LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME DEUXIÈME

LIVRE IV. — UN EMPEREUR HOMME DE BIEN. - ALEXANDRE SÉVÈRE - 222-235

CHAPITRE PREMIER. — SA PERSONNE.

 

 

Nous arrivons à des temps meilleurs, et le règne d'Alexandre Sévère est certainement un des beaux règnes de l'empire païen[1].

Malheureusement bien peu de monuments nous en sont demeurés. Nous avons toujours nos trois historiens, Dion Cassius, Hérodien et Lampride. Mais Dion Cassius, qui écrit avant la fin du règne d'Alexandre, en dit fort peu de chose ; sous ce règne il a vécu loin de Rome, loin de l'Italie, il n'a rien su ou ne se soucie pas de dire ce qu'il a su. Hérodien dont le style solennel et dramatique inspire toujours un peu de défiance, Hérodien contredit les autres et se contredit lui-même. Lampride qui écrit d'après des documents contemporains, mais qui écrit près d'un siècle après les événements, Lampride, contredit Hérodien, mais ne le rectifie pas ; il s'arrête selon son habitude à des détails anecdotiques et dit à peine un mot des grands faits.

Il ne faut donc pas s'étonner si l'éloge d'Alexandre qui nous arrive par toutes ces voies ne nous arrive pas sans quelques discordances. Il était paisible et timide, dit Hérodien, et cédait aux volontés d'une mère ambitieuse et avare[2]. Il était raide, dur, rigoureux jusqu'à la cruauté, dit Lampride. Il régna sans verser une goutte de sang, disent-ils tous deux ; mais Lampride explique un peu plus bas qu'il ne faut entendre par cette parole que le sang des sénateurs, et même les deux écrivains nous parlent du supplice d'un Marcianus, homme important, patricien, sénateur certainement, et, qui plus est, beau-père de l'empereur. Il laissa aux chrétiens toute liberté, dit Lampride ; et, si l'on veut réunir tous les actes de martyres qu'il est possible d'attribuer à son règne, on comptera jusqu'à vingt-deux martyrs et peut-être davantage, pendant les treize années d'Alexandre, tandis que pendant les onze ans de Caracalla et d'Élagabale, on en trouve à peine cinq ou six. S'il y a des contradictions sur le compte du fils, il n'y en a pas moins sur le compte de la mère. Mammée était chrétienne, disent les écrivains chrétiens, Orose et Vincent de Lérins, peut-être Eusèbe ; néanmoins, quand on voit les hommages païens qui lui sont adressés et, après sa mort, celui même de l'apothéose, il semble qu'elle ait bien profondément dissimulé son christianisme. C'était une sainte femme, disent-ils tous, païens et chrétiens, c'était une femme de mœurs pures, d'une vie grave et digne ; une mère dont la pieuse sollicitude sut garder à travers mille périls, la vie, l'intelligence, la vertu de son fils : c'est un hommage que tous lui rendent. Hérodien cependant et même Lampride parlent de son avarice, de sa jalousie maternelle contre sa belle-fille, qui serait allée jusqu'à la persécution et jusqu'au meurtre ; et cette femme que tous déclarent si pure se serait implicitement reconnue coupable d'adultère et aurait exploité cet aveu, vrai ou faux, en faisant passer son fils pour fils de Caracalla. Il est certain que la mémoire de Caracalla semble avoir été respectée sous ce règne, et qu'Alexandre, peut-être par suite d'une adoption posthume, comme Sévère en avait donné l'exemple, l'appelle : « mon père Antonin[3]. Je ne prétends pas en ce moment concilier toutes ces contradictions ni résoudre toutes ces difficultés ; mais peut-être, dans le cours du récit, quelques-unes s'éclairciront-elles.

Ce qu'on peut dire à l'honneur de ce règne, c'est qu'il commença au milieu d'une joie universelle, et n'en laissa pas moins, quand il finit, des regrets presqu'unanimes. Le rapprochement de ces deux faits est un grand et rare éloge.

Ne parlons maintenant que de la joie du début. Elle fut celle de tous. A tous, peuple et soldats, si rarement d'accord, le règne d'Élagabale avait pesé comme un malheur et comme une honte. Tous à sa mort se sentaient délivrés. C'était encore, il est vrai, le règne d'un enfant et d'une femme ; mais, au lieu d'une mère prostituée, c'était une mère que tous s'accordaient à bénir ; au lieu d'un adolescent déjà vieilli par le vice, c'était un enfant, à l'intelligence ouverte, à l'âme douce et candide. Le peuple, toujours puéril, se plaisait à dire que ce jeune Alexandre était né dans le temple de son illustre homonyme, le jour même où on célébrait la fête funèbre du héros ; qu'à l'heure où sa mère le mettait au monde, un portrait de Trajan appendu dans la chambre nuptiale s'était détaché et était tombé sur le lit ; que la nourrice de l'enfant s'était appelée Olympias et son père nourricier Philippe, comme les parents d'Alexandre le Grand ; que le jour de sa naissance, en Phénicie, une étoile de première grandeur s'était montrée pendant toute la journée ; que, dans le pays où était la maison de son père, une sorte d'auréole s'était fait voir autour du soleil ; que sa mère, la veille de ses couches, avait rêvé qu'elle enfantait un dragon couleur de pourpre ; que son père, la même nuit, s'était vu en rêve porté vers le ciel sur les ailes de cette victoire dorée qui décorait le Sénat de Rome ; qu'un laurier planté le jour de sa naissance auprès d'un pêcher[4] avait en un an dépassé la hauteur de cet arbre... On cherchait d'autres présages, peut-être un peu plus sûrs, dans la beauté de son visage et la vivacité de son regard, dans les facultés déjà brillantes de son esprit, dans sa mémoire qu'on disait merveilleuse, dans cette atmosphère de sainteté et de pureté, au moins relative, où il avait vécu. Ce jour-là, on aimait la vertu comme les peuples apprennent à l'aimer quand ils ont trop longtemps souffert de la domination du vice. Les chrétiens, mêlés à la foule, pouvaient bénir Dieu de leur donner pour empereur le fils de leur sœur Mammée. Le Sénat enthousiasmé accumulait les marques d'honneur sur cet enfant devenu maitre du monde ; en une seule séance il lui conférait ces titres, du reste si peu utiles, mais que d'ordinaire il laissait attendre un jour ou deux, d'Auguste, de proconsul, de tribun du peuple (ou pour mieux dire revêtu de la puissance tribunitienne), de père de la patrie (à quatorze ans !) ; il lui donnait le droit, qui, autrefois appartenait aux seuls consuls, d'initiative dans le Sénat[5]. Il voulait qu'il prît le surnom de Grand comme le portait dans l'histoire son homonyme macédonien, le nom d'Antonin comme l'avaient porté Caracalla et Élagabale ; mais ces derniers honneurs furent refusés. Le nom de Grand donné à un enfant eût prêté à la risée ; le nom d'Antonin était désormais trop souillé. Lampride nous rapporte un singulier et invraisemblable dialogue entre le Sénat qui veut donner ce nom à Alexandre et Alexandre qui le repousse ; on n'a jamais aussi longtemps disputé sur un nom propre. — Telle était la joie de ce début.

Sur qui cependant reposait la fortune de l'Empire ? Sur un enfant appuyé par deux femmes. Et autour de ce pouvoir, en apparence si faible, que de difficultés, que de périls ! combien de chances pour ce César ou de se perdre ou de se corrompre On comprend sans peine quelle atmosphère empestée était celle du palais, de Rome, de l'Empire, après les saturnales du dernier règne. Ce peuple d'hommes sans nom, sans patrie, sans honneur, qui avait régné pendant quatre ans, ne devait pas se laisser si facilement détrôner. Les favoris les plus puissants sous Élagabale étaient tombés sous l'épée des soldats ; mais le palais était encore rempli par ses amis subalternes, ses cochers, ses bouffons, ses comédiens, ses eunuques et tant d'autres catégories d'êtres humains qui n'ont pas de nom dans notre langue, en un mot par tous ces valets du prince qui avaient été les maîtres du prince et de l'Empire. Ils n'eussent pas demandé mieux que de circonvenir Alexandre, et de dépraver son enfance comme ils avaient dépravé celle du jeune Avitus. Il semble même qu'un instant ils aient pu croire que l'empereur enfant leur appartenait[6].

Dans la cité régnaient d'autres intrigants. Elle était pleine de soi-disant gens en crédit, d'origine et de mœurs très-basses et faisant d'autant plus croire à leur puissance, de marchands de fumée comme on les appelait proverbialement, vendant un crédit qu'ils n'avaient pas ou un crédit qu'ils n'auraient pas dû avoir. Dans l'Empire romain où le souverain avait volontiers pour confidents, pour intendants, pour ministres, des affranchis, c'est-à-dire des hommes placés dans un rang légalement inférieur, les intrigants de cette espèce devaient naturellement abonder. Être ou se dire l'ami d'un affranchi du palais, être le cousin ou le favori ou même l'esclave du tout-puissant esclave avec lequel Élagabale causait bien plus en confidence qu'il n'eût causé avec le prince du Sénat, quel honneur et surtout quelle puissance ! La faveur du prince qui se prodiguait au palais, se vendait en détail sur tous les marchés de Rome, cela se fait toujours : mais sous un empereur romain et un empereur romain adolescent, débauché, fou, cela avait dû se faire plus que jamais.

Dans les provinces, c'était pis encore. On avait acheté les magistratures, les commandements d'armée, le pouvoir ; on voulait en tirer profit. Quand, systématiquement, avait été mis en place ou l'homme le plus payant, ou l'homme le plus immonde, quelle effroyable ignominie et quel effroyable pillage devaient s'ensuivre ! L'Empire n'était déjà ni si honorable, ni si prospère sous Caracalla ; que devait-il être après les quatre ans d'Élagabale pendant lesquels la grande et permanente orgie du palais s'était répétée par une orgie permanente dans tous les prétoires ! Il faut si peu de temps pour faire le mal, si peu de temps pour déshonorer un pays, si peu de temps pour l'appauvrir ! La force du pouvoir est si grande, hélas ! quand le pouvoir veut autre chose que le bien. En quatre ans on défait sans peine l'œuvre d'un siècle. Quand on pense surtout qu'un pouvoir insensé et immoral regarde peu à changer les hommes, qu'un pouvoir honnête et sage ne les change qu'avec circonspection, on sent combien devait être rude cette tâche de déraciner toute une administration corrompue dans un empire de cent millions d'hommes.

Et cependant, il fallait le faire. Les peuples gémissaient. Le règne des voleurs — car ce nom semble à cette époque avoir été exclusivement réservé aux voleurs officiels —, le règne des voleurs, le règne des enivrés, le règne des bacchantes avait été si dur ! Nous avons assez dit combien l'empereur romain, légalement parlant, était pauvre et combien les princes modérés avaient besoin d'une stricte économie. Mais, quand à cette pénurie étaient venus s'ajouter les besoins insatiables d'une débauche poussée jusqu'à la monstruosité et d'une magnificence poussée jusqu'à la folie, les besoins de quelques milliers de favoris, d'agents, d'intrigants aux ordres du prince ou plutôt qui avaient le prince à leurs ordres, à quels expédients n'avait-il pas fallu recourir ? Tous les impôts étaient accrus ; tous les peuples dépouillés, toutes les ressources de l'Empire dévorées par avance. Le monde romain, déjà si pauvre, était plus indigent que jamais.

Mais le grand tyran de l'Empire — celui, il est vrai, dont on s'inquiétait le moins, parce qu'il venait de rendre un service —, mais le tyran de tous le plus redoutable parce qu'il était le plus durable, c'était l'armée. Cette prépondérance militaire créée par Sévère pour soutenir les empereurs, était en pleine possession de faire et de défaire les empereurs. En onze ans, sans le Sénat et sans le peuple et le plus souvent contre leur vœu, elle avait écrasé Geta, élu Macrin, renversé Macrin, élu Élagabale, tué Élagabale. Quelle triste armée devait être celle qui faisait et défaisait ainsi ses maîtres ! Quelle pauvre armée contre l'ennemi ! Quelle abominable armée pour le citoyen ! Quelle redoutable armée pour le prince !

C'était donc un triple ennemi qu'Alexandre avait en face de lui : le palais, le prétoire et le camp ; les serviteurs du prince qui exploitaient le prince, les agents du pouvoir qui exploitaient le pouvoir, les légions qui avaient tout fait et pouvaient tout défaire : les premiers et les seconds, fidèles à la tradition du despotisme, faisant César le plus grand possible afin de se faire eux-mêmes le plus riches possible ; les derniers, fiers de trois révolutions accomplies par eux en quatre ans et prêts à en opérer une nouvelle si on ne leur obéissait pas, à plus forte raison si on prétendait les faire obéir. Contre ce double ennemi, le Sénat et le peuple romain étaient les seuls appuis du prince, et de faibles appuis. Aussi la vie d'Alexandre tout entière ne fut-elle qu'une lutte contre les intrigues de ses serviteurs, contre l'avidité de ses agents et surtout contre l'indiscipline, pour ainsi dire constitutionnelle, des soldats. Ce qui est étonnant, c'est qu'il ait pu soutenir cette lutte pendant treize années.

Voilà la tâche politique qu'entreprenaient deux femmes au nom d'un enfant. Nous allons décrire cette politique, plutôt que raconter cette histoire. Nos pauvres historiens nous disent bien quelque chose des mesures politiques et économiques du temps, rien des événements. Si c'est faute d'événements, ne nous en plaignons pas ; heureux les peuples sans événements et sans histoire

Mais si ce règne fut, pendant quelques années du moins, sans événements, cette politique ne fut pas sans combats, et l'on va voir quelle tâche militante fut celle de la vieille Mésa, de la régente Mammée et plus tard du jeune Alexandre.

Il fallut d'abord purifier la demeure impériale ; la fermeté des deux régentes de l'Empire eut raison au bout de peu de jours des obsessions que tentait autour du jeune prince la population impure du palais d'Élagabale. L'empereur Élagabale étant mort, son dieu Élagabale ayant été renvoyé en Syrie, il fallut bien que les adorateurs ou plutôt les exploitants de l'un et de l'autre disparussent. Les cochers du cirque et les chasseurs de l'amphithéâtre ne furent plus si bien payés. Les eunuques, incroyablement nombreux au palais, mêlés à tout, chargés de tout sous Élagabale, furent réservés en petit nombre pour le service du bain des femmes ; la plupart furent donnés ou vendus au dehors, les pires d'entre eux avec permission à leurs maîtres, s'ils se conduisaient mal, de les tuer sans forme de procès. Les nains, les naines, les bouffons, les chanteurs, les pantomimes du palais furent donnés au peuple, c'est-à-dire envoyés figurer sur les théâtres publics de Rome ou des provinces. Des êtres plus méprisables encore furent à plus forte raison chassés du palais et on pensa même à les chasser de Rome. On balayait ainsi les traces immondes de l'orgie.

La canaille étant sortie, les honnêtes gens purent rentrer. Le conseil de l'empire que nous avons vu si important sous Sévère et qui, sous Élagabale, semble avoir disparu au milieu du bruit des festins, fut reconstitué par Mésa et par Mammée. Seize sénateurs et à leur tête le préfet du prétoire, Domitius Ulpianus, formèrent ce conseil intime de l'empereur. Les jurisconsultes que Sévère avait déjà si fort grandis, eurent ce jour-là, plus que jamais, leur entrée dans la vie politique. Le gouvernement d'Alexandre devait être le gouvernement du droit.

Ces premiers actes du nouveau pouvoir étaient accomplis, quand Mésa mourut (223) ; elle commençait à réparer, en constituant le pouvoir d'Alexandre, le mal qu'elle avait fait à l'Empire en lui imposant le pouvoir d'Élagabale. Rome déifia cette Syrienne, aïeule de deux empereurs et auteur de deux révolutions ; Rome la déifia comme le prescrivait la coutume, faisant ainsi un hommage banal d'un hommage qui n'aurait dû être rendu à personne. Rome la regretta, reconnaissante du bien qu'elle lui faisait et oubliant le mal qu'elle lui avait fait. Mais ces regrets ne furent point mêlés d'inquiétudes pour l'avenir : on gardait Mammée et Alexandre, l'une vénérée depuis longtemps, l'autre déjà aimé.

Aussi, rien ne changea-t-il. Les treize années du règne d'Alexandre nous apparaissent dans les historiens comme une seule période gouvernée par le même esprit. Que Mésa règne sous le nom de son petit-fils, Mammée sous le nom de son fils, ou qu'Alexandre règne par lui-même avec les conseils de sa mère, toute cette famille semble n'avoir jamais eu qu'une seule âme. La mère a reçu les conseils de l'aïeule et les transmet à son fils. Quand Alexandre prit-il sérieusement en main les rênes du pouvoir ? Nous ne le savons même pas. Nous ne savons pas au juste de quels actes il faut faire honneur au fils plutôt qu'à la mère. C'est le règne commun de Mammée et d'Alexandre que nous avons à étudier, leur lutte commune, maintenant que les intrigants du palais sont écartés, contre les intrigants du prétoire et les insolents de l'armée.

Or la vie militaire d'Alexandre, ses rapports avec l'année, ses guerres nous occuperont en dernier lieu, parce que l'époque belliqueuse de son règne se place dans les dernières années. C'est sa vie politique, son administration que nous avons en ce moment à faire connaître.

Sa politique se réduit à trois termes auxquels nous avons déjà réduit celle de tous les bons empereurs : simplicité personnelle, et par suite économie, et, par suite de l'économie, justice et clémence. Nous allons retrouver chez Alexandre ces traits que nous avons remarqués chez Trajan, Antonin, Marc-Aurèle, Pertinax. Parlons d'abord de sa personne et de la simplicité de sa personne.

A Rome surtout, la question politique n'était guère qu'une question personnelle. La vie privée du César faisait sa vie politique.

On nous peint bien brièvement, hélas ! Alexandre comme un beau jeune h om me, grand, vigoureux, façonné à tous les exercices du corps, dont le regard avait une lucidité pénétrante que nul ne pouvait soutenir longtemps, dont l'esprit était prompt, la mémoire admirable, l'âme douce, la conversation enjouée, la parole franche. Son éducation avait été soignée ; il était lettré sans vouloir être littérateur, il était géomètre, peintre, poète, il était musicien et chanteur, tout en ayant soin de réserver ces talents pour l'intimité et de n'être pas, comme Néron, artiste en public ; il était même quelque peu astrologue et il se connaissait au vol des oiseaux ; c'était une des manies de son siècle. Toute cette éducation, il est vrai, donnée en Orient, avait été grecque plutôt que romaine ; il parlait la langue de Platon mieux que celle de Virgile ; il n'était Romain que de cœur. Il eût voulu cependant être Romain d'origine, et c'était sa faiblesse, nobiliaire ou patriotique, de prétendre, par des généalogies plus ou moins certaines, rattacher sa famille syrienne à une souche romaine.

Peu importait du reste : soit par la tradition, soit par les mœurs, nul n'était plus romain que lui. C'était une joie et une joie profonde autant que légitime, après le monstrueux Élagabale, après le fou furieux Caracalla, j'ajouterai même après Sévère, de contempler ce prince, imitateur non-seulement d'Auguste, mais dirait-on volontiers de Fabricius. Le prince s'est levé avant l'aurore, lui ne se lève pas, comme Élagabale, accablé par la pesanteur de l'orgie. Car sa vie est tempérante et chaste, il a horreur des vices de la Grèce comme Fabricius en avait horreur ; il est du petit nombre, du très-petit nombre de ceux que les historiens déclarent en avoir été exempts[7]. Il semble même qu'un chaste mariage soit à ses yeux une sorte de tache, et, conformément à la discipline sacerdotale, il se croit obligé de se séparer de sa femme, la veille du jour où il veut se présenter devant les dieux. Ainsi, pur, serein, recueilli, il entre le matin dans sa chapelle domestique ; il y adore avec les images de ses ancêtres, celle d'Orphée, celle d'Abraham, celle même de Jésus-Christ — nous reviendrons sur ce rapprochement et ce mélange qui ne doit pas trop nous surprendre ici. La prière lui sert à rasséréner son âme et à réjouir sa pensée. Quand il n'a pas la prière, il demande aux salutaires exercices du corps, à la pêche, à la promenade, à la chasse un moment de récréation et de gaieté. Ensuite il donne un premier coup d'œil aux affaires publiques. De sages conseillers, et surtout des conseillers sûrs et fidèles, ont préparé les décisions impériales ; il ne reste plus qu'à y mettre le sceau de la volonté souveraine. Parfois cependant, ce travail se prolonge ; Alexandre n'admet sans examen rien de ce qui lui est présenté. Parfois, il faut commencer le travail avant le jour, et le continuer pendant de longues heures. Alexandre s'y prête sans regret, souriant, ouvert, en même temps qu'attentif, éveillé, pénétrant, sachant ne se laisser tromper par personne, et sachant punir ceux qui veulent le tromper.

Après le travail, jouissant de ce loisir que les hommes les plus occupés savent se faire par une certaine clarté de l'esprit qui simplifie toute chose, Alexandre lit ou se fait lire ; car dans l'antiquité, on aimait que la lecture se fit à deux et que la parole arrivât à l'esprit, vivante par les oreilles et non pas morte par les yeux. Mais dans cette récréation littéraire, il n'oublie pas tout à fait son métier de souverain[8]. Il lit les poètes, il aime Horace, il aime son contemporain Serenus Sammonicus ; mais il revient plus volontiers à la vie de son homonyme Alexandre dont il faut bien cependant qu'il déplore les vices ; il revient à la République de Platon, chimère d'un grand esprit que nul souverain ne sera tenté d'imiter ; il revient à la République de Cicéron, à ses Offices, lecture tout autre, toute pratique, toute positive, toute romaine[9]. A la lecture succède, selon la mode antique, la palestre, les onctions, le bain, presque toujours le bain froid pendant une heure, tout cela à jeun, sans avoir rien bu que de l'eau de la fontaine Claudia ; après le bain, un léger repas de pain, de lait, d'œufs, de vin miellé qui lui suffit quelquefois jusqu'à l'heure du souper[10].

Après midi les affaires publiques le reprennent. L'affranchi chargé de la correspondance (ab epistolis), celui qui est chargé des requêtes (a libellis), celui qui tient pour lui les notes de la journée (a memoria) sont là devant lui, debout selon l'étiquette impériale, à moins que leur santé et la bienveillance du prince ne les forcent à s'asseoir. Alexandre écoute tout, répond à tout, se fait lire par le copiste (librarius) la lettre qu'il a dictée à son secrétaire, y ajoute au besoin quelque chose de sa main. Le travail de la correspondance fini, la porte s'ouvre et l'empereur reçoit ses amis. Une règle qu'il s'est faite et que les abus des règnes précédents peuvent seuls expliquer, c'est de ne recevoir jamais une personne seule ; on a tant de fois exploité la faveur du prince et le privilège fortuné d'un tête-à-tête avec lui ! Le préfet du prétoire Ulpien, le second personnage de l'Empire, est seul excepté de cette règle ; de plus, quand Alexandre a un entretien particulier, Ulpien est en tiers[11]. Les portes s'ouvrent donc et tous peuvent entrer. Pas de séparation entre les amis du prince, pas de maître des cérémonies (admissionalis) pour assigner aux uns telle enceinte, aux autres telle autre ; nul autre serviteur que ceux qui veillent aux portes dans toutes les maisons riches ; pas de rideau derrière lequel le prince se retire pour n'y admettre que ses amis les plus dignes et garder davantage le prestige de la souveraineté ; tout se passe librement, familièrement, comme chez le moindre sénateur[12].

L'empereur se distingue à peine par son costume ; à la guerre, il porte la chlamyde velue de Septime Sévère ; à la campagne et à la chasse, la tunique simple et unie ; à Rome et dans les villes, la toge ; aux jours de cérémonies, la toga picta du consul ou la robe prétexte du grand pontife. Ici, à sa réception (salutatio) du matin, il porte la toge blanche comme tout citoyen a droit de la porter, pas un vêtement de soie, pas une frange d'or, pas une pierre précieuse comme en portaient Commode et Élagabale (les pierreries, dit-il, ne sont pas à l'usage d'un homme), des braies blanches et non pourprées, une tunique à longues manches d'une seule couleur, à peine frangée d'une petite bande de pourpre, insigne de la dignité impériale ; en un mot pas une trace du luxe honteux et efféminé d'Élagabale[13].

Un sénateur paraît ; l'empereur le fait asseoir. Un homme, façonné à l'étiquette d'Élagabale, vient adorer le prince à la façon persique, c'est-à-dire se prosterne devant lui ; on l'arrête et on lui dit que le prince ne veut pas être adoré. Un autre baisse profondément la tête avec une obséquiosité servile ; l'empereur se détourne. Un autre se répand en compliments adulateurs, il est accueilli par des éclats de rire[14]. On est à son aise dans ce salon ; on salue le maître de la maison par ce seul mot : Salut, Alexandre. Il y a des habitués qu'on y voit tous les jours, des intimes qui se présentent à toute heure et sans être appelés ; mais quiconque y est admis s'approche librement du prince, trouve le prince affable, amical, généreux ; tous, même les amis de seconde et de troisième classe, comme on les appelait, voient, lorsqu'ils sont malades, le prince venir à leur chevet ; tous peuvent parler librement au prince, même des affaires publiques ; il n'est personne avec qui il ne consente à discuter, à s'expliquer, sinon à se justifier, parfois à se rétracter[15]. Il est vrai que ce salon ne s'ouvre qu'à des gens de bien ; les courtisans éhontés du régime précédent ont été mis à la porte, les consciences tarées sont exclues, et l'on renvoie les flatteurs.

Après avoir vu ses amis, si le prince veut se distraire quelques moments, appellera-t-on les bouffons ? Le cirque de la maison impériale s'ouvrira-t-il pour les courses de chars ? Ne fera-t-on pas du moins sortir quelques lions de leurs cages pour être tués par de hardis chasseurs ou pour dévorer quelques esclaves ? Si les lions manquent, quelques paires de gladiateurs, se tuant pour procurer au prince une innocente récréation, lui sembleront-ils un plaisir trop coûteux ? Non, rien de tout cela ; c'est bien assez que le peuple de Rome se fasse donner ces divertissements somptueux, ignobles, sanguinaires. Si le prince aime le spectacle, il peut aller se divertir là où le peuple se divertit ; il y sera mieux et comme homme et comme prince. Cette rage de divertissements à part, de spectacles intimes et d'autant plus honteux, ce vice du palais de Rome et des palais modernes, ce vice avait fait Néron et en partie il a fait Louis XV. Ne mettez pas vos plaisirs à part de ceux du peuple ; il jugera les siens bien pauvres ou il jugera les vôtres bien scandaleux.

Les divertissements d'Alexandre ne coûtent ni une goutte de sang, ni une larme, ni un écu au dernier de ses sujets. Il a dans le jardin du palais d'immenses volières ; paons, faisans, poules, canards, perdrix et jusqu'à vingt mille pigeons, dit-on, y prennent leurs ébats et le maître du monde se plaît à les regarder. Ces innocentes créatures du bon Dieu, comme nous dirions, remplacent pour lui les gladiateurs de Domitien, les cochers de Néron et l'épouvantable sérail d'Élagabale ; heureux le monde d'avoir un tel maître et encore sa conscience de prince économe, pour être en repos, a-t-elle besoin de se dire que le trésor de l'Empire n'a à payer pour cet innocent plaisir, ni un employé, ni un grain de blé ; les esclaves du fisc (nous dirions de la liste civile) sont chargés d'y pourvoir, et la vente des œufs, des poulets et des petits pigeons suffit à l'entretien de toute cette famille ailée, joyeuse cliente de César[16].

Vient maintenant le souper, cette heure solennelle de la vie romaine. C'est l'heure où Alexandre est moins empereur, plus citoyen, plus homme, plus Alexandre que jamais. Souvent, il soupe hors de chez lui, simplement, familièrement, comme un homme à qui il est permis d'avoir des amis. D'autres jours, seul chez lui, il n'a pour convive qu'un livre, grec le plus souvent, latin quelquefois ; ou bien son fidèle Ulpien et des gens lettrés comme Ulpien, dont la conversation le récrée et le console. A ces convives intimes, il fait servir les jours de fête une oie comme chez nos pères au moyen âge, les jours de grande fête un ou deux faisans. Lorsqu'il faut avoir de nombreux convives et ce guenons appellerions des soupers officiels, la table est plus vaste, mais non plus somptueuse. Pour les convives de ces jours-là, pas plus que pour les amis, il n'y a de valets tout vêtus d'or, ni de vaisselle d'or, ni d'oiseaux et de poissons apportés des bouts du monde. Il y a une table décente, abondamment servie, mais sans excès ; il y a cette propreté brillante qui est le luxe des gens simples et qui n'est pas toujours celui des gens recherchés ; des serviettes (puisqu'on nous donne ce détail) tout au plus frangées de pourpre, jamais d'or ; une vaisselle d'argent seulement, et peu considérable ; jamais comédie, ni pantomime pour égayer le repas : des perdrix qui se battent, des oiseaux qui voltigent dans la salle du festin, sont les innocentes distractions qui égaient la conversation sans le troubler[17]. Au repas, dit son historien, il était courtois, de plaisanterie douce, de conversation aimable ; chacun osait lui dire et lui demander ce qu'il voulait ; sa mère et sa femme lui reprochaient parfois de se familiariser trop, d'affaiblir la dignité du pouvoir. Mais, lui, qui savait assez que le danger n'était pas là : Je n'affaiblis pas le pouvoir, répondait-il, je le rends plus assuré et plus durable. A la fin du repas, comme un père de famille de l'ancienne Rome, Alexandre, paternel malgré sa jeunesse et sérieux malgré son enjouement, mettait à part le pain, les légumes, les portions destinées aux serviteurs du festin. Et c'est ainsi que, sans saturnales, sans orgie, sans enivrement, comme sans adulation et sans acte sanguinaire, finissait la journée de ce successeur de Commode, de Caracalla et d'Élagabale.

 

 

 



[1] Génésius Alexianus ou Bassianus, fils de Génésius Marcianus et de Julia Mammæa, né à Arcé (ou Césarée du Liban), en Phénicie, le 1er octobre 208.—Adopté par l'empereur Élagabale et appelé M. Aurelius César, en 221. — Empereur, le 11 mars 222, et surnommé Pius, Félix, Alexander. — Consul en 222, 225 et 229. — (Il ne parait avoir pris aucun titre d'imperator ni aucun  surnom commémoratif d'une victoire.) — Tué le.... mars 235

Sa mère : Julia Mammæa, fille de Julia Massa, et de ....., mariée d'abord à Génésius Marcianus, consulaire, puis à un homme de condition inférieure (Voy. Ulpien, Dig. 12 de Senatoribus I, 9). — Surnommée Augusta, Mère des camps et du Sénat. — Tuée avec son fils (235).

Ses femmes : 1° N....., fille de Marcianus ou Macrianus ? 2° Sulpitia Memnis, fille d'un consulaire. 3° Gnœa Seia Herennia Sallustia Barbia Orbiana (v. ci-dessous). — Historiens : Dion, LXXX. Hérodien, VI. Lampride, in Alexandro.

[2] Julien (de Cæsaribus) l'accuse aussi de faiblesse : Alexandre le Syrien trouva place dans les derniers rangs. Il pleurait là son mauvais destin. Silene lui dit : Ami, pourquoi te laisser mener comme un enfant par ta mère, lui confier l'empire et tes trésors ? N'importe, dit Némésis, je ferai bonne justice de ceux qui t'ont fait mourir. Et on laissa ce pauvre enfant en repos.

[3] Ainsi dans une inscription de la première année de son règne, il se qualifie petit-fils de Sévère, fils d'Antoninus magnus, pius. Orelli 957. — Dans deux rescrits de l'an 223 : Divi parentes mei. C. J. 6 ad Leg. jul. de adult. (IX, 9). C. J. 2 ad Leg. Cornel. de falsis (IX, 22). — Dans un rescrit de 223 : Divus Antoninus pater meus, 8. de edendo (II, 1). — Ailleurs, Divus Marcus et (?) Antoninus pater meus. 4. De re militari (XII, 36). — Ailleurs Divi Severi avi mei 5. C. J. ad Legem Falcid. (VI, 50).

Quelquefois, il est vrai, ces titres semblent n'être que de simples formules. Ainsi Septime Sévère dit une fois : Divus Claudius pater meus. 1. Qui non possunt ad libertatem pervenire (VII, 12).

[4] Le pêcher ou pommier persique (malus persica). Vit-on là un présage des futures victoires d'Alexandre sur les Perses ?

[5] Jus relationis. Mais ici, c'était le jus quintœ relationis, c'est-à-dire le droit de saisir, jusqu'à cinq fois dans une séance, le Sénat d'une affaire nouvelle. Les empereurs avaient, de droit, l'initiative à raison de leur puissance tribunitienne (Dion Cassius, 4 III, 32, et la loi De imperio Vespasiani). Mais peu à peu on y ajouta le droit de seconde, troisième, cinquième initiative. (Capitolin, in M. Antonin, 5, in Pertinace, 5, Lampride, in Alexandro, 1, Vopiscus, in Probo, 12).

[6] Et eos quidem (bonos viros) malorum cohors depulerat, qui circumvenerunt Alexandrum primis diebus, sed prudentia juvenis, his matis occisis atque expulsis, amicitia ista sancta convaluit. (Lampride, in Alex., 68).

[7] Lampride 39. Usus veneris in eo moderatus fuit, exoletorum ita expers ut.... legem de his auferendis ferre voluerit.

[8] Dès son enfance, il ne passa pas, autant qu'il dépendit de lui, un seul jour sans s'exercer et aux lettres et à la milice. Lampride 3.

[9] Lampride 30.

[10] Lampride 30.

[11] Lampride 31.

[12] Lampride 4.

[13] Lampride 4, 33, 40.

[14] Lampride 18.

[15] Lampride 24.

[16] Lampride 41.

[17] Lampride 35, 37.