LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE V. — LE RÈGNE DE L'ARMÉE - 235-249

CHAPITRE II. — MAXIMIN ET LES DEUX GORDIENS - 235-238.

 

 

Le règne de la force brutale ne pouvait être mieux inauguré que par Maximin[1]. Il semblerait, à lire les récits, pour ainsi dire légendaires, que l'on nous fait au sujet de cet empereur barbare, qu'on se fût plu à personnifier en lui le triomphe de la force physique sur la force morale, de la matière sur l'esprit, des races du Nord sur les races du Midi, du Barbare sur l'Hellène.

Il est né en Thrace, dans cette contrée que les Grecs tenaient comme disgraciée quant à l'intelligence. Mais il n'est pas même Thrace d'origine : son père était Goth et s'appelait Micca ; sa mère, de la race des Alains, s'appelait Ababa. Devenu empereur, il tiendra à cacher ces noms barbares qui trahissent trop le sang dont il est sorti. Sa taille est colossale ; il a, dit-on quelque part, huit pieds un doigt (2m,38,44) ; et comme si ce n'était pas assez, le même auteur dit ailleurs, près de huit pieds et demi. Il se met au pouce, en guise d'anneau, un bracelet de sa femme. Il boit en un jour une amphore de vin, mesure du Capitole ; il dévore, dit le crédule Capitolin, jusqu'à quarante et soixante livres de viande dans la journée. Il trahie au besoin une voiture chargée ; d'un coup de poing il brise la mâchoire d'un cheval, d'un coup de pied sa jambe ; il brise un arbre, il écrase une pierre entre ses doigts. C'est Hercule, dit le peuple, c'est Antée, c'est Milon de Crotone[2]. Le peuple aime à voir de tels héros, et il leur sait gré de leurs muscles comme d'une vertu.

Les muscles de Maximin semblent avoir fait sa fortune. Il était paysan, pâtre dans ses montagnes de la Thrace, obligé de garder ses troupeaux contre les brigands. Sa taille et son courage le firent, comme au temps d'Homère, choisir pour chef par les pâtres que réunissait le besoin de la défense commune. Un jour, l'empereur Sévère, campant dans la province de Thrace, au temps, je suppose, de la guerre de Byzance, célébrait la fête natale de son fils par des jeux donnés à ses soldats ; un pâtre barbare, tout jeune encore, ose s'approcher de l'Empereur ; parlant un latin mêlé de la langue des Thraces : Fais-moi lutter, dit-il, avec le premier venu de ton armée. Sévère admire sa taille, mais prend sa condition en mépris. Il l'admet à lutter, mais seulement avec des valets. Maximin en bat un, deux, trois, jusqu'à seize des plus robustes : sans prendre de repos, il gagne seize récompenses, et en ce jour devient soldat. Huit jours après, Maximin, connaissant mal la dignité du soldat romain, se livre dans un accès de joie aux extravagances de la danse barbare ; l'Empereur qui le voit, appelle son officier et lui ordonne de réprimander cet homme. Maximin reconnaît l'Empereur, et court à lui ; l'Empereur à cheval s'éloigne au galop, revient, fait plusieurs tours ; Maximin est toujours auprès de lui ; Sévère croit l'avoir fatigué : Eh bien Thrace, lui dit-il, après avoir ainsi couru, serais-tu encore en état de lutter ?Comme il te plaira, imperator. Et en effet sept soldats choisit parmi les plus forts sont vaincus par lui sans reprendre haleine. Cette fois, Sévère lui met au bras un bracelet d'argent, au cou un collier d'or, le place au nombre de ses gardes, et le conservera toujours auprès de lui[3].

Maximin sert fidèlement Sévère d'abord, Caracalla ensuite. Sous le règne de Macrin meurtrier de Caracalla, il s'éloigne de la milice, retourne en Thrace, y acquiert des terres, retrouve là ses frères les Goths, vit avec eux, redevient barbare si toutefois il a jamais cessé de l'être. Au bout de quelques mois, il entend dire que Macrin ne vit plus et que le César régnant est cet Antonin que l'histoire appelle Élagabale, soi-disant fils d'Antonin Caracalla. Maximin, toujours attaché à la famille de Sévère, va saluer à Rome ce petit-fils de son premier maître ; mais il ne trouve qu'un efféminé, de tous les empereurs le moins soldat et qui l'accueille par des plaisanteries obscènes. Maximin s'éloigne encore, et, quoique revêtu par Élagabale des insignes du tribunat militaire, il se refait propriétaire, désœuvré, malade, plutôt que de saluer une fois de plus cet indigne empereur[4].

Mais l'avènement d'Alexandre le comble de joie. Il part cette fois encore pour home, et cette fois il est clignement accueilli. Alexandre lui donne une 'légion à commander, une légion de nouveaux soldats, pour que ceux-là du moins, étrangers aux 'habitudes de mollesse et d'indiscipline qui sont celles de toute l'armée, puisent dans les leçons de Maximin l'habitude de la vraie discipline romaine. Maximin dresse rudement ses conscrits ; tous les cinq jours, exercices, simulacre de guerre, inspection des armes, de l'équipement, des chaussures. Ses collègues lui disent : Qu'as-tu à faire de prendre tant de peine ? Tu es déjà en mesure d'avoir un commandement d'armée (ducatum). — Moi, dit-il, plus je serai élevé en grade, plus je m'imposerai de fatigues. Et, en effet, avec son vieil orgueil d'homme fort, il provoque les soldats à la lutte ; quoique n'étant plus jeune, il en jette à terre cinq, six, sept. Bah ! lui dit un tribun de haute taille et d'une grande vigueur, jaloux des succès de Maximin, tu l'emportes sur eux parce que tu es leur commandant. — Veux-tu lutter à nous deux ? lui dit Maximin. L'autre y consent, mais au moment où il l'aborde, Maximin lui applique sa main sur la poitrine, le jette en arrière jusqu'à terre, et s'écrie : Amenez-m'en un autre, mais toujours un tribun[5]. Je cite ces récits vulgaires, auxquels la crédulité populaire peut avoir ajouté des détails fabuleux, parce qu'ils montrent en quels souvenirs se complaisait ce siècle habitué à n'admirer que la force. Le moyen âge, lui aussi, s'est plu à personnifier la force corporelle dans la légende de saint Christophe ; mais là, du moins, la force est vaincue par l'Esprit, et cet Atlas plie sous le poids de l'Enfant-Dieu.

Jusqu'ici cependant Maximin paraît avoir été un loyal soldat. Mais ces natures grossières sont souvent faibles, et, après s'être montrées honnêtes devant une tentation ordinaire, elles cèdent devant une perspective d'ambition qui trouble leur cerveau. Nous avons dit de quelle criminelle ingratitude il paya Alexandre, de tous les empereurs celui à qui il devait le plus.

Devenu empereur, Maximin resta soldat[6]. La milice était sa grandeur, sa force, son honneur. Les soldats l'avaient fait Empereur sans le Sénat et loin du Sénat ; il ne pouvait être Empereur que dans le camp. Il ne paraît de tout son règne être venu à Rome qu'une seule fois. Soldat courageux et résolu, il jette d'abord son armée au delà du Rhin, s'avance à 30 ou 40 milles sur la terre germanique, brûle les maisons, détruit les moissons. Il ne ménage pas sa propre personne : un beau jour, au milieu des marais, il se trouve entouré de Germains, n'ayant d'autre ressource que de se cramponner à son cheval jusqu'à ce que ses soldats viennent le délivrer ; et ce jour-là même, dans ces mêmes marais, il remporte une victoire sur terre et sur eau ; puis il ramène son armée chargée de butin, de provisions, de troupeaux ravis à l'ennemi, et il dicte cette lettre pour le Sénat, auquel probablement il écrivait peu : Nous ne pouvons, Pères conscrits, dire tout ce que nous avons fait ; sur une étendue de 40 milles, nous avons brûlé les villages, saisi les troupeaux, fait des prisonniers, tué des soldats, combattu dans les marais. Nous aurions pénétré jusque dans les forêts, si des marais trop profonds ne nous eussent arrêtés. Et un peu plus tard : En peu de jours, Pères conscrits, j'ai fait à la guerre autant que nul des anciens. J'ai apporté sur le sol romain autant et plus de butin qu'on ne pouvait en espérer. J'ai ramené autant et plus de captifs au moins que notre territoire peut en contenir.

La Germanie pacifiée à la manière de Maximin, il vient à Sirmium (fin de 236). De cette ville[7] qui était le quartier-général des Romains dans toutes leurs guerres sur le Danube, il médite un vaste plan de campagne. Il veut attaquer les Sarmates, il veut étendre l'Empire romain jusqu'à l'Océan septentrional, c'est-à-dire sans doute jusqu'à la mer Baltique. Et en attendant, des tableaux peints par ses ordres et représentant ses victoires, sont exposés aux portes du Sénat, pour glorifier son nom et pour humilier le Sénat son ennemi[8].

Il sait en effet que le Sénat est son ennemi. Le Sénat ne peut aimer ce soldat goth, qui n'était même pas sénateur, élu par les soldats seuls, élu en Germanie, élu sur la dépouille sanglante du bien-aimé empereur Alexandre son bienfaiteur et sa victime. Le Sénat n'aime pas Maximin, et qui peut l'aimer ? Maximin a l'ambition militaire de Trajan, mais il n'a rien de la clémence de Trajan. La passion des conquêtes peut séduire même de grandes âmes, mais elle entre aussi dans des âmes bien basses.

L'âme de Maximin est une âme basse. Ce pâtre de race gothique ne pardonne pas au peuple romain d'être plus romain et plus civilisé que lui. Il se rappelle les mépris qu'il a rencontrés dans sa jeunesse, même chez des esclaves, alors que les intendants des grandes maisons ne voulaient pas le voir. Il se rappelle, à titre d'injure, les bienfaits qu'il a reçus. Il est impitoyable pour ceux qui l'ont connu pauvre et obscur, parce qu'ils peuvent parler de son humble condition d'autrefois. Il est impitoyable même pour ceux qui l'ont secouru, il ne voudrait pas laisser vivre mi de ceux qui ont vu Maximin dans la misère. Il ne veut auprès de lui pas un homme de haute naissance : personne ne doit être plus noble que Maximin.

A titre de bienfaiteur et à titre de victime, la mémoire d'Alexandre lui est doublement odieuse. Les amis, les confidents, les serviteurs d'Alexandre lui sont suspects ; il cherche à s'en délivrer[9]. Alexandre a régné par la clémence, Maximin déclare qu'il ne peut régner que par la cruauté[10].

Autour de son camp du Rhin ou du Danube, ce ne sont que traces ou apprêts de supplices, croix plantées pour y attacher des victimes, hommes jetés aux bêtes, hommes tués à coups de bâton, hommes enfermés pour y périr dans les corps d'animaux qu'on vient de tuer. Le centurion et le légat sont exposés à de tels supplices comme le simple légionnaire, le citoyen comme le soldat. Sans quitter son camp, Maximin fait ressentir jusque dans Rome les effets de sa cruauté. Il y entretient des délateurs, fait accuser, condamner, emprisonner, exiler, ruiner, supplicier, citoyens, sénateurs, consulaires. Les plus innocents et les plus illustres sont tout à coup saisis, jetés sur un chariot, sans avoir même un esclave avec eux : menés de jour et de nuit jusqu'au camp de l'Empereur en Pannonie, et là dégradés, condamnés à l'exil ou à la mort. Trop heureuse encore la ville de Rome si le monstre ne vient pas un jour lui-même dans ses murs y faire sentir de près sa colère Des vœux se font tout haut dans les temples, femmes et enfants vont prier les dieux, le Sénat ordonne des supplications, pour que Maximin ne vienne pas dans Rome[11]. On l'appelle de tous les noms odieux de la fable et de l'histoire, Busiris, Cyclope, Sciron, Phalaris, Typhon, Gygès.

Alexandre était économe et ne cherchait à accroître son trésor qu'en augmentant la prospérité de ses sujets, Maximin, comme tous les tyrans, est prodigue et déprédateur. La confiscation des biens des proscrits ne lui suffit bientôt plus. Il envahit et l'épargne du trésor et les caisses des villes (car, ainsi que tous les empereurs inintelligents, il a les libertés municipales en horreur)[12], et les fonds destinés à l'approvisionnement du peuple, et les fonds non moins sacrés destinés au théâtre et aux fêtes. Il envahit les temples, s'empare des statues d'or, d'argent ou de bronze, les fait fondre, sans respect pour les dieux et pour les héros, au milieu d'une multitude qui frémit de colère[13].

Alexandre enfin avait protégé les chrétiens ; Maximin est leur persécuteur. Il semble que la persécution ait commencé presqu'au lendemain de cette révolution soldatesque qui le fit empereur sur les bords du Rhin. Le palais d'Alexandre était plein de serviteurs chrétiens ; ils périssent à un double titre. L'évêque de Rome, Pontianus, est exilé dans l'île de Sardaigne, et y meurt au bout de peu de temps sous la verge des bourreaux (235) ; avec lui le prêtre Hippolyte, longtemps séparé de l'Église, rachète son schisme par le martyre[14]. Antéros, successeur de Pontianus martyr, institue dans l'Église sept notarii (tachygraphes) pour recueillir les dernières paroles des martyrs, et au bout de peu de jours il est martyr lui-même[15] Ainsi les héros chrétiens se succédaient sur la chaire de Pierre, et avaient à peine le temps de recueillir le souvenir et les reliques l'un de l'autre.

De Rome, la persécution gagne les provinces, mais pas toutes également ; le temps lui manqua. Néanmoins les églises du Pont et de la Cappadoce sont soumises à des rudes épreuves. D'effroyables tremblements de terre par suite desquels des cités entières disparaissent, épouvantent et en même temps irritent les païens. Comme à d'autres époques, ils s'en prennent aux chrétiens de la colère du Ciel, et, après de longues années de paix, la persécution presque oubliée recommence. Le trouble se glisse un moment dans le cœur des chrétiens. Une fausse prophétesse se lève parmi eux, prétend à son gré ébranler ou raffermir le sol, séduit jusqu'à un diacre et un prêtre à qui elle fait perdre et leur foi et leurs mœurs, ose accomplir, elle femme, les saints mystères. Mais cette illusion d'un jour ne tient pas contre la fermeté de quelques croyants et les prières d'un saint exorciste[16].

La Palestine surtout donne des confesseurs à la foi. A Césarée, le prêtre Prototectus et le diacre Ambroise, ramené de l'hérésie par Origène, devenu son disciple, son coopérateur et son ami, sont saisis tous deux ; leurs biens sont pillés ; on les charge sur des chariots ; et, au milieu des mauvais traitements et des railleries, on les mène en Germanie devant le tyran Maximin. Origène lui-même, poursuivi, caché, fugitif, leur envoie ses consolations, ses exhortations, ses louanges, toutes empruntées aux livres saints dont lui et Ambroise ont fait si longtemps leur nourriture[17]. Sois pareil à ceux, lui dit-il, qui, ayant rompu tous leurs liens et s'étant donné des ailes, sont prêts à s'envoler comme l'aigle pour retourner dans la maison de leur prince[18]. Dans d'autres provinces encore, les églises sont menacées, la persécution s'attache aux évêques et frappe le pasteur afin de dissiper le troupeau. L'église chrétienne ensanglantée, en même temps que le temple païen était mis au pillage, était chose qui ne devait se voir que sous le sauvage Maximin[19].

Voilà donc ce qu'était le césarisme romain que l'on a recommandé quelquefois à notre imitation. Un jour, un moment, une émeute de soldats paresseux et indisciplinés, un coup d'épée, ou plutôt un coup de poignard, peuvent faire passer le monde civilisé d'un Alexandre à un Maximin, de la sagesse païenne la plus tutélaire qui se fût vue encore, en pleine- brutalité et en pleine barbarie. Ce Goth, à la face ridée et à la barbe blanche, vieux, mais non décrépit, conservant la vigueur de ses muscles et la hauteur gigantesque de sa taille, sauvage, hérissé, violent, d'autant plus que l'âge n'avait pas diminué son énergie corporelle ; ce vieux tigre rugissant dans sa caverne[20] était obéi au moins autant que le jeune, sage, intelligent fils de Mammée. Il avait une certaine confiance brutale qui le faisait croire à l'éternité de sa vie et de son empire. Sa taille de géant et sa vigueur d'athlète lui semblaient un brevet d'immortalité ; il se croyait invulnérable[21]. Hélas ! les peuples sont si aveugles qu'ils n'ont guère plus d'énergie contre le mal que de reconnaissance pour le bien.

Ce n'est pas qu'il n'y eût aussi contre Maximin des conspirations comme il y en avait eu contre Alexandre. Il y eut des complots, ou du moins Maximin put croire à des complots. Un certain Magnus, qui ne nous est connu que par ce surnom, avait gagné les gardiens d'un pont de bois que Maximin avait fait construire sur un fleuve de Germanie. Maximin étant passé le premier, le pont devait être rompu, et l'Empereur demeurer seul sur la terre barbare avec une escorte formée par les conjurés. Magnus était consulaire, grand personnage, et voulait être Empereur. Bien des soldats, bien des officiers, et, s'il faut en croire Hérodien, tout le Sénat conspiraient avec lui. Il fut dénoncé et périt avec quatre mille autres[22]. — Une autre tentative de révolution éclata parmi les soldats de l'Osrhoène. C'étaient en général des archers, fort employés dans les guerres de Germanie, d'autant que la Germanie connaissait peu les armes de jet : c'étaient des compatriotes d'Alexandre, pleins d'amour et de regret pour leur jeune empereur, révoltés au contraire de la brutalité gothique de Maximin. Un de leurs chefs, qu'Hérodien appelle Quartinius et Capitolin Tychus, avait été congédié par Maximin ; mais un jour ses soldats le rencontrent, le saisissent et le font empereur malgré lui. La pourpre sur ses épaules et les feux allumés en signe d'honneur, appareil funèbre, dit avec raison Hérodien, signalent à tous les yeux cet empereur d'un jour. Maximin n'eut cependant pas besoin de le vaincre. Un certain Macédonius, premier auteur de la révolte, par regret, jalousie ou calcul, changea d'avis, tua Quartinius pendant son sommeil, et porta sa tête à Maximin. Macédonius n'y gagna rien, et, soit haine de la trahison, soit haine de la révolte, Maximin rendit d'abord grâces au traître et ensuite le fit périr[23].

Ces complots répétés et ces cruautés multipliées chaque jour rendaient l'homme plus sombre, ou le tigre plus farouche. Le monde romain accoutumé à tout souffrir ou sans se plaindre ou au moins sans s'indigner, commença pourtant à se révolter. En confisquant l'argent des approvisionnements et des spectacles, Maximin avait trouvé moyen d'irriter cette populace romaine que le massacre des grandes familles et le pillage des grandes fortunes avaient jusque-là laissée indifférente, sinon à demi satisfaite. Dans les provinces, la dévastation des temples avait provoqué non-seulement des murmures, mais des résistances à la fois religieuses et nationales. Les émeutes populaires sont si rares dans l'histoire de l'Empire romain, qu'elles font toujours quelque plaisir à rencontrer. La populace, dans plusieurs villes, avait défendu le sanctuaire, et le sang avait coulé au pied de l'autel.

Mais le coup qui devait renverser Maximin devait éclater loin de lui et loin de Rome. Le proconsulat d'Afrique était confié, depuis le temps d'Alexandre Sévère, à un vieillard âgé de quatre-vingts ans, M. Antonius Gordianus[24]. La vie intérieure de ce personnage nous peint ce qu'étaient ces grandes existences romaines, à peu près impossibles sous les premiers Césars, redevenues possibles sous les Antonins, et dont quelques-unes avaient pu traverser les règnes dangereux de Commode, de Caracalla et d'Élagabale. Il réunissait dans ses souvenirs domestiques la plupart des grands noms de l'ancienne Rome. Par son père il se rattachait aux Gracques, nés eux-mêmes du sang des Scipions ; par sa mère à l'empereur Trajan ; il avait épousé une arrière-petite-fille d'Antonin le Pieux ; il comptait dans sa famille trois générations de consulaires, dans la famille de sa femme cinq consulaires. Sa fortune était énorme ; nul particulier ne possédait dans les provinces plus de terres que lui. Enfant, il avait été poète, et avait même refait les poèmes de Cicéron ; jeune homme, il avait été rhéteur brillant et avait déclamé en présence des Empereurs. Né dans les dernières années du règne d'Antonin, il avait pu entrer dans les charges sur la fin de Marc-Aurèle, et il y avait déployé une singulière magnificence. Pendant l'année de son édilité, dit Capitolin, il avait donné au peuple des jeux de gladiateurs tous les mois, et, à chacune de ces fêtes, cent cinquante couples de gladiateurs au moins, quelquefois cinq cents ; une fois, cent bêtes féroces d'Afrique (ainsi une bête valait environ trois gladiateurs) ; une autre fois, jusqu'à mille ours. Dans une forêt artificielle, il fit un jour apparaître vingt cerfs aux cornes palmées[25], mêlés à des chasseurs bretons, trente chevaux sauvages, cent béliers sauvages, dix élans, cent taureaux de Chypre, trois cents autruches de Mauritanie d'une rougeur éclatante, cent cinquante sangliers, deux cents bouquetins, deux cents daims. Tout cela fut livré au peuple qui put prendre de ce gibier à sa guise ; et la mémoire de cette largesse était consacrée par un tableau peint sur les murs de la maison de Pompée, où l'on pouvait compter pièce par pièce ce butin da peuple romain. Consul avec Caracalla (208), il éclipsa par sa splendeur son impérial collègue. Il donna pour les jeux du cirque, avec la permission des princes, cent chevaux de Sicile et cent chevaux de Cappadoce. Ses libéralités dépassèrent même l'enceinte de Rome, et toutes les villes du centre de l'Italie eurent à ses frais quatre jours de jeux scéniques et de concours de poésie. De telles largesses allaient au cœur du peuple romain, et Gordien y gagna une popularité que ni l'absence ni le titre d'empereur ne lui firent perdre. En Afrique, où il était proconsul déjà depuis sept ans, sa douceur de vieillard, sa simplicité, sa bonhomie l'avaient fait aimer. Du reste, un proconsul d'Afrique était plus fait pour se faire aimer que pour se faire craindre : le commandement des troupes ne lui appartenait pas ; les agents du fisc ne dépendaient pas de lui ; il était assez peu puissant pour être facilement populaire, surtout lorsqu'il était comme Gordien, riche, libéral, doux. C'était un beau et placide vieillard, avec une noble physionomie qui rappelait celle d'Auguste, une taille haute, un teint encore coloré et des cheveux blancs ; sobre, mais soigneux de sa personne et de son vêtement ; prenant jusqu'à quatre ou cinq bains par jour en été, deux en hiver, lisant beaucoup Platon, Aristote, Cicéron et Virgile, n'ayant probablement jamais guerroyé et ne se souciant sûrement pas de guerroyer. C'est cet homme-là qui un beau jour se réveilla empereur, et ce réveil fut loin d'être agréable. Deux jeunes gens riches, menacés par un agent du fisc dont la rigueur sanguinaire était odieuse à tout le pays, rassemblent les mécontents, arment leurs esclaves, pénètrent dans la ville un jour de marché, et poignardent le procurateur de César (mai 237). Cela fait, ils ne peuvent plus se sauver qu'en renversant César lui-même. Or, par malheur pour lui, le pauvre Gordien était ce jour-là à Tzsdrus non loin du théâtre de la révolte. Il avait siégé le matin à son tribunal, et goûtait tranquillement son sommeil de midi. Tout à coup un grand bruit le réveille, il se trouve au milieu d'une foule d'hommes qui lui présentent des épées nues d'un côté, de l'autre un lambeau de pourpre arraché à un drapeau. Il comprend tout de suite de quoi il s'agit. Il refuse, il supplie, il se jette à terre. Mais on lui représente, ce qui n'est que trop évident, qu'il suffit qu'on ait pensé à lui pour qu'il soit perdu auprès de Maximin, et que sa seule chance de vivre est d'être Empereur[26].

Voilà donc un nouveau César installé en Afrique, deux Césars même ; car avec Gordien trop âgé pour régner seul, son fils est déclaré Auguste. Voilà les statues de Maximin abattues, Carthage qui applaudit à l'entrée solennelle du nouveau César, des lettres entourées de lauriers qui partent pour Rome, adressées au Sénat et au peuple romain. Les envoyés secrets qui portent ces lettres à Rome vont trouver d'abord le préfet du prétoire, Vitalianus, serviteur ardent de Maximin et détesté comme lui ; ils lui montrent une lettre prétendue de cet empereur, demandent à lui parler sans témoins, le poignardent et sortent en disant qu'ils ont agi par ordre de Maximin ; mais une fois sur la voie publique, débarrassés de ce chef de l'armée, ils haranguent le peuple, lui lisent les lettres de Gordien, en remettent d'autres au consul, et font convoquer le Sénat (27 mai 237)[27].

Au Sénat, ce n'est qu'un cri d'enthousiasme : Gordien Auguste, les dieux te gardent ! Règne heureux, toi qui nous as délivrés ! Et le consul demande : De Maximin et de son fils, que voulez-vous faire ?Ennemis, ennemis ! Récompense à qui les tuera !Des amis de Maximin ?Ennemis, ennemis ! Récompense à qui les tuera ! etc.

A ce moment même le massacre était commencé. Le meurtre de Vitalianus laissait l'armée prétorienne sans chef, le peuple sans frein. Le peuple se rue sur les amis de Maximin, sur ses procurateurs, sur les agents de ses proscriptions. Il les poursuit, les tue, jette leurs corps aux égouts. Plus d'un innocent périt ; plus d'un créancier, à titre d'ami de Maximin, est tué par son débiteur, plus d'un plaideur par son adversaire. Le préfet de Rome, Sabinus, qui veut arrêter cette violence, reçoit un cout, de bâton qui lui brise la tête. C'est là le peuple, c'est le peuple de Rome, c'est le peuple de toutes les cités et de tous les siècles ; ne laissez jamais le peuple faire justice, quand même sa colère serait juste ; il ne versera pas une goutte de sang coupable sans y mêler des flots de sang innocent.

Pendant que des envoyés allaient dans toute l'Italie, dans toutes les provinces, proclamer la déchéance de Maximin, et rallier les peuples à une cause que les peuples embrassaient presque partout, le sénatus-consulte qui avait proclamé cette déchéance arrivait à Sirmium, au camp de Maximin. Le tigre eut un accès de rage effroyable. Vous eussiez dit une bête, non un homme[28]. Il allait se heurtant contre les murs, se jetant à terre, poussant des cris sauvages, tirant son épée, comme pour tuer le Sénat, déchirant ses vêtements impériaux, frappant ses serviteurs, frappant son fils. Il fallut le reconduire dans sa chambre et l'y enfermer. Il se calma en se gorgeant de vin. Le lendemain seulement, après avoir tenu conseil, il parut devant ses soldats, lut un discours où il se raillait de la foi africaine, de la vieillesse de Gordien, de la témérité du Sénat, de la faiblesse du peuple désarmé, et où il promettait à ses légions de riches dépouilles à se partager. Il distribua aux soldats une abondante largesse, et ordonna la marche sur Rome.

Il eût été autrement fier et triomphant s'il eût su ce qui se passait ou ce qui allait se passer en Afrique. Au berceau même de la révolte on se révoltait contre elle. Les troupes qui tenaient garnison étaient étrangères et à l'autorité du proconsul qui n'avait pas pouvoir sur elles dans cette province et aux griefs des populations dont elles ne partageaient pas les souffrances. Un certain Capellianus qui commandait les milices du pays des Maures, créature de Maximin et depuis longtemps brouillé avec Gordien, reçut de celui-ci sa destitution et un ordre d'exil. Au lieu de se soumettre, il arme ses troupes et marche contre Carthage. Ces Maures, habitués à combattre les barbares du désert, étaient armés et aguerris ; les Africains proprement dits, les Carthaginois si l'on veut, commerçants et laboureurs, n'avaient ni armes, ni habitudes militaires. Ils avaient de plus un triste général pour les commander. Gordien, à quatre-vingts ans, ne pouvait marcher à leur tête. Son fils, fait Auguste avec lui, n'avait que quarante-six ans ; mais l'incroyable avilissement des mœurs romaines faisait de lui presque un vieillard. Il avait mené comme tant d'autres cette vie des thermes, des jardins, des bosquets, que menait la jeunesse opulente de Rome, et y ajoutant, au lieu d'une femme légitime dont il ne voulut jamais, vingt-deux concubines en titre auxquelles il devait soixante ou quatre-vingts enfants. Il avait fait des vers comme son père et comme tant d'autres, niais des vers d'homme de qualité qui ne prend pas la peine de les faire aussi bien qu'il pourrait[29]. Il soignait son breuvage bien plus que ses vers, et en fait de boisson à la glace, en fait de vin miellé, épicé, mêlé de condiments que notre simplicité moderne ne connaît pas, il n'avait pas son égal dans Rome. Tout cela faisait un pauvre empereur et un pauvre général. Quand ces malheureux Africains armés de haches, d'épieux, d'échalats brûlés par le bout, se trouvèrent en face de la cavalerie numide et des archers maures, la déroute fut prompte et le carnage horrible. Le jeune Gordien du moins sut mourir, et son corps perdu dans un amas de cadavres échappa aux insultes des soldats. Quant à son vieux père, resté à Carthage et qui déjà avait reçu l'empire comme un arrêt de mort, il ne vit plus qu'une chose à faire, exécuter l'arrêt. Quand il sut Capellianus entré dans Carthage, il se retira dans sa chambre comme pour se reposer, défit sa ceinture et s'en servit pour se pendre. Maximin fut donc de nouveau proclamé en Afrique ; des vengeances effroyables s'y exercèrent, les temples furent dévastés, les villes livrées au pillage, les notables de chaque cité mis à mort. Et le soldat rassasié et satisfait resta prêt, soit à maintenir l'empereur Maximin, soit même, si on le lui demandait, à proclamer empereur Capellianus (juillet 237).

Ainsi Rome se sentait au nord menacée par Maximin, au midi abandonnée par l'Afrique qui lui avait donné le signal de la révolte. Sa cause eût été perdue s'il ne se fût pas rencontré dans le Sénat et dans le peuple un retour d'énergie tel qu'il ne s'était pas vu depuis le temps de la République. Le Sénat se réunit, consterné, mais non abattu. Un sentiment presque républicain se fit jour dans son esprit ; et pour se rapprocher autant que possible du gouvernement consulaire, il nomma deux empereurs à la fois (on eût dit deux consuls à vie), l'un pour Rome et pour la paix, l'autre pour l'Italie et pour la guerre. L'Empereur guerrier fut Clodius Pupienus Maximus. Son père était tout simplement un charron ou un forgeron. Désigné, comme toujours, par quelque présage pour être Empereur, il avait reçu une certaine éducation, était entré dans la milice, y avait fait glorieusement son chemin, avait abattu les Germains et les Sarmates, gouverné plusieurs provinces, gouverné Rome comme préfet ; c'était un homme grand, triste, sévère même, sans être dur et sans manquer de ces sentiments de compassion qui se cachent souvent sous un extérieur rigide. L'Empereur de la paix était au contraire un patricien, deux fois consul, peu guerrier, mais éprouvé par de nombreuses magistratures dans les provinces, où il s'était fait aimer et respecter. C'était un homme riche, gracieux, élégant, poète comme tant d'autres, voluptueux comme presque tous, aimé du peuple, aimé du Sénat, aimé de ses amis, dont quelques-uns avaient en mourant accru sa fortune. Il s'appelait Decimus Cœlius Balbinus[30]. Tous deux étaient du nombre des sénateurs que peu auparavant la curie avait désignés pour se mettre chacun à la tète d'une région de l'Italie et la soulever contre Maximin. Couverts maintenant de la pourpre, l'Empereur pacifique et l'Empereur guerrier, le César patricien et le César forgeron montèrent ensemble au Capitole pour demander le secours des dieux dans un des plus pressants dangers que Rome eût connus (9 juillet 237).

Le peuple cependant ne se souciait pas de Maximin plus que le Sénat, mais il n'était pas d'accord avec le Sénat sur le choix des nouveaux empereurs. Le patricien Balbinus était aimé ; mais le forgeron Pupienus passait pour sévère. De plus, le peuple de Rome, accoutumé à être le parasite de la table des empereurs, n'avait pas le même goût que le Sénat pour tout ce qui se rapprochait du gouvernement consulaire. Il y eut un instant où le dissentiment sembla prêt à amener une lutte sanglante. Le peuple, armé de pierres et de bâtons, encombrait les abords du Capitole. Il y avait des cris, des menaces de mort contre les nouveaux élus, qui, eux, l'épée à la main, accompagnés des chevaliers et des cohortes urbaines, cherchaient à sortir du Capitole et se voyaient repoussés. Une mêlée générale allait s'en suivre, et l'insurrection divisée contre elle-même eût assuré le triomphe de Maximin.

Un coup de théâtre, prémédité peut-être, mit fin à cette lutte. Des hommes apparurent, portant sur leurs épaules un jeune enfant qu'ils étaient venus arracher à ses jeux. Ils le saluaient du nom de Gordien. C'était en effet le petit-fils et le neveu des deux empereurs morts en Afrique. Fils d'une fille du vieux Gordien, on lui donnait, ou on lui donna à partir de ce jour, le nom de son aïeul maternel. Les libéralités de cette famille l'avaient rendue populaire dans Rome ; et faire empereur un enfant, c'était bien rentrer dans les voies monarchiques. Le jeune Gordien arriva ainsi au milieu des acclamations jusqu'à l'entrée du Capitole, et là, le Sénat, heureux de transiger, lui ouvrit les portes, mit sur ses épaules enfantines un manteau de pourpre qui, avant peu d'années, devait lui donner la mort, et le proclama César avec les deux Augustes, Pupienus et Balbinus. On eut ainsi un vieux soldat pour la guerre, un patricien respecté pour la politique intérieure, et un enfant pour protester contre l'idée d'un retour à la république. Tous les partis furent d'accord, le nouveau règne fut inauguré avec enthousiasme, et l'on ne songea plus qu'à combattre l'ennemi commun.

Il n'y avait en effet pas de temps à perdre en émeutes et en manifestations populaires. Maximin avait quitté son camp de Sirmium sur la Save, il avait envoyé en avant ses troupes pannoniennes, il suivait avec le corps de son armée, et son fils conduisait l'arrière-garde. La marche était ralentie par la froideur et le mécontentement d'une bonne partie des soldats qu'avaient irrités les cruautés inutiles de Maximin ; elle pouvait l'être aussi par la difficulté des approvisionnements, par l'approche de l'hiver, par les dispositions hostiles des populations.

En effet, dès avant la mort des Gordiens, l'Italie avait commencé à se préparer à la résistance. Les sénateurs délégués qui en parcouraient les provinces les trouvaient animées d'un enthousiasme ardent pour la défense commune. L'Italie impériale, jusque-là peu militaire, semblait être l'Italie des temps républicains. Dans le Goth Maximin pressentait-elle un devancier du Goth Alaric ? Toujours est-il qu'elle avait recours à un moyen de défense dont le succès, dans l'antiquité au moins, a été infaillible, lorsqu'on a eu le courage de l'employer. La population émigrait, désertait les plaines et les villes ouvertes, se réfugiait dans les montagnes ou dans quelques villes fortifiées, y entassait tout ce qu'elle pouvait emporter de ses approvisionnements, détruisait le reste.

Maximin, avant même d'avoir passé les Alpes, put s'apercevoir de cette résolution des populations italiennes. Il trouva la ville d'Hœmona (Laybach) complètement abandonnée, les maisons vides ; les portes même des temples avaient été brûlées. Il attribua cette destruction à la peur qu'il inspirait, et eut la sottise de s'en réjouir. Les soldats, qui souffraient déjà du manque de vivres, s'inquiétèrent et murmurèrent. Le passage des Alpes se fit cependant sans obstacle, et on arriva devant Aquilée. C'était une grande cité maritime, populeuse, commerçante, et qui était de ce côté-là comme la porte de l'Italie. Elle avait eu le temps de se fortifier, et deux consulaires, députés par le Sénat, étaient venus soutenir son courage. De tous les environs, hommes et approvisionnements s'y étaient entassés ; les défenseurs étaient donc nombreux et munis de vivres pour longtemps : tandis qu'au dehors la campagne était dépouillée, et que, les flottes et les côtes de l'Adriatique obéissant au Sénat, la mer n'apportait rien. Maximin et son armée qui avaient cru trouver au-delà des Alpes des ressources abondantes, avaient chaque jour plus de peine à s'approvisionner.

Aussi Aquilée repoussa-t-elle sans peine le premier choc de l'avant-garde pannonienne. Lorsqu'ensuite Maximin approcha avec la masse de ses troupes, il y eut dans le peuple de la ville un moment d'hésitation. Une députation de Maximin fut accueillie, on parlait de traiter avec lui. Les deux consulaires, Crispinus et Menophilus[31], eurent même besoin, pour relever la constance du peuple, de recourir à un oracle ; il fut dit qu'Apollon Belenus, divinité gauloise, annonçait la défaite de Maximin ; on l'avait vu descendre du ciel pour combattre les assiégeants. Aussi la première attaque fut-elle repoussée avec énergie ; le soufre et la flamme tombèrent du haut des murailles sur les soldats impériaux ; et Maximin, faisant le tour de la ville avec son fils, parlant aux habitants, parlant à ses soldats, ne trouva qu'insultes d'un côté, que froideur et découragement de l'autre, La ville lui reprochait sa cruauté, et la beauté même du jeune César qui l'accompagnait donnait lieu à d'ignominieuses imputations. Le camp ne lui reprochait pas aussi haut sa cruauté, mais il en souffrait davantage ; car, après chaque revers, Maximin s'en prenait à ses lieutenants et ordonnait un supplice. Le temps était contre lui ; chaque jour qui s'écoulait amenait pour lui une aggravation de difficultés et de périls. Les vivres manquant, le pays étant désert, la mer fermée, toutes les provinces obéissant au Sénat, le monde conspirait contre lui[32]. L'Empereur militaire Pupienus arrivait par le nord de l'Italie et rassemblait des troupes pour marcher contre lui ; il n'y avait point de doute, le tyran était perdu et l'Italie était délivrée. Ce fut là une des rares occasions où cette belle contrée, si bien défendue par la nature, si peu défendue par ses enfants, sut vaincre au pied des Alpes et repousser l'étranger sans le secours de l'étranger. Marius l'avait fait trois siècles auparavant ; mais qui l'a fait depuis[33] ?

Mais nulle révolution ne pouvait avoir lieu en ce siècle sans que la trahison militaire y jouait un rôle. Le mécontentement croissait dans le camp de Maximin. On souffrait de la faim ; on n'avait pour boire que l'eau d'un fleuve (l'Isonzo) où les assiégés jetaient tous leurs morts ; on s'épuisait à un siège impossible, et cela pour un empereur qui était loin d'être aimé de tous. Les prétoriens surtout, qui avaient laissé des femmes et des enfants dans leur caserne du mont Albain, à la merci du peuple révolté, les prétoriens voulaient en finir. Les choses se passèrent pour le meurtrier d'Alexandre Sévère, comme elles s'étaient passées, trois ans auparavant, pour Alexandre lui-même. Un jour (mars 238), au moment du repos de midi, et pendant que Maximin dormait dans sa tente, les prétoriens s'assemblent, prennent les armes, renversent les images du tyran et marchent vers la tente impériale. Les gardes n'en défendent pas l'approche ; Maximin, éveillé, sort et voit massacrer devant lui son fils, son préfet du prétoire, Anulinus, ses meilleurs amis. Lui-même il tombe, frappé de sa propre main, selon quelques écrivains, et se dérobant à l'insulte par le suicide. Les têtes sont coupées, mises sur des piques, et portées sous les murs d'Aquilée en signe de réconciliation et de paix.

Parmi ces têtes, l'une était celle d'un tyran, une autre celle d'un enfant ; le fils de Maximin avait vingt et un ans tout au plus. Quoiqu'on lui reproche de la hauteur et de l'arrogance, il s'était montré libéral ; son éducation avait fait de lui un homme autrement civilisé que son père. Alexandre Sévère avait pensé jadis à lui donner en mariage sa propre sœur, et, depuis le règne de son père, on l'avait fiancé à une arrière-petite-fille de Marc-Aurèle. Il avait presque la taille de son père, et de plus une merveilleuse beauté, si bien que cette jeune tête détachée du tronc, livide, souillée de boue et de sang caillé, semblait encore, dit un ancien, comme une belle ombre[34]. Au milieu des insultes et des chants de triomphe, il y eut pour lui des larmes de pitié. Hélas ! c'était, après Diadumenianus fils de Macrin, le second d'une longue suite de Césars adolescents qui devaient tour à tour recevoir la pourpre des mains de leur père, être élevés dans l'espérance de l'Empire et payer de leur sang cette chimérique espérance.

Du reste, il y eut quelques regrets, non-seulement pour le fils, mais même pour le père. Tous les soldats de Maximin n'étaient pas d'accord avec ses meurtriers. Les Pannoniens et les Thraces, ses compatriotes, demi-barbares comme lui, qui l'eussent défendu s'ils eussent été là, regrettaient leur empereur et leur empire. Mais que faire ? Toute l'armée réunie s'était sentie impuissante devant Aquilée ; que pouvait une partie de l'armée contre l'autre soutenue par les forces d'Aquilée ? On se soumit donc ; on salua de ses acclamations les images de Balbinus, de Pupienus et du jeune Gordien ; tout en gardant les positions du siège, on entra en rapport avec les assiégés, on reçut d'eux des vivres en telle abondance qu'il devint bien clair que leur ville était préparée à une longue résistance. On se soumit à la fortune, trop sûrs qu'elle fournirait bientôt une occasion de revanche ; le soldat romain, subissant un empereur qu'il n'aimait pas, pouvait toujours se dire qu'avant peu il en ferait un autre.

En attendant, les têtes coupées des deux princes étaient en route pour Rome. Ce hideux trophée était une dépêche qui disait tout. Sur son passage le peuple s'assemblait avec des cris de joie ; les portes des maisons s'ornaient de lauriers, on chantait des hymnes, on offrait des sacrifices aux dieux. A Ravenne, les têtes sanglantes se rencontrèrent avec le César Pupienus marchant vers Aquilée, et il se hâta de continuer sa route pour recevoir le serment de l'armée de Maximin et pour renvoyer les légions dans leurs garnisons. De Ravenne, les tristes dépouilles furent portées à Rome, toujours en triomphe et au milieu de la joie publique. Mais déjà un messager les avait prévenues, et, venu d'Aquilée à Rome en quatre jours, il avait trouvé le peuple réuni dans l'Amphithéâtre. Balbinus et le jeune Gordien siégeaient à la place des empereurs ; la seule vue du messager avait tout révélé au peuple, qui d'un commun accord s'était écrié : Maximin est mort ! Quelques jours plus tard, les cadavres des deux Maximins étaient jetés dans le Tibre, et leurs têtes ignominieusement brûlées dans le Champ de Mars. Il ne faut pas l'oublier ; c'était le parti des honnêtes gens d'alors, c'était le vrai peuple et le bon peuple de Rome, qui s'acharnait ainsi, comme le mauvais peuple et les malhonnêtes gens de 93, contre les dépouilles des morts.

Par compensation, les hommages de tout genre abondaient pour les vivants et pour les vainqueurs. Le Sénat avait déjà déifié les deux Gordiens morts en Afrique ; il votait aux trois Césars survivants tous les consulats, tous les surnoms, tous les trophées, toutes les statues possibles, à cheval, sur des chars de triomphe, sur des éléphants. Balbinus surtout, homme pacifique, qui, tant que la guerre avait duré, avait tremblé au seul nom de Maximin, Balbinus offrait des hécatombes et ordonnait d'en offrir. Ce fut bien mieux encore quand Pupienus, revenant d'Aquilée, fut salué aux portes de Rome par les deux autres empereurs, par le Sénat et par le peuple. En même temps, des lettres officielles, entourées de lauriers, partaient pour toutes les provinces, demandant des sacrifices d'actions de grâce, des fêtes, des réjouissances. On se réjouissait en effet : c'était une victoire, et presque la seule victoire pendant tout le cours de l'Empire romain, remportée par le peuple sur l'armée, par une liberté quelconque sur le tyrannie militaire, pair un sentiment d'ordre et d'honnêteté sur la licence effrénée des Césars. On avait deux empereurs honnêtes gens, faits par le peuple et non par les soldats, par le peuple des provinces autant que par le peuple de Rome ; on avait, en tiers avec eux, un empereur enfant qui paraissait plaire à tous et être aux yeux de tous une espérance. En un mot, il semblait (chose inouïe) qu'il y eût une opinion publique dans l'Empire romain, et que cette opinion, en abolissant la prépondérance militaire fondée par Septime Sévère, avait fait la plus heureuse des révolutions. Un consul écrivait aux nouveaux empereurs : Je ne puis adresser aux dieux d'autre prière que celle que leur adressait le vainqueur de Carthage ; que la République demeure ce qu'elle est aujourd'hui... Nul état ne peut être meilleur que celui où vous l'avez replacée, après l'avoir trouvée chancelante et prête à périr[35].

 

 

 



[1] C. Julius Verus Maximinus. Né en Thrace vers l'an 183 — entre dans la milice sous Sévère, — tribun des soldats sous Alexandre, — devenu Empereur le 19 mars 235. — Sarmaticus Maximus, Dacieus Maximus, Germanicus Maximus. — Consul en 236, — sept fois imperator, — tué en 238.

Sa femme, Paulina, meurt probablement avant lui et est mise au rang des dieux (Voy. les monnaies, et Ammien Marcellin, XIV, in princip.).

Son fils, C. Jul. Verus Maximinus ou Maximus, fait César et prince de la jeunesse — porte les mêmes titres que son père — tué avec lui.

Historiens : Hérodien, VII. Capitolin, In Maximino ; In Maximino juniore. Jornandes, De Rebus Getticis, 15.

[2] Capitolin, 1, 2, 4. Hérodien, VII.

[3] Capitolin, 13.

[4] Capitolin, 4.

[5] Capitolin, 5, 6.

[6] Les monnaies de Maximin peignent bien sa royauté toute soldatesque. Elles portent : LIBERALITAS AVGVSTA. (L'empereur distribue des largesses aux soldats) — GERM. (L'empereur en habit militaire) — FIDES MILITVM (La fidélité appuyée sur deux enseignes prétoriennes) — VICTORIA GERM. (Palme, couronne, un germain captif).

[7] Aujourd'hui Mitrowitz, sur la rive gauche de la Save.

[8] Capitolin, 11, 12, 13. Hérodien.

[9] Capitolin, 8, 9. Hérodien.

[10] Erat enim ei persuasum, nisi crudelitate imperium non teneri. (Capitolin, 8).

[11] Hérodien et Capitolin. Ibid.

[12] Zosime, 1, 13.

[13] Hérodien.

[14] Sur S. Pontien, pape (19 novembre), et S. Hippolyte, prêtre de Rome (30 janvier), voyez les anciens Martyrologes, les livres pontificaux. Le Kalendar. Romanum de Bucher le porte au 13 août. Voyez aussi Prudence, Peristephan., II ; Döllinger, Hippolytus und Kallistus, p. 55.

[15] 3 janvier 236. Son tombeau se retrouve dans la crypte dite papale du cimetière de Calliste, avec cette inscription contemporaine ou à peu près : ΑΝΤΕΡΩΣ ΕΠΙ (σκοπος).

[16] Lettre de Firmilianus, évêque de Césarée en Cappadoce à S. Cyprien. (Ép. Cyprianicæ, 75.) Quelques doutes se sont produits contre l'authenticité de cette lettre, relative à la controverse élevée en 256 au sujet du baptême des hérétiques. Nous en reparlerons.

[17] Sur S. Ambroise, confesseur (17 mars). Voy. Origène, Exhortatio ad martyrium et principalement, 37, 41, 49. Prœfatio in Evangel. Joannis. De oratione prœm., I, 1, II, 23. Ad Africanun. In Joannem I, V, VI. — Eusèbe VI, 8, 13, 17, 18. — Hieronym., Viri illustres, 18, 65. — Sur l'inimitié de Maximin contre la mémoire d'Alexandre, laquelle a été une des causes de la persécution, Eusèbe VI, 8. Orose VII, 19.

[18] Origène, Exhortatio, 15.

[19] Sur la persécution de Maximin en général, Eusèbe et Orose (loc. cit.) Augustin, De Civit. Dei, XVIII, 52. Sulpice Sévère, II.

A cette persécution se rattachent les noms des martyrs suivants, (mais non avec une entière certitude, parce que les copistes ont bien pu confondre le nom de Maximin avec celui de Maximien associé de Dioclétien à l'empire) : les saintes Isidora et Néophyta, sœurs, à Léontium en Sicile (17 avril). — S. Rufin, évêque, (11 août). — S. Cœsidius, prêtre, son fils (31 août). — Les saintes Nicée et Aquilina Alexandre et Silo, soldats dans l'Abrutie. — Sainte Barbe (Barbara), vierge (4 décembre, ou selon d'autres le 16), à Nicomédie ou à Héliopolis en Égypte. On l'a dite disciple d'Origène et convertie par lui. D'autres placent son martyre sous Maximien Galère, au commencement du quatrième siècle.

[20] Cum esset ita moratus ut ferarum more viveret. Capitolin, 10. In dies immanior fiebat, ferarum more quæ vulneratæ magis exulcerantur. Ibid., 11.

[21] Capitolin, 11.

[22] Capitolin, 10. Hérodien.

[23] Capitolin, 11. Hérodien.

[24] M. Antonius (Metius ?) Gordianus, fils de Metius Murullus, descendant des Gracques, et d'Ulpia Gordiana, parente de Trajan, né en 457 — consul en 208 et 229 — proconsul d'Afrique en 230 — proclamé Auguste en mai 237 — reconnu par le sénat, 27 mai 237 — grand pontife, etc. — tué en juillet 237.

M. Antonius Gordianus Antoninus, fils du précédent et de Fabia Orestilla, arrière-petite-fille d'Antonin le pieux, né en 191 — questeur sous Élagabale — préteur et consul sous Alexandre — proclamé Auguste, en mai 237 — pontife, etc. — périt en juillet 237. Voyez Hérodien, Jul. Capitolin, in Gordianis. Pendant leur règne de quelques jours, les Gordiens eurent le temps de faire frapper des monnaies avec VIRTVS AVG (Mars debout) — ROMAE ÆTERNAEVICTORIA AVGPROVIDENTIA AVG (une déesse appuyée sur une colonne, et traçant avec le compas des lignes sur un globe).

[25] Sont-ce les πλατύκερωτες dont parle Pline (H. N., XI, 37), et que l'on croit être des daims ?

[26] Capitolin, in Maxim., 14. in Gordian., 7. Hérodien.

[27] Capitolin, in Gordian., 10. Hérodien, VII.

[28] Capitolin, in Maximin, 17.

[29] Non magna, non minima, sed media et quæ apparent esse hominis ingeniosi, sed luxuriantis, et suum deserentis ingenium (Capitolin, in Gordiano juniore).

[30] D. Cælius Balbinus — consul en... et... — Auguste, le 9 juillet 237 — Père du Sénat, grand pontife, etc. — tué en juillet 238.

M. Clodius Pupienus Maximus — fils d'un ouvrier, entre dans la milice — sénateur — consul — proconsul de Bithynie, Grèce, Gaule, Narbonnaise — préfet de Rome. — Auguste, le 9 juillet 237 — Père du Sénat — grand pontife — tué en juillet 238. Voyez Hérodion et Capitolin, in Maximo et Balbino.

[31] Sur ce (Tullius ?) Menophilus, son consulat, ses rapports avec les Carpes et les Goths, son gouvernement de la Mésie inférieure pendant les années 238, 240 ; voyez Capitolin, in Maximo et Balb., 16 : in Maximo, 21 ; Pierre Patricius parmi les écrivains byzantins ; et 15 monnaies de bronze trouvées à Marcianopolis dans la Mésie inférieure avec la mention de son consulat.

[32] Nuntiabitur inter hœc orbem terrarum conspirasse in odium Maxi mini (Capitolin, in Maximino, 23).

[33] Les Milanais et le pape Alexandre III l'ont fait en 1176 à Legnano.

[34] Seribit Ælius Sabinus.... tantam pulchritudinem fuisse oris, ut caput ejus mortui, jam nigrum, jam sordens, jam maceratum, defluente tabo, velut umbra pulcherrima videretur. (Capitolin, In Maximino juniore, 7.)

[35] Claudius Julianus, apud. Jul. Capitolin, in Maxim. et Balbino.