Marc-Antonin n'aimait point Rome et Rome ne l'aimait pas. il n'avait pas même aux yeux du peuple le mérite de cette prodigalité facile et vulgaire qui avait rendu populaires Néron, Caligula, peut-être même Commode. Appuyé sur le soldat, il croyait n'avoir pas besoin du peuple et ne se souciait pas de l'acheter. Rome de plus fui était intolérable comme un remords ; la ville et le palais où Geta avait péri n'étaient pas habitables pour cette conscience assez dépravée pour avoir commis le fratricide, pas assez endurcie pour l'oublier. Le camp, au contraire, et même la rudesse de la vie militaire, plaisaient à Marc-Antonin. Libéral envers le. soldat, aimé du soldat, il trouvait au camp son appui, sa force, sa sécurité. II y cherchait sa sûreté plus que sa gloire. Peu de mois donc après la. mort de Geta,, il quitta Rome pour n'y faire désormais que des séjours rares et de courte durée[1]. Cette vie de soldat que Marc-Aurèle, pendant vingt ans, s'était imposée par devoir, Marc-Antonin, pendant ces dix ans de règne, l'adopta par précaution. Ce voyage à travers l'Empire qui avait été une grande et salutaire idée d'Hadrien, Marc-Antonin l'entreprit à son tour par un calcul personnel plutôt que par une pensée politique, par un acte de fastueuse grandeur plutôt que par un sentiment de gloire sérieuse. Presque toute sa vie se passa ainsi dans les provinces plus qu'à Rome, dans les camps plus que dans la cité ; et cela par haine de Rome, non par dévouement aux provinces, par ennui de la cité plutôt que par amour pour les camps. Du reste, en s'éloignant ainsi de Rome, Marc-Antonin obéissait à un sentiment commun à tous les tyrans de l'Empire romain. Même en demeurant dans la ville éternelle, Caligula, Néron, Domitien, Commode avaient eu la haine du nom romain et de la race romaine. Ce n'était pas précisément le peuple qu'ils détestaient, comme le détestait Marc-Antonin ; c'étaient les souvenirs, les institutions, les rites, les traditions de cette vieille cité, qu'ils haïssaient, insultaient, profanaient. Caligula se fût volontiers fait Alexandrin, Néron Syrien ou Grec, Commode Asiatique ; et nous allons voir Marc-Antonin se faire successivement Germain, Macédonien, Égyptien, Syrien. Le nom de Rome, si dégénérée qu'elle fût, sonnait encore un peu pour ces oreilles vicieuses comme le mot de vertu ou le mot de devoir. Ainsi, avant que la seconde année de son règne soit finie (213), nous trouvons Marc-Antonin dans les Gaules. Il passe les Alpes, il visite Lyon, cette métropole des Gaules, dans laquelle il a reçu le jour ; il fait périr le proconsul de la Narbonnaise, change d'autres gouverneurs, enlève aux cités leurs droits héréditaires, bouleverse tout. Au milieu de ces agitations, il tombe malade, d'un mal qui devait l'accompagner jusqu'au tombeau ; plus ou moins rétabli, il s'irrite contre ceux qui l'ont soigné, les maltraite cruellement, peut-être même les fait périr ; et revient à Rome après une tournée de quelques mois dans sa province natale qu'il laisse son ennemie. A Rome du moins il rapporte un beau trophée. Ce trophée du voyage impérial, c'est la caracalle, vêtement gaulois que le César romain a adopté en le modifiant ; tout l'univers portera désormais la caracalle, devenue plus noble que le pallium des Grecs ou la toge des Romains. C'est là le don futile et anti-romain qu'à son retour il fait au peuple de Rome ; le soldat porte la caracalle, et la seule largesse un peu notable de Marc-Antonin au peuple romain est une distribution de semblables vêtements sous lesquels il voulut que le peuple vînt le recevoir à son entrée[2]. L'habit prit le nom de l'empereur et se nomma Antoninien ; l'empereur à son tour prit le nom de l'habit et fut surnommé Caracalla. Les historiens modernes lui ont conservé ce nom que nous lui donnerons désormais. Et, à vrai dire, c'est dans son histoire un fait plus notable et plus digne d'être noté, d'avoir revêtit les Romains de ce vêtement gaulois, que d'avoir revêtu les Gaulois et les autres sujets de Rome de l'insignifiante dignité de citoyen romain. L'année suivante (244), nous le voyons sûr les bords du Rhin. Caracalla, s'il ne sut pas être autre chose, sut eu moins être soldat. Les Alemans, peuplade nouvelle ou nouvelle confédération de peuples teutoniques, menaçaient les Champs Décumates, cet avant-poste de la frontière romaine sur la rive droite du Rhin. Caracalla marcha contre eux. L'empereur soldat se montra là an moins le digne compagnon, je ne dis pas le digne chef, des soldats qui régnaient avec lui. Néron n'avait jamais habité les camps ; Commode presque jamais ; Caligula et Domitien n'y avaient paru qu'avec le faste, la mollesse, les allures peu militaires de leur vie habituelle. Caracalla se montra à la tête de ses troupes, à pied plus souvent qu'à cheval ou dans son char, portant lui-même ses armes ou les lourds étendards de ses légions, vivant avec le soldat et comme lui, faisant comme lui son pain, se servant comme lui de coupes et d'assiettes de bois, ne se baignant pas plus souvent que lui et ne changeant pas plus souvent de vêtements, travaillant de ses mains, travaillant aux fossés, aux portes, aux remparts. Ce n'était pas un général, mais c'était un camarade ; et quand les soldats voyaient cet homme de petite taille et dont la santé était déjà altérée, marcher, travailler, causer avec eux, quelquefois même défier en combat singulier les plus robustes des chefs ennemis, ils étaient ravis et croyaient avoir le plus grand des généraux et le plus grand des empereurs. La guerre ne fut pas longue. Les Alamans furent vaincus sur le Rhin, mais ils combattirent avec une énergie dont leurs vainqueurs eux-mêmes demeurèrent effrayés. Ces hommes combattaient avec courage et une agilité merveilleuse. Parmi eux, les Cenni, peuplade du reste inconnue et qui n'est pas mentionnée ailleurs, poursuivis par les archers de l'Osrhoène qui faisaient partie de l'armée romaine, atteints par les flèches, arrachaient arec leurs dents le dard qui les avait blessés afin de garder les dent mains pour combattre et conduire leurs chevaux. Un grand nombre de femmes furent faites prisonnières ; Antonin leur fit demander si elles aimaient mieux mourir ou être faites esclaves. Ces femmes, courageuses autant que les hommes, demandèrent la mort. Marc-Antonin, au lieu de leur tenir parole ; les fit vendre comme esclaves ; alors elles se tuèrent et quelques-unes tuèrent leurs enfants. Ainsi se révélait par ses premières luttes contre les Romains la nation Alémanique, l'une de celles que pendant les deux siècles suivants, Rome et la Gaule devaient le plus apprendre à redouter, nation singulièrement puissante, disait un romain du quatrième siècle, souvent vaincue, mais plus forte après chaque revers, poursuivie à son berceau par mille vicissitudes et voyant reverdir sa jeunesse, si bien qu'elle semble être demeurée intacte depuis des siècles[3]. C'est ce peuple que Clovis devait vaincre à Tolbiac et dont le nom se perd ensuite dans les courants de l'histoire. Caracalla était-il fatigué de la guerre ? l'énergie de ce peuple lui inspirait-elle de l'admiration ou de l'effroi ? Faut-il croire, avec Dion, qu'après un premier succès, son péril fut tel qu'il ne put échapper qu'à prix d'or ? Il est certain qu'il traita avec eux. De grosses sommes d'or et d'or véritable (on gardait la fausse monnaie pour les Romains) furent données aux barbares, ou pour conclure le traité, ou pour s'assurer à l'avenir l'amitié de ces redoutables ennemis. Il y a plus, et par suite de son esprit anti-romain, Caracalla se mit à courtiser ces hommes qu'il avait appris à craindre. Il se donna une garde germaine et scythique, comme l'avaient déjà eue les premiers Césars ; cette garde qu'il appelait ses lions, dont tous les hommes, quoique souvent esclaves d'origine, avaient le grade de centurion, cette garde l'entourait de plus près et avait sa confiance plus que personne. Souvent il porta l'habit germain ; souvent, pour se déguiser en teuton, il mit une perruque blonde sur sa tête ; il aimait peu Rome et il lui plaisait d'aimer les barbares. Plus tard, on crut même savoir que, dans ses entretiens secrets avec les chefs teutons — bien secrets, puisqu'en sortant de là il faisait mettre à mort les interprètes dont il s'était servi —, il leur avait dit : S'il m'arrive malheur, attaquez l'Italie, attaquez Rome. Rome est facile à prendre. Après sa mort, les barbares, au lieu d'accomplir son souhait, l'auraient révélé[4]. Il n'y a là rien d'impossible, quand on pense à cette antipathie pour Rome qui, parmi tant d'autres Césars, fut surtout le lot de Caracalla. L'année suivante (215) nous le fait voir ailleurs encore, mais pas assez loin de Rome pour ne pas y revenir au moins quelques jours. Il médite cependant un plus lointain voyage. L'Orient l'appelle, l'Orient qui a été le rêve de tous les Césars, et qui est le rêve de ce siècle tout entier. L'astronomie a raison et la flatterie a eu tort : ce n'est jamais du Nord, c'est toujours de l'Orient que nous est venue la lumière. Mais la lumière que ce siècle malade cherchait vers l'Orient, n'était pas celle qu'il aurait dû y chercher, celle de l'éternelle vérité ; c'était la lumière menteuse de la superstition et de la rêverie. Les rites de la Grèce et de Rome, percés à jour, surannés, usés par la poésie même et l'éloquence qui s'étaient exercées sur eux, ne satisfaisaient plus ce besoin des choses surnaturelles qui, heureusement, sera éternel dans les âmes humaines. On espérait le satisfaire avec les mystères de l'Orient, plus antiques par leur date, plus vénérables, et en même temps pour les races occidentales plus nouveaux. Le souffle qui poussait vers l'Orient avait été ressenti par presque tous les princes bons ou mauvais, et en dernier lieu, nous l'avons dit, par Septime Sévère. Caracalla à son tour s'était montré à Rome si fervent pour les dieux orientaux, qu'on lui a parfois attribué l'introduction dans cette ville du culte d'Isis. Ce sacerdoce égyptien dont Auguste avait eu peine à se défendre, dont le César Domitien avait porté l'habit, dont Commode avait rempli les fonctions, était depuis longtemps et bien ouvertement exercé dans la cité de Romulus ; mais Caracalla lui avait ouvert de nouveaux temples, avait donné plus de solennité à ses fêtes, avait fait plus que jamais d'Isis la grande déesse des princes et de Rome 4 Il ne-lui restait plus qu'à aller adorer Isis dans ses souterrains égyptiens et fouler de son pied la terre sacrée[5]. A ces motifs religieux, la politique ou le dépit en ajoutait d'autres. Caracalla était, depuis la mort de son frère, peu aimé en Italie ; depuis son voyage de la Gaule, peu aimé dans les Gaules ; la Bretagne avait été jadis témoin de sa haine pour Geta et des inquiétudes trop justifiées de Sévère mourant. L'Occident ne l'aimait pas et l'Occident lui était odieux. Pourquoi ne pas se jeter dans les bras de ces orientaux, qui n'avaient été témoins ni des querelles fraternelles, ni de la douloureuse vieillesse de Sévère ; qui, longtemps privés de la présence des Empereurs, seraient indulgents pour tout Empereur venant à eux, en même temps qu'ils auraient des mystères assez saints et des incantations assez puissantes pour laver les mains fratricides ? A ces impulsions se joignaient encore les influences féminines, puissantes en ce siècle et dans cette cour où l'homme, plus dégradé que jamais, pliait devant l'ambition, l'intelligence, l'énergie supérieure de la femme. Julia Domna, mère de Caracalla, Mésa sa tante, les deux filles de Mésa, Sohémias et Mammée, nées en Orient, prêtresses des dieux orientaux, se faisaient une gloire d'amener sur leur sol natal et aux pieds de leurs dieux un fils et un cousin empereur, de se retrouver reines dans Antioche et dans Émèse qui les avaient vues humbles plébéiennes, de transporter dans leur Asie la chaise curule de César et d'Auguste. Septime Sévère lui-même n'avait-il pas aimé l'Orient, combattu en Orient, conduit en Orient sa famille, et, avec elle, rencontré en Orient les premiers triomphes qui avaient fait la gloire et la force de sa dynastie ? Le voyage fut donc décidé. Quelques soins cependant arrêtèrent Caracalla sur la route. Au pied des Alpes rhétiques (Grisons et Tyrol), il eut à combattre des barbares ou insoumis ou envahisseurs ou seulement suspects ; grand nombre d'entre eux périrent et leurs terres lurent, à la façon de Sylla, distribuées aux vétérans. Sur le Danube, il y eut un roi des Quades, Gaiobar, rebelle ou soupçonné de rébellion, que Caracalla fit mettre à mort, et dont il voulut faire dévorer les restes à ceux qu'il appelait ses complices[6]. Ailleurs il y eut un peuple jadis puissant et célèbre, les Marcomans, alliés des Vandales, que Caracalla se vanta d'avoir, par sa finesse politique, rendu ennemi des Vandales. En Dacie, il y eut des combats à livrer et contre les Sarmates, ces anciens ennemis de l'Empire, et contre les Goths, dont le nom apparaît ici dans l'histoire et qui, pendant les siècles de la puissance romaine, avaient cheminé inconnus parmi les ombres de la barbarie, de la presqu'île scandinave jusque sur les bords de la mer Noire. Mais ni ces combats ni ces crimes n'occupèrent longtemps Caracalla, il se hâta de traverser la Thrace, de gagner Byzance et de franchir l'Hellespont. Dans cette traversée il faillit périr ; l'antenne de son navire fut brisée ; il dut se réfugier dans une chaloupe, mais bientôt une trirème de la flotte prétorienne le recueillit, et il toucha cette Asie où sa vie devait s'achever (215). Caracalla avait alors quatre ans de règne et son cerveau commençait à se troubler. Il n'était né ni sans cœur, ni sans esprit, mais l'éducation du palais avait gâté son cœur et l'avait conduit au fratricide ; à son tour le crime, le remords, la maladie, l'orgueil et les défiances du pouvoir troublaient son intelligence. La folie césarienne le prenait, folie redoutable et sanguinaire dont Caligula avait été le premier type, qui chez l'un comme chez l'autre s'alliait aux maladies du corps et défiait la médecine en même temps qu'elle égarait la politique. Ainsi, en quittant l'Occident, Caracalla lui avait-il laissé pour adieux des proscriptions nouvelles. En sa présence, en son absence, Rome avait vu et voyait des condamnations au profit de sa gloire. Comme aux jours les plus sinistres de Tibère, les images du prince devenaient des talismans propres à donner la mort à quiconque s'en approchait. S'arrêter devant elles dans une attitude irrespectueuse, ôter la couronne qu'elles portaient, même pour lui en substituer une autre, étaient des crimes dignes de mort. Les talismans impériaux firent la guerre aux talismans populaires ; on crut voir une pensée politique dans ces amulettes que le peuple portait au cou pour se préserver de la fièvre tierce et de la fièvre quarte. On condamna ceux qui les portaient, comme on condamnait ceux qui n'avaient pas assez honoré l'image de César. C'est ce qui se passait à Rome, loin du prince. Quant au prince lui-même, au moment où il allait quitter l'Europe, son cerveau malade avait été traversé par une folie plus innocente, mais toujours une folie anti-romaine. Tout à l'heure en Germanie il voulait se faire Germain ; en Macédoine, il veut se faire Macédonien. Dès son enfance, il a aimé le nom d'Alexandre, envié les exploits d'Alexandre ; il a même altéré les traits de son visage et la douceur native de son caractère pour prendre cette inflexion de la tête sur l'épaule gauche si célèbre chez Alexandre et une férocité de regard et de sentiments qu'Alexandre n'avait pas. Passant dans la patrie ou près de la patrie d'Alexandre, prêt à franchir cet Hellespont qu'Alexandre avait franchi au début de ses conquêtes, plus que jamais Alexandre lui revient au cœur. Il aime à exalter les gloires étrangères pour humilier les gloires romaines ; parmi les Romains, il n'admire que Sylla. Il a donc des coupes et des armes à la mode d'Alexandre, des statues d'Alexandre dans tous ses campements, dans les temples, à Rome et même au Capitole ; il a une phalange Alexandrine, seize mille hommes armés à la façon des Macédoniens d'Alexandre ; il a des éléphants dans son armée comme il y en avait dans l'armée d'Alexandre. Un tribun des soldats se fait remarquer par son agilité à monter à cheval ; il lui demande : D'où es-tu ? — De Macédoine. — Comment t'appelles-tu ? — Antigone. — Et ton père ? Philippe. — J'ai ce qu'il me faut. »Et il le fait sénateur. Un accusé est traduit devant lui, pour des crimes atroces, mais il s'appelle Alexandre. L'accusateur répète imprudemment ce nom : le meurtrier Alexandre, Alexandre, l'ennemi des dieux. Caracalla bondit de colère : Ne parle plus d'Alexandre, dit-il, ou tu es perdu. Il a lu, je ne sais où, qu'Aristote avait été complice du prétendu empoisonnement d'Alexandre ; il en veut à Aristote et aux disciples d'Aristote ; il brûle les livres de l'un, il enlève aux autres leurs écoles. Il fait peindre ou sculpter des figures à deux visages, l'un est celui de César Antonin, l'autre celui d'Alexandre. Il fait appeler Alexandre l'Auguste oriental, comme lui-même veut se faire nommer l'Alexandre de l'Occident. Je suis Alexandre, écrit-il au Sénat ; l'âme du grand homme a passé en moi ; sa vie avait été trop courte, il était juste qu'il revécût en Marc-Antonin. Enfin il arrive en Asie. — A Pergame, ce sanctuaire d'Esculape, toujours malade d'esprit et de corps, il consulte le dieu de la médecine. On consultait le dieu en dormant dans sots temple, et le dieu en rêve vous envoyait un remède. Caracalla se procura ainsi beaucoup de rêves, mais nul remède. — De Pergame il vient aux ruines d'Ilion : là, ses louanges ne sont ni pour Hector, ni pour Énée, pères des Romains. Ils sont pour Achille, leur ennemi, dont il couvre le tombeau de fleurs. Hier, il était Alexandre, aujourd'hui il est Achille. Un de ses affranchis, son confident et son favori, vient de mourir ; cet affranchi mort doit jouer le rôle de Patrocle. On lui dresse un bûcher magnifique comme celui qui est décrit dans l'Iliade. On immole des victimes sans nombre. Caracalla, en Achille, tenant une fiole à la main, fait des libations sur le bûcher. Ensuite, pour satisfaire au programme tracé par Homère[7], il lui faudrait couper sa blonde chevelure et la déposer dans les mains de son ami étendu sur le bûcher. Mais hélas ! Caracalla n'a pas de cheveux blonds, et même il n'a plus guère de cheveux : peu importe, au milieu des rires étouffés de l'assistance, il coupe ce qu'il peut couper sur sa tête, et en fait hommage au mort[8]. Si du moins il n'eût pas eu d'autres folies que celles-là ! Malheureusement, à mesure qu'il marche, sa démence s'accroit et devient plus sanguinaire. — A Nicomédie où il passe l'hiver (215-216), occupé à préparer une campagne contre les Parthes, il célèbre son jour de naissance et le célèbre par les jeux sanglants de l'amphithéâtre. Un gladiateur blessé fui demande la vie : Je n'ai pas le droit de te l'accorder, demande-la à ton adversaire. L'adversaire n'ose être plus clément que l'empereur, il égorge celui que, plus libre, il eût épargné. — A Tyane, il se contente de faire acte de superstition et décrète un monument au magicien ou dieu Apollonius, dont la gloire vient d'être renouvelée par les soins de Philostrate et de Julia. — A Antioche, ville de délices et de débauches, Caracalla se baigne, se fait épiler, s'amollit, s'abrutit, mais n'en écrit pas moins au sénat : Je vis au milieu des dangers et des labeurs (ces dangers et ces labeurs étaient tout au plus en perspective), et vous, oisifs, paisibles, vous ne prenez pas même la peine de vous réunir promptement ni d'opiner chacun à votre tour. Du reste, murmurez, si vous le voulez, contre mon règne ; j'ai mes soldats et je saurai imposer silence aux mécontents[9]. Cependant sa guerre contre les Parthes, depuis si longtemps méditée, vient à lui manquer. Il avait compté sur la discorde qui régnait entre les fils de la dynastie Arsacide, et il n'avait pas eu honte, lui meurtrier de Geta, d'écrire au Sénat que les guerres fratricides qui déchiraient l'empire parthique hâtaient la ruine de cet empire. Mais ces guerres civiles sont finies maintenant, et Artaban (Ardivan) vainqueur de ses frères, règne seul à Ctésiphon. Caracalla avait compté aussi sur un refus du roi parthe auquel il redemandait deux fugitifs, l'arménien Tiridate et le philosophe Antiochus ; contre son attente, ces fugitifs lui sont rendus. L'occasion et le prétexte lui manquent donc pour faire la guerre ; les deux colossales machines de guerre qu'il a fait construire dans l'Asie-Mineure et que ses vaisseaux ont amenées en Syrie, démontées pièce par pièce, lui auront été inutiles. Mais, à défaut du roi Parthe, une moindre proie n'est pas à dédaigner. Le roi d'Édesse, appelé Abgare comme ses prédécesseurs et comme eux fidèle vassal de Rome, ce roi qui avait fourni à Caracalla des archers pour sa guerre de Germanie, ne devait pas lui inspirer de défiance ; loin de se brouiller avec Rome, il se brouillait avec ses propres sujets en voulant leur imposer les mœurs romaines. Aussi Caracalla le mande-t-il auprès de lui, comme un ami (216). Mais, à peine arrivé, il le fait saisir et s'empare de ses États[10]. Autant voudrait-il en faire au roi d'Arménie ; il l'appelle amicalement pour le réconcilier, dit-il, avec ses fils ; il le fait saisir et prétend aussi s'emparer de ses États. Mais l'Arménie, royaume plus puissant et plus vaste, résiste et, les armes à la main, rode-mande son roi. Caracalla veut envoyer un général pour la conquérir ; mais il en est déjà venu à ce degré de césarisme où tout général sérieux est suspect et où les favoris prennent la place des généraux. Un Théocrite, étranger ou affranchi (son nom le dit assez), fils d'esclave, d'abord danseur de théâtre, puis fournisseur de l'armée, favori, confident, délateur au service de Caracalla, et plus puissant auprès de lui qu'aucun de ses préfets du prétoire, est le général improvisé qu'il envoie en Arménie et qui se fait battre par les Arméniens. Caracalla pendant ce temps marchait vers Alexandrie. Était-ce pour honorer la mémoire d'Alexandre, fondateur de cette cité ? Était-ce, en dépit du souvenir d'Alexandre, pour châtier les habitants ? Les Alexandrins, riches, désœuvrés, beaux diseurs, satiriques et médisants à tout prix, parlaient tout haut et très-librement de l'Empereur. Julia Domna était pour eux Jocaste, mère des deux frères ennemis, Étéocle et Polynice ; cette lugubre mythologie thébaine se retrouvait pour eux tout entière dans le palais des Césars. La médisance proverbiale des Alexandrins avait autrefois irrité Vespasien, provoqué Titus, fâché Hadrien ; mais nul ne s'était vengé comme Caracalla. A son arrivée, les prêtres et les sénateurs viennent au devant de lui avec les objets les plus sacrés et les plus secrets de leur culte, entourés de flambeaux, d'aromates, de fleurs, de chants, de musique, avec un appareil, en un mot, que nul prince n'avait encore rencontré. Il visite avec eux le monument d'Alexandre, y dépose, à titre d'hommage, son baudrier, ses armes précieuses, son manteau de pourpre orné de pierreries. Il invite les grands de la cité à un banquet, tout le peuple à une série de fêtes et de jeux. Mais, après quelques jours de fêtes, et lorsqu'Alexandrie regorge d'étrangers, Caracalla rassemble la jeunesse de la ville sous prétexte de former, là aussi, une seconde phalange macédonienne, la fait entourer parses troupes, et un massacre commence. Le massacre se répète dans la cité, dans les rues, à la table même du prince. Caracalla, pendant ce temps, se retire dans le temple de Sérapis auquel il vient de consacrer l'épée qui a tué Geta ; il veut, dit-il, demeurer pur des meurtres qui ensanglantent la ville. Il écrit au Sénat de Rome : Je ne saurais vous dire combien d'hommes ni quels hommes ont été tués. Tous méritaient la mort. Alexandrie demeura donc désolée, sanglante, veuve d'une multitude de citoyens, les étrangers ou commerçants chassés de ses murs, leurs richesses confisquées ; quelques-uns de ses temples pillés. Ses théâtres lui furent ôtés ; son musée et les académies de gens de lettres qui y avaient leur demeure, furent supprimés ; la ville fut même coupée en deux par un rempart. Un oracle l'avait avertie de redouter la bête féroce ausonienne ; et Caracalla, tout en faisant périr ceux qui colportaient cet oracle, ne laissait pas que de se faire gloire de ce surnom de bête féroce[11]. Un homme qui avait eu un certain bon sens et même une certaine douceur d'âme, à force d'être empereur, en était venu là. Il en était venu là, au bout de cinq ans de pouvoir et avant l'âge de vingt-neuf ans[12] ; il touchait au dernier degré d'abrutissement sanguinaire auquel le despotisme puisse conduire un despote. Cette énergie du soldat qu'il avait montrée lui faisait maintenant défaut. Il craignait la chaleur et la fatigue. Au lieu de la cuirasse trop lourde à porter, il revêtait une tuniqué étroite à manches, dessinée en forme de cuirasse. La maladie le dévorait ; sa tête était déjà chauve ; la débauche l'avait amené, dès cet âge, à l'impuissance du vieillard ; mais sous une forme ou sous une autre, la débauche ne s'en continuait pas moins[13]. La superstition, l'observation des présages, l'astrologie, les rites secrets, les cérémonies et les dieux de l'Orient achevaient de l'énerver par la peur ; à toutes ces sources impures, il allait demandant ce qu'il ne pouvait trouver nulle part : la fin de ses souffrances et la fin de ses remords. Ni les uns ni les autres ne devaient finir, mais le moment approchait où ils devaient se continuer au delà de la tombe. Sa folie en effet devenait de plus en plus meurtrière. Il se faisait rendre compte de l'horoscope de chacun pour mettre à mort ceux que les astres lui indiquaient comme menaçants pour son avenir, pour élever ceux qu'il prévoyait inoffensifs ou utiles. Il s'informait des cérémonies accomplies, des prières offertes en secret, des oracles consultés, des victimes immolées par les uns ou par les autres, persuadé (et peut-être pas à tort) qu'il se faisait plus de vœux contre lui que pour lui. Æmilius Cecilianus, proconsul de la Bétique, fut Mis à mort pour avoir consulté l'Hercule de Cadix. Un sacrifice à je ne sais quelle déesse[14] amena une accusation, non-seulement contre ses auteurs, mais même contre les spectateurs ; rien n'était plus près de sa haine que son amitié. Ceux qu'il affectait d'aimer (car il n'eut jamais d'ami) devaient trembler ; quelquefois une disgrâce ou même un ordre de mort venait rompre soudain cette amitié impériale[15] quelquefois, sous prétexte d'honneur et de fortune, le malheureux était envoyé par l'Empereur dans quelque province éloignée dont le climat devait lui être mortel, les poitrinaires dans le nord et les fiévreux dans les pays sujets à la fièvre[16]. La vertu et le talent étaient un danger, le vice et la médiocrité d'esprit ne sauvaient pas. Que Thraséa Priscus, qui ne le cédait à personne ni pour sa naissance ni pour l'élévation de son esprit, fût disgracié, maltraité, peut-être mis à mort[17] ; c'était tout simple. Mais Létus, meurtrier de Geta, n'avait pas été mieux traité, et Caracalla, en le faisant périr, l'avait appelé imbécile et impie[18]. A ces meurtres il faut ajouter ceux des Vestales. C'était le malheur privilégié de ces pauvres filles qu'assez importantes dans la cité pour attirer l'attention du pouvoir, le pouvoir afin de les faire périr les déshonorait. Quand César voulait perdre une Vestale, il ne manquait pas de lui supposer un amant, et, juge en sa qualité de grand pontife, il la condamnait à être enterrée vive. Caracalla, à des époques que nous ne saurions déterminer, en fit ainsi mourir quatre ; une entre autres (il faut ajouter cet abominable détail), qu'il avait voulu déshonorer et qui avait résisté à sa violence ; au moment de périr, elle prenait César à témoin d'une chasteté qu'elle n'avait aux yeux de César que trop bien gardée. Ces abominations, ces contradictions, ces caprices sanguinaires, rien de tout cela n'est incroyable au sein d'une société dans laquelle la force a tout droit, dans laquelle ni l'honneur, ni la justice, ni l'honnêteté, ni la vérité, ni Dieu enfin n'a aucun droit. Il restait cependant chez Caracalla, si abruti qu'il fût, certaines fantaisies de guerre. Il voulait absolument faire contre les Parthes une campagne quelconque et se faire appeler par le Sénat Parthicus Maximus, comme il était déjà Germanicus Maximus et Alemannicus Maximus. Pour conquérir une si belle gloire, il s'avisa d'écrire au roi des Parthes et de lui demander sa fille en mariage : Il était, disait-il dans sa lettre, Empereur et fils d'Empereur. Il n'y avait qu'une reine (ainsi appelait-on les filles de rois) qui fût un parti digne de lui. Le monde se partageait entre deux grands Empires : celui de Rome et celui de Ctésiphon. Ces deux Empires unis par une telle alliance, qui pourrait leur résister ? L'infanterie romaine unie à la cavalerie parthique, la conquête du monde serait facile, et l'on inaugurerait la monarchie universelle. Quelle puissance et en même temps quelle richesse ! L'Orient donnerait à l'Occident ses parfums et ses étoffes somptueuses ; l'Occident donnerait à l'Orient ses richesses métalliques. Tout cela passerait de l'un à l'autre, librement, ouvertement, non par une contrebande furtive et dangereuse. Il n'y aurait plus qu'un seul pays, un seul Empire, où, sans entrave et sans gêne, tout appartiendrait à tous[19]. Ainsi Caracalla plaidait-il la cause de l'unité des peuples, du libre échange et du progrès. Le roi barbare fut cependant insensible à cette magnifique perspective d'avenir. Il avait peu de goût sans doute les magiciens, les entrailles des victimes ; il les faisait consulter même dans Rome, et Flavius Maternianus, préfet de la ville, avait eu ordre de rassembler l'élite des astrologues et des prophètes pour savoir au juste combien de temps Caracalla devait régner encore et quelles embûches il avait à craindre. Où pouvait-il craindre des embûches si ce n'est dans son propre camp ? On raconte que sept ans auparavant Papinien, préfet du prétoire, au moment où Caracalla le faisait périr, s'était écrié : Bien fou sera mon successeur, à moins qu'il n'ambitionne ma charge pour me venger ! Il n'avait pas besoin d'être prophète pour parler ainsi ; car, depuis qu'il y avait un Empire romain, le préfet du prétoire pouvait passer pour l'assassin juré des Empereurs : Tibère avait été étouffé par le sien, Caligula assassiné par un tribun du prétoire, Néron livré par la trahison de son préfet Nymphidius, Domitien par un complot dont les deux préfets du prétoire étaient les chefs, Commode par le complot du préfet Létus et de Marcia ; et le temps allait venir où le préfet du prétoire serait, pour ainsi dire régulièrement, et le meurtrier et le successeur du prince. Pouvait-il en être autrement dès que le préfet du prétoire était le second personnage de l'Empire, le chef de cette milice qui disposait de la pourpre, par suite très-menaçant et très-menacé ? En ce moment, cette charge redoutable était partagée entre deux dignitaires, Adventus et Opilius Macrinus. Adventus était un soldat, mais un soldat vieilli, lourd, inepte, ne pouvant dire un seul mot et qui, à l'époque où il fut consul, se fit malade tous les jours de cérémonie publique pour se dispenser de parler. Macrin, au contraire, légiste plutôt que soldat, était (on peut se servir de ce mot après les innovations de Sévère) préfet du prétoire au civil. Il ne manquait ni de capacité, ni de probité, ni de fermeté ; mais ses habitudes peu militaires, ses délicatesses d'hommes nourri loin des camps, le faisaient railler et parfois cruellement railler par Caracalla, soldat en paroles, même depuis qu'il ne l'était plus en action. La raillerie avait été jusqu'à l'offense et jusqu'à la menace. Bientôt un péril plus grand encore dut inquiéter Macrin. Quelqu'un de ces magiciens que Maternianus avait dû consulter, ou, selon d'autres, un devin qui prophétisait tout haut en Afrique et que par suite on avait exilé à Rome, avait désigné Macrin, non comme conspirateur, mais ce qui, pour Caracalla, revenait au même, comme empereur futur. Maternianus avait immédiatement envoyé cette prophétie à Julia Domna qui, trônant à Antioche, y recevait les correspondances impériales et déchargeait Caracalla des moins importantes. Mais, avant même que Caracalla fût averti par Julia, Macrin l'avait été directement de Rome par le consul Ulpius Julianus ; il pouvait donc être sûr que la première dépêche arrivée de Rome ou d'Antioche serait son arrêt de mort[20]. Ainsi menacé, Macrin n'eut pas de peine à trouver des hommes menacés comme lai et prêts à le seconder ; à la cour des tyrans, ni les gens menacés Biles meurtriers ne sont rares. Macrin put s'associer deux frères, tribus des cohortes prétoriennes, Aurelius Némésianus et Aurelius Apollinaris ; avec eux, l'evocatus (garde du corps) Julius Martialis, aigri selon Dion, par le refus qui lui était fait du grade de centurion, aigri, selon Hérodien, par le meurtre de son frère que le prince avait ordonné ; Retianus, préfet de la légion parthique, Marcius Agrippa, commandant de la flotte (de l'Euphrate), enfin la plupart des chefs de l'armée, favorisèrent le complot. Les soldats ou au moins les prétoriens, enrichis par Caracalla, pouvaient l'aimer ; les chefs, toujours menacés, devaient le craindre et le détester. Il fut convenu que Martialis, qui approchait le plus près de la personne du prince, porterait le coup et le porterait au premier moment opportun,. Ce moment ne se fit pas attendre (217). Pendant que Caracalla demeurait à Édesse, la fantaisie lui prit daller à Carrhes (Haran) consulter le dieu Lunus. Le dieu Lunus, ainsi appelé par les Romains, n'était que la lune mystérieusement adorée à Carrhes sous une forme virile[21], et une croyance dont je ne cherche pas ici l'origine prétendait que quiconque aurait adoré l'astre des nuits sous cette forme serait à jamais délivré de toute domination féminine. Mais ce n'est pas de cette délivrance qu'avait besoin Caracalla, peu dominé par les entraînements du cœur : c'était bien plutôt la guérison de ses plaies qu'il venait demander à un dieu non encore fatigué de ses prières, à un dieu plus vénérable à ses yeux parce qu'il était plus nouveau pour lui. Quoi qu'il en soit, Caracalla monta à cheval pour franchir les quelques lieues qui séparaient Édesse de Carrhes (8 avril). Martialis, les deux tribuns, quelques soldats de sa garde germaine ou scythique étaient près de lui. A moitié chemin, comme il marchait avec un seul serviteur en avant de son escorte, il s'arrêta et descendit de cheval. Martialis, qui épiait chaque mouvement du prince, s'élança comme s'il était appelé ou comme s'il voulait lui rendre quelque service, tira une courte épée qu'il cachait sous ses vêtements, et le frappa par derrière au défaut de l'épaule. Caracalla tomba mort. Martialis, remonté à cheval, fuyait tenant encore son poignard. Mais la garde germaine à cet indice reconnut le meurtrier et le perça de ses traits[22] Les tribuns ses complices l'achevèrent. Que le meurtre d'un tyran comme Caracalla, en de telles circonstances, puisse être appelé un acte de défense légitime, cela est possible ; mais c'est un meurtre, et il entraîne après lui toutes les lâchetés qu'un meurtre rend nécessaires. Une de ces lâchetés, c'est le mensonge et l'hypocrisie. Les historiens, que nous possédons, accusent tous trois Macrin de complicité dans le meurtre de Caracalla ; mais, malgré cette complicité, on vit Macrin, arrivant auprès du corps de Caracalla, se lamenter sur ce cadavre et prendre part au deuil de l'armée. Du reste, quels que fussent les regrets de l'armée, elle avait besoin d'un empereur ; les Parthes étaient en armes et leur roi irrité marchait contre le territoire romain. Les soldats, seuls électeurs possibles de cette royauté toute militaire, restèrent deux jours dans l'hésitation. Ils offrirent la pourpre à Adventus, le plus âgé des deux préfets ; Adventus se servit de sa vieillesse pour échapper à ce triste et périlleux honneur. Il fallut en venir à son collègue, et, le quatrième jour après le meurtre, Macrin, meurtrier de Caracalla, fut proclamé sans enthousiasme, mais sans répugnance, par les soldats adorateurs de Caracalla. L'hypocrisie obligée du premier moment se continua encore, Macrin, faisant son jeune fils César, se crut forcé de lui donner le nom d'Antonin qui était, on se rappelle, le nom officiel de Caracalla. Macrin se crut obligé de faire brûler avec honneur les restes de l'homme qu'il détestait, et d'envoyer son urne au Sénat en grande pompe, par les mains de son collègue Adventus. Rome cependant et même le Sénat, un peu plus libres, ne dissimulaient pas leur haine pour le tyran ; là, on ne l'appelait pas du nom toujours vénéré d'Antonin ; on l'appelait ou de son nom d'enfance Bassianus, ou du nom ridicule de Caracalla, ou du nom odieux de gladiateur Taranta, personnage difforme, petit de taille comme le fils de Sévère, sanguinaire comme lui. L'annonce de sa mort fut une fête dans Rome. Le Sénat, au premier moment, n'eut qu'un cri d'imprécation contre Caracalla, et pour son successeur, quel qu'il pût être, une acclamation enthousiaste : Qui que ce soit, plutôt que ce parricide, plutôt que cet incestueux, plutôt que cet impur, plutôt que cet assassin du Sénat et du peuple ! Ce fut là la parole solennelle et passionnée qui s'échappa, dès le premier instant, de la poitrine des sénateurs. Mais le Sénat était prudent, et Macrin, s'il en était besoin, allait lui donner des leçons de prudence. Au camp, les prétoriens imposaient à Macrin un regret officiel pour la mémoire de Caracalla. Dans Rome les cohortes urbaines imposèrent au Sénat un regret pareil pour cette mémoire chère à la toute-puissante armée. Qui eût dit trop haut ce qu'il pensait eût été égorgé par les soldats. Le peuple lui-même, qui eut bien voulu glorifier Martialis, se contentait de glorifier le dieu Mars et, grâce à la ressemblance des noms, d'offrir, sous prétexte du dieu, des fleurs et des louanges au meurtrier de Caracalla. Le Sénat eût bien voulu déclarer Caracalla ennemi public ; mais il n'osait, et, lorsqu'on lui demanda de le déclarer dieu, le Sénat effrayé par les soldats de Rome, Macrin effrayé par les soldats du prétoire, furent d'accord pour conférer à Caracalla ces honneurs divins que Caracalla lui-même avait conférés à Geta. Il y eut donc des prêtres, un temple, une confrérie antoninienne. Caracalla mort vola à Faustine le temple que Marc-Aurèle lui avait fait bâtir en Asie auprès du mont Taurus ; Élagabale devait un peu plus tard le voler à Caracalla. Pendant qu'on faisait le fils dieu, qu'allait-on faire de la mère ? Julia Domna était à Antioche lorsque lui vint la nouvelle de la mort de son fils. Cette malheureuse femme, passionnée, malgré sa philosophie, pour ces grandeurs royales auxquelles sa naissance l'avait si peu destinée, avait trop facilement oublié son fils Geta, afin de trôner, avec plus ou moins de crédit, sous le frère et l'assassin de Geta. Elle eût, ce semble, oublié plus facilement encore son fils Caracalla, pour peu que Macrin lui eût laissé quelque reste des splendeurs impériales. A la première nouvelle du meurtre, elle avait jeté des cris de douleur, elle s'était frappé la poitrine, elle s'était emportée en injures contre Macrin ; elle avait voulu se donner la mort. Des ordres cependant arrivèrent d'Édesse ; Macrin parlait d'elle en termes bienveillants ; il lui laissait les gardes et la pompe impériale dont elle était entourée. Elle se remit à vouloir vivre. Mais Macrin de son côté apprit les discours que Julia avait tenus au premier moment ; on lui parla d'intrigues nouées par elle pour détacher de lui les soldats. Il lui envoya donc, non pas un ordre de mourir, mais simplement un ordre de quitter Antioche pour aller ou elle voudrait. Quoiqu'elle se fût, sous Caracalla, résignée à bien d'autres sacrifices, elle ne sut pas se résigner sous Macrin. Elle vit dans cet ordre la fin de son règne et par suite la fin de sa vie. Les coups qu'elle s'était portés à la poitrine avaient irrité un cancer assez lent jusque-là ; elle ajouta à la maladie le défaut de nourriture, et elle mourut. Malheureuse femme, digne d'étonnement pour sa fortune, de pitié pour ses malheurs, de mépris pour son ambition ! Son urne, à elle aussi, fut portée à Rome et déposée dans le mausolée d'Auguste[23]. Celle de Caracalla venait d'être placée, à titre d'Antonin, dans le monument d'Hadrien[24] ; celle de Geta était depuis six ans dans un tombeau privé appartenant à sa famille. Cette séparation était assez raisonnable : que se fussent dit ces trois morts s'ils se fussent rencontrés ? Ainsi avait fini le règne de celui qui avait été Bassianus, que l'on appelait officiellement Marc-Aurèle Antonin, que les historiens modernes, pour le mieux distinguer, appellent presque toujours Caracalla. Sa vie est un grand témoignage de ce que pouvaient produire l'éducation princière d'alors et le pouvoir souverain d'alors. Né avec un cœur bienveillant, une intelligence ouverte, un caractère doué de quelque énergie, une santé robuste, l'éducation du palais fit de lui un fratricide ; le pouvoir impérial fit de lui, avant l'âge de vingt-neuf ans, un assassin, un fou et un malade. Il y a eu des tyrans partout et dans tous les siècles ; mais la tyrannie maniaque, la folie du sang, ou pour mieux dire la folie de la peur, ce despotisme furieux et hors d'état de se gouverner que la langue latine désigne admirablement par le mot impotentia, me parait spéciale aux sociétés placées en dehors de la loi chrétienne, Cette sorte de démence est fréquente chez les empereurs romains. Néron touche presque à Caligula et Caracalla suit Commode à bien peu de distance. Sur deux siècles d'empire romain que j'ai parcourus, on peut compter plus de cent ans de tyrannie et plus de cinquante ans de tyrannie en démence, Cette démence est endémique, ou peu s'en faut, dans les pays mahométans ou païens. Il y a eu quelque chose d'approchant en Angleterre dans la personne d'Henri VIII, sortant de la loi chrétienne par l'audace de son schisme et la violence de ses passions. Il a pu exister quelque chose de pareil en Russie, où la religion, absorbée dans l'omnipotence du prince et dans le culte du prince, devenait un demi-paganisme. Dans les pays catholiques, je n'en vois guère d'exemple ; là, il y a eu sans doute d'abominables tyrans, mais des tyrans qui savaient un peu ce qu'ils faisaient et aux victimes de leur politique n'ajoutaient pas les victimes de leur folie. D'où cela vient-il ? Mais maintenant, pour considérer l'histoire de ce règne par rapport à ceux qui vont suivre, remarquez quel triste legs Caracalla laisse à ses successeurs. Sévère a fait l'armée prépondérante ; Caracalla l'a faite maîtresse absolue, Sévère a fait d'elle une caste à part, une caste privilégiée pour l'argent et pour la licence ; Caracalla l'a mise au-dessus du Sénat et au-dessus de tout ; il lui a donné en fait de licence et en fait de largesse bien plus que Sévère[25]. L'épée était déjà trop puissante sous Sévère, mais il en tenait encore le pommeau dans sa main, et il était assez homme de guerre pour le tenir ; Caracalla, soldat et non général, ne le tenait plus. Le vrai César, le vrai maître de l'Empire romain, choyé par Sévère, fait tout-puissant par Caracalla, le soldat ne pourra plus être détrôné. — Et nous allons voir combien il en coûte à des peuples d'avoir, je ne dirai pas un soldat, mais le soldat pour souverain. |
[1] Les rescrits insérés au Code de Justinien, nous indiquent la présence de Caracalla à Rome :
En l'an 212 ; les 15 mai (Voyez Cod. Justin., VII, 14, 5.) 17 juin. (ibid., VI, 24, 2) 25 juin (V, 37, 3) 13 août (V, 43, 1).
En l'an 213 ; le 8 mars (VI, 25, 2) et le 29 juillet (V, 60, 1).
En 214 ; 5 février (VII, 16, 2).
En 215 ; le (VIII, 18 1) et 15 juillet (V, 50, 1).
En 216 ; 8 (VI, 37, 8) et 10 mars (II, 19, 7), 1er octobre (VIII, 19, 2). Les médailles attestent des distributions faites au peuple en 211, 212, 214, lesquelles doivent coïncider avec des séjours de Caracalla à Rome.
[2] Dion LXXVIII, 2. La Caracalle était une tunique fendue par devant et par derrière, une blouse ou une redingote.
[3] Ammien Marcellin, XXVIII.
[4] Dion LXXVII, 13, 14 ; LXXVIII, 6.
[5] Spartien, 9. Dion LXXVIII, 18. Hérodien, IV, 23.
[6] Dion, LXXVII, 20.
[7] Iliade, XXIII.
[8] Hérodien, IV.
[9] Dion, LXXVII, 20.
[10] Dion, LXXVI, 2. Est-ce à cet Abgare que s'applique l'épitaphe, trouvée à Rome : D. M. ABGAR PRAHATES FILIVS REX PRINCIPIS ORRHENORVM HODDA CONIVGI BENE MERENTI. Orelli, 921 ?
[11] Dion, LXXVII, 22, 23.
[12] Eutrope et Spartien donnent à Caracalla 43 ans à l'époque de sa mort. Il faut en effet le vieillir pour arriver à le croire beau-fils et non pas fils de Julie, comme le font ces auteurs. Mais cette computation d'âge, en désaccord avec Dion et avec tout l'ensemble de la chronologie, n'a été, ce me semble, admise par aucun moderne.
[13] Dion, LXXVII, 16.
[14] Dion LXXVII, 20, fragm. Vales.
[15] Dion LXXVII, 5-6, fragm. Vales., p. 742.
[16] Dion LXXVII, 2, fragm. Vales., p. 746.
[17] Dion, LXXVII, 5-6, fragm. Vales., p. 742.
[18] Dion, LXXVII, 5-6, fragm. Vales., p. 742. Spartien.
[19] Hérodien, IV.
[20] Dion LXXVIII, 6.
Selon Hérodien, il y eut une dépêche directe de Maternianus à Caracalla ; mais celui-ci, prêt à monter en char au moment de l'arrivée du courrier, remit toutes les lettres à Macrin pour les examiner, et Macrin put supprimer la dépêche de Maternianus. Mais il n'en dut pas moins craindre que le fait ne fût connu par une dépêche ultérieure.
[21] On a trouvé une statue et des médailles de ce dieu (Maffei) ; à Palmyre entre autres, deux figures masculines dénommées Malackhel et Aglibol (le Soleil et la Lune), dieux nationaux de Palmyre. M. de Vogüé, Inscr. Sémitiq., Inscript. de Palmyre, 93.
[22] Selon Spartien, Caracalla aurait été frappé, prêt à remonter à choral, par le palefrenier qui l'aidait à remonter. Mais il ajoute que le coup n'en fut pas moins attribué à Martialis. Spartien, 7 ; Hérodien, IV, 13 ; Victor, Épit. 21.
[23] Dion, LXXVIII, 93, 94.
[24] Aurelius Victor, De Cæsaribus ; Eutrope, Dion, LXXVIII, 9.
[25] Les soldats, qu'il estimait toujours beaucoup au-dessus de nous, dit le sénateur Dion. LXXVII, 13, (fragm. Vales., p. 149). Il avait augmenté leur solde annuelle de cinquante millions de drachmes (id., LXXVIII, 38) ; mais il donnait tout autant aux barbares (ibidem, 17).