LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE III. — LES HÉRITIERS DE SÉVÈRE : CARACALLA. - MACRIN. - ÉLAGABALE (211-222)

CHAPITRE III. — MACRIN (217-218).

 

 

Marcus Opellius Macrinus[1], était un de ces hommes, comme il y en avait tant sous les Césars, que le caprice du prince ou le caprice de la fortune, plus que leur mérite, avait pris dans les rangs inférieurs pour les conduire aux plus élevés. Natif de Césarée (Cherchell), en Mauritanie, il portait le signe usuel des gens de sa race, une oreille percée pour recevoir un anneau. A titre d'Africain, il avait été le protégé de Plautianus, qui, pour une cause plaidée avec succès, avait fait de lui un de ses intendants ; mais, en retour, à titre de protégé de Plautianus, il avait couru le risque d'être entraîné dans la chute de son patron, et avait été sauvé, non sans peine, par le crédit de Fabius Cilo. Ensuite il avait obtenu de Sévère une petite place dans le service des postes de la voie Flaminia ; puis de Caracalla, diverses missions temporaires relatives à la gestion de son domaine[2] ; puis tout à coup, la dignité de préfet du prétoire, la seconde de l'Empire. Sous des souverains tels que le fils de Sévère, l'avancement est prompt comme la disgrâce.

Macrin, préfet du prétoire, n'était donc ni un vaillant soldat (ni même un soldat), ni un jurisconsulte profond; Macrin, empereur, ne fut pas un homme de génie. Par allusion à l'obscurité de sa naissance et à la médiocrité de ses talents, on ne manqua pas de voir un présage de sa fortune dans le fait d'un âne, qui, vers le temps de la mort de Caracalla, était monté au Capitole, mené, disait-on, par un démon sous forme humaine[3].

Cependant Macrin était honnête homme, juge intègre, sévère plutôt qu'indulgent, faible néanmoins de caractère quand il s'agissait, non de juger, mais d'agir. Et, si la tâche de succéder à un mauvais prince peut être facile quand on est au milieu de ceux qui l'ont ou renversé ou détesté, la succession d'un mauvais prince est la plus périlleuse de toutes pour qui est au milieu de ses amis et de ses complices, pour qui a besoin d'eux et a été élu par eux. L'Empire détestait Caracalla, parce que son règne avait été celui d'une soldatesque arrogante et indisciplinée ; mais cette soldatesque l'aimait d'autant plus que sous lui elle avait été maîtresse. Or, Macrin avait autour de lui et auprès de lui, non l'Empire, mais les soldats.

Aurait-il dû, comme le pense son contemporain Hérodien, dissoudre l'armée de Caracalla, renvoyer chaque légion dans la province d'où ce prince l'avait fait sortir, partir pour Rome, se faire proclamer par le Sénat qui ne pouvait manquer d'adorer le successeur de Caracalla, quel qu'il fût, s'appuyer sur le Sénat et le peuple, être l'homme de l'Empire, non de l'armée ?

Le Sénat et le peuple de Rome, que Dion nous peint à cette heure là même tremblant devant les cohortes urbaines et n'osant maudire tout haut Caracalla mort, eussent-ils été un grand appui pour Macrin ? Pouvait-il dissoudre cette armée de Syrie, réunie contre les Parthes, à l'heure même où les Parthes entraient en armes dans le territoire ? Ne devait-il pas rester ou pour faire face par les armes à cet orage ou pour le dissiper par des négociations ? Nous ne savons. L'Empire devenu, comme l'avait voulu Sévère, une monarchie purement militaire, et gouverné depuis vingt ans par la toute-puissance de l'épée, qui pouvait briser cette épée ? Comment gouverner avec de tels maîtres et comment se débarrasser d'eux ? Comment satisfaire à leur avidité et comment satisfaire aux plaintes de l'Empire ? Comme tous les prétendants à la pourpre, s'il l'avait désirée la veille, Macrin dut bien là maudire le lendemain.

Il essaya pourtant, et ses actes témoignent d'une politique qui n'était pas dénuée de modération et de sagesse. Il se garda sans doute de heurter ces tout-puissants soldats qu'il commandait et qui lui commandaient; il continua l'hypocrisie forcée des premiers jours ; ne faisant pas l'éloge de Caracalla, mais ne le blâmant pas, même dans ses lettres au Sénat ; lui reprochant tout au plus sa guerre contre les Parthes, parce qu'en cela les soldats étaient de son avis, et les tributs payés par lui à certains peuples barbares parce que ce fait pouvait exciter une certaine susceptibilité nationale et militaire. Les soldats lui demandaient que Caracalla fût proclamé dieu : docilement il en écrivait au Sénat, et le Sénat, non moins docile, votait l'apothéose du monstre. Les soldats aimaient le nom d'Antonin à cause de Caracalla, et l'Empire aimait ce nom à cause d'Antonin le pieux et de Marc-Aurèle ; Macrin faisait venir d'Antioche au camp d'Édesse son fils âgé de dix ans à peine ; en chemin les soldats de l'escorte, ainsi qu'ils en avaient reçu l'ordre secret, proclamaient spontanément cet enfant César ; et à l'arrivée, Macrin, tout en confirmant ce vœu des soldats, faisait prendre à son jeune fils le nom d'Antonin. Les soldats se fussent irrités s'ils eussent vu insulter les images de Caracalla ; aussi sur l'ordre de Macrin, à Rome même, un certain Aurélianus était jugé et mis à mort pour avoir détruit quelques-unes de ces images. Dans le camp, la statue d'Antonin, c'est-à-dire de Caracalla, en argent et en or, des images antoniniennes sur les enseignes des légions, sept jours de fêtes en l'honneur du nouveau dieu Antonin, témoignaient assez que c'était son prédécesseur immédiat que Macrin avait voulu honorer en donnant à son fils ce nom vénéré de tous. Satisfaisant ainsi l'opinion et les regrets des soldats, il fallait à plus forte raison satisfaire leurs appétits. Dès le jour de son élection, il y eut une paie extraordinaire pour les légionnaires et les prétoriens[4] ; le jour de la proclamation de son fils, cinq pièces d'or par tête au nom du fils, trois pièces d'or au nom du père, avec promesse de renouveler ce don tous les cinq ans ; un peu plus tard, une nouvelle promesse de 750 deniers[5]. Le suffrage universel des soldats n'est pas comme le suffrage universel des nations ; celui-ci paie, mais celui-là il faut le payer.

Cependant, tout en subissant ces tristes exigences, Macrin eut voulu ne pas compromettre l'avenir et préparer pour l'Empire une armée plus disciplinée, des finances moins embarrassées, un régime plus humain qu'on ne l'avait eu sous Caracalla. Tout en conservant aux soldats actuellement sous les drapeaux les libéralités et les licences du règne précédent, il rétablissait pour les levées futures la solde, la discipline, le service du camp, les congés, sur le pied où les avait mis Sévère, déjà si favorable au soldat. Il rétablissait aussi pour tous les citoyens le régime de Sévère en ce qu'il avait de tutélaire et de sage ; il faisait redescendre du dixième au vingtième ces impôts sur les successions et sur les affranchissements, si odieux à la population romaine[6]. Il faisait même quelque chose pour la liberté municipale de l'Italie si complètement écrasée, et il semble que la juridiction impériale établie sous Marc-Aurèle, abusivement accrue sous Commode et sous Sévère, ait été supprimée sous lui[7]. Il rétablissait enfin autant qu'il était en lui cette politique de simplicité personnelle et de clémence, si oubliée depuis Marc-Aurèle. Il n'acceptait pour sa propre personne que des honneurs modérés, ne voulait pas de jeux annuels pour célébrer son avènement à l'Empire ; ce jour, étant aussi celui de la naissance de Sévère, se trouvait déjà un jour de fête, et le César vivant se contentait de la commémoration du César mort. Il limitait le poids des statues faites en son honneur (car il y avait à cet égard une ruineuse émulation) ; ses statues en argent ne durent pas peser plus de cinq livres, ses statues en or plus de trois. Il abolissait enfin toutes les poursuites et annulait toutes les condamnations pour impiété envers le prince — c'est ainsi qu'on appelait depuis longtemps le crime de lèse-majesté. Il livrait, non à la colère du peuple, mais à la rigueur de la justice, les délateurs si nombreux qui s'étaient fait redouter sous Caracalla : il y en avait de tout sexe et de toute condition, soldats, affranchis du palais, chevaliers, sénateurs, matrones ; le Sénat demandait que tous fussent poursuivis, que les papiers de Caracalla fussent examinés et les dénonciations retournées contre leurs auteurs. Macrin répondit sagement que nulle dénonciation ne s'était trouvée dans les papiers de Caracalla, que la justice pouvait agir, mais qu'il ne voulait pas qu'un seul sénateur fût mis à mort : a Ne nous rendons pas coupables envers eux de la cruauté que nous leur reprochons » dit-il. Trois de ces délateurs qui étaient membres du sénat furent relégués dans une île. On en fit autant pour L. Priscillianus, proconsul d'Achaïe. Cet homme étrange avait fait deux métiers, tous deux propres à mener à la fortune sous un prince comme Caracalla : celui de combattant à l'amphithéâtre et celui de délateur auprès du prince. On comptait les cicatrices qu'avaient laissées sur son corps les dents d'un ours, d'une panthère, d'un lion et d'une lionne qu'il avait combattus tous à la fois (s'il faut en croire Dion) ; on comptait, plus nombreuses encore, les victimes, chevaliers romains ou sénateurs, qu'il avait fait périr[8]. Cet homme si odieusement célèbre ne fut pourtant pas condamné à mort. Seuls, des esclaves coupables d'avoir dénoncé leurs maîtres furent traités selon le droit commun et mis en croix. Rome respira, délivrée par l'exil ou par la peur de ceux qui l'avaient opprimée sous Caracalla ; quels que fussent les torts et les faiblesses de Macrin, il donnait au moins quelques mois de liberté. — Ainsi cherchait-il à concilier le peuple et les soldats, les nécessités du présent et la sécurité de l'avenir.

Mais ce que le peuple et les soldats, le présent et l'avenir lui demandaient également, c'était la paix. Cette guerre insensée et inique, entreprise par Caracalla, pesait à la sagesse des citoyens, pesait aussi à la mollesse des soldats ; car ces soldats si gâtés étaient peu soldats. Ils aimaient Caracalla pour ses largesses et pour la licence qu'il leur donnait ; ils n'aimaient pas ses fantaisies belliqueuses. Ils eussent voulu les largesses sans la guerre, la récompense sans la peine, l'opulence jointe à l'inaction.

Macrin envoya donc une ambassade au roi barbare, déjà en marche avec une nombreuse armée. Par ce message, il désavouait la politique de Caracalla, rendait les captifs, proposait la paix. Artaban qui connaissait bien l'armée romaine et peut-être aussi son chef, se montra arrogant, exigea qu'on rebâtît les châteaux détruits par Caracalla sur le territoire parthique, qu'on rétablît le tombeau renversé des rois Arsacides, qu'on abandonnât la Mésopotamie tout entière ; et, tout en répondant ainsi, il continua sa marche. Il fallut combattre. On se rencontra près de Nisibe.

L'armée romaine n'était déjà pas bien puissante sous Caracalla ; sous Macrin, elle était de plus divisée. Son chef était peu aguerri et ce chef lui était suspect. Deux rencontres eurent lieu où les Romains furent vaincus. Mais les guerriers parthes, de leur. côté, en armes depuis longtemps, réclamèrent ce privilège du repos qui appartient aux armées féodales et qui rend sous ce régime les guerres moins désastreuses. Admirable pour une défense momentanée du territoire, l'armée parthique n'avait pas l'haleine assez longue pour attaquer et conquérir au dehors. Les deux armées à la fois se trouvèrent donc exiger la paix. Mais cette paix, il fallut que Macrin la payât, sinon par des humiliations, du moins par de l'or. Des présents au roi Artaban, des présents aux grands de sa cour, en tout cinquante millions de .deniers, assurèrent aux Romains une paix assez honorable pour que les flatteurs du camp et du Sénat pussent la réputer un triomphe. Le Sénat célébra la victoire de Macrin et lui décerna le surnom de Parthique qu'il eut la pudeur de refuser[9].

On avait donc la paix, à quelque prix que ce fût. Quelques autres expéditions militaires avaient pu être terminées, avec non moins de courage que de bonheur[10], par le prince ou par ses lieutenants. Les peuples de l'Arabie-Heureuse avaient été vaincus ; l'Arménie, si imprudemment attaquée par Caracalla, avait été amenée à faire la paix ; Rome en avait été quitte pour couronner de ses mains le nouveau roi Tiridate, et pour lui rendre sa mère que la violence étourdie de Caracalla avait tenue onze mois captive. Il n'y avait pas là sans doute de quoi valoir à Macrin le titre d'Invaincu que lui donnent ses monnaies. Mais il y avait peut-être une sécurité assez grande pour lui permettre de se rendre enfin à Rome et de dissoudre cette armée de Syrie, si peu sûre, si peu guerrière, si fanatique du nom de Caracalla.

Ses pensées de réforme elles-mêmes, s'il eut le temps d'en avoir de bien sérieuses, étaient un motif de revenir au centre de l'Empire. Il voulait, disait-on, refondre le droit civil de Rome devenu, depuis l'édit de Caracalla, le droit civil de tout l'Empire ; effacer ces rescrits sans nombre qui statuaient sur le juste ou l'injuste avec la signature de Commode ou de Caracalla, et ne pas permettre qu'une décision de circonstance devint une loi immuable. Il voulait rendre plus sévère contre les malfaiteurs la justice, qui, sous Caracalla, n'était sévère que pour les proscrits. On nous parle même d'une justice rigoureuse jusqu'à l'excès, d'esclaves fugitifs jetés sur l'arène pour combattre comme gladiateurs, de condamnés traités avec la cruauté de Mézence qui attachait un vivant à un cadavre, de coupables enfermés vivants entre quatre murailles construites tout exprès autour d'eux, d'amants adultères liés ensemble et brûlés ensemble, de délateurs punis s'ils avaient menti, payés mais déclarés infâmes s'ils avaient dit vrai. Rumeurs douteuses et peu croyables que nous répète un historien, plus sévère que tous les autres envers la mémoire de Macrin.

Mais la grande réforme à faire était celle de l'armée. La laisser dans sa licence et son indiscipline, c'était se perdre. Enseigner la discipline à ces soldats, déjà gâtés par Sévère et bien autrement corrompus par Caracalla, était une rude tâche. Macrin l'entreprit, selon le même historien, par des moyens de rigueur semblables à ceux que nous racontions tout à l'heure. La croix, ce supplice servile, la condamnation en cas de révolte d'un homme sur cent, sur vingt, sur dix, tels auraient été ses moyens de réforme. Quels qu'ils fussent, c'était de Rome et vis-à-vis des légions dispersées dans tout l'empire, qu'une réforme efficace pouvait se faire ; il fallait avant tout que les légions rentrassent dans leurs cantonnements et le prince dans la cité.

Mais pour toutes ces réformes, soit militaires, soit civiles, la force et le temps allaient manquer à Macrin. La force lui manqua : il n'avait pas assez de vigueur dans le caractère pour résister aux séductions de l'empire. Il ne fut sans doute, pendant ces quelques mois de règne ni monstrueusement cruel ni extravagant, comme les plus célèbres de ses devanciers. Il put même réparer quelques-uns des maux qu'avait causés son prédécesseur. Mais il fut faible ; il ne comprit pas combien devait être sévère envers lui - même un empereur plébéien , presque étranger, un parvenu, succédant au plus détestable des princes héréditaires. Il fallait faire absoudre, il fallait glorifier, à force de services rendus, cette origine obscure qu'on lui reprochait. Au contraire elle le rendit soupçonneux envers autrui, sans le rendre plus rigoureux envers lui-même. On vit plus d'une fois disparaître des hommes qui avaient murmuré ou de son obscurité native ou de sa subite élévation à la pourpre. Et d'un autre côté, la vie molle, délicate, fastueuse, insolente des Césars commençait à être la vie de cet homme d'affaires africain, que le hasard, plus que son mérite, avait fait empereur.

La force lui manqua donc et le temps lui manqua aussi ; il était encore à Antioche lorsque se forma l'orage dans lequel il devait périr.

A une cinquantaine de lieues de cette ville, le dieu Soleil, appelé dans les langues orientales Alagabel ou Élagabale[11], avait un temple à Émèse. Ce dieu Soleil était une pierre noire, conique, de grande dimension, couverte d'images symboliques qu'une main céleste, disait-on, avait tracées, en tout pareille à tant d'autres bétyles ou pierres déifiées de l'Orient. Son temple était magnifique, couvert d'or et d'argent, orné de merveilleuses sculptures. On y venait de toutes parts ; les peuples de Syrie y arrivaient en foule ; les rois voisins, vassaux de Rome ou de Ctésiphon, embellissaient le sanctuaire de leurs présents. Les Romains, toujours avides de superstitions étrangères, n'étaient pas les derniers à visiter le temple et à s'incliner devant le Dieu. Un camp romain placé en ce moment auprès d'Émèse fournissait au dieu Élagabale de nombreux et fervents adorateurs.

Or, parmi les prêtres voués au service de ce dieu, figuraient à cette époque deux adolescents dont les souvenirs de famille pouvaient éveiller plus d'un regret chez les soldats de Sévère et de Caracalla. C'étaient des petits-neveux de Julia Domna, élevés à Rome et à la cour de Sévère. Leur aïeule était Mésa, sœur de la dernière impératrice ; leurs mères étaient les deux filles de Mésa, Sohémias et Mammée ; ces trois femmes syriennes, amenées à Rome par le mariage de leur sœur et de leur tante, avaient vécu au milieu des splendeurs de la cour de Sévère. Elles avaient suivi Caracalla dans ses voyages en Orient. Le meurtre de Caracalla, le suicide de Julia les avaient renvoyées dans leur ville natale d'Émèse et aux pieds du dieu Soleil auquel elles consacrèrent leurs jeunes enfants. Mais, ardentes et ambitieuses, la gloire modeste d'un sacerdoce asiatique pour leurs fils ne leur suffisait pas. Julia Domna avait été femme et mère d'empereurs romains ; pourquoi Mésa, elle aussi, ne serait-elle pas aïeule d'un empereur ? pourquoi Sohémias ou Mammée ne serait-elle pas mère d'un empereur ? pourquoi sous le nom de leurs petits-fils et de leurs fils leurs mains féminines ne gouverneraient-elles pas le monde ? Il y avait de l'audace, du courage même au cœur de ces syriennes plus qu'au cœur de bien des Romains. Et c'est chose remarquable que l'influence exercée pendant près de trente ans sur les destinées de l'Empire, par ces quatre femmes asiatiques, Julia Domna, Julia Mésa, Julia Sohémias, Julia Mammæa : influence funeste, honteuse, détestable à certaines époques ; influence bienfaisante, tutélaire, sainte à d'autres moments. Les femmes en ce siècle là valaient mieux que les hommes. Elles étaient moins dégradées même quand elles étaient dégradées ; elles étaient plus fortes, plus courageuses ; elles étaient ambitieuses, mais douées d'une ambition plus noble. Comme je le lisais tout à l'heure dans Clément d'Alexandrie, la hardiesse et la virilité étaient passées au sexe le plus faible ; le sexe viril ne s'était pas seulement efféminé, il était tombé au-dessous des femmes.

On résolut dans ce gynécée qu'on ferait un empereur. De ces deux petits-fils de Mésa, prêtre du dieu d'Émèse, l'un, le fils de Sohémias, s'appelait du nom de son père et de son aïeul, Varias Avitus ; son cousin, le fils de Mammée s'appelait alors Bassianus ou Alexianus. Le premier avait quatorze ans, il était d'une rare beauté, et, comme le plus âgé des deux, c'était lui qui remplissait l'office principal dans les cérémonies du temple. Lorsque, dans les pompes mystérieuses de ce rite barbare, sous sa robe sacerdotale, longue et traînante, ornée de pourpre et d'or, avec sa tunique tissée d'or et sa tiare brillante de pierres précieuses, il conduisait solennellement le chœur autour de l'autel, dansant aux sons d'une musique merveilleuse, les soldats romains étaient ravis. C'était, disaient-il, Bacchus adolescent. Ils savaient que ce prêtre asiatique était un neveu de leur impératrice ; un enfant grandi dans le palais de Sévère, un parent de leur prince Marc-Antonin. Bien mieux encore ; selon une rumeur qui commençait à se répandre, c'était le fils même de Marc-Antonin. Ainsi le disait publiquement le chef de cette intrigue, l'affranchi Eutychianus que son métier de bouffon avait fait surnommer Comazon (farceur, débauché) ; un certain Gannys qui élevait le fils de Sohémias, le disait également ; Mésa le laissait dire. Sohémias elle-même le laissait dire ; Sohémias, qui dans une inscription encore subsistante, en son nom et au nom de ses enfants, avait rendu hommage à la mémoire de Varius Marcellus le plus aimé des époux et le plus tendre des pères[12] ; Sohémias laissait dire et finit par dire officiellement qu'elle avait été infidèle à cet époux bien-aimé, que le jeune Avitus n'était pas le fils de ce père si tendre, mais qu'il était né en réalité de son cousin à elle, Marc-Antonin Caracalla. Cet aveu était probablement un mensonge ; car à l'époque de la naissance d'Avitus, Caracalla n'avait guère que seize ans. Au reste, il faut convenir qu'en fait de réputation. Sohémias avait peu à perdre à cet aveu ou à ce mensonge.

Mais que l'aveu fût ou non vraisemblable, peu importait aux soldats. Ils étaient irrités de la sévère discipline de Macrin, humiliés de leur défaite par les Parthes, à laquelle on osait donner le nom de victoire, mécontents de ne pas retrouver chez Macrin l'inépuisable libéralité de Caracalla. Ils prenaient parti pour les habitants de Pergame qui, jadis protégés par Caracalla, aujourd'hui moins favorisés par Macrin, avaient insulté ce prince et avaient été punis de leur insolence. De plus, à Rome, des signes de révolution apparaissaient au ciel et sur la terre ; il y eut éclipse de soleil, un astre apparut dont la queue s'étendait d'Occident en Orient ; si bien que nous ne cessions, ajoute Dion, de répéter ce vers d'Homère :

Le ciel et Jupiter font entendre leur voix[13].

Une mule enfanta ; une truie mit au monde un pourceau qui avait quatre oreilles, deux langues, huit pattes ; la terre trembla, il sortit du sang d'un tuyau destiné à conduire l'eau ; des abeilles firent leur miel dans le forum Boarium. L'Amphithéâtre brûla, par suite, disait-on, de la colère de Vulcain, parce que Macrin avait supprimé la fête des Vulcanales, et cet incendie ne fut pas éteint même par une pluie abondante. Les domaines impériaux, tant que Macrin régna, furent plus d'une fois visités par les flammes. Le Tibre déborda, sans doute par suite de quelque méfait commis envers ce dieu, et fit périr plusieurs hommes. Enfin, au milieu de ces désastres, une femme d'une taille colossale, d'une physionomie sinistre et menaçante, apparut et dit à plusieurs : « Tous ces malheurs ne sont rien auprès de ceux qui vont venir. » Les esprits étaient donc émus, à Rome de tristesse et d'effroi, au camp de Syrie de colère et d'espérance.

C'est alors, qu'une nuit, l'affranchi Eutychianus fit entrer furtivement le jeune Avitus dans le camp placé aux portes d'Émèse. Le matin (17 mai) il le montra aux soldats revêtu d'un vêtement que Marc-Antonin avait porté dans son enfance ; il le proclama fils de Marc-Antonin, réveilla la popularité de ce prétendu père, parla surtout des abondantes richesses que Mésa avait apportées de Rome en Asie et qui allaient récompenser les soldats de son petit-fils ; en un mot il fit déclarer Avitus empereur, sous le nom devenu héréditaire de Marc-Aurèle Antonin : pauvres noms d'Antonin et de Marc-Aurèle, quel usage on en faisait ! Cela se passait, selon Dion, à l'insu de Mésa et de Sohémias ; selon d'autres, elles étaient présentes. En tout cas, elles acceptèrent, avec enthousiasme et résolution, cette occasion de redevenir impératrices, comme les soldats acceptaient avec enthousiasme cette occasion de faire un empereur.

Macrin ne crut pas devoir marcher lui-même contre cette révolte ; mais d'Antioche, il envoya son préfet du prétoire Ulpius Julianus combattre les rebelles qui ne s'étaient pas encore hasardés à sortir de leur camp. Peu s'en fallût que cette journée ne mît fin au règne du jeune Avitus. Le camp d'Émèse fut assiégé ; les soldats Maures, compatriotes de Macrin, avaient déjà forcé quelques-unes des portes. Néanmoins Julianus crut prudent de remettre l'assaut au lendemain, espérant dans la nuit la soumission des rebelles. Loin de se soumettre, ils passèrent la nuit à fortifier l'enceinte du camp ; et le lendemain, à l'aube du jour, le jeune Empereur parut sur le rempart, porté dans les bras des soldats. On montrait à côté de lui des images de Caracalla enfant pour rendre plus frappante la ressemblance de leurs traits ; on montrait ces images et on montrait aussi des vases d'argent, car les trésors de Mésa devaient coopérer à cette révolution au moins autant que l'amour de Caracalla. Que faites-vous, camarades, criaient les assiégés, vous faites la guerre au fils de notre bienfaiteur ! L'enfant lui-même, du haut des remparts, répétait des paroles qu'on lui soufflait, à la louange de celui qu'il appelait son père, et à la honte de Macrin. Les soldats de Julianus étaient ébranlés. Comme leurs officiers cherchaient à les retenir, Eutychianus ne craignit pas de provoquer des assassinats ; ses agents répandus dans le camp ennemi, promirent, à qui tuerait un centurion, le grade et même les biens de sa victime. Grâce à ces promesses, l'armée de Julianus se révolta, tua ses officiers ; Julianus voulut se cacher, on le découvrit et on le tua.

Pendant ce temps, le malheureux Macrin s'était enfin décidé à agir. Il s'était avancé d'Antioche jusqu'à Apamée. Il y avait là un camp de soldats Albaniens[14]. dont il voulut s'assurer la fidélité. A ses côtés était son fils Diadumenianus, devenu lui aussi Marc-Antonin César, enfant lui aussi et plus jeune qu'Avitus. Diadumenianus n'avait que dix ans ; mais sa taille déjà grande, ses cheveux blonds, ses yeux noirs, sa beauté pleine de grâce, ravissait les soldats ; lorsque, pour la première fois, il était apparu au camp, avec la pourpre impériale et l'équipement militaire des Césars, il avait semblé, dit un historien, un astre descendu du ciel. Macrin voulut se faire un appui de cette popularité enfantine, et en même temps avoir une occasion d'acheter le dévouement intéressé des soldats. Il proclama son fils Auguste, et en l'honneur du nouvel Auguste, rendit aux soldats ce que la sévérité de ses débuts leur avait ôté, promit à une partie d'entre eux le blé pour rien, à d'autres cinq mille deniers par tête, en donna mille immédiatement, prodigua au jour du péril l'argent qu'au jour de sa puissance il avait tant ménagé.

Il écrivit en même temps à Rome pour qu'elle fêtât le nouvel Auguste, promettant au peuple à titre de festin (epulum) 150 deniers par tête, et ne disant rien de la révolte d'Avitus pour que sa largesse ne parût pas intéressée. Mais il fallut bien qu'en écrivant au Sénat, ou ce jour-là ou un peu plus tard, il parlât de son péril. Il le fit en homme faible et maladroit ; reprochant aux partisans d'Avitus la jeunesse de leur prince, sans penser que Diaduménien était encore plus jeune ; appelant toujours celui-ci Diaduménien, comme s'il n'était ni César, ni Antonin, ni Auguste ; se plaignant de l'insatiable cupidité des soldats, se plaignant des largesses excessives auxquelles Caracalla les avait accoutumés ; disant que sa consolation serait d'avoir survécu à ce monstre. Sa lettre était si pauvre d'espérance et de courage qu'on le tint pour vaincu ; tout en souhaitant son succès, tout en redoutant le règne qui allait suivre, le Sénat n'osa pas maudire trop violemment ses ennemis. Les consuls et les principaux du Sénat, qui ne pouvaient se dispenser de parler, invectivèrent, selon l'habitude, mais en termes faibles, contre les révoltés. On déclara ennemis publics Avitus et sa famille, comme Macrin le demandait ; on promit amnistie à ses partisans s'ils se repentaient, comme le faisait Macrin ; et on se retira tristement entre un règne honnête que la pusillanimité allait perdre et un règne nouveau qui triomphait par l'argent et par le meurtre.

A ce moment, du reste, le Sénat et le peuple de Rome étaient sans influence aucune sur les destinées de l'Empire. Peut-être étaient-elles déjà tranchées contre Macrin au jour et à l'heure où le Sénat condamnait solennellement ses ennemis. Dans son camp d'Apamée, Macrin ne recevait que des nouvelles fatales. Un soldat, déserteur de l'armée de Julianus, mit le comble à l'insulte en apportant à Macrin un paquet scellé au sceau de Julianus. Ce paquet contenait une tête humaine et Macrin put croire un instant que c'était celle de son rival. Mais quand on l'eut dégagée des bandelettes qui l'enveloppaient, on reconnut celle de Julianus. Ce fut peut-être par cette atroce dérision que Macrin sut la défaite de son lieutenant. Consterné, il ne crut pas pouvoir tenir à Apamée, rétrograda vers Antioche ; l'armée albanienne, abandonnée de son empereur, oublia les largesses qu'elle venait de recevoir, les acclamations qu'elle venait de proférer, et mit sur ses enseignes le nom du petit-fils de Mésa.

Malgré tant de défections, une troisième armée restait encore à Macrin. Les camps rebelles d'Émèse et d'Apamée n'étaient probablement que d'une légion chacun ; la masse principale des forces réunies jadis par Caracalla devait se trouver dans le voisinage d'Antioche, capitale de la Syrie, capitale, on peut le dire, de l'Asie romaine. En outre, les prétoriens que Macrin avait longtemps commandés, soldats aguerris, hommes de haute taille choisis dans toutes les légions, restaient dévoués à leur empereur. Le préfet d'Égypte, Basilianus, devenu, depuis la mort de Julianus, préfet du prétoire ; le commandant de la Phénicie, Marius Secundus, soutenaient ardemment le parti de leur prince, faisaient arrêter et mettre à mort les émissaires d'Avitus, levaient des soldats pour les envoyer à Macrin. La cause de celui-ci n'était donc pas encore désespérée.

Mais, dans les guerres civiles surtout, il semble qu'il y ait des pressentiments de la victoire qui donnent du cœur aux plus faibles, des pressentiments de la défaite qui ôtent le cœur aux plus braves et la raison aux plus sages. Tous ceux qui agissaient pour Avitus agissaient avec zèle, ardeur, confiance, succès. Tout ce qui combattait pour Macrin, combattait mollement. Le commandant des troupes d'Avitus n'était autre que son esclave pédagogue Gannys, devenu tout à coup général, général actif et intelligent. Il marcha droit et rapidement sur Antioche. Macrin, sortant de cette ville, le rencontra à 180 stades (9 lieues) de distance seulement, dans une position que Gannys avait habilement choisie. Cependant les prétoriens de Macrin étaient braves, animés par la présence de leur empereur ; et, débarrassés de leur lourde ermite, ils excellaient dans l'attaque de ces défilés où l'ennemi s'était retranché. Un instant, les troupes d'Avitus commencèrent à fuir en désordre. Mais ce fut le tour des femmes de rallier ces soldats d'un empereur enfant, commandés par son précepteur ; Mésa et Sohémias, qui jouaient là leur fortune, leur gloire, leur vie, la vie et la gloire de leurs enfants, présentes à l'arrière-garde de l'armée, s'élancent de leurs chars, arrêtent les soldats qui fuient, les ramènent au combat. Il n'y eut pas jusqu'à ce misérable enfant qu'on avait fait empereur, qui ne fût homme ce jour-là, lui dont toute la vie devait être bien peu virile. Il tira l'épée, lança son cheval vers l'ennemi ; cheval et cavalier semblaient poussés par un dieu. Les soldats eurent honte et furent touchés. Ils retournèrent combattre avec plus de courage pour ces femmes et cet enfant si courageux.

Et tandis que, de ce côté là, esclaves, femmes, enfant, trouvaient du courage dans leur ambition et dans leur péril, de l'autre, un homme fait, un romain, un empereur n'en savait pas trouver dans le sentiment de son intérêt et de son devoir. Les soldats de Macrin ne désertèrent pas sa cause ; ce fut lui qui déserta ses soldats. Pendant qu'ils combattaient, leur prince repartait pour Antioche, s'y faisait annoncer comme vainqueur, craignant, s'il y arrivait à titre de vaincu, de n'y trouver que des ennemis ; envoyait de là son jeune fils pour le confier au roi des Parthes, et se disposait à fuir vers l'occident. Les prétoriens cependant, eussent pu, grâce à la supériorité des armes et du courage mettre de nouveau l'ennemi en fuite, si leur empereur ne les eut abandonnés. Ils combattirent, bien que sachant leur prince parti, pour leur honneur et parce qu'ils s'attendaient à être humiliés et dégradés sous le nouveau règne. Mais quand on leur eut fait savoir, au nom d'Avitus, qu'ils garderaient leur rang dans l'armée, ils se rendirent ; et le nouveau Marc-Antonin, ayant les prétoriens pour lui, eut désormais toute la légitimité qu'un empereur romain pouvait avoir (8 juin).

Macrin fuyait cependant. Quand la nouvelle de la défaite de ses troupes était parvenue à Antioche, elle n'avait pas été reçue de tous avec une égale satisfaction. Parmi le peuple et parmi les soldats, chacun des deux rivaux avait ses partisans. Il y eut querelles, agitations, troubles, combat, meurtres. Au milieu de ce désordre, Macrin, délaissant encore une fois ses partisans, rasa sa barbe et ses cheveux, mit sur sa chlamyde de pourpre un manteau noir à capuchon, prit un de ces diplômes qu'il délivrait à ses courriers pour qu'ils pussent trouver des chevaux de poste, et la nuit, cachant son visage, il partit à cheval. Sa pensée, malheureusement pour lui trop tardive, était de gagner l'Occident et Rome, espérant trouver là un peuple plus dévoué et des armées plus fidèles. Il s'en fallut de peu qu'il ne réussit. Escorté par quelques serviteurs, il parvint à cheval à Eges en Cilicie ; prit là les voitures qui portaient les courriers impériaux ; traversa la Cappadoce, la Galatie, la Bithynie, évita Nicomédie, grande cité où il avait séjourné longtemps avec Caracalla et où l'on eût pu le reconnaître ; arriva au port voisin d'Éribole sur la Propontide, et voulant la traverser, fut rejeté par les vents à Chalcédoine. Là il n'avait qu'à passer le Bosphore pour être à Byzance, sur la terre européenne, au milieu de peuples, de légions, de cités qui ne portaient qu'un médiocre intérêt à la mémoire de Caracalla. Mais, malade, obligé de s'arrêter dans un faubourg de Chalcédoine, il fut trahi par un de ses procurateurs auquel il avait écrit pour lui demander de l'argent. Des émissaires d'Avitus, qui étaient à sa poursuite, le saisirent et l'emmenèrent sur un chariot comme un dernier trophée qui devait sanctionner la royauté de leur maitre.

Macrin ne pouvait donc plus rien espérer pour lui-même, mais il se disait que son fils au moins aurait atteint la frontière parthique. Cette illusion ne fut point de longue durée, il apprit bientôt sur la route que son fils était pris. Dans son désespoir, il se jeta hors du chariot, se brisa une épaule, et peu après, sur un ordre qui arriva du camp d'Avitus, ses gardiens l'achevèrent. En même temps, Diadumenianus, ce pauvre petit empereur de dix ans, le plus digne d'intérêt de toute cette histoire, était lui-même mis à mort. Les soldats avaient eu d'abord pitié de son jeune âge ; mais un des esclaves qui le servaient leur montra des lettres écrites, disait-on, par cet enfant ou en son nom par un de ses précepteurs, lettres probablement apocryphes, dans lesquelles il reprochait à son père d'avoir épargné quelques proscrits. Les soldats n'hésitèrent plus. La tête de l'enfant put être, comme celle du père, portée aux pieds d'Avitus, révoltant hommage qu'on offrait à un empereur enfant.

La résistance, s'il y en eut encore après la mort de Macrin, ne fut pas de longue durée. Les deux préfets d'Égypte et de Phénicie eussent voulu prolonger la lutte ; mais déjà, à la nouvelle de la défaite de Macrin, des mouvements soldatesques ou populaires avaient éclaté autour d'eux. Ce n'est pas que les populations fussent unanimes ; on se battit les uns pour, les autres contre le nouveau César, et bien du sang fut versé. Peu importait, la question avait été tranchée ailleurs ; Basilianus, préfet d'Égypte s'enfuit, arriva par mer jusque non loin de Brindes, fut trahi par un ami habitant Rome auquel il avait fait demander assistance — en ce siècle-là les proscrits n'avaient guère d'amis —, puis ramené en Asie, pour être supplicié à Nicomédie[15].

Avitus était donc maître de l'Orient. Il lui restait à conquérir l'Occident, l'Italie, Rome, le peuple et le Sénat ; ou, pour mieux dire, cette conquête était déjà faite, il n'avait plus qu'à en prendre possession. Si l'Empire romain eût été autre chose que ce qu'il était, le peuple romain un autre peuple, le Sénat romain une autre assemblée, il eût été possible qu'à la vue de l'ignoble et désastreuse domination qui se préparait, le Sénat refusât obéissance, le peuple se soulevât, que les légions de l'Occident arrêtassent sur le Bosphore ou sur le Danube la marche triomphante de celui qui fut plus tard Élagabale. Mais deux cents ans de servitude depuis Tibère, vingt ans de monstrueuse tyrannie sous Commode et sous Caligula, vingt-six ans de cette prépotence militaire que Sévère avait instituée ou perfectionnée, avaient trop bien façonné les âmes romaines pour que rien de semblable pût être à espérer. On n'était même plus aux temps qui avaient suivi la mort de Commode, dans lesquels les légions armées contre les légions avaient opposé empereur à empereur, et, par la lutte de ces forces rivales, avaient laissé au vœu du peuple une certaine importance. Depuis le temps de Sévère, l'armée prétorienne, l'armée personnelle du prince était prépondérante ; elle avait décidé ; légions, peuple, Sénat n'avaient plus qu'à se soumettre. Avide, ingrate, infidèle, elle avait vendu tous ses maîtres ; elle avait assassiné Geta et accepté pour empereur Caracalla, meurtrier de Geta ; elle avait laissé tuer Caracalla et avait donné la pourpre à Macrin son meurtrier ; elle avait trahi Macrin à son tour et replaçait au pouvoir le prétendu fils de Caracalla. Le monde n'avait rien à dire, elle était maîtresse. Avec un sentiment de douleur et d'effroi, mais sans une velléité de protestation, le monde, Rome, le Sénat, allaient, avant peu de jours, accepter pour maîtres le prêtre adolescent Avitus, la prostituée Sohémias, le pédagogue Gannys, le comédien Eutychianus — car c'est ainsi que se composait le conseil intime du régime nouveau. Macrin avait été défait le 8 juin ; et le 14 juillet, d'après une inscription qui nous reste, la confrérie sacerdotale des Frères Arvales offrait au Capitole des vœux solennels pour le salut et la conservation de l'empereur César Marcus-Aurelius-Antoninus, pieux, heureux, Auguste, grand pontife, tribun du peuple, consul, père de la patrie (un enfant !), proconsul, et de Julia Mésa Augusta et de toute leur divine famille[16].

 

 

 



[1] M. Opellius (ou Opilius) Severus Macrinus, né à Césarée de Mauritanie en 163 ou 164. — Préfet du Prétoire (après Papinien, 211 ou 212 ?) — Empereur en avril 217. — Consul en 218. — Vaincu et tué le 7 juin 218.

Sa femme : Nonia Celsa.

Son fils : M. Opellius Macrinus Diadumenianus, né le 19 septembre 208. — Fait César et prince de la jeunesse, et surnommé Antonin en 217. — Fait Auguste, puis tué en 218.

Historiens : Dion extrait par Xiphilin, Théodose, etc. LXXVIII ; Capitolin, in Macrino ; Lampride, in Diadumeniano ; Aurelius Victor, etc.

[2] Dion, LXXVIII, 11.

[3] Un démon sous forme humaine, apparut à Rome, au Capitole, puis au Palatin, conduisant un âne qu'il fit monter jusque-là et dont il cherchait le maître, disait-il. Le maître était mort, disait-il, et Jupiter régnait seul. On l'arrêta et on voulut le mener à l'Empereur, mais il disparut... Cet âne figurait Macrinus. Dion LXXVIII, 7, 11.

[4] Capitolin, 7. Stipendium dedit solito uberius.

[5] Lampride, in Diadumeniano, Dion, LXXVIII, 19.

[6] Dion LXXVII, 9. LXXVIII, 12.

[7] Voici le passage assez obscur de Dion (LXXVIII, 22) :

κα μετ τοτο τ τε διαδδοσθα τινα ν τας τν στρατηγν τν πνυ θαις, πλν τν τ Φλρ τελουμνων.......... δικαιονμοι ο τν ταλαν διοικοντες πασαντο πρ τ νομισθντα π το Μρκου δικζοντες.

[8] Dion LXXVIII, 11, 21.

[9] Dion, LXXVIII, 24, 27. Monnaies portant : VICT (oria) PARTH (ica).

[10] Capitolin.

[11] Il y a un certain nombre d'inscriptions votives à ce dieu, toujours identifié au Soleil : SOLI ALAGABALO (Rome) : DEO SOLI HEELAGABOLO (Alba Juli en Pannonie) ; DEO SOLI ELAGABAL ; D. S. HALAGAB. (Pannonie) (Orelli (1940, 1941). Ce culte, sans doute par suite d'une influence judaïque, imposait la circoncision et l'abstinence du porc. V. plus bas sous le règne de l'empereur Élagabale.

Le nom d'Élagabale aurait été en langue syrienne Alah Gabal, deus montis. Ce dieu soleil serait le Bel ou El des Phéniciens et des Babyloniens, le Malackel des Palmyréniens, le Mithra des Perses, etc. D'autres l'identifiaient à Jupiter (Lampride, in Heliogab., 17).

[12] Inscription de Velletri, en grec et en latin (Orelli 946.)

[13] Dion, LXXVIII, 25, 50.

[14] Αλβανιοε ou Αλβινιοι. Dion, 33. — Étaient-ce des Albaniens des bords de la mer Noire ? Ou ces Prétoriens casernés à Albe que nous avons vus défendre un instant la cause de Geta ? Ou (ce qui me semble le moins probable) d'anciens soldats d'Albinos, compétiteur de Sévère ?

[15] Dion, LXXVII, 35.

[16] PR. ID. IVL. IN CAPITOLIO (etc.) FRATRES ARVALES CONVENERVNT AD VOTA ANNVA SVSCIPIENDA PRO SALVTE ET INCOLUMITATE IMPERAT. CÆS. M. AVRELII ANTONINI PII FEL. AVG. P. M. TR POT. CONSVLIS. PATRIS, PATRIÆ PROCOS, ET IVLLÆ MAESÆ AVG. (etc.) Marini, Atti dei frati arval (tab. 41).

Eckhel et Marini lisent la date de cette inscription PR (idie) ID (us) IVL (ias) ; d'autres lisent au lieu de IVL., IVN (ias), c'est-à-dire le 13 juin. Selon ces derniers, la nouvelle de la défaite de Macrin qui eut lieu le 8, serait venue à Rome par des signaux, le Sénat se serait réuni, et il aurait rendu en faveur d'Élagabale le sénatus-consulte accoutumé ; tout cela en cinq jours. Je ne puis le croire ; même en l'état actuel des voies de communication une nouvelle arriverait-elle en cinq jours d'Antioche à Rome ? Orelli (947) suit la leçon de Martini.