abaisser vers le corps ; en un mot, s'élever de la multitude à l'Unité, du temps à l'Éternité, du monde fini à l'Infini : tel est le fait du Sage. Comme il y a une beauté corporelle, vaine et trompeuse, il y a aussi une beauté céleste que la beauté du monde visible est destinée à nous enseigner parce que le monde visible n'est que l'image du monde intelligible. Comme il y a une Vénus terrestre, un amour vain et grossier par lequel l'âme, oublieuse de son origine, s'empresse aux choses qui satisfont le corps, il y a à l'encontre une Vénus céleste, un amour plus conforme à notre nature spirituelle, par laquelle notre âme virginale monte vers le ciel, s'unit à Dieu, et produit en elle-même la vraie et l'éternelle beauté.

Tel est, autant que nous pouvons le comprendre et aussi clairement que nous pouvons l'exprimer, ce système que les disciples de Plotin ont successivement développé et dont ils ont fait cette philosophie alexandrine célèbre encore de nos jours. Là du moins, au' rebours des gnostiques qui, nés dans le christianisme, avaient travaillé à compliquer son dogme et à rabaisser sa morale ; là du moins il y avait un effort pour sortir de l'inscience, si je puis ainsi dire, des religions païennes et du vague des écoles philosophiques d'alors ; pour sortir aussi des abaissements de la morale païenne que les philosophes jusque-là condamnaient parfois, mais ne pouvaient combattre efficacement. On voit que ces hommes avaient passé par une école chrétienne et respiré un air semi-chrétien. Mais maintenant quel pouvait être, pour la plupart des âmes et des intelligences, le fruit d'une doctrine si abstraite, si difficilement saisissable, je laisse à chacun le soin d'en juger.

Ce qu'il y a à dire en l'honneur de Plotin, c'est que lui-même n'a pas trop démenti cette parenté éloignée qui le rattache au christianisme. Plusieurs de ses auditeurs sont sortis chrétiens de son école, saint Augustin l'atteste[7] ; et l'on conçoit que, témoins de ces efforts sincères, mais impuissants et perdus dans le vague, vers le bien, vers le beau, vers les hautes régions de la pensée, quelques disciples du sage Égyptien aient été conduits à soupçonner la source véritable du vrai et du beau. On pourrait même croire — si on ne veut pas tenir compte de l'opinion de plusieurs savants qui admettent l'existence d'un second Origène —, que Plotin conserva du respect pour l'illustre chrétien qui s'était rencontré avec lui à l'école d'Ammonius. On nous raconte en effet que, le jour où Origène, depuis longtemps célèbre dans la philosophie et dans l'Église, entra dans l'école de Plotin à Rome, le philosophe qui parlait en ce moment rougit, s'arrêta et voulut se lever. Et, comme Origène le priait de continuer : On parlé à regret, dit Plotin, quand on parle devant ceux qui savent tout ce que vous savez. Et, après quelques paroles encore, il termina sa harangue et se leva[8].

Nous en venons donc à Origène. Il est temps de mettre en regard du philosophe païen dont nous venons de parler, ce philosophe chrétien qui fut tout autre chose encore que philosophe. Nous retrouverons en effet clans Origène, et quelques traces des idées que Platon avait enseignées à la Grèce, et même une affinité éloignée avec les spéculations que Rome entendait de la bouche de Plotin. Mais ce n'est là que la moindre partie du génie d'Origène. En dehors des influences helléniques, le judaïsme alexandrin avait fait sur lui une empreinte profonde, et par dessus tout la foi chrétienne l'avait tout autrement marqué de son sceau. Par sa philosophie, par ses emprunts faits au judaïsme de Philon, par son christianisme appris à l'école de Panténus et de Clément, par ses défauts même que nous avons caractérisés en caractérisant les défauts de l'esprit alexandrin, Origène se présente à nous comme un des fruits les plus exquis du sol fécond d'Alexandrie. On doit surtout s'attendre à trouver en lui un des types les plus complets de ce que peuvent produire, réunis ensemble, le génie, le dévouement, la science, la foi.

 

§ II. — Origène.

Il est impossible en effet de ne pas s'arrêter sur Origène et il est difficile de le juger[9]. Rarement personnage réunit plus de contrastes et fut l'objet de plus de contradictions ; génie singulier, tout-puissant sur son siècle et que notre siècle ne comprend plus ; au début de sa carrière rompant brusquement avec tout enseignement païen, et cependant sans cesse dominé par des réminiscences platoniciennes ; voué avec un zèle infatigable à l'étude de l'Écriture sainte, et cependant arrivant par l'abus de l'interprétation allégorique à dénaturer ou peu s'en faut les saintes Écritures ; plein d'ardeur pour combattre les hérétiques, d'éloquence pour les démasquer, de bonheur pour les convaincre, et cependant lui-même accusé d'hérésie ; ayant débuté dans la vie par l'enthousiasme et on peut dire par l'enseignement du martyre, ayant souffert lui-même les tortures, et cependant accusé, avec bien peu de vraisemblance il est vrai, d'avoir apostasié jusqu'à deux fois en face des supplices ; ayant eu des saints pour disciples, pour amis et pour patrons, et cependant ayant passé une partie au moins de sa vie en lutte avec son évêque. Lumière de l'Église et condamné par elle ; incontestablement admirable de zèle, de talent, de science, de dévouement, et pourtant devenant pour la postérité l'objet d'une éternelle controverse ; attaqué et défendu après sa mort avec plus d'acharnement encore que pendant sa vie ; hérétique posthume, fondateur involontaire de- sectes qu'il ne vit jamais et condamné surtout à cause d'elles ; loué avec effusion par des saints et des martyrs, condamné avec rigueur par d'autres docteurs et d'autres saints ; passionnant saint Jérôme pour lui d'abord, plus tard contre lui ; traité par ceux-ci de confesseur, par ceux-là d'apostat ; et, après tant de travaux et tant de luttes, laissant des livres qui ont été altérés de son vivant par ses adversaires, après sa mort par ses partisans, et qu'on n'a défendus qu'en rappelant qu'ils avaient été altérés ; laissant enfin une mémoire si douteuse qu'au seizième siècle quelques théologiens ont refusé d'admettre la probabilité du salut d'Origène[10]. Renommée équivoque, éternel problème que je ne me charge pas de résoudre et qu'il me suffira d'exposer.

Nous avons laissé Origène à la tête de l'école d'Alexandrie, formant ses disciples au martyre, les encourageant, les accompagnant jusqu'au lieu du supplice, risquant mille fois cette vie que Dieu voulait cependant lui conserver. Traçons rapidement les phases aventureuses de son existence pendant les années qui suivirent.

Après la mort de Sévère, la persécution se ralentit. Origène quitte Alexandrie (211) pour visiter Rome ; il n'avait pu encore vénérer cette église, la plus ancienne et la plus sainte vers laquelle ses désirs l'appelaient depuis longtemps. Au retour, les devoirs que son zèle lui impose vont toujours croissant. Cette école des catéchumènes, que son évêque Démétrius lui recommande plus que jamais, s'augmente avec le nombre des prosélytes du Christ[11]. Les Juifs disputent avec ardeur contre les chrétiens et les provoquent sur le champ de bataille des Écritures ; les philosophes, que le progrès du christianisme inquiète et éclaire en même temps, se rapprochent quelquefois de lui par leurs idées, s'éloignent de lui par leurs colères, et imposent à l'apôtre une double tâche de missionnaire et de combattant. Il faut cependant suffire à tout ; parmi cette foule de catéchumènes qui assiège sa porte du matin au soir, Origène renvoie ceux qui débutent à son pieux et savant disciple Héraclas ; il ne se réserve que l'instruction des plus avancés[12]. Plus libre de ce côté-là, il se voue avec plus d'ardeur à la connaissance des Écritures ; il apprend la langue hébraïque qui n'avait pas été enseignée à ses jeunes années. Avec un zèle infatigable, il recherche partout les manuscrits et les versions juives, chrétiennes, hérétiques des livres saints ; il entreprend un travail immense, malheureusement perdu pour nous, mais célèbre dans toute l'antiquité ecclésiastique sous le nom d'Hexaples ou d'Octaples, qui présentait en regard les uns des autres le texte hébreu et plusieurs versions grecques de l'Ancien Testament[13]. En même temps, il n'en est pas moins forcé, après avoir abandonné pendant plusieurs années l'étude de la philosophie païenne, de revenir à cette étude : tant ; à cette époque et dans cette cité, le christianisme et le platonisme se touchent de près l J'ai déjà dit comment Origène a été conduit à l'école d'Ammonius Saccas par son propre disciple, Héraclas, qui pendant cinq ans a reçu les enseignements d'Ammonius et porté l'habit du philosophe. Il lui faut donc de nouveau vivre avec Platon et Numérius, avec l'Académie, le Portique et les héritiers de Pythagore[14] ; il lui faut mener par la philosophie au christianisme ceux qui ne veulent pas entendre parler du christianisme ; et Origène consent à enseigner Platon à ceux qui ne lui demandent que Platon. Il lui faut même mener par les sciences à la philosophie ceux qui, plus rebelles encore, ne veulent pas entendre parler de philosophie, et Origène enseignera la géométrie et l'arithmétique à ces disciples plus grossiers qui ont besoin d'être conduits de vérités en vérités jusqu'à la Vérité suprême[15]. Il lui faut en un mot vivre avec tous : avec les chrétiens pour les instruire de la religion qu'ils ne savent jamais assez et des sciences profanes dont ils ont souvent besoin ; avec les philosophes pour les éclairer ; avec les Juifs pour les combattre ; avec les hérétiques pour les convaincre.

Dans cette vie de labeur, les consolations ne lui manquent pas toujours. Il a trouvé sur son chemin Ambroise qui a été séduit par les erreurs de Valentin : il l'a ramené à la vérité, il en a fait son ami, il en fera même, nous l'avons dit, un diacre de l'Église chrétienne et un confesseur de la foi. Mais en même temps qu'il rend ce service à Ambroise, Ambroise lui en rend un autre ; il stimule le zèle déjà si ardent d'Origène ; il facilite et en même temps presse son labeur. A peine Ambroise a-t-il entrevu le champ des saintes Écritures, qu'il veut y pénétrer et en goûter les fruits divins ; mais, inexpérimenté et sortant à peine de l'hérésie, il veut un guide et nul autre guide qu'Origène. Il lui ordonne, c'est le mot, de sacrifier son repos, son sommeil, sa vie, à l'étude et à l'explication des saints Livres. Riche, il vient au secours de la pauvreté volontaire d'Origène, l'environne de tous les secours que l'opulence peut donner à l'étude, met auprès de lui au moins sept notarii (sténographes) qui, tour à tour, viennent recueillir au vol les paroles du maître, sept secrétaires pour les mettre en ordre, des jeunes filles pour les recopier avec un soin élégant[16]. Mais aussi il ne laisse point de trêve à l'intelligence qu'il sert avec tant de zèle. Origène lui-même si ardent est près de succomber : Non-seulement, dit-il, depuis le matin jusqu'à la dixième heure (quatre heures du soir) le temps est employé à la lecture, à la méditation des divins oracles, comme le font d'ordinaire ceux qui ont le goût de l'étude ; mais, à l'heure du souper, Ambroise me propose quelque question. Après le souper il ne me laisse un moment ni pour le repos, ni pour la promenade. Il ne me laisse même pas le sommeil, car une partie de la nuit se passe à s'entretenir de la science divine.

En même temps, l'apostolat chrétien lui impose d'autres devoirs. Lorsque le préfet romain qui gouvernait une portion de l'Arabie (vers 214) veut s'instruire de la foi du Christ, c'est Origène qu'il demande à l'évêque d'Alexandrie et au préfet d'Égypte, et Origène va porter la foi chez les fils d'Ismaël ou d'Ésaü[17]. Lorsque plus tard, probablement vers l'époque des massacres ordonnés par Caracalla (216), les troubles d'Alexandrie forcent Origène à s'éloigner, la Palestine où il se retire le reçoit comme une des lumières de l'Église. Les évêques Théoctiste de Césarée et Alexandre de Jérusalem le chargent d'expliquer les saintes Écritures dans l'assemblée des fidèles ; l'évêque d'Alexandrie Démétrius réclame contre cette mission donnée à un laïque ; les évêques de Palestine répondent en citant l'usage de diverses églises. Mais ce que veut surtout Démétrius, c'est reprendre son Origène, il ne veut pas laisser l'école d'Alexandrie veuve au profit de l'église de Césarée ; il envoie invitations, messages, diacres, pour réclamer son bien, et Origène obéissant retourne sur les bords du Nil (217 ou 218).

Après ces services rendus à l'Église et ces marques de la reconnaissance de l'Église, des pensées de gloire humaine seraient-elles entrées dans l'âme du fils de Léonide ? Devenu, quoique laïque, comme un centre pour l'Orient chrétien ; entouré des païens qu'il convertit, des hérétiques qu'il ramène et des chrétiens qu'il éclaire ; voyant des disciples sortir de son école pour devenir, les uns martyrs, les autres évêques et de saints évêques ; consulté par tous, écouté de tous, même des pasteurs de l'Église ; le catéchiste alexandrin se serait-il laissé prendre à cette niaiserie de la renommée qu'à nous, chrétiens vulgaires, il nous semble si facile de mépriser, mais vis-à-vis de laquelle les plus grands esprits sont quelquefois les plus faibles ? En serait-il venu à travailler, non pour Dieu qui est éternel, mais pour ce petit bruit de renommée qui ne dure même pas autant que notre vie ? Aurait-il été assez petit pour se croire grand ?

Nous aurions peine à le penser ; mais ce qui est certain, c'est que nous allons voir sa vie devenir une lutte, non plus seulement contre les ennemis de la foi, mais contre les apôtres mêmes de la foi. Un jour il part pour l'Achaïe et passe encore en Palestine (2'29) ; là, les évêques, ses admirateurs et ses amis, le saisissent comme au passage et lui imposent la prêtrise. Démétrius, son évêque et son premier protecteur, s'élève contre cette consécration. Était-ce encore un désir jaloux de posséder seul son Origène ? Eusèbe le dit, mais Eusèbe est enthousiaste et panégyriste d'Origène ; saint Jérôme le dit aussi, mais saint Jérôme, à l'époque où il le disait, était aussi enthousiaste d'Origène[18]. Était-ce amour pour la discipline ecclésiastique et zèle pour faire respecter cette règle, inscrite depuis dans les canons de l'Église, qui excluait du sacerdoce l'eunuque volontaire ? Il est permis de le penser. Quoiqu'il en soit, Origène devenu prêtre continue son voyage. Les évêques d'Achaïe le reçoivent avec bonheur. Les philosophes d'Athènes l'écoutent avec respect. Les hérétiques disputent contre lui et confondus baissent la tête. Mais au sortir de la conférence, s'il faut en croire les amis d'Origène (et ils sont ici assez croyables), ces adversaires vaincus écrivent des récits mensongers, prêtent à l'adversaire qui les a vaincus un langage qui n'a pas été le sien, mettent dans sa bouche, eux hérétiques, des hérésies pires que la leur, envoient ces écrits à Antioche, à Rome, partout. C'est ainsi que s'amasse l'orage qui va bientôt éclater sur la tête d'Origène[19].

Il retourne pourtant à Alexandrie, reprend la direction de son école, et le titre de prêtre de l'Église d'Alexandrie que lui donnent même ses adversaires semblerait indiquer que Démétrius l'a accepté comme appartenant au sacerdoce. Les labeurs de sa plaine se multiplient plus que jamais. Il dédie à Ambroise ses Commentaires sur saint Jean ; il écrit, lui aussi, ses Stromates (tapisseries) à l'imitation de son devancier Clément ; il écrit son livre des Principes (Peri archôn), livre que nous ne pouvons complètement juger, car nous n'en n'avons qu'une traduction volontairement inexacte, mais le livre où Origène a le plus donné à son propre sens et aux intempérances de son génie. L'égarement tant de fois rappelé de sa jeunesse, les erreurs de sa plume, l'éclat même de ses succès, tout le met en péril. Faut-il ajouter ce que dit saint Épiphane, mais ce qu'il est seul à dire ? — et saint Épiphane est un des adversaires les plus ardents de la mémoire d'Origène — : déjà prêtre, au milieu d'une persécution, placé entre l'apostasie et quelque chose de pire que le supplice, Origène aurait faibli et, sans sacrifier, aurait jeté sur le feu quelques grains d'encens. Quelle est la date de ce fait[20] ? De quelle persécution peut-il s'agir ? Peut-on l'admettre, lorsqu'on voit ailleurs saint Épiphane lui-même témoigner du noble courage qu'Origène avait montré en face de la persécution ?

Quoiqu'il en soit, l'orage éclate, et il éclate par une condamnation solennelle (231)[21]. Cette condamnation eut-elle pour motif le fait qui excluait Origène du sacerdoce ? ou le livre des Principes qui est rempli d'incontestables erreurs ? ou d'autres écrits, comme Origène le raconte, fabriqués ou falsifiés par des hérétiques, dénoncés et démasqués par lui, désavoués par lui devant les faussaires eux-mêmes ? Eusèbe se tait et nous renvoie à son livre perdu de l'apologie d'Origène. Les passages d'Origène où il parle de lui-même ne contiennent rien qu'une vague allusion à l'orage qui a éclaté sur sa tête[22] et une protestation énergique contre ces falsifications des hérétiques[23]. Saint Jérôme, lui, à l'époque où il est admirateur d'Origène, ne veut croire à aucun de ces motifs, et ne veut voir dans tout ce qui s'est passé que la jalousie inspirée par le savoir et l'éloquence à ceux qui étaient devant Origène des muets et des ignorants[24].

Photius seul, écrivant sept siècles après, sans nous expliquer davantage les causes de cette condamnation, nous la raconte en quelques mots[25]. Une réunion d'évêques et de prêtres à Alexandrie décida qu'Origène ne devait plus ni enseigner en cette ville ni même y habiter. Une seconde réunion d'évêques égyptiens, présidée également par Démétrius, le dépouille de la prêtrise. Le décret rendu contre lui est communiqué à toutes les églises et, soit qu'elles l'approuvent au fond, soit qu'elles tiennent comme principe de droit que le prêtre dégradé par son église est déchu aux yeux de toutes les autres, elles acceptent la condamnation du docteur d'Alexandrie. Rome elle-même la confirme. Saint Jérôme dans le passage que nous citons est obligé d'en convenir : La Rome chrétienne, dit-il, rassembla contre lui son Sénat.

Cependant — et c'est ce qui doit nous faire penser que la condamnation prononcée contre Origène n'a pas eu le caractère d'un jugement dogmatique — les contrées où il a vécu, où il a été écouté, lu, vénéré davantage, ne se croient pas interdit de l'accueillir. Les évêques de la Palestine, d'Arabie, de Phénicie, d'Achaïe, n'acceptent pas le décret de Démétrius. Retiré à Césarée de Palestine, cet asile bien connu de lui, il trouve près de ses deux amis les évêques Théoctiste et Alexandre, secours, protection, liberté d'enseigner et de commenter les livres saints[26]. Firmilianus, évêque de Césarée en Cappadoce, venu en pèlerinage à Jérusalem, visite Origène, reste longtemps auprès de lui pour approfondir ensemble les choses divines, et au nom de toute la Cappadoce l'invite à venir visiter ses églises[27]. Bientôt même Alexandrie, on peut le croire, va cesser de lui être hostile. Démétrius meurt, et son successeur est celui même qu'Origène a laissé après lui à la tête de son école, son disciple bien-aimé, Héraclas[28].

Une autre consolation est donnée vers ce temps à Origène. Deux jeunes gens, Théodore et Athénodore, d'une famille de Néocésarée dans le Pont, sont amenés à Béryte en Phénicie par leur beau-frère, magistrat romain, qui veut en faire des jurisconsultes et par la Providence qui veut en faire des saints. Ils ont étudié chez le rhéteur ; ils ont l'amour du beau et du bien ; dans leur cœur se fait déjà sentir une raison divine qui, par une puissance mystérieuse, vient en aide à la raison humaine[29]. Ils rencontrent Origène, et ce grand esprit a l'ambition de retenir auprès de lui et au service de la vérité ces deux jeunes âmes qui comme des daims sauvages eussent voulu lui échapper. Il les dégoûte de Béryte et de la jurisprudence qu'ils devaient y apprendre ; il leur fait aimer Césarée où il demeure et la philosophie qu'il leur enseigne. Il leur fait prendre goût à cet amour désintéressé de la vérité qui traite l'ignorance de malheur et l'ambition de folie. Ses discours pleins de grâce et d'une éloquence persuasive sont comme des dards qu'ils ne peuvent arracher de leurs cœurs ; ils aimeraient à philosopher et ils n'osent s'y décider encore ; ils voudraient partir et ils ne le peuvent ; la parole d'Origène est un charme qui les arrête et les tient immobiles aux pieds du maître[30].

Ils se décident enfin, sacrifiant les ambitions vulgaires, consentant à demeurer éloignés de leur patrie et de leur famille, et ils se livrent tout entiers à l'amour que leur a inspiré la beauté de ce génie et la douceur de cette âme. Maître de ces intelligences qu'il a entourées comme d'un rempart, Origène a reconnu là une terre féconde, il la travaille comme avec la charrue, fouille à la façon de Socrate dans ces mines inexplorées, tantôt dompte et abat leurs esprits par la supériorité de sa raison, tantôt les retient avec le frein comme des chevaux indomptés ; les conduit ainsi de la rhétorique où ils ont vécu jusque-là et qui ne leur enseignait que des mots, à la dialectique qui les rend capables de comprendre les choses ; à la physique qui leur enseigne à admirer l'ordre et la structure de ce monde, non avec le vague étonnement de l'enfance, voisin de la terreur, mais avec la pieuse contemplation du sage ; aux saintes mathématiques, à la géométrie chère à tous et certaine aux yeux de tous ; à l'astronomie qui s'élève jusqu'aux sommités de la création et qui est comme une échelle pour monter jusqu'au ciel : et par cette voie de la science, il les fait arriver à la morale. Il ne se contente pas de la professer comme ces philosophes qui démontrent la vertu, mais ne la donnent pas ; son calme, sa dignité, sa douceur, sa tempérance enseignent plus encore que ses paroles. Il les introduit dans le sanctuaire de la philosophie hellénique, qui leur était jusque-là à peu près inconnue ; il les initie au soin de leur âme, à la pratique de cette grande maxime : connais-toi toi-même[31].

Mais dans l'ordre moral, quelle vertu est la première de toutes si ce n'est la piété, mère de toutes les autres ? Et dans la philosophie, quelle est la connaissance de toutes la plus nécessaire, si ce n'est celle de Dieu ? Origène ne veut laisser négliger par ses disciples rien de ce qui a été dit sur le Maître suprême du monde. Sauf ce qui contient une négation de Dieu ou de la Providence, il veut que toutes les sentences des poètes, tous les dires des philosophes, toutes les traditions des barbares (c'est-à-dire des Juifs) soient consultés : plus tard on sera en état de juger le vrai et le faux ; mais il ne veut pas, que dans la science de toutes la plus importante, dans la science de la Cause première, on se mette en péril faute de savoir. Il les mène ainsi par la main, à travers toutes les écoles, les prémunissant au besoin contre les sentiers tortueux de l'erreur, leur tendant, du haut de la vérité qu'il possède, une main secourable, séparant doucement le bien du mal, et surtout ne négligeant rien de ce qui peut faire faire à ces âmes païennes un pas dans la piété.

Mais au-dessus des philosophes, il y a un Maître plus grand encore ; il y a Dieu et ceux que Dieu a envoyés, ses prophètes. Ici, on entre forcément en pleine atmosphère chrétienne, et les prophètes interprétés par Origène jettent une lumière ravissante dans ces âmes que la philosophie a préparées, mais n'a pas satisfaites. Dieu a voulu que ses prophètes parlassent un langage parfois obscur, du moins pour l'âme humaine, parce qu'elle s'est retirée de Dieu : et qui peut expliquer les prophéties si ce n'est celui qui a reçu lui-même l'esprit de prophétie ? Quand Dieu a fermé, nul ne peut ouvrir[32]. — Laissons parler un de ses disciples, Théodore, que plus tard sous le nom de Grégoire le Thaumaturge, l'Église a mis au rang des saints. Rien, dit-il, ne nous était désormais caché, mille doctrine ne nous était inaccessible, ni grecque, ni barbare ; ni mystique, ni commune ; ni divine, ni humaine. En toute liberté, nous cherchions et nous explorions, afin de nous rassasier de tous les biens de l'âme. Nous étions comme dans un jardin somptueux semblable au paradis du Seigneur ; il ne s'agissait plus ni de cultiver cette terre grossière que nous habitons, ni de nous engraisser de la nourriture corporelle, mais d'accroître les richesses de notre âme, et, joyeux, de voir grandir ces arbres magnifiques plantés par nos mains ou greffés en nous par l'Auteur de toutes choses[33].

Au bout de cinq ans, vient cependant le jour où cette tendre association du maître et des disciples va être brisée. Alexandre Sévère ne règne plus ; Maximin, son meurtrier, persécute l'Église qu'Alexandre laissait libre (vers 235 ou 236) ; l'église de Palestine surtout est menacée et le fidèle Ambroise va devenir un confesseur de la foi. Selon les lois de la prudence évangélique, il faut s'éloigner. Origène partira bientôt pour Césarée de Cappadoce ; les deux frères ses disciples partent aussi pour leur pays natal. Les adieux sont solennels ; c'est ce jour-là que, dans une assemblée de chrétiens ou de philosophes, Théodore raconte l'éducation qu'Origène a donnée à leurs âmes. Puis, il ajoute avec douleur : Ce paradis de volupté, nous l'avons habité longtemps ; non, nous l'avons habité peu de temps puisqu'aujourd'hui il faut le quitter.... Je quitte cette vie bienheureuse comme le premier homme s'éloigna de la face de Dieu ; je reviens comme lui à la terre d'où je suis né. Il faut que cette terre me nourrisse, que je la cultive, qu'elle produise pour moi des ronces et des épines ; c'est-à-dire des tribulations et des préoccupations vulgaires ; que je revienne au pays que j'ai abandonné, à ma famille et à la maison où a vécu mon père, abandonnant ma véritable patrie, la famille qui était véritablement celle de mon âme, la maison de mon véritable père. Ainsi, comme un homme dépourvu de sagesse et de piété, je m'éloigne, je tourne ailleurs mes regards et mes pas... Tel que l'enfant prodigue, je vais abandonner la table paternelle, cette table royale et splendide, pour aller partager la nourriture des vils animaux[34].... Nous allons trouver au lieu de la paix, l'agitation et le trouble ; au lieu de la liberté, la servitude des affaires... Il me semble être l'un de ces captifs auprès des fleuves de Babylone[35] : je suis chassé de cette cité et de cette patrie au sein de laquelle les préceptes de la loi divine retentissent nuit et jour ; où une lumière plus brillante que le soleil révèle les saints mystères ; où en un mot règne partout un souille divin : et je vais captif dans une terre étrangère où les chants se tairont, où ma harpe sera suspendue aux saules, où ma vie se passera sur le bord des fleuves de ce monde à des œuvres de fange... Et encore si je partais malgré moi comme partent ces captifs ! mais non, je pars de mon plein gré, je ne suis chassé que par moi-même ; j'aurais peut-être pu rester. Je quitte une cité paisible et sûre ; peut-être les brigands m'attendent-ils sur la route pour me déchirer et me laisser à demi mort auprès du chemin[36].

Mais il se reprend, et il ajoute : Pourquoi ces plaintes ? N'ai-je pas le Sauveur de tous les hommes, l'ami et le médecin de celui que les brigands ont laissé à demi mort, le Verbe, vigilant gardien de toute la race humaine ? J'emporte ma part des semences de vérité que tu nous as remises, ô Origène ; nous allons cheminer en pleurant, portant avec nous cette précieuse semence. Peut-être notre Chef et notre Gardien daignera-t-il veiller sur nous ; peut-être reviendrons-nous auprès de toi, t'apportant les gerbes que ces semences auront produites[37], fruits bien imparfaits sans doute, tels qu'ils peuvent se former au milieu du trouble de la vie civile.... Cher maître, lève-toi, et donne-nous tes adieux et tes prières.... Demande à Dieu de nous accorder quelques consolations, maintenant que nous ne sommes plus avec toi ; de nous donner son ange le meilleur des guides, la crainte divine le plus sûr des précepteurs. Demande surtout qu'il nous ramène à toi ; ce sera pour nous la meilleure des consolations[38].

Tels sont ces adieux des disciples au maître, et on ne s'étonnera pas si je me suis arrêté un peu sur ce beau témoignage rendu par deux saints à un grand génie chrétien. Au moment où ils partent, le maitre lui-même, je l'ai dit, n'est pas loin de partir pour l'exil. Son ami, l'évêque Firmilianus l'attend à Césarée en Cappadoce, Mais bientôt la demeure de l'évêque sera trop peu sûre contre la cruauté du gouverneur. Une vierge de Césarée nommée Julienne cache pendant deux ans[39] Origène qui, obéissant au précepte de l'Évangile[40], fuit de cité en cité pour éviter le martyre que dès son enfance il a tant désiré. C'est de cette retraite de Cappadoce qu'il écrit à son ami Ambroise, emprisonné et torturé pour la foi, cette lettre dont nous avons parlé ailleurs, où avec les seules paroles de l'Écriture, il le console, l'encourage, l'envie et le glorifie[41].

Au bout de deux ans de proscription, la chute du tyran vient lui rendre la liberté (238) ; il retourne en Palestine, remonte dans sa chaire abandonnée, et les disciples affluent de nouveau autour de lui. C'est alors, pendant les années plus paisibles pour l'Église qui s'écoulent sous Gordien et sous Philippe, que les travaux d'Origène se multiplient plus que jamais. Son infatigable amour pour l'Écriture sainte lui fait de nouveau chercher quelque version inconnue de la Bible, et cela jusque dans Athènes où il écrit trente livres sur Isaïe et vingt-cinq sur Ézéchiel (240)[42]. Son zèle pour la foi le conduit au sein d'une réunion d'évêques mi il ramène à l'orthodoxie Berylle, évêque de Bostra, tombé dans une erreur au sujet de la personne du Christ[43]. Dans un autre concile en Arabie, il combat une autre erreur relative à la nature des âmes, et il a le bonheur de vaincre, c'est-à-dire de persuader ceux qu'il combattait[44]. Ses commentaires sur l'Écriture sainte se multiplient, et avec les commentaires les homélies, les œuvres de la parole en même temps que celles de la plume. Les unes pas plus que les autres ne seront désormais perdues pour la postérité. Âgé de soixante et quelques années, il accorde enfin (247) ce qu'il a refusé jusque-là, que ses discours soient recueillis par des notarii au pied de sa chaire, et plus de mille homélies, appartenant aux dernières années de son existence, circuleront dans le monde chrétien[45]. Mais le fruit le plus heureux pour lui de cette époque de sa vie, la meilleure récompense de ce labeur si actif aura été, nous pouvons l'espérer, une pleine réconciliation avec l'orthodoxie s'il était nécessaire, ou du moins avec la hiérarchie. Une lettre de lui, malheureusement perdue, adressée en même temps au pape Fabianus et à un grand nombre d'autres évêques, contenait un exposé de sa foi, justifiait à certains égards les doctrines qu'il avait émises, en rétractait quelques-unes plutôt qu'elle ne les excusait en disant qu'elles avaient été publiées malgré lui. Heureux si, comme nous pouvons le croire, la rétractation fut complète et put être complètement acceptée[46].

Mais pourquoi ces doutes, ces incertitudes ? ce renom équivoque entre l'hérésie et l'orthodoxie ? Pourquoi faut-il qu'une si grande âme et un génie aussi actif ne puisse être sans restriction réclamé par l'Église comme son bien et comme sa gloire ? Pourquoi celui quia formé tant de martyrs, qui a eu tant de saints pour disciples, pour amis, pour admirateurs, pour apologistes, laisse-t-il indécise la question de son salut ?

Certes on l'a assez vu, ni le zèle, ni le courage, ni le dévouement n'ont manqué à Origène. Enfant, il eut la passion du martyre ; à peine devenu homme, celle de l'apostolat ; vieillard, il garda toujours celle des études sacrées. Tant de catéchumènes convertis, tant d'hérétiques convaincus, tant de prosélytes envoyés au ciel par l'épiscopat, par le martyre, par tous les chemins qui mènent à Dieu, témoignent hautement de l'ardeur qui dévorait cette âme.

L'amour de l'orthodoxie ne lui a pas manqué non plus, on peut le dire.

Il ne faut pas oublier que le symbole public de la foi chrétienne n'était pas développé alors comme il l'a été depuis. Il a marché toujours dans le même sens, mais il a marché ; sans se démentir jamais, mais en se développant. Qu'a été le travail de l'Église, de ses conciles, de ses doctrines, sinon de définir ce qui n'avait pas encore été défini, et, selon le progrès des siècles, de dévoiler ou de préciser devant les fidèles quelques vérités de plus parmi celles que Dieu avait déposées dans son sein[47] ! Le symbole obligatoire étant moins étendu, la liberté était plus grande, le dissentiment plus admissible, l'erreur pouvait plus souvent ne pas être hérésie. Origène ne se révolte pas contre l'enseignement de l'Église tel qu'il l'a reçu ; il commence au contraire son livre des Principes en reproduisant le symbole de la foi, l'ensemble des vérités que la tradition lui a enseignées et qu'il reçoit avec tous les chrétiens[48]. Gardons, dit-il, l'enseignement de l'Église venu des apôtres et transmis par succession jusqu'à l'Église d'aujourd'hui.... Là seulement il faut reconnaitre la vérité, où l'on ne s'éloigne en rien de la tradition de l'Église et des apôtres[49].... Et, lorsqu'ensuite il pénètre dans ce vaste champ que le symbole lui laisse libre, lorsqu'il cherche à remplir les lacunes que laisse l'enseignement de l'Église, il a bien soin de dire qu'il propose sa doctrine, mais ne l'impose pas, qu'il discute et examine plutôt qu'il ne définit et conclut[50]. Parole de soumission orthodoxe et de réserve modeste dont il est juste de lui donner acte et de lui tenir compte.

Non, ce n'est pas la soumission, ce n'est même pas la modestie qui a manqué à Origène. Si quelque chose lui a manqué, c'est, dirai-je volontiers, la simplicité de l'esprit. Il a trop craint de s'assimiler au vulgaire des chrétiens ; il a cru trop facilement à un christianisme supérieur réservé à quelques âmes et où ne pénètre pas la plèbe des élus. Les Écritures saintes, dit-il quelque part, sont comme les six urnes qui figuraient aux noces de Cana et qui pouvaient contenir deux ou trois mesures. Les Écritures contiennent des mesures différentes de vérité ; elles renferment deux et même trois ordres d'enseignements. Ainsi il peut y avoir un sens littéral, corporel, charnel, qui est dans la science sacrée ce que le corps est dans l'être humain ; il y a aussi un sens plus élevé, allégorique et moral, qui s'assimile à l'âme de l'homme ; et enfin il y a un sens spirituel qui joue le même rôle que joue dans l'être humain l'esprit ou l'intelligence. Le premier est pour ceux qui sont enfants dans la foi, pour les âmes simples et ingénues, pour ceux qui font à peine les premiers pas dans la voie des saintes Écritures ; le second est pour ceux qui, vivant dans une sphère plus élevée, sont femmes dans la foi, c'est-à-dire dont l'âme peut devenir féconde, mais a toujours besoin d'un maître qui la dirige ; le troisième sens est pour ceux qui sont arrivés à la virilité et à la plénitude de la science chrétienne[51]. Parmi ces trois ordres de vérités, les livres saints contiennent toujours les deux derniers : mais souvent il ne faut pas leur demander le premier, le sens littéral ; on s'égarerait : de même que c'était la troisième mesure qui manquait à quelques-unes des urnes de Cana. Il y a des simples, dit Origène, non sans quelque orgueil, qui prétendent être de l'Église et pour lesquels la cause de toutes leurs erreurs et de leurs sottises n'est autre que l'Écriture entendue selon la lettre[52].

Origène n'était certes pas le premier à marcher dans cette voie ; nous avons déjà vu dans Clément d'Alexandrie l'idée d'une doctrine supérieure connue des seuls parfaits, inaccessible aux faibles, soit parce qu'ils sont incapables de la comprendre, soit même parce qu'on se fait une loi de la leur cacher. Bien avant Clément et Origène, les Juifs hellénistes, Aristobule, Philon et d'autres avaient développé par dessus tout le sens allégorique des Écritures, avaient voulu voir dans les moindres circonstances du récit biblique une signification mystérieuse, et, sans nier le sens littéral, l'avaient noyé pour ainsi dire sous le flot des interprétations symboliques. Recherche souvent ingénieuse, souvent instructive, mais périlleuse ; qui ne le sent ? Comme l'abus ici est près de l'usage ! comme, à travers ces interprétations arbitraires, toute philosophie, toute erreur, toute hérésie peut facilement se glisser ! Comme il est périlleux, quand il va jusqu'au mépris, ce dédain des simples et des ignorants ! Comme elle peut mener à l'erreur cette négligente du sens littéral qui va parfois jusqu'à en contester la vérité !

C'est ainsi qu'Origène a pu philosopher sur la Bible et introduire dans les saints Livres ou à côté des saints Livres une doctrine qui leur est étrangère, une doctrine que l'Église de son temps a repoussée quand elle l'a entendue de sa bouche, que l'Église des siècles suivants, à mesure qu'elle définissait plus complètement le dogme chrétien, a repoussée plus décidément encore. Lui qui, dans sa jeunesse, a rejeté Platon et tous les Grecs, dans son âge mûr il a trop aimé Platon et a voulu accommoder le platonisme avec l'Évangile comme Philon avait prétendu accommoder Platon avec Moïse[53]. La doctrine de Platon sur la préexistence des âmes a fourni à Origène une théorie spécieuse et qui devait flatter son esprit, comme tout esprit philosophique se laisse aisément flatter par une théorie absolue. Il a trop donné au libre arbitre de la créature, il a trop oublié la toute-puissance et l'absolue souveraineté de Dieu. Il n'a pas cru permis au Créateur de privilégier en le mettant au monde aucun des êtres qu'il créait ; il a effacé toute prédestination. Selon lui non-seulement l'homme, mais la créature raisonnable, quelle qu'elle soit, ne peut être différente d'une autre créature raisonnable si ce n'est par suite de ses torts ou de ses mérites. Tous les êtres raisonnables que Dieu a créés, il les a faits et n'a pu que les faire semblables[54]. Le seul usage de leur libre arbitre a établi entre eux des différences ; c'est lui qui a fait de ceux-ci des anges, de ceux-là des démons, d'autres des astres (car selon Origène les astres eux-mêmes sont animés)[55], d'autres enfin des hommes. Il a, pour ainsi dire, forcé Dieu à leur donner des corps[56] afin d'adapter à ces êtres devenus divers les diversités qui sont les conséquences de la vie corporelle[57], et par là les conduire dans les sentiers de la vie future, où, à des degrés divers et dans des sphères différentes[58], selon leurs mérites ou leurs torts, ils vivront plus près de Dieu dans la félicité ou plus loin de Dieu dans la douleur. Et encore, cette vie qui suivra la vie dont nous sommes témoins ne sera pas définitive. Telle est l'inextinguible puissance du libre arbitre que, même dans cette vie nouvelle, il exercera encore son empire ; il y aura encore lieu à progrès pour qui méritera, à déchéance pour qui faillira ; l'élu pourra pécher et périr, le réprouvé pourra mériter et se sauver ; l'ange pourra déchoir, le démon pourra obtenir son pardon[59]. Le sort de la créature raisonnable sera ainsi constamment variable parce que la créature sera toujours libre — jusqu'au jour cependant où, après des siècles sans nombre, des mondes créés et des mondes détruits[60], la mort, le dernier ennemi, sera détruite à son tour, c'est-à-dire où l'ennemi de Dieu cessera d'être son ennemi[61] ; où le mal par conséquent n'existera plus, où la créature ne sera plus tentée, où l'ordre primordial sera rétabli et, par une fin qui ne sera qu'un retour au commencement[62], tout sera consommé dans le bien[63].

Certes l'erreur est ici palpable, et la contradiction saute aux yeux. Le premier état de choses enfin rétabli, pourquoi le serait-il d'une manière plus définitive ? Le libre arbitre ne subsisterait donc plus ? ou le libre arbitre serait désormais conciliable avec une fidélité éternelle à la loi divine ? La créature raisonnable qui a été créée essentiellement faillible ne serait donc plus faillible ? Pourquoi donc alors ces épreuves successives ? et pourquoi, dès la première épreuve et à la sortie de ce monde, Dieu ne pourrait-il pas sceller dans l'impeccabilité définitive ou dans la réprobation définitive, les créatures qu'il a faites ?

En tout, il faut chercher dans Origène une intelligence merveilleusement inventive et merveilleusement pénétrante, plutôt qu'un jugement infaillible et une raison toujours d'accord avec elle-même. Son langage sur la sainte Trinité, quoique, dans le Livre des Principes, Rufin son traducteur l'ait plutôt modifié dans le sens de l'Église, ne laisse pas que de donner lieu à des difficultés, et se laisse ramener sans doute, mais ne se laisse pas ramener sans effort à l'orthodoxie. Sa doctrine de la préexistence des âmes, que Rufin n'a osé effacer du Livre des Principes parce qu'elle domine tout l'ensemble du système, est démentie par Origène dans un autre de ses traités, puis, une page plus loin, il semble y revenir[64]. La doctrine de la conversion finale du démon que le Livre des Principes nous enseigne, Origène ailleurs non seulement la condamne, mais la désavoue comme n'ayant jamais été sienne[65].

Suspecter sa bonne foi serait souverainement inique. Mais, comme toutes les âmes ardentes, Origène a cédé à l'entraînement du moment. Il trouvait, comme Clément d'Alexandrie, dans le platonisme et dans la philosophie grecque en général, un préambule souvent magnifique et un utile appui pour la foi chrétienne ; il abondait avec excès dans le sens de Platon, et après avoir lu clans Platon quelque chose de l'Évangile, il arrivait à faire entrer Platon dans l'Évangile et à mêler à la doctrine chrétienne les doctrines de la philosophie grecque les moins conciliables avec elle. Au contraire, dans sa lutte si ardente et si dévouée contre les hérétiques, il rencontrait le libre arbitre dénié par la plupart d'entre eux, le dogme de la création remplacé par une théogonie serai-païenne ; et, se jetant alors dans l'excès contraire, il arrivait à exagérer le libre arbitre, à ne pas permettre au Créateur de mettre au monde deux ordres de créatures raisonnables tant soit peu différentes dans leur essence, à donner pour point de départ à toutes les péripéties de la vie universelle les déviations du libre arbitre humain, comme les Gnostiques plus impies donnaient pour point de départ à toutes les péripéties de leur monde fictif une déviation de l'essence divine[66]. Ne nous étonnons pas trop que ce Platon chrétien ait eu, comme le Platon du paganisme avec lequel il a tant de similitudes, des entraînements et des erreurs. Sa vie, à la différence de celle de Platon, était une vie de combat en même temps qu'une vie d'immense labeur. La paisible philosophie de Platon pouvait se reposer en écoutant les flots de la mer battre harmonieusement le promontoire de Sunium ; la théologie militante d'Origène, ce soldat de la vérité, n'avait pas de ces heures de repos. Son ami Ambroise ne lui en eût pas laissé, et surtout les hérétiques, les païens, les juifs, les persécuteurs ne lui en laissaient pas.

Mais ces erreurs et ces contradictions, imputables au génie d'Origène, le sont-elles à sa conscience ? Est-ce une intelligence qui a failli, ou un cœur qui s'est révolté ? Cette soumission qu'il professe d'une manière si explicite envers l'enseignement public de l'Église, cette modeste réserve avec laquelle il ne donne ses pensées que comme une œuvre personnelle et même hypothétique de son esprit, ces vertus se seraient-elles démenties un jour ? Est-ce une question de doctrine qui attira sur lui l'animadversion de son évêque ? Fut-il condamné pour des opinions qui, si elles reparaissaient aujourd'hui, seraient condamnées d'avance par toute la tradition de l'Église ? Et, s'il fut condamné, quel pouvoir dans l'Église prononça sa condamnation ? Et s'il fut condamné pour sa doctrine finit-il par se soumettre ? La plupart de ces questions peuvent se résoudre en faveur d'Origène ; et ce qui nous semble certain d'après le témoignage de saint Jérôme, c'est quo, condamné ou seulement blâmé, condamné par Alexandrie ou par Rome, condamné pour sa doctrine ou pour ses actes, il se soumit et se réconcilia.

Ce qui a surtout jeté des doutes sur sa mémoire, ce ne sont pas les événements de sa vie et les controverses de son siècle, ce sont les controverses du siècle suivant et ce que j'appellerai les luttes posthumes qu'il a eu à soutenir. Pour sa gloire et pour son malheur, Origène a laissé une double postérité, l'une bénie, l'autre que, s'il avait pu la prévoir, lui-même aurait maudite par avance. Ce sont d'un côté ses disciples et ses amis fidèles à l'Église, c'est saint Plutarque et les autres martyrs sortis de son école ; saint Héraclas et saint Denys, tous deux ses auditeurs, tous deux successivement héritiers de sa chaire, tous deux successivement évêques d'Alexandrie, et le dernier, confesseur de la foi ; ce sont ses hôtes et ses protecteurs, saint Théoctiste, évêque de Césarée, saint Alexandre, évêque de Jérusalem et martyr ; puis cette pléiade de disciples d'Origène devenus évêques, saint Firmilianus en Cappadoce, saint Grégoire Thaumaturge dans le Pont, son frère saint Athénodore, évêque et martyr. Ce sont, à la génération suivante, les disciples de ceux-ci, admirateurs comme eux d'Origène, un saint Grégoire de Nysse, un saint Basile, un saint Athanase, un saint Jean Chrysostome. Toutes ces lumières de l'Église grecque du quatrième siècle louent et défendent Origène comme un père commun et ont rendu sa mémoire chère au christianisme de l'Orient.

La descendance funeste d'Origène s'est produite plus tardivement. Au quatrième siècle, après que le concile de Nicée, en donnant du dogme fondamental de la Théodicée chrétienne une définition solennelle, a pour ainsi dire sommé toutes les doctrines qui circulaient dans l'Église de venir se confronter à ce suprême criterium de la foi, il s'est trouvé pour certaines doctrines d'Origène que lui-même sans doute eut désavouées, des défenseurs enthousiastes qui devaient provoquer bientôt des adversaires passionnés. Dans les controverses qui précédèrent ou suivirent le concile de Nicée, son nom fut tour à tour invoqué par les hétérodoxes, justifié, mais quelquefois aussi condamné par leurs adversaires. Arius l'appelle à son secours ; saint Basile et saint Athanase le défendent contre l'abus qu'Arius veut en faire. Eusèbe fait Origène arien ; Didyme donne à ses paroles un sens catholique. L'abbé Pacome sur son lit de mort interdit à ses religieux de lire Origène, et au contraire le martyr saint Pamphile a passé les heures de sa détention à écrire une apologie d'Origène. Saint Jérôme d'abord lui voue une admiration enthousiaste[67] ; plus tard, sans cesser d'admirer le génie, il blâme les doctrines : Croyez en mon expérience, dit-il, ses écrits sont empoisonnés. Rufin le traduit, et en le traduisant le corrige ; saint Jérôme accuse Rufin et pour avoir falsifié Origène et pour l'avoir défendu. L'amitié de saint Jérôme et de Rufin est brisée par cette querelle à laquelle saint Augustin gémissant ne veut pas prendre part : tant il fallait que le nom d'Origène fût, depuis le premier jour jusqu'au dernier, un sujet de doute, de contradiction, de division dans l'Église !

Mais le plus grand malheur, c'est qu'Origène mort enfante des hérésies. Parmi les solitaires qui peuplaient à cette époque les déserts de la Palestine et de l'Égypte, il s'en est trouvé, qui ont non-seulement adopté, mais poussé même plus loin que lui, ses doctrines les plus attaquables et sont allés jusqu'à admettre une sorte d'assimilation à la fin des temps de tous les élus avec le Christ. D'autres origénistes, (ou du moins on les appelle ainsi, du nom d'un autre Origène), prenant le contrepied du fils de Léonide, ont suivi la trace de ses plus grands adversaires, les gnostiques, et ont poussé aussi loin qu'aucune secte gnostique, la haine de la nature humaine et les abominations auxquelles cette haine servait de prétexte ; louant la chasteté et vivant dans la souillure, habitant la solitude, mais pour s'y perdre. C'est là cette postérité maudite qu'Origène eût rougi d'avoir enfantée.

Il a fallu que Rome intervînt et condamnât, avec les hérétiques qui abusaient du nom d'Origène, les doctrines si manifestement erronées d'Origène. Déjà, dès le temps de la controverse entre Rufin et saint Jérôme, le pape Anastase s'était prononcé contre les doctrines du Livre des Principes[68]. Plus tard, le pape Gélase et soixante-dix évêques réunis à Rome distinguaient avec saint Jérôme entre les écrits d'Origène, en approuvaient quelques-uns, en rejetaient d'autres. Au sixième siècle, le pape Vigile d'abord, le concile œcuménique de Constantinople ensuite, attachaient sinon à la personne, du moins aux doctrines d'Origène le nom d'hérétique. Si l'on entend par hérétique un homme qui a erré sur la foi, dit le savant évêque d'Avranches, il est impossible de ne pas tenir Origène pour tel ; mais si l'on désigne par ce mot celui qui a manifestement persévéré dans son erreur, même après qu'elle a été réprouvée par l'Église, qui oserait dire pareille chose d'Origène ?[69]

Nous restons donc toujours dans le doute et il semble que ce doute soit un décret de la Providence. Il fut révélé à sainte Melchtilde, au quatorzième siècle, que, pour Origène comme pour Salomon et pour Samson, Dieu avait voulu laisser dans les ténèbres la question de leur salut, afin qu'effrayés par cette ignorance, les plus doctes, les plus sages, les plus forts apprissent à juger modestement d'eux-mêmes et à ne rien espérer que de Dieu[70].

Telle a été la vie et la renommée de cet illustre chrétien, au sujet duquel il est pénible de rester sur une pensée d'hésitation et de doute. Il serait douloureux de se dire qu'une telle âme et un tel génie ait pu persévérer jusqu'à la fin dans une voie hétérodoxe. Ce n'est donc pas assez du génie, ce n'est pas assez même du dévouement et du zèle. Il faut encore cette simplicité de cœur et cet esprit humble que l'apôtre nous recommande, qui se tient en garde contre tout sentiment de hauteur, et qui lui oppose la crainte de Dieu ; qui sait ne pas être philosophe plus qu'il ne le faut être, mais en cela même garde la sobriété[71]. L'orgueil a fait plus d'hérésiarques que n'en a fait l'ignorance, plus même que n'en ont fait les mauvaises passions.

 

§ III. — Saint Grégoire Thaumaturge et les autres disciples d'Origène.

Consolons-nous cependant de cette pénible incertitude où nous laisse Origène, en contemplant une fois de plus cette pléiade de disciples plus heureux que leur maitre, qu'il a formée autour de lui : ceux-là ont reçu de lui la science, l'ardeur pour l'étude, l'amour de cette philosophie qui mène au christianisme, l'amour des Livres saints, le goût de l'apostolat, le courage du martyre. Mais si, à ces vertus et à ces dons, il se mêlait, dans l'esprit d'Origène une sagesse trop raffinée, dans son cœur un peu de gloire humaine ; plus sages que lui, ils n'ont bu dans la coupe qui leur était offerte que le breuvage salutaire venu de la main de Dieu ; ils ont laissé au fond du verre la lie que la faiblesse humaine avait pu y déposer, et ils ont replacé la coupe sans y avoir puisé une goutte de poison. L'école d'Origène est sa vraie gloire et sa gloire la plus incontestable.

Quels hommes, presque tous rangés depuis au nombre des saints, ont appartenu à cette école ? Je les ai déjà nommés. Outre ceux que le martyre avait de bonne heure moissonnés, un grand nombre, au temps des luttes qui troublèrent la vie de leur maître, étaient déjà à la tête des Églises. C'étaient Héraclas, frère du martyr Plutarque, et après lui Denys, deux philosophes devenus évêques, qui se succédèrent sur le siège d'Alexandrie. Sous leur direction savante, l'école d'Alexandrie appelait à elle les fidèles lettrés du monde entier ; le savant Julius Africanus y fut attiré par ce que la renommée lui apprenait de la science d'Héraclas[72]. — Dans la Palestine, c'étaient Théoctiste et Alexandre ; j'ai déjà raconté comment ce dernier, ami et protecteur d'Origène, avait été marqué du doigt de Dieu pour être évêque de Jérusalem. Lui non plus n'oublia pas la science, et il fonda à Jérusalem une bibliothèque chrétienne[73]. — L'Église d'Antioche, quoiqu'elle paraisse avoir moins ressenti l'influence d'Origène, nomme cependant un prêtre, Géminus, dont les écrits se conservèrent pendant quelque temps dans l'Église[74]. — Dans l'Asie Mineure, enfin, nous avons vu ces trois amis, ces trois condisciples de l'école d'Origène à Césarée, Firmilianus en Cappadoce, Théodore et Athénodore dans le Pont qui, bon gré malgré, ont été, jeunes encore, mis à la tête des Églises. Parmi tous les hommes dont je parle, presque tous payèrent leur foi, sinon de leur vie, du moins de leur sang.

Il faut nous arrêter sur celui que nous avons appelé Théodore (don de Dieu) mais qui, trouvant peut-être trop orgueilleux ce nom donné par ses parents idolâtres, a voulu, soit en devenant chrétien, soit en devenant évêque, s'appeler le vigilant (Grégorios) et que toute l'Église a surnommé le faiseur de miracles (Thaumatourgos). La vie des autres nous est malheureusement peu connue ; mais la sienne a échappé au naufrage où tant de documents ont péri ; elle nous montre, sous un jour tout à fait inattendu, ce que fut cet évêque, philosophe et disciple affectueux d'Origène.

Nous avons entendu en effet Grégoire, avec une éloquence touchante, témoigner ses regrets au maître qu'il va quitter, et nous dire la manière dont Origène l'a conduit par la science au christianisme. Nous possédons aussi une lettre écrite par le maître à Grégoire et à son frère où il leur recommande les sciences comme l'auxiliaire de la philosophie et la philosophie comme l'auxiliaire du christianisme. Ce sont, dit-il, les vases de l'Égypte, qu'il nous est permis d'emporter, en quittant le paganisme, le lieu de notre exil, et de faire servir comme les Hébreux à la gloire du Tabernacle. Grégoire n'est donc pas une âme crédule, un pieux ignorant ; il a reçu tous les enseignements de la science ; mais il a écouté aussi cet autre avis que, dans la même lettre, Origène lui donnait : Peu d'hommes, je le sais par expérience, se sont trouvés qui, ayant joui des trésors de l'Égypte, ont eu le courage de la quitter et de faire servir ses richesses à la seule édification du Temple de Dieu ; il y en a eu beaucoup au contraire qui, à l'exemple de Jéroboam[75], ont employé leur or à forger une idole dans Béthel, ou, pour parler sans figure, ont employé la subtile philosophie des Grecs à troubler par des hérésies la maison de Dieu. Prends donc soin, seigneur mon fils[76], ajoutait-il, de donner par dessus tout ton étude aux saintes Écritures, et par dessus tout ta pensée à la prière. Voilà ce que mon affection paternelle m'a inspiré pour toi[77].

Grégoire a écouté le conseil et il eu a profité plus peut-être que le maître lui-même. Grégoire est un chrétien savant et philosophe, mais par dessus tout un chrétien. Il est chaste ; mais pour garder sa chasteté ou sa réputation de chasteté, il n'a pas besoin d'imiter l'étrange aberration d'Origène. Lorsqu'il habitait Alexandrie, n'étant pas, à ce qu'il paraît, encore baptisé, vivant au milieu de cette jeunesse déréglée qui venait là étudier les sciences et trop souvent désapprendre la vertu, la jalousie de quelque libertin a voulu jeter sur lui un affront immérité. Au moment où dans la rue, il se livrait avec quelques amis studieux à une conversation savante, une femme décriée par ses mœurs l'aborde et réclame avec impudence un honteux salaire qui certes ne lui était point dû. Sûrs de la vertu de Grégoire, les assistants s'indignent et se récrient. Lui, sans perdre le calme de son âme, et sans craindre de compromettre sa réputation, prie un de ses amis de lui prêter quelque argent pour quo cette femme les laisse tranquilles, et ensuite il reprend la conversation commencée. Mais Dieu ne voulut pas que même une ombre demeurât sur la réputation de son serviteur. A peine cette femme a-t-elle reçu ce salaire doublement honteux, qu'un démon s'empare d'elle, la renverse à terre, lui fait jeter des cris de douleur ; il faut qu'elle invoque Grégoire, que Grégoire prie pour elle et qu'elle soit guérie par celui qu'elle a calomnié.

Grégoire eut aussi et l'austérité et l'esprit d'abnégation d'Origène. Rentré dans sa patrie, sa pensée ne fut plus que d'échapper aux affaires de ce monde ; il abandonna ses biens, se retira dans une solitude, ne voulut plus vivre qu'avec Dieu. C'est de là qu'il fut appelé pour le sacerdoce. Mais sa foi plus humble le sauva des luttes que l'imposition de la prêtrise avait suscitées à Origène. Lorsque le saint évêque d'Amasée, Phédime, eut par une inspiration de l'Esprit-Saint deviné ce que devait être ce jeune solitaire et témoigné le désir de l'appeler à l'épiscopat, Grégoire effrayé s'enfuit dans une solitude plus lointaine, puis dans une autre, et Phédime ne sut plus où le trouver. Mais alors, inspiré de nouveau du Saint-Esprit, Phédime, en pensée et devant Dieu, consacra Grégoire absent au service du Seigneur, et le Seigneur voulut que Grégoire se rendît enfin.

Il demanda seulement un répit de quelques jours avant de quitter sa chère solitude. Mais là un nouveau trouble vint saisir son âme. Bien des mystères de la foi étaient à cette époque attaqués ou obscurcis par des hérétiques ; les enseignements d'Origène étaient-ils suffisants pour connaître et prêcher la vérité ? Une nuit, pendant que Grégoire cherchait à étudier et à comprendre, un vieillard lui apparut, dont le visage et tout l'extérieur était plein d'une douce majesté. Aux questions de Grégoire effrayé, le vieillard répondit qu'il était envoyé de Dieu pour lui donner lumière et courage, et en même temps il lui montra, placée face à face avec lui, une femme dont la majestueuse beauté avait quelque chose de surhumain et qui s'enveloppait comme lui d'une lueur surnaturelle. Et, tandis que Grégoire, ébloui de cette double lumière et effrayé de cette double apparition, baissait la tète et se troublait, les discours de ces deux êtres mystérieux commencèrent à le rassurer. Il comprit que le vieillard n'était autre que saint Jean l'évangéliste, et la femme la Mère de Dieu ; que Marie exhortait l'apôtre à éclairer le jeune évêque, que l'apôtre avait hâte de se rendre au désir de Marie ; et alors Grégoire entendit de la bouche de saint Jean des paroles qu'il se hâta d'écrire, que longtemps après lui son église montrait tracées de sa main, que plus longtemps encore les églises d'Orient et d'Occident se sont plu à répéter.

Il n'y a qu'un Dieu, père de la Parole vivante, de la Sagesse subsistante, de la Puissance et de l'Image éternelles ; Parfait père du Parfait ; Père du Fils unique.

Il n'y a qu'un Seigneur, seul Fils d'un seul, Dieu de Dieu, image et figure de la Divinité, Verbe efficace, Sagesse en qui est contenue la raison de toutes choses, Puissance qui a créé toute chose, Fils véritable d'un Père véritable, Fils invisible de l'Invisible, Fils incorruptible de l'Incorruptible, Fils immortel de l'Immortel, Fils éternel de l'Éternel.

Et il n'y a qu'un Esprit-Saint qui tient son être de Dieu ; qui, par le Fils, est apparu aux hommes ; image parfaite du Fils parfait, vie et cause de la vie, source sainte, sainteté qui donne la sanctification, en qui est manifesté Dieu le Père qui est en toutes choses et Dieu le Fils qui est eu toutes choses.

Trinité parfaite, sans division et sans changement, dans sa gloire, dans son éternité, dans sa royauté. En elle rien de créé ni rien d'assujetti, rien de surajouté qui n'ait pas été dès le commencement.... Ni le Père n'a jamais été sans le Fils, ni le Fils sans l'Esprit-Saint. Mais immuable et incommutable est la Trinité éternellement.

Ainsi éclairé et rassuré, Grégoire quitte sa retraite pour sa ville natale, devenue sa ville épiscopale, Néocésarée (aujourd'hui Niksar). Une nuit d'orage l'oblige à s'arrêter en chemin, et, avec son unique compagnon, il se réfugie dans un temple des idoles, célèbre par les oracles que le démon y rendait. En entrant, il fait le signe de la croix et passe la nuit priant et chantant des hymnes. Le lendemain, le prêtre du temple aborde Grégoire ; ses démons lui ont appris que Grégoire les a forcés de fuir ; il est furieux et ira se plaindre au proconsul. Grégoire, pour toute réponse, lui remet un billet qu'il n'a qu'à déposer sur l'autel : Ce billet porte : Grégoire à Satan. Tu peux rentrer ; et le démon revenu dans son temple y donne les signes ordinaires de sa présence. Mais le démon y perd un serviteur ; car le prêtre païen, forcé de voir là un Dieu plus puissant que le sien, court après Grégoire, se fait instruire, devient chrétien et sera bientôt diacre à Néocésarée.

Le bruit de ces merveilles précède Grégoire dans sa ville natale, et, lorsqu'il y arrive, tout le peuple vient au-devant de lui. Dans ce peuple, il n'y avait encore que dix-sept chrétiens. Un d'eux le reçoit sous son toit ; car Grégoire n'a plus une demeure à lui dans cette cité qui l'a vu brillant et riche. Mais la maison de Dieu qu'il est chargé de bâtir va s'élever rapidement ; dès le premier jour, sa prédication convertit bon nombre d'idolâtres ; les guérisons miraculeuses qu'il opère en convertissent d'autres. Et bientôt, avec le travail des uns, avec l'or des autres, une église se construit à laquelle, plus d'un siècle après, malgré les tremblements de terre qui auront vingt fois dévasté le pays, malgré les persécutions qui auront sévi sur toutes les églises, pas une pierre ne manquera.

Là se continue sur les pas du saint évêque cette série de faits miraculeux qui lui a valu le surnom de Thaumaturge. — Deux frères se querellent pour la possession d'un étang. Grégoire, malgré tous ses efforts, ne peut parvenir à les réconcilier ; et un jour est donné où ils doivent se rencontrer les armes à la main, eux et leurs serviteurs sur les bords de ces eaux qu'ils se disputent. Grégoire y va la veille au soir, passe la nuit en prières ; le lendemain l'étang est desséché et le combat se trouve sans but. — Le fleuve Lycus causait par ses débordements en hiver de grandes souffrances à toute la contrée : les digues qu'on avait construites ne suffisaient pas pour l'arrêter. Les habitants demandent à Grégoire de venir les aider de ses prières. Il va avec eux sur le haut de la digue et, appuyé sur son bâton, il leur prêche, au milieu de leurs inquiétudes pour les biens temporels, la sollicitude autrement importante pour les biens éternels. Puis il leur rappelle qu'à Dieu seul il faut demander des miracles ; il invoque à haute voix le nom de Jésus-Christ, enfonce son bâton en terre à l'endroit même où la digue cédait d'ordinaire à la puissance des eaux, demande à Dieu de contenir les débordements du fleuve et se retire. Le bâton pousse des racines, devient un grand arbre, et préserve désormais la digue et la. contrée. — Deux juifs veulent exploiter sa charité ; l'un d'eux se jette à terre et contrefait le mort, l'autre va au-devant de l'évêque et lui demande de l'aider par une aumône à enterrer son ami indigent. L'évêque détache son manteau et le jette sur le prétendu mort. Quand il est passé, celui qui est resté debout dit à l'autre : Lève-toi, il n'est plus là. Parole inutile ; l'imposteur était véritablement mort.

La ville de Comana dans le Pont fut le théâtre d'une merveille d'une autre nature. Les chrétiens de cette cité, nombreux et assez libres comme ils le furent en général entre le règne de Maximin et le règne de Dèce, avaient demandé à Grégoire de venir leur donner un évêque. Il passe d'abord quelques jours au milieu d'eux, puis les réunit dans le lieu de leurs assemblées. Les opinions étaient divisées. On se demandait qui était le plus noble, les plus éloquent, le plus savant. Grégoire, auquel pourtant aucun de ces dons n'avait manqué : N'écartez pas, dit-il, même les plus humbles ; le plus ami de Dieu peut se trouver dans les rangs les plus obscurs. — Alors, dit ironiquement l'un des chefs de l'assemblée, je propose de nommer évêque Alexandre le charbonnier. Qui est cet Alexandre ? reprit le saint. On poussa devant lui, non sans des éclats de rire, un homme à peine vêtu, couvert de haillons, le visage et les mains noires de charbon, mais calme, que les rires ne troublaient point et que sa pauvreté ne faisait pas rougir. Grégoire le prit à part et s'informa de sa vie antérieure. Alexandre n'était pas né indigent ; il était jeune, il avait un beau visage, il avait étudié la philosophie ; mais pour échapper aux périls que ces avantages humains pouvaient lui faire courir, il était venu à Comana, loin de sa patrie, et il avait pris, disait-il, le noir vêtement du charbonnier comme un masque qui le dérobait à la vue des hommes. Grégoire revient à l'assemblée et de nouveau lui parle des qualités qu'il faut chercher dans un évêque. Il gagne ainsi le moment où Alexandre, que par son ordre on avait baigné et habillé, reparaît à son tour. Ce n'était plus le même homme : Vous avez jugé d'après vos sens, leur dit Grégoire, et vos sens vous ont trompés. Le démon eût aimé à tenir éternellement caché ce vase d'élection. Alexandre fut donc élu ; et quand, immédiatement après sa consécration, le peuple voulut qu'il lui adressât quelques paroles, il le fit avec une certaine incorrection de langage qui put faire sourire les beaux esprits attiques, mais avec une sagesse et une abondance de pensées qui justifiaient assez le choix de Grégoire. On ajoute même qu'un de ces Athéniens de l'Asie Mineure, après s'être raillé de la parole épiscopale, vit en songe des colombes d'une blancheur éblouissante et qu'il lui fut dit : Ce sont là les colombes d'Alexandre dont tu t'es moqué. C'est ainsi qu'Alexandre le charbonnier devint évêque de Comana.

Restons-en là sur Alexandre et sur Grégoire que nous retrouverons tous deux un peu plus tard en face de la persécution de Dèce. Remarquons seulement que tous deux instruits aux lettres humaines, tous deux savants et philosophes, comme Origène et comme tant d'autres chrétiens ou évêques de ce siècle, n'en sont pas moins arrivés à cette sainteté de vie qui se manifeste par les miracles ou qui obtient la couronne du martyre. C'est qu'ils ont eu, avec la prudence du serpent, ce qui a pu manquer à leur maître, la simplicité de la colombe. Ils ont su être sages, mais sages avec mesure ; élever haut leur intelligence, mais humilier leur cœur ; penser noblement de Dieu, humblement d'eux-mêmes. Et c'est pour cela que Grégoire, disciple d'Origène et par Origène de Platon, cet élève des grammairiens, des rhéteurs et des jurisconsultes, cet orateur qui proteste bien contre T'atticisme, mais qui n'en parle pas moins avec l'élégance attique autant qu'avec l'éloquence chrétienne, ce savant et ce lettré de la Grèce asiatique, est devenu une sorte de héros légendaire pareil aux anachorètes du désert et aux saints moines du moyen âge. Les lumières de l'esprit n'avaient rien ôté chez lui à la simplicité du cœur, et c'est aux cœurs simples que Dieu révèle ses secrets et confie son pouvoir.

J'ai prononcé le mot de légende ; mais il ne faudrait pas en inférer un soupçon sur l'authenticité des faits miraculeux qui ont fait donner à Grégoire le surnom de Thaumaturge. Ils ne nous sont pas transmis par une pure tradition populaire ou par des écrivains postérieurs de plusieurs siècles. Soixante et quelques années après la mort de Grégoire, la vénérable Macrine, qui habitait Néocésarée et qui avait vu le saint évêque, racontait sa vie à la nombreuse famille dont elle était l'aïeule, et entre autres à deux futurs évêques, saint Grégoire de Nysse et saint Basile qui nous les racontent aujourd'hui.

Ainsi florissaient les églises d'Orient, et nous pouvons ajouter, toutes les églises du monde, pendant les treize années de paix sous Alexandre Sévère, pendant les quinze ans de Gordien et de Philippe. Il semble même que l'Église chrétienne dans une certaine mesure se trouvât réconciliée, non-seulement avec le pouvoir, mais avec les peuples. La philosophie devenait comme un terrain intermédiaire sur lequel chrétiens et païens pouvaient se rencontrer, où les premiers pouvaient instruire sans crainte de heurter, les seconds apprendre sans avoir trop à s'humilier. Les lieux d'assemblées chrétiennes ne se dissimulaient plus : on en a vu s'élever dans Rome ouvertement sous Alexandre. Sous Gordien et sous Philippe, le pape Fabianus, au-dessus des catacombes où dormaient cachés les corps des chrétiens, ne craignait pas de construire grand nombre d'oratoires visibles à tous les yeux. Grégoire à Néocésarée bâtissait cette église qui devait durer plus que la ville tout entière. Jamais si longue paix et si complète liberté, n'avaient été données aux disciples du Christ[78].

Les tombes chrétiennes, fidèles témoins de l'histoire de l'Église, déposent, elles aussi, de cette liberté et de cette paix. La catacombe de Calliste, cimetière principal de la Rome chrétienne, se consolide et s'agrandit. Des peintures en ornent les voûtes souterraines, et au-dessus d'elles s'élève un sanctuaire visible à tous les regards. Les évêques de Rome, chefs de la chrétienté, viennent dormir à côté les uns des autres dans la crypte qui leur a été réservée, Antéros, martyrisé sous Maximin y repose sous une pierre marquée de son nom ; son successeur Fabianus est allé chercher en Sardaigne et a rapporté sans crainte le corps de Pontianus, supplicié jadis au lieu de son exil[79].

Cette paix et cette liberté n'étaient pas même sans une certaine splendeur aux yeux des hommes. Les grands évêques que nous venons de nommer, et Origène avec eux, avaient un renom de savoir, d'éloquence, de philosophie, qui en imposait même aux païens. La plupart, nés au sein de la gentilité, de familles riches et honorées, avaient apporté d'autant plus d'éclat à l'Église qu'ils abandonnaient pour elle une fortune plus haute. Ainsi en était-il de saint Cyprien, évêque de Carthage, dont nous raconterons bientôt la conversion et la vie. Il semble aussi que les charges publiques, devenues accessibles aux chrétiens, aient été occupées par quelques-uns d'entre eux. On parle d'un consul chrétien dans les dernières années de Philippe[80].

Mais hélas ! les honneurs, la liberté, la paix elle-même ont leur péril. La vie de l'homme et la vie du chrétien surtout, est une milice sur la terre[81]. L'épée se rouille si elle cesse trop longtemps de combattre. Ce repos d'une durée inouïe faisait croire à beaucoup de chrétiens qu'on peut se reposer ici-bas. Ils s'attachaient aux biens de ce monde comme s'ils étaient désormais sûrs de les garder. Tout leur soin était trop souvent de les accroître et d'en jouir. Les haines, les tromperies, les parjures venaient à la suite de l'amour du gain. La frivolité et la corruption de la vie païenne s'introduisaient dans la famille des enfants de Dieu. On épousait des infidèles ; on teignait sa barbe et ses cheveux, on fardait son visage, on peignait le tour de ses yeux comme le faisaient païennes et païens. On méprisait les prêtres, on se révoltait contre les évêques ; le prêtre lui-même défaillait parfois ; l'évêque lui-même quittait parfois son église pour aller s'enrichir au dehors, négligeait le soin des pauvres, accumulait, faisait l'usure, extorquait des héritages[82]. Nous avons péché, s'écrie un martyr des temps qui vont suivre, et nos péchés ont élevé un mur entre Dieu et nous[83].

Ce mur ne pouvait tomber que sous la hache de la persécution. Les docteurs et les saints ou la prévoyaient ou en étaient avertis. Je n'espère pas, disait Origène, une tranquillité durable ; car nos calomniateurs ne manqueront pas d'attribuer les calamités de l'Empire à l'accroissement du nombre des fidèles et à la tolérance des magistrats envers eux[84]. Vers ce temps aussi une vision montra à un chrétien le Père de famille assis sur son trône dans les cieux. A sa droite, un jeune homme était assis, la tète appuyée sur sa main, le visage empreint d'indignation et de douleur. A gauche, un autre tenait un filet et allait le jeter sur un grand nombre d'hommes qui se trouvaient autour de lui. Et il fut expliqué à ce chrétien que, de ces deux figures humaines, la première était celle d'un bon ange plongé dans la douleur parce qu'on n'obéissait pas à ses salutaires avis ; que l'autre au contraire était ennemi des hommes et se réjouissait de ce que le Père de famille indigné livrait les coupables à sa cruauté[85].

La paix ne devait donc pas être éternelle et, sous le règne même de Philippe, elle commença à se troubler. On parle de la vierge Héliconide martyre à Corinthe, sous Gordien ou sous Philippe ; la date est incertaine. Il n'en est pas de même pour les martyrs d'Alexandrie dont les souffrances nous sont racontées par un témoin oculaire, leur propre évêque.

Cette ville était un foyer de christianisme trop ardent pour ne pas appeler sur elle la persécution[86]. Alexandrie avait eu de nombreux martyrs sous Septime Sévère, elle devait en avoir sous Dèce ; elle allait en avoir même sous le règne du chrétien Philippe.

Un mouvement populaire auquel il ne semble pas que les magistrats aient pris part fut provoqué par un de ces devins, poètes, chanteurs des rues, qui étaient à la solde des temples ou au service de quiconque les payait. Celui-ci depuis longtemps animait le peuple contre les chrétiens. Un jour donc, l'orage éclate. Un vieillard appelé Métras en est la première victime : sur son refus de blasphémer, on le frappe de verges, on lui porte des coups d'un roseau aigu dans le visage, on le conduit dans un faubourg et on le lapide. Après lui une femme appelée Quinta est menée au temple, et, comme elle refuse d'adorer, on lui lie les pieds, on la traîne sur le pavé en la maltraitant jusque dans ce même faubourg où elle est lapidée. Alors l'émeute devient générale, toutes les maisons des chrétiens sont envahies, les voisins attaquent et pillent leurs voisins. Tout ce qui se trouve de précieux est emporté par les pillards ; le reste est jeté sur la place et brûlé ; on dirait une ville prise d'assaut. Les chrétiens s'enfuient et se cachent, heu-roux pourtant de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ. Plusieurs tombent entre les mains des persécuteurs ; un seul a le malheur de renier son Dieu. La vierge Apollonie, déjà avancée en âge, après avoir eu les mâchoires brisées, est menée hors de la ville et mise eu face d'un bûcher où on la menace de la jeter, si elle ne blasphème pas avec ses bourreaux ; elle semble un instant demander grâce, et, laissée un peu libre de ses mouvements, elle s'élance dans les flammes. Sérapion saisi chez lui est torturé, puis jeté de l'étage le plus élevé de sa maison. Nulle rue assez étroite, nulle heure assez ténébreuse n'est sûre pour les chrétiens ; les cris de mort les poursuivent jour et nuit[87].

Ces violences durèrent plusieurs jours. Elles ne cessèrent que parce que lés persécuteurs, se disputant ou leurs victimes ou leur butin, en vinrent aux mains les uns avec les autres, et une vraie guerre civile (saint Denys la qualifie ainsi) ensanglanta Alexandrie.

Les chrétiens de cette cité respirèrent donc. Mais ce répit ne fut pas long. Au bout de peu de temps, les navires venant d'Italie annoncèrent la défaite et la mort de Philippe, l'avènement du païen Dèce. Les chrétiens comprirent qu'ils allaient avoir contre eux et le peuple et le pouvoir : l'émeute allait devenir loi.

 

 

 



[1] On a prétendu distinguer deux Ammonius, l'un chrétien, l'autre païen. Ni Eusèbe, ni saint Jérôme, ne font cette distinction. Plotin ne la fait pas non plus, niais il veut que le philosophe Ammonius, maitre de Porphyre, né chrétien, ait fini par apostasier. On conçoit quel intérêt il avait à faire croire à cette apostasie qu'Eusèbe nie complètement et dont aucun autre ne parle. Eusèbe, Hist. Ecclés., I, 7. Hieronym., Viri illustres, 55. Porphyre, In Vita Plotini.

Ammonius avait laissé un livre De l'accord entre Moïse et Jésus-Christ et une Harmonie des Évangiles.

[2] Porphyre, In Vita Plotini, 3. Longin parait aussi avoir suivi à Alexandrie les leçons d'Ammonius.

[3] Dates principales de la vie de Plotin : — 205. Sa naissance à Lycopolis en Égypte. — 212. Il commence à fréquenter les écoles des grammairiens d'Alexandrie. — 232. Il suit celle d'Ammonius. — 242. Son départ pour la Perse avec l'armée de Gordien. — 244. Son retour, après la mort de Gordien, à Antioche, puis à Rome. — 252. Il commence à écrire. — 262. Il est malade à Rome d'une épidémie. — 263. Porphyre devient son disciple. Plotin avait alors écrit vingt et un livres. L'Empereur Gallien lui permet de fonder une • ville de Platon. — 269. Après avoir écrit vingt-quatre livres, entre 263 et 268, il en envoie encore cinq à Porphyre et se retire en Campanie. — 270. Il envoie encore quatre livres à Porphyre et meurt ayant avec lui son disciple Eustochius. — Différents points de sa doctrine indiqués par saint Augustin, De civitate Dei, IX, 10, 16 ; X 16, 23.

[4] Porphyre, In Vita Plotini, 9.

[5] Porphyre, In Vita Plotini, 18.

[6] Porphyre, In Vita Plotini, 11.

[7] Ép. 56. Ad Dioscor. Voyez aussi Civ. Dei, IX, 10.

[8] Porphyre, in Plotino, 14. Longin parle aussi des deux platoniciens, Ammonius et Origène, avec lesquels, dit-il, nous avons longtemps vécu, supérieurs de beaucoup à tous les philosophes de leur siècle.

[9] Il est impossible de rappeler ici les innombrables écrits auxquels Origène a donné lieu. Je cite, dans le courant de ce chapitre, ceux de Rufin, de S. Jérôme, de S. Pamphile, d'Eusèbe. Parmi les modernes, qui ne connaît les Origeniana du savant Huet, évêque d'Avranches ? J'ai beaucoup emprunté aux deux excellents volumes sur Origène, qui font partie du Cours d'éloquence sacrée de M. l'abbé Freppel (Paris, 1868).

[10] C'est une des critiques qui furent faites contre une thèse en 900 articles de Pic de la Mirandole. Innocent VIII prohiba même la lecture de cette thèse, mais sans condamner Pic, et plus tard Alexandre VI (1493), par un bref, le déclara exempt de toute tache d'hérésie ou d'erreur. Les protestants furent bien autrement durs pour Origène. Luther, peu tolérant de sa nature, le voue aux dieux infernaux : Origenem jamdudum diris devovi. Théodore de Bèze de même. (Voyez Huet, Origeniana, II, sert. 3, n° 10, 21.)

[11] Eusèbe, VI, 14.

[12] Eusèbe, VI, 15.

[13] Eusèbe, VI, 16.

[14] Eusèbe, 4. E. VI, 19 et Porphyre qui y est cité.

[15] Eusèbe, VI, 16.

[16] Lettres d'Origène à Grégoire (saint Grégoire thaumaturge) et à d'autres, dans Cedrenus et dans Suidas, verbo Ωριγένης. Eusèbe, VI, 23. Sur Ambroise, voyez Hieronym., Vir. illust., 56.

[17] Eusèbe, VI, 19.

[18] Eusèbe, VI, 8, 23. Hieronym., Viri illustres, 6 ; Ép. ad Paulam.

[19] Rufin, pro Origene.

[20] Épiphane, Hœres., LXIV, 21.

[21] Eusèbe, VI, 23, 24.

[22] Origène, in Joann., t. VI, prœfat.

[23] Origène, Apud Rufinum in Apolog. pro Origene.

[24] Hieronym., Ad Paulam. In Rufin., 115.

[25] Photius, 118.

[26] Eusèbe, VI, 27.

[27] Hieronym., de Viris illustrib., 54.

[28] Eusèbe, VI, 26.

[29] Gregorius Thaumaturgus in Origen.

[30] Gregorius Thaumaturgus in Origen., 6.

[31] Gregorius Thaumaturgus in Origen., 12, 13.

[32] Isaïe, XXII, 22. Apoc., III, 7. — Greg. Thaumat, ibid., 14.

[33] Greg. Thaumat, ibid., 14.

[34] Luc, XV.

[35] Ps. CXXVI.

[36] Ps. CXXVI, 15. Luc, X, 30.

[37] Ps. CXXV, 6.

[38] Ps. CXXV, 16, 18.

[39] Palladius. — Eusèbe, VI, 17.

[40] Matth., VI, 23.

[41] Origène, Exhortatio ad martyr. Eusèbe, VI, 26.

[42] Eusèbe, VI, 32.

[43] Eusèbe, VI, 20, 33. Hieronym., Vir. illust., 60.

[44] Eusèbe, VI, 37.

[45] Eusèbe, VI, 36.

[46] Eusèbe, VI, 38. Hieronym., Ép. 65.

[47] La plupart des questions n'avaient été encore, dit le savant évêque d'Avranches, ni débattues par les théologiens, ni définies par les décrets de l'Église. Parcourant donc des contrées où nulle route n'était tracée encore, et où nul vestige de pas n'apparaissait, les théologiens s'élançaient dans la voie qui leur semblait devoir les mener à la vérité, et arrivaient souvent à l'erreur. Mais leur erreur était excusable, puisque l'Église n'avait pas encore marqué pour eux le droit chemin. Il est juste d'user envers Origène de la bienveillante indulgence dont on use d'ordinaire envers les autres Pères. — Huet, Origenianorum, lib. II, 2, 5, 14.

[48] Periarchon, I, 3, 5.

[49] Periarchon, I, prœfat 2.

[50] Periarchon, I 6 § 1, 4 ; II, 8 § 4, 5 ; 9 § 6. C'est ce que fait remarquer S. Pamphile sur l'ensemble des écrits d'Origène. Apolog. Origenis, in præfat. ; et S. Athanase distingue avec raison ce qu'Origène a écrit par manière d'exercice de ce qu'il définit avec assurance. De decretis Nicenœ synodi. — Nos disputandi specie magis quam definiendi, prout possumus, exercemur, dit Origène (Periarch., I, 6.) Souvent, il s'en remet au libre jugement de son lecteur : Quæ vera et meliora sint, lector inquirat. (Ibid., II, 3 § 7. De même, I, 6 § 4. In Isaiam Homil. IV.)

[51] Voyez Periarchon præfat, 8 ; II, 3 ; III, 5 § 1 ; IV, 9 — 12. In Num. Hom., XXIV, 3. In Leviticum Homil., V, 1, 5.

[52] Periarchon, IV, 9, 20. Sur l'admission ou la négation du sens littéral, ibid., IV, 12, 15, 14, 19. Ailleurs, sa manière d'entendre la résurrection des morts n'est pas, dit-il, celle des plus simples d'entre les fidèles. (In Psalm. I). Sur la distinction entre l'élite et le commun des fidèles, V. encore Origène, in Celsum, I, 48. IV, 49, 50.

[53] Voyez, dans le livre de M. l'abbé Freppel, quelques indications sur la part à faire dans les erreurs d'Origène, non-seulement au platonisme, mais aux différentes écoles grecques. Origène, 17e leçon. In principio.

Erreur d'Origène sur l'origine du mal qu'il fait antérieur à la création et cause de la création. Voyez Augustin, De civitate Dei., XI, 23.

[54] Periarchon, II, 9 § 6.

[55] Periarchon, I, 7 § 3, 5.

[56] Origène semble croire que les anges sont corporels. Mais il ajoute : Qualiter se res habitura sit, scit solus Deus, et si qui ejus per Christum et Spiritum sanctum amici sunt. Ibid., I, 6 § 4 ; II, 2 § 2 ; IV, 35. In Matthœum, XVII, 30. De oratione, 7. Il semble dire le contraire, In Joannem. Comm., I, 17. XIX, 30.

[57] Periarchon, II, 1 § 1, 2.

[58] Periarchon, II, 2 § 6.

[59] Sur ces épreuves successives (premier, second, troisième, quatrième monde). Voyez Periarchon, I, 6 § 3. II, 11 § 7. III, 2 § 6, 6 § 3 et 6. IV, 35. (Quelques-uns de ces passages nous sont parvenus dans la traduction de S. Jérôme, plus sûre que celle de Rufin.) Hiéronym., Ép. ad Avitum., III, 10. IV, 14. — La même idée dans d'autres écrits d'Origène. In Math. Comment., LXIX. In Levitic. Homil., VIII, 4.

[60] III, 5 § 3. III, 6 § 6.

[61] III, 6 § 5.

[62] I, 6 § 2.

[63] III, 6 § 9, c'est ce qu'il appelle le rétablissement.

[64] In Rom., V, 1 et 4. IV, 3. Elle reparait encore dans le Commentaire sur S. Mathieu, un de ses derniers ouvrages, XV, 35.

[65] Voy. Periarchon, I, 6 § 3. III, 6 § 4, soit dans la traduction de S. Jérôme soit dans celle de Rufin. Et au contraire, la protestation d'Origène : Ép. ad charos Alexandr. (Apud Rufin, De adulrerat. libror. Origenis). in Rom., VIII, 9.

[66] De même, pour la sainte Trinité, Origène répondant à des hérétiques unitaires exagère plutôt la distinction des Personnes divines et semblerait croire à leur inégalité.

[67] Voy. Rufin, Apolog. Origenis, II, 20, 21. Hieronym., Ép. 38 ad Vigilant ; Vir. illust., In Michœam, 11, in princ. M. l'abbé Freppel, t. I, p. 308. Leçon XIV.

[68] Hieronyme, Apol. contra Rufin, II, 22. Ép. Anastasii et Joannis Hieros.

[69] Cité par M. Freppel, Leçon XXVII, t. II, p. 442.

[70] Huet, Origeniana, Lib. II, Sect. 3.

[71] Noli altum sapere, sed time. Rom., XI, 20. Non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem. Ibid., XII, 3.

[72] Eusèbe, VI, 28, 31, 35. Julius Africanus était natif d'Emmaüs (Nicopolis de Palestine). Il avait écrit en cinq livres une Chronographie donnant les dates de tous les événements depuis la création jusqu'à l'an 221. Eusèbe nous en a conservé des fragments (Hist. Ecclés., I, 7. Prœp. Ev., X, 10. Demonstr. Ev., VIII, 2. Voy. aussi Syncellus, Chronogr.) et d'autres ouvrages que cite Eusèbe. Il vint à Alexandrie sous l'épiscopat d'Héraclas (231-247).

[73] Eusèbe, 21, 26.

[74] Hieronym., De viris illustrib. Il vivait sous l'épiscopat de Ziben, à Antioche, 230-236.

[75] Le texte dit : Adad (serait-ce Ader Iduméen, auquel ce mot parait peu applicable ? Voy. III, Reg., XI, 14 et s.).

[76] Κύριε ύίε.

[77] Voyez sur tout ce qui suit, la Vie de saint Grégoire le Thaumaturge, par saint Grégoire de Nysse. Theodorus, qui postea Gregorius, dit S. Jérôme, vir apostolicus, signorum atque virtutum. Ad Magnum, 83.

[78] La crainte des ennemis du dehors a cessé depuis longtemps, dit Origène, vers 215. In Celsum, III, 15.

[79] S. Pontien était mort en Sardaigne en 235. Son corps fut rapporté à Rome par saint Fabien, le 13 août 237. — S. Antéros fut tué sous le règne de Maximin le 3 janvier 236. — Saint Zéphirin, mort en 218. avait été le premier avant eux enterré dans la crypte papale du cimetière de Calliste. Sur cette crypte et la 3e Area (superficie territoriale) ajoutée au cimetière de Calliste par Anatolie, fille du consul Æmilianus sur la Cella (ou sanctuaire) à trois absides qui s'élevait au-dessus de cette area, voyez M. de Rossi : Roma sottoranea.

[80] M. Fulvius Petronius Æmilianus, mort consul pour la seconde fois en 249, laisse sa fille Anatolie sous la tutelle de ses deux serviteurs chrétiens, Calocerus et Parthenius, plus tard martyrs. Voy. leurs actes, 19 mai (ou 18 avril). Les inscriptions chrétiennes jointes aux fastes consulaires complètent le nom de ce consul, et confirment le nom de son affranchi, Æmilianus Parthenius. Voyez M. de Rossi.

[81] Job., VII, 1.

[82] S. Cyprien, De lapsis, Ép. 8.

[83] S. Pionius, prêtre de Smyrne. Actes au 2 févr.

[84] Origène, In Celse, II, 15.

[85] Cyprien, Ép. 52.

[86] Lettre de saint Denys d'Alexandrie à Fabius, évêque d'Antioche, dans Eusèbe, VI, 41.

[87] Ces martyrs sont honorés : saint Métras, le 30 ou 31 janvier ; sainte Quinta le 8 février (15 janvier) ; sainte Apollonie, le 9 février ; saint Sérapion, le 14 novembre.