LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — UN EMPEREUR HOMME DE BIEN. - ALEXANDRE SÉVÈRE - 222-235

CHAPITRE IV. — LES CHRÉTIENS.

 

 

Voilà quel noble exemple et quelles excitations au bien Rome trouvait dans la personne d'Alexandre. C'était l'ancienne et sage politique d'Auguste, de Trajan, d'Antonin, de Marc-Aurèle, leur respect pour la tradition romaine, la modération de leur pouvoir, la simplicité de leur vie, leur économie, leur clémence, c'était tout cela, oui sans doute, mais en même temps c'était quelque chose de plus élevé, de plus pur, je dirais volontiers de plus moderne et de plus chrétien. Ce zèle pour la réforme des mœurs au lieu des infamies de Trajan ; ce discernement des vraies conditions de la richesse au lieu des erreurs économiques de presque toute l'antiquité ; cette vie ouverte, affable, gaie, presque enfantine, d'un jeune prince au lieu de la vieillesse anticipée, de la vieillesse hésitante et soucieuse de Marc-Aurèle : tout cela ne dérivait-il pas d'une philosophie et d'une morale, je ne dirai peut-être pas plus pure, mais incontestablement née d'un principe plus élevé et appuyée sur des bases plus fermes que la vacillante philosophie de Marc-Aurèle ?

Depuis quarante ou cinquante ans que Marc-Aurèle était mort, le monde avait fait bien des pas vers la connaissance de la vérité. Malgré la haine des Gentils, dit à cette époque Origène[1], la multitude est innombrable de ceux qui ont abandonné leur loi et leurs dieux héréditaires, pour écouter la loi de Moïse et la parole de Jésus-Christ. Même le règne désordonné du fils de Sohémias avait vu naître au milieu de ses folles orgies la pensée d'une religion universelle dans laquelle toutes les doctrines, hellénisme, orientalisme, samaritisme, judaïsme, christianisme, seraient venues s'embrasser et se confondre. Cette pensée dénotait le trouble des âmes, et, au milieu de ce trouble, un éclair de vérité. La vraie croyance, la vraie philosophie, la loi véritable serait donc une pour le genre humain tout entier ! Et la philosophie aurait quelque chose à recueillir même de ces Juifs si méprisés, même de ces chrétiens si cruellement proscrits ! Qu'en pensa Alexandre ? Il était, lui aussi, originaire de Syrie et prêtre des dieux syriens ; mais, succédant à Élagabale, il n'avait pu se refuser à rendre aux dieux romains disgraciés leurs temples et leurs honneurs. Il s'était montré prodigue d'hommages envers eux. Il n'avait pas non plus négligé tout à fait les dieux de l'Orient, ou du moins les dieux égyptiens Isis et Sérapis, devenus presque des dieux romains. Néanmoins, au milieu de ces hommages officiellement rendus aux dieux nationaux ou aux dieux populaires, une pensée plus haute germait dans son esprit. Il parle de lui-même comme ferait l'adepte d'une philosophie ou d'une religion supérieure, plus pure que la religion ou la philosophie vulgaire : Ceci ne convient pas à nos principes, venons-nous de lui entendre dire à deux reprises : ou pour traduire plus littéralement : Ceci ne convient pas à ma secte[2] (sectæ meæ).

On sent qu'une loi plus élevée et plus sévère, adoptée par lui, lui impose des devoirs plus étroits de pudeur, de modération et d'humanité. Lui aussi, comme Élagabale, mais dans un autre but et avec une autre pensée, voudrait, à travers la diversité des adorations humaines, trouver la vérité une, dominante, universelle, éternelle. Il a chez lui un double sanctuaire, ou, si vous l'aimez mieux, une double chapelle, comme celle où, dans les maisons romaines, on gardait les lares domestiques (lararium). L'une contenait les images des grands hommes, celle d'Achille et d'autres guerriers, celle de Cicéron, celle de Platon sans doute et celle de Virgile qu'il appelait le Platon des poètes[3]. Mais dans le sanctuaire le plus vénéré, il n'y avait que des images de dieux ou d'hommes déifiés[4]. Là se trouvaient réunis — singulier mélange qui atteste la perturbation de ces âmes, où la vérité commençait à pénétrer, mais où l'erreur se défendait encore —, là se trouvaient réunis, avec ses ancêtres, avec son homonyme Alexandre de Macédoine, avec les meilleurs d'entre les Césars déifiés, Apollonius qui, depuis l'écrit de Philostrate sous Septime Sévère, prenait de plus en plus rang comme dieu ; Orphée, cher aux païens, adopté par le prosélytisme juif, adopté aussi par le symbolisme chrétien ; puis, à côté d'Orphée, Abraham, le père des Hébreux ; et enfin, au milieu de tant d'hommes faits dieux par les opinions humaines, le Dieu fait homme, Jésus-Christ. Et c'était là que le prince, les jours où il se levait pur même des voluptés permises, allait le matin offrir son sacrifice et sa prière. Ceux qu'il adorait là étaient-ils pour lui des dieux secondaires, ministres d'un Dieu suprême, vers lequel sa pensée n'osait monter directement ? ou bien n'étaient-ce que des noms divers sous lesquels il adorait un Dieu unique ? C'était toujours, comme sous Élagabale, le rapprochement opéré entre les cultes et les croyances, mais cette fois du moins au profit de la vertu, non de la débauche, à la gloire, non pas du dieu syrien d'Émèse, mais du Dieu un chanté par Orphée, du divin Sauveur annoncé par l'Évangile. Ce rapprochement était la pensée d'une âme sincère, non le caprice d'un pouvoir tyrannique ; il se faisait par l'exemple, non par la force, dans la chasteté et le recueillement, non dans l'orgie.

Faut-il s'étonner si, dans ce syncrétisme religieux qu'Alexandre cherchait avec plus de sincérité que de lumières, le christianisme tenait une grande place ? A ce prince, moins qu'à tout autre, les enseignements du christianisme avaient dû être étrangers. Sa mère était chrétienne ; il y avait, selon Eusèbe[5], nombre de chrétiens dans sa famille et dans son palais. Aussi, loin de faire la guerre aux chrétiens, nous le voyons leur rendant la justice, s'appuyant sur leurs maximes et sur leurs exemples. Une église chrétienne (Sainte-Marie au Transtevere) s'établit à Rome sur un terrain sans maître ; des cabaretiers prétendent avoir un droit sur ce terrain et veulent en chasser les fidèles. Alexandre dans sa réponse déclare qu'il aime mieux voir là, non un cabaret, mais une demeure où, sous un nom quelconque, Dieu est adoré[6]. Quand il doit nommer un gouverneur de province : Faisons, dit-il, comme les juifs et les chrétiens qui ne consacrent pas un prêtre, sans avoir à l'avance proclamé son nom et interrogé le jugement public[7]. Il a appris de quelque chrétien ou de quelque juif cette belle maxime des livres saints : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît[8] ; il la répète, il la crie sans cesse, dit son historien, il la fait proclamer par le héraut, il la fait écrire sur les monuments publics. Enfin il voulait élever un temple au Christ et compter le Christ parmi ses dieux[9]. S'il avait eu le temps de le faire, le Christ n'eût certes pas accepté le temple et l'apothéose d'Alexandre, mais il eût peut-être ouvert à Alexandre son propre temple et l'eût compté parmi ses fidèles.

Et cependant, même sous le règne d'Alexandre, il y aurait eu des persécutions et des martyrs. On en cite dans des provinces éloignées, où le fanatisme d'un gouverneur, la peur qu'inspirait au pouvoir la populace païenne, le prétexte facilement invoqué de la discipline militaire ont pu faire çà et là quelques victimes[10]. On en cite à Rome même, sous les yeux du prince ou du moins à la face de son palais. Nous parlerons plus tard de ceux qui auraient donné leur sang à Jésus-Christ dans les derniers jours du règne d'Alexandre et pendant que ce prince était loin de Rome. Mais même au début de son empire, lorsqu'au nom de ce César régnait plus absolument que jamais la chrétienne Mammée, les Martyrologes inscrivent un certain nombre de ces glorieux témoins de notre foi[11]. La vierge Martine, que les Grecs appellent Tatiana ou Daciana, comparaît, d'après ce que nous racontent ses actes, devant l'Empereur lui-même et reçoit sur son ordre le coup de la mort. Le prêtre Calepode, surpris au milieu d'une assemblée de Chrétiens, le consul Palmatius qui vient l'arrêter et qui est converti par lui, toute la famille de Palmatius convertie en même temps, le sénateur Simplicius à qui Palmatius est confié, l'évêque de Rome Calliste qui l'a baptisé, le soldat Privatus que Calliste a guéri miraculeusement et rendu disciple de l'Église, le prêtre Asterius qui recueille le corps de Calliste martyr et reçoit le martyre comme châtiment ou plutôt comme récompense ; toute cette cohorte de saints est attribuée à la première année du règne d'Alexandre et du gouvernement de Mésa et de Mammée.

On veut quelquefois rejeter sur le préfet du prétoire Ulpien la responsabilité de ces meurtres. Ulpien, dit-on, était particulièrement ennemi des chrétiens et dans son livre des Devoirs du proconsul, il avait réuni les textes des édits impériaux contre le christianisme[12]. Il avait fait en cela ce que tout légiste païen eût fait à sa place, et devons-nous lui imputer le crime de persécution plus que nous n'imputons aux collecteurs modernes du Bulletin des lois les actes sanguinaires, relatés par eux, de la Convention ou du Directoire ?

Je crois plus acceptable un doute sur la date de ces martyrs. Leurs noms sont gravés aux Martyrologes par la tradition constante des églises qui s'honorent de leur culte. Mais le détail de leurs combats nous est raconté clans des actes auxquels on ne peut toujours donner une foi complète ; dans quelques-uns de ces actes, Alexandre est nommé, mais avec des circonstances que l'histoire dément[13] ; dans quelques autres[14], la date est indiquée ainsi : au temps de Macrin et d'Alexandre ; comment oublie-t-on Élagabale, qui a régné entre Macrin et Alexandre

Et ne serait-ce pas sous Élagabale lui-même que la persécution aurait eu lieu ? Pourquoi saint Calliste, le plus illustre de ces martyrs et dont le pontificat n'est pas daté de la même manière chez les différents annalistes ecclésiastiques[15], n'eût-il pas souffert pendant les derniers mois d'Élagabale plutôt que dans les premiers mois d'Alexandre ? Le fils de Sohémias ne devait-il pas être plus ennemi des chrétiens que le fils de Mammée ? L'adorateur infâme du dieu d'Émèse plus que le dévot de cette chapelle domestique où étaient les images de Jésus-Christ et d'Abraham ?

Le sang de Calliste surtout peut ne pas être imputé à la mémoire d'Alexandre. Quelle que soit la date de son martyre, les circonstances indiquent un acte de violence populaire bien plutôt qu'un acte du pouvoir. Il fut précipité d'une fenêtre, son corps jeté dans un puits et couvert de pierres. Ce grand pontife qui avait reconstitué sur une base nouvelle, pour répondre au nombre croissant des fidèles, l'ordre intérieur de la chrétienté romaine ; qui avait condamné Sabellius et en même temps repoussé les adversaires excessifs des doctrines de Sabellius ; qui avait attiré sur lui les reproches et les accusations dont le livre des Philosophoumènes nous est le témoin : ce grand pontife devait avoir des ennemis de toute sorte. Comme le faisaient si souvent les Juifs, les hérétiques auront pu exciter les païens contre lui. Ce fait d'un martyre par la seule rage populaire n'est pas rare dans l'histoire de l'Église ; nous en verrons plus d'un exemple, et on peut le supposer de Calliste plus que de tout autre[16]. Quoi qu'il en soit ; que ces actes de fanatisme persécuteur soient dus ou à Élagabale, ou à la païenne Sohémias régnant sous le nom de son fils, ou à la rage du peuple, ou à la violence des soldats triomphateurs sous un prince enfant ; il est au moins vrai de dire que la royauté d'Alexandre, une fois adulte et maîtresse d'elle-même, donna à l'Église une ère de repos et de liberté. Le païen Lampride l'affirme ; il permit qu'il y eût des chrétiens[17]. Les historiens ecclésiastiques le répètent après lui, affirmant tous qu'il n'y a pas eu de persécution sous le règne d'Alexandre[18]. Le christianisme de sa mère, l'affinité de sa propre pensée avec la pensée chrétienne, la pureté de sa vie, la connaissance des véritables maux de l'Empire et sa rigueur envers les véritables ennemis de l'Empire nous font assez comprendre qu'il n'a pas dû sévir contre des ennemis imaginaires comme les chrétiens, ni se préoccuper du péril imaginaire que formait pour l'Empire la vertu chrétienne.

Tout au contraire, il semble que l'esprit légal du règne d'Alexandre ait commencé à donner comme une forme légale au christianisme dans son Empire. Le principe d'association, plus respecté et plus pratiqué dans l'Empire romain qu'il ne l'est de nos jours, développé encore, nous l'avons dit, par Alexandre, finissait par profiter à l'association chrétienne. Les communautés chrétiennes étaient composées bien souvent de ces petites gens (tenuiores), libres ou même esclaves, auxquels il était permis, sans autorisation spéciale du prince, de se réunir une fois par mois dans un repas fraternel (l'Agape), et de verser dans un tronc quelques deniers pour le culte de leur Dieu, le soulagement de leurs pauvres ou la sépulture de leurs frères. Le jurisconsulte ajoutait même, comme s'il eût parlé spécialement au profit des chrétiens, que quand il s'agissait d'un acte religieux, la réunion était toujours libre[19] ; et Alexandre, on l'a vu, n'était pas de ceux qui taxaient les chrétiens d'athéisme et leur religion d'impiété.

L'association chrétienne devenant ainsi légale, l'église où elle se réunissait commençait à être respectée. Chez nous une législation défiante fait la guerre à la propriété collective ; elle ne la tolère qu'à grand'peine, dans de rares circonstances, avec des précautions inouïes et au prix de charges pesantes. Le Romain, avec son respect héréditaire pour le droit, ne connaissait pas ces défiances. La propriété de plusieurs lui semblait sacrée autant, sinon plus, que la propriété d'un seul. Quand une association existait légitimement, elle possédait légitimement ; à qui on permet d'être, on permet d'avoir. Sauf un seul droit, celui d'être institué héritier, parce que l'institution d'héritier impliquait des devoirs absolument personnels ; l'universitas, l'être collectif, avait tous les droits de l'être individuel. Ainsi pensait dans son respect pour le droit de la propriété le peuple le plus essentiellement propriétaire qui fût jamais[20].

Aussi, dès le jour où l'on souffrait qu'il y eût des chrétiens on souffrait qu'il y eût au monde une propriété chrétienne. Nous venons de voir Alexandre admettre en justice le droit des chrétiens sur leurs églises et leur permettre de prier Dieu légalement là où d'autres voulaient qu'on s'enivrât légalement. On peut dater de son époque la publicité du culte chrétien dans Rome. Les quarante lieux consacrés à la prière, les vingt-cinq paroisses (tituli) que rencontra et détruisit la persécution de Dioclétien, ont dû sortir de l'ombre où elles étaient cachées pendant les treize ans de paix que le fils de Mammée donna à l'Église. Le christianisme ne régnait pas encore, mais du moins la justice régnait, et les édits de persécution étaient au moins suspendus. Le droit d'être libre, le droit de posséder, le droit d'édifier, le droit de prier et de prêcher à la face du ciel, venaient pour les chrétiens avec le droit de vivre.

A plus forte raison, venait pour eux le droit d'ensevelir leurs morts ; et leurs sépultures, plus encore que leurs églises, étaient un patrimoine respecté pour la justice romaine. Il y avait pour les Romains un droit de propriété sacré plus que nul autre, celui des morts. Le lieu où la dépouille d'un homme avait été déposée devenait dès ce jour un lieu religieux ; il n'était plus la propriété d'aucun être vivant (res nullius) ; il ne pouvait plus être ni vendu, ni donné en gage, ni bouleversé par personne. Le tombeau, ses dépendances, la cella où se faisaient les sacrifices en mémoire du mort, l'exèdre où, avant le sacrifice, on venait s'asseoir et participer au banquet funèbre, l'enceinte plus ou moins étendue qu'il avait plu, soit au défunt de réclamer autour de son tombeau, soit à ses successeurs de lui consacrer, tout ce que contenait cette enceinte, bosquets, vergers, étangs quelquefois[21] ; tout cela était le domicile, la maison, le lieu de plaisance du mort, et ses héritiers n'en étaient que les respectueux gardiens[22]. La violation du sépulcre était un crime public qu'à défaut des héritiers, tout le monde pouvait poursuivre en justice, que punissait l'exil, la déportation, le travail des mines, quelquefois la mort[23]. La simple inexécution des volontés du testateur en ce qui touchait sa demeure dernière, avait donné lieu autrefois au droit d'accusation populaire et à la sévérité des lois criminelles ; les édits des empereurs avaient supprimé ce droit de poursuite ; mais, dit Alexandre, l'omission de ce suprême devoir et ce mépris des volontés du défunt ne sauraient échapper à l'animadversion publique et aux reproches de la conscience[24].

Telles étaient ces règles du droit que confirment entre autres des actes d'Alexandre lui-même[25]. Citons ces actes de la piété païenne à la honte des législations révolutionnaires qui, sous les inspirations de leur philosophie matérialiste, n'ont voulu voir dans la religion des tombeaux qu'une affaire de police sanitaire, dans la dépouille humaine qu'un detritus dangereux pour la santé publique, dans la volonté des morts qu'un caprice.

Ainsi nous voyons, au sein de ces associations de race, de métier, de religion, si nombreuses dans l'Empire romain, le soin des morts être la pensée principale. Esclave, étranger, indigent, sans famille, on s'associait aux ouvriers du même état, aux émigrés du même pays, aux adorateurs de la même divinité pour s'assurer une tombe, des sacrifices aux dieux Mânes, un repas funéraire, des roses sur son tombeau. Celui même à qui appartenait la liberté, le droit de cité, la richesse, la famille, entrait dans ces associations pour étendre à d'autres moins heureux ces privilèges si désirés de la mort. Par là encore l'association romaine, le collegium, touchait à l'association chrétienne si pieuse envers les morts, et devenait le cadre dans lequel elle pouvait vivre et se mouvoir sans singularité, sans illégalité, sans reproche[26]. Par là le cimetière chrétien, soit qu'il appartînt à un particulier et se trouvât sous la tutelle du droit privé, soit qu'il appartînt à une confrérie funéraire et fût protégé par le droit des associations, consacré en tout cas par la présence des morts et mis par cela seul sous la garde du droit religieux, le cimetière chrétien échappait au sacrilège et même à la curiosité, pour peu que chez le prince il y eût un peu de justice, chez le peuple un peu de respect pour les lois.

Alors, apparaissaient dans les provinces ces sépultures chrétiennes à ciel ouvert[27], que le peuple païen insultait et profanait au temps de persécution furieuse, mais qu'aux époques paisibles il respectait du respect qu'il portait à toutes les sépultures. Les inscriptions, quoiqu'elles fussent brèves et indiquassent le christianisme plutôt qu'elles ne le nommaient, ne craignaient pas de parler de l'église ou de la confrérie (ecclesia fratrum) qui avait élevé ces tombes[28] ; elles ne craignaient pas non plus, à l'exemple des païens, de menacer du courroux du Ciel ceux qui profanaient ces sépultures[29].

Alors aussi, non-seulement à Rome, mais à Naples, mais hors d'Italie et dans un grand nombre de provinces, se développèrent ces immenses hypogées où les chrétiens inhumaient leurs morts. Alors autour de Rome se développa cette ceinture de catacombes que les siècles précédents avaient commencé à ouvrir, que les jours de persécution peuplaient de martyrs, que les jours de liberté voyaient s'agrandir et s'orner. Et, dans l'une d'elles, celle dite de Calliste, malgré les persécutions et l'exil, l'Église de Rome réunissait les reliques de ses pontifes martyrs, dont aujourd'hui encore nous lisons les noms. Les sépultures chrétiennes étaient ainsi la plupart du temps refoulées au-dessous de terre et par la prudence qui leur commandait de ne pas trop se montrer, et par la nécessité d'un plus large espace que leur imposait la coutume de l'inhumation. Mais elles ne choquaient point les habitudes romaines. Ni la sépulture par inhumation, ni la sépulture souterraine n'étaient complètement étrangères aux mœurs publiques. Auprès de la tombe une chambre funéraire (cubiculum), un lieu de prière, des sièges pour les repas funèbres, rien de tout cela n'était nouveau. Et, quand la cella chrétienne osait monter jusqu'à la surface du sol et se produire en plein jour, pour devenir un lieu de réunion pour les frères et une mémoire solennelle des martyrs, les Romains passaient auprès sans étonnement et sans murmure ; ne voyaient-ils pas sans cesse s'élever des cellæ en l'honneur des morts, des exèdres pour les banquets funéraires, des lieux de réunion (scholæ) pour les confréries (collegia) ? C'est ainsi que des chrétiens, riches et nobles, consacrèrent à la sépulture de leurs frères le champ que leurs aïeux leur avaient légué aux portes de Rome, et, faisant du cimetière chrétien une tombe de famille, lui donnèrent la sauvegarde de leur nom. C'est ainsi que dans les terres des Cécilii, des Aurélii, de ces héritiers des Césars, fut creusé ce lieu de sommeil (κοιμητήριον, cimetière) cette vaste catacombe de la voie Appia à laquelle est resté le nom du pape saint Calliste[30]. C'est ainsi qu'à mesure que l'Église de Rome grandissait, les riches de la terre qui venaient à elle lui apportaient comme dîme de leurs biens, un champ où elle déposait les os de ses fidèles pareils à une semence qui devait lui donner de nouveaux fidèles. Là comme partout la sépulture chrétienne était sous la garde des lois ; le droit de propriété, le droit des associations, le droit religieux des tombeaux la protégeaient dans le sein de la terre comme à la face du ciel.

Ainsi tout ce qu'il y avait dans les mœurs et dans le caractère romain de juste, d'équitable, de religieux, servait au christianisme et se trouvait avoir été préparé à l'avance pour lui venir en aide. Le christianisme était destiné à recueillir, partout où il le trouvait, tout ce qui était justice, vertu, vérité ; c'était son patrimoine et c'étaient ses armes légitimes : comme aussi il devait partout combattre et rencontrer partout à titre d'ennemi tout ce qu'il y avait d'iniquité, de vice, de mensonge. Si le christianisme n'eût été qu'une œuvre humaine, trouvant chez les hommes un peu de bien pour le soutenir et beaucoup de mal pour le combattre, il eût infailliblement succombé. Il n'a vaincu que, parce que la force divine s'est mise dans la balance et a fait triompher la faiblesse du bien sur la puissance du mal.

Telle fut donc cette domination d'Alexandre, la meilleure que l'Empire romain idolâtre ait traversée. Nous avons certes vu passer sur la chaise curule des Césars assez de tyrans et assez de monstres. Chez les princes même que la postérité tient en plus grand honneur, j e ne dis pas seulement chez Auguste, Trajan ou Hadrien, mais même chez Antonin et Marc-Aurèle, no us avons été forcés de reconnaître bien des taches humiliantes et de funestes lacunes. Il y a quelque douceur pour notre esprit à se reposer sur la vie de ce jeune empereur, tombé sous le fer des assassins à un âge où Marc-Aurèle n'avait pas encore commencé de régner. Chez lui, du moins, tous les éléments du bien et de la vérité s'étayaient et se prêtaient secours. Plus pur dans ses croyances, il fut plus pur dans ses mœurs ; à son tour, la chasteté de sa vie lui épargna les ruineuses voluptés auxquelles la dépravation et l'ennui avaient conduit ses prédécesseurs. Le luxe ainsi écarté, la prospérité des peuples fut plus grande ; les peuples furent moins pauvres ; l'État lui-même, plus riche de sa richesse légitime, n'eut besoin de demander des écus ni à la terreur, ni aux déprédations, ni aux supplices. Ainsi chez lui toutes les vertus étaient sœurs, et étaient enseignées aux peuples par son exemple : épargne, sagesse domestique, simplicité de la vie, amour du travail, pureté des mœurs, douceur, bienfaisance. Rome faisait un pas dans toutes ces voies, uniquement parce qu'elle se rapprochait du principe qui en est la source, sous le règne de la chrétienne Mammée et d'Alexandre à demi chrétien.

 

 

 



[1] Periarchon, IV, I. (Ce livre a été écrit vers l'an 231.)

[2] Alienam sectæ meæ consuetudinem concepisti. 3 Non. Febr. 224, C. J. 2. Ad Leg. Jul. Majest. (IX, 8). Secta mea non patitur. 3 Kal. Dec. 230 C. J. 5. Ad. Leg. Cornel., de falsis (IX, 22). Ailleurs seculo meo. 1, Ad Leg. Jul. Maj. — Verecundiæ meæ... Castitati meorum temporum convertit. 7 Kal. Febr. 22, C. J. 9, Ad Leg. Jul. adulter. (IX. 9).

[3] Lampride, 24.

[4] Lampride, 24-29.

[5] Hist. Ecclés., VI, 28 et Zonaras.

[6] Lampride, 49.

[7] Lampride, 45.

[8] Lampride, 51. Voy. Tobie, IV, 16 ; Luc, VI, 31, Matth., VII, 12.

Ce mot du reste n'était pas inconnu à l'antiquité païenne : Ab alio spectes (exspectes) alteri quod feceris. Publ. Syrus. — Isocrate, Nicoclès.

[9] Lampride, 43.

[10] Les Saints : Thespesius en Cappadoce, sous le gouverneur Simplicianus (1er juin) ; Julius et Hesychius soldats, à Dorostore en Mysie (15 et 27 juin), sous le gouverneur Maximus (Pupienus ?).

[11] Martyrs à Rome vers 222 (sous Alexandre ou sous Élagabale ?) : sainte Martine vierge (1er ou 30 janvier), Taciana ou Daciana (la même que Martine ?) (12 janvier). — Un grand nombre de martyrs anonymes (2 mars). — Calepode, prêtre ; Palmatius, consul, sa femme, quarante-deux serviteurs de sa maison ; Simplicius, sénateur, sa femme et soixante-huit personnes de sa maison ; Félix et Blende sa femme (22 avril et 10 mai) ; Privatus, soldat (28 septembre) ; Calliste, pape (14 octobre). D'après les circonstances des actes de son martyre, on croit qu'il fut victime d'une émeute populaire. (Voyez M. de Rossi, Rome souterraine, et le récit des Philosophoumènes, IV, I). — Asterius, prêtre, martyrisé à Ostie (21 octobre).

Je ne parle pas ici de sainte Cécile et de ses compagnons que l'on plaçait ordinairement à la fin du règne d'Alexandre Sévère. Les savants travaux de M. de Rossi (Rome souterraine) ont mis hors de doute qu'il faut les reporter au temps de Marc-Aurèle.

[12] Lactance, Divin. Instit., V, II.

[13] Ainsi dans les actes de sainte Martine, l'Empereur meurt immédiatement après dans des convulsions de terreur. Le corps de la sainte est recueilli par l'évêque Rythorius et tout le sacerdoce romain.

[14] Actes de S. Calliste, Calepode, etc., temporibus Macrini et Alexandri.

[15] Calliste aurait régné : — selon l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, à partir de la première année d'Élagabale (218) pendant cinq ans : ce qui mettrait sa mort en 223. (Eusèbe semble cependant mettre l'avènement d'Alexandre après la mort de Calliste (V, 1, 21). — Selon la Chronique du même Eusèbe, depuis la premiers année de Caracalla (211) jusqu'à la première d'Élagabale (218). — Selon le catalogue de Libère, Calliste régna cinq ans et deux mois, au temps de Macrin et d'Élagabale, du consulat d'Antoninus (ou plutôt de Macrin et d'Adventus 218) à celui d'Antoninus III (ou plutôt IV) et d'Alexandre (222). — Selon le livre pontifical, cinq ans et deux moisi au temps de Macrin et de Théodore Obollus, à partir du consulat d'Antonin et d Alexandre (222).

Le P. de Smedt dans sa savante dissertation (Dissertations selectœ., dissert. VII) fixe la mort de Calliste en 223. Sa fête est le 14 octobre.

[16] Voyez sur le pontificat de S. Calliste, le liber Pontificalis, le livre des Philosophoumènes, IV, 2, et les explications déjà citées de M. de Rossi, Bulletin d'Archéologie chrétienne, 1868, n° 2, 5 et 6.

[17] Christianos esse passus est (Lampride, 22).

[18] Antiqui christianarum rerum scriptores qui omnes æque affirmant nullam sub Alexandro excitatam fuisse in Ecclesia persecutionem. — Baronius ad annum, 226. C'est ainsi que Sulpice Sévère (II, 46) compte trente-huit ans de paix avant la persécution de Dèce (celle de Maximin exceptée). Il fait donc commencer la paix en l'an 211, avec le règne de Caracalla.

[19] Mandatis principalibus præcipitur præsidibus provinciarum, ne patiantur esse collegia sodalitis, neve milites collegia in castris habeant ; sed permittitur tenuioribus stipem menstruam conferre, dum tamen semel in mense coeant, ne sub prætextu hujus modi illicitum collegium coeat ; quod non tantum in urbe, sed et in Italia et in provinciis locum habere Divus quoque Severus rescripsit. Sed religionis causa coïre non prohibentur, dum tamen per hoc non flat contra. S. C. quo illicite collegia arcentur. Marcianus (jurisconsulte du conseil d'Alexandre Sévère) 1 pr. et § I. Digeste, de collegiis et corporibus (XLVII, 22). Une inscription de Lanuvium rappelle cet édit.

On peut discuter sur la liberté plus ou moins grande qui est ici accordée. Toujours est-il certain que, sans être du nombre des Collegia proprement dits, autorisés par acte du prince ou du Sénat, les réunions mensuelles de petites gens (tenuiores) et les réunions ayant pour but l'exercice d'un culte (ou l'entretien d'une sépulture commune, allons-nous ajouter) jouissaient d'une certaine liberté.

Un peu plus bas (loi 3, § 2) le même jurisconsulte déclare que les esclaves peuvent être admis, avec l'assentiment de leurs maîtres, dans les collegia tenuiorum.

[20] Ce droit de propriété de l'Église sous les princes païens est rappelé dans un rescrit de Constantin.

[21] Voyez le fameux testament de Bâle, si bien expliqué par M. de Rossi, dans lequel le testateur païen consacre sa cela, l'exèdre et tout le mobilier du festin etc., et les conséquences qu'on en tire en ce qui touche les sépultures chrétiennes. Je n'ai pas besoin de dire que je l'ai suivi dans toutes les pages qu'on va lire. Bulletin d'arch. chrét., décembre 1803, avril 1864, décembre 1865.

[22] V. au Digeste tout le titre de Religiosis (XI, 7). Loi 8, § 4, de divisione rerum (I, 8). Gaius, II, 2-8, 9. Cicéron, de Legibus, II, 22.

[23] Paul, I, sent. XXI, 4-8 ; Digeste, 11, de sepulchro violato (XLVIII, 12) ; Ulpien, 3 ibid. Cod. Justin., de Religiosis (III, 4).

[24] Invidiam tamen et conscientiam circa omissum supremum ejusmodi officium, et contemptum judicium defuncti evitare non possumus, 5, C. J. de Relegiosis III, 44 (8 Kal. maï, 224).

[25] Ainsi il décide que nul ne peut prétendre sur les tombeaux un droit de propriété ; si une sépulture est commune à une famille, chaque membre y a un droit égal et indivisible. 4 ibid. (6 Nones novembre 223). — Ce droit de sépulture ne saurait être transféré aux affranchis par le seul fait des inscriptions où ils sont nommés. 6 ibid. (8 Kal. juillet 224).

[26] Sur ces rapports entre le collège païen et l'assemblée chrétienne, sur leurs ressemblances et aussi leurs différences, voyez une page de M. Boissier, pleine de science et de sagacité. La religion romaine, t. II, p. 337 et s., liv. III, ch. III, § 6.

[27] C'est ce qu'on appelait area. Le peuple païen crie : Areœ non sint, Tertullien, ad Scapul., 3.

[28] Inscription de Cherchell (Renier 4025).

Aream at (ad) sepulcra cultor verbi contulit

Et cellam struxit suis cunctis sumptibus ;

Ecclesiæ sanctæ hanc reliquit memoriam.

Salvete fratres, puro corde et simplici.

Evelpius, vos satos sancto Spiritu ;

Ecclesia fratrum hunc restituit titulum.

Εΐς την δε Ήώον κοίνον των άδιλφων. (Jusqu'à cette stèle vers l'Orient est le (terrain) commun des frères). Inscript. près d'Euménie en Phrygie.

M. ANTONIVS RES (li) TVTVS FECIT YPOGEV (m) SIBI ET SVIS FIDENTIBVS IN DOMINO (Inscr. du cimetière du Domitille trouvée en 1853 par M. de Rossi, Rome souterraine, p. 109).

MONVMENTVM VALERI etc. LIBERTIS LIBERTABVS QVE ET POSTERIS EORVM AT (ad) RELIGIONEM PERTINENTES MEAM (Inscr. de la ville Patrizzi trouvée en 1864). M. de Rossi la juge juive ou chrétienne, mais plutôt chrétienne (Bulletin juillet et décembre 1865).

[29] Inscr. de Milan. (Mais celle-ci serait postérieure à Constantin).

Si quis post obitum nostrum aliquem (sic).

Corpus intulerint non effugiant

Ira Dei et domini nostri.

Voyez l'inscription d'Euménie en Phrygie qui vient d'être citée. Elle est dédiée par Aurelius fils d'Alexandre à ses cinq fils qui ont tous en même temps gagné leur part de la vie et se termine par la menace : L'étranger qui violera cette tombe perdra tous ses enfants en même temps. (Bœckh, Corpus inscript. Græcorum, 9265). — De même dans une inscription de Mélos (ibid., 9288). Ces inscriptions sont du troisième ou du quatrième siècle.

[30] Je ne puis qu'indiquer ici un petit nombre des résultats qu'a fournis à la science chrétienne l'infatigable et merveilleux travail de M. J.-B. de Rossi et de son frère. Voyez sa Rome souterraine.