LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE III. — LES HÉRITIERS DE SÉVÈRE : CARACALLA. - MACRIN. - ÉLAGABALE (211-222)

CHAPITRE PREMIER. — CARACALLA À ROME (211-212).

 

 

Ce qu'étaient les fils de Sévère, ce qu'avait été leur nature première, ce qu'était leur nature façonnée par l'éducation impériale, on vient de le voir[1]. Septime Sévère, comme tous les princes qui n'ont pas d'aïeux, avait été inquiet et passionné pour l'avenir de sa dynastie. La grande question politique est pour eux celle qui doit surgir le lendemain de leur mort. Il avait voulu préparer ses fils pour l'Empire et l'Empire pour ses fils. Efforts et prévisions qui sont presque toujours trompés !

Avait-il pu se faire illusion sur le caractère de ses fils et en particulier de Marc-Antonin ? Il avait voulu faire de Marc-Antonin un soldat, et à certains égards il avait réussi : Marc-Antonin, vigoureux, quoique de petite taille, faisait trente lieues à cheval (750 stades), nageait par une mer agitée, vivait volontiers avec les soldats, parlait leur langage, flattait leurs sentiments et surtout leur cupidité. Septime Sévère avait voulu aussi — car il n'oublia pas sa première nourrice, la rhétorique — faire de son fils un lettré, et il avait pour le premier moment assez bien réussi ; il fut un temps où Marc-Antonin aimait la conversation des philosophes et passait avec eux une bonne partie de sa journée. Septime Sévère enfin avait voulu ôter à son fils cette douceur de caractère qui avait fait le charme de son, enfance, lui donner la dignité d'un prince et l'extérieur farouche d'un guerrier : à cet égard, Septime Sévère n'avait que trop bien réussi : cette nature douce et libérale était devenue une nature violente et sanguinaire, capable de parricide, on le croyait, capable de fratricide, on allait le voir.

Septime Sévère avait-il pu se faire illusion sur la stabilité de l'ordre politique qu'il avait voulu établir ? Il est permis de le croire. Il pouvait être fier d'avoir simplifié le gouvernement impérial déjà si simple, et en le simplifiant, il devait croire l'avoir affermi. Il avait fait la puissance césarienne plus absolue que jamais ; il pouvait croire l'avoir faite plus durable. Il lui avait donné une sécurité, au moins apparente, que Néron et Domitien, toujours tremblants, n'avaient jamais eue. Il ne voyait pas, ce qui est bien visible pour nous dans l'histoire, qu'à partir de son règne et pendant près d'un siècle, l'armée allait être le seul César ; que cette armée unifiée, comme on dit aujourd'hui, serait un maître d'autant plus redoutable, maître fantasque, changeant, capricieux, perfide, tyran de l'Empire et de l'Empereur. Il avait fait l'épée toute-puissante ; mais dans quelle main serait cette toute-puissante épée ? et resterait-elle jamais longtemps dans une même main ?

Dès le lendemain de sa mort, et même avant sa mort, la question se posait entre ses deux fils en attendant quelle se posât entre sa race et une autre race. De ces deux frères depuis longtemps ennemis, lequel aurait la faveur de l'armée ? lequel aurait en main l'épée maîtresse de l'empire pour tourner contre l'autre la pointe de cette épée ?

Avant même que les honneurs funèbres eussent été complètement rendus à Sévère, le dissentiment éclatait de la manière la plus violente. Après que des obsèques militaires eurent été célébrées en Bretagne, que le corps de Sévère, brûlé en présence de l'armée, eût été mis dans une urne de porphyre, on s'achemina vers Rome avec ces derniers débris de l'empereur mort, pour lui faire en face du Sénat et du peuple de plus solennelles funérailles. Mais, tout en faisant ensemble et avec leur mère ce funèbre voyage, les nouveaux Augustes ne cachèrent pas leurs haines et leurs défiances mutuelles. N'habitant jamais sous le même toit, ne s'asseyant jamais à la même table, toujours en garde contre le poison que l'un pouvait donner à l'autre, ils hâtèrent autant qu'ils purent cette longue traversée de l'Océan et de la Gaule, espérant trouver à Rome, en se séparant davantage, une sécurité plus grande[2].

A Rome, il leur fallut cependant paraître ensemble pour recevoir les vœux du Sénat et du peuple, porter ensemble l'urne de Sévère au monument des Antonins (Château Saint-Ange) devenus ses parents par une adoption posthume : Sévère y fut le dernier enseveli ; et du reste, après lui, les Césars n'eurent plus guère personne pour les ensevelir[3]. Il leur fallut assister ensemble à l'apothéose de Sévère, étrange comédie, où l'on joua pendant sept jours autour d'une figure de cire le simulacre de la maladie, de la mort, de l'ensevelissement, du bûcher, jusqu'à ce qu'un aigle, captif au sommet du bûcher et délivré par les flammes, figurât en s'envolant l'âme portée au rang des dieux[4]. Mais ni l'âme de Sévère, ni l'aigle qui la figurait, n'emportèrent dans l'Olympe la haine mutuelle de ses fils. Ils eurent à Rome, chacun sa demeure à part dans le palais, chacun ses gardes, chacun son armée ; ils ne se rencontrèrent qu'en public et dans les cérémonies officielles, s'évitèrent partout ailleurs et se détestèrent.

On eut même la pensée, pour les séparer davantage, de leur donner à chacun son Empire distinct. Antonin aurait eu l'Occident, Geta l'Orient ; la Méditerranée et le Bosphore formaient une limite naturelle ; on aurait coupé en deux la côte d'Afrique ; lé Sénat se serait partagé, les sénateurs originaires d'Europe seraient restés à Rome ; les autres seraient allés à Antioche ou à Alexandrie, capitale de l'empire d'orient. Byzance et Chalcédoine auraient été deux points fortifiés, et comme deux têtes de pont gardées par deux camps ennemis. Cette pensée d'un Empire d'Orient s'était déjà produite une ou deux fois, mais jamais aussi sérieusement. S'il en faut croire Hérodien, dans un conseil de famille où ce plan se discutait, Julia serait intervenue, en larmes, demandant à ses fils, si, elle aussi, ils allaient se la partager, comme ils se partageaient le monde ; en les embrassant et en cherchant à les rapprocher, elle aurait fait échouer ce projet[5]. J'ai peine à admettre cette scène dramatique, racontée par un écrivain qui aime assez à embellir l'histoire. Ennemis déclarés comme l'étaient les deux frères, la sollicitude maternelle devait, autant que possible, les éloigner l'un de l'autre. Je croirais plutôt qu'un reste de patriotisme romain, non chez les jeunes princes, mais chez leurs conseillers, fit écarter cette pensée qui eût changé cette haine domestique en une guerre civile et hâté la fin de l'empire.

Quoi qu'il en soit, la guerre continua de couver, nul n'osant attaquer, mais chacun se préparant à se défendre. Geta avait plutôt le peuple en sa faveur. Son caractère, un peu âpre de sa nature, s'était adouci : il était affable, familier même ; il aimait les lettres comme la plupart des empereurs romains affectaient de les aimer ; mais, ce qui était bien plus rare chez les empereurs romains, il aimait ses amis. Ses traits portent l'empreinte d'une tristesse douce quoique un peu dédaigneuse. Marc-Antonin, au contraire, jouant le guerrier farouche, assombrissant son visage, me représente un de ces prétendus vieux grognards, comme nous en avons souvent rencontré, au chapeau de travers, à la respiration empestée de tabac et d'eau-de-vie, médiocres soldats, mais affectant d'être soldats plus que personne. Grâce à cet extérieur et à une familiarité grossière dans le camp, grâce au commandement militaire que seul il avait exercé, les soldats penchaient pour lui, et qui avait les soldats avait tout.

Au fond, c'était déjà lui qui gouvernait et il gouvernait en proscrivant. Dès les premiers jours de son empire, sans prendre un instant ce masque de débonnaireté hypocrite qui jusque-là avait semblé nécessaire à tout César débutant, il avait donné des ordres de disgrâce et même de mort. Il avait écarté de sa maison Papinien préfet du prétoire. Il avait fait périr Castor, l'affranchi de confiance de son père, Evhode, son propre précepteur, quoique celui-ci l'eût aidé jadis à faire périr Plautianus. La pauvre Plautilla, retirée avec son frère à Lipari, n'avait pas langui longtemps, et avait reçu de son mari, à peine devenu empereur, l'ordre de mourir. Sur rien de tout cela, Geta n'avait été consulté, Geta n'avait point résisté ; Geta ne gouvernait pas, il avait assez à faire de se défendre et il ne put se défendre longtemps.

Un jour en effet — février 212, l'année était à peine révolue depuis la mort de Sévère —, sous prétexte d'une tentative de réconciliation, il est appelé à une entrevue dans la chambre de Julia. La présence de sa mère le rassure, et les gardes ou les gladiateurs qui veillaient nuit et jour autour de lui, s'arrêtent aux portes.

Mais il est à peine entré que des centurions, cachés à l'insu de Julia, s'élancent sur lui. Le malheureux, venu là sur la parole de sa mère, n'a que sa mère pour refuge : Mère ! Mère ! s'écrie-t-il, secours-moi ; on me tue. Il se jette dans ses bras, se pend à son cou, se réfugie pour ainsi dire dans le sein qui l'a porté ; Julia est couverte de son sang. En essayant une impuissante défense, elle est elle-même blessée à la main. Et ce fils, qu'elle vient de voir mourir, il ne lui sera pas permis de le pleurer. Marc-Antonin, l'abominable fratricide, lui interdit le deuil, et, mère pusillanime, elle obéit. Nous aussi, nous ou nos pères, avons vu le crime maître du pouvoir ; nous savons tout ce qu'il a de force et tout ce qu'il rencontre de servilité.

Ce coup fait, Marc-Antonin va s'en faire absoudre par son maître, le soldat. Le soir même, il est au camp, répétant sur la route ce qu'on dit toujours en pareille occasion : un complot était formé, un crime allait être commis contre lui, il l'a prévenu. A peine entré dans l'enceinte du camp : Salut, dit-il, mes camarades ; il m'est enfin permis de vous faire du bien ; et il leur fait de si belles promesses, qu'il leur ferme la bouche, dit l'historien, prête à s'ouvrir pour maudire son crime. Je suis, dit-il, l'un de vous ; c'est à cause de vous que je veux vivre et pour vous combler de bienfaits. Tous les trésors vous appartiennent ; tout ce que je souhaite c'est de vivre avec vous, et, s'il se peut, de mourir avec vous. Je ne crains pas la mort, mais je veux mourir en combattant. C'est la seule mort digne d'un homme. Ces belles paroles furent appuyées par une largesse de 2.500 deniers par tête[6]. Les soldats se turent et acceptèrent. Ainsi étaient faits les soldats romains, ou plutôt ainsi sont faits les hommes.

Cependant tous les soldats n'étaient pas là, et tous les soldats ne prenaient pas aussi aisément leur parti de la mort de Geta. Geta avait eu ses gardes comme Marc-Antonin avait eu les siens. Ceux qui avaient le plus aimé Geta, ou qui aimaient le plus leur devoir, se tenaient à l'écart. Cantonnés ou retirés à Albe, ils disaient qu'ils avaient prêté serment à deux empereurs, qu'ils seraient fidèles aux deux empereurs. Marc-Antonin vint à Albe et eut peine à se faire ouvrir les portes de leur camp. Il fallut encore de nouveaux mensonges, de nouvelles promesses, des libéralités nouvelles, pour que cette dernière opposition militaire cédât et que tous les maîtres de l'empire proclamassent le fratricide seul empereur.

Le lendemain du meurtre, Marc-Antonin vint au Sénat. Il y vint avec une escorte bien plus nombreuse que de coutume ; des soldats entrèrent avec lui dans la Curie et formèrent une double rangée entre les bancs des sénateurs, sérieux avertissement pour les pères conscrits. Lui-même par surcroît de précaution portait une cuirasse sous la toge sénatoriale. Il parla, toujours vaguement, des embûches que Geta lui aurait dressées, de son amour fraternel méconnu. Le sénat osa être froid. Puis, Marc-Antonin se levant comme pour sortir et approchant de la porte afin d'être entendu du dehors[7] : Grande nouvelle ! s'écria-t-il, et que la terre entière se réjouisse ! Tous les exilés, quel que soit leur crime et quel que soit leur juge, vont revenir. La nouvelle n'était rien moins que réjouissante pour le Sénat et pour les gens de bien. Sévère avait été un tyran, et parmi ses condamnés, il y avait sans doute des proscrits politiques. Mais Sévère avait aussi été un justicier exact, et les exilés de son règne étaient en grande partie des voleurs ou des meurtriers. C'étaient là ceux que le meurtrier Marc-Antonin rendait à leur patrie.

Il n'était cependant pas rassuré et passa la nuit au camp. Il n'osait encore proscrire, et, quand il rencontra sur son chemin des femmes qui pleuraient Geta, on put le dissuader de jeter sur elles ses soldats. Mais le jour suivant, quand il eut osé se montrer au peuple ; quand, pour aller rendre grâces à Jupiter, il eut gravi les degrés du Capitole, appuyé sur le préfet du prétoire Papinien qu'il allait mettre à mort, sur le préfet de la ville Fabius Cilo qu'il allait également condamner, parlant à d'autres sénateurs qu'il allait faire périr : alors enfin, rassuré par la lâcheté universelle, il osa agir. Geta était mort ; mais les amis, les commensaux, les sénateurs, les affidés, les gardes de Geta vivaient. Le massacre commença dans le palais. Tout ce qui habitait chez Geta, jusqu'à des enfants à la mamelle, fut mis à mort. Tout ce qui avait connu ou rencontré Geta, les histrions qu'il protégeait, les athlètes et les cochers qui avaient été ses amis à l'amphithéâtre ou au cirque, les affranchis qui géraient ses biens, furent tenus pour suspects et livrés à la merci des soldats ; on tua les gens au bain, à la table, au lit, dans la rue, partout. Quant aux grands personnages, sénateurs ou femmes de sénateurs, on les honora d'un ordre spécial de l'empereur ou d'un affidé de l'empereur, donné au centurion pour les tuer. Les corps furent jetés dans la rue, traînés au Tibre ou à la voirie. Un Pétronius fut tué auprès du temple d'Antonin le Pieux. Le célèbre érudit, Sérénus Sammonicus, ami de Geta et qui lui avait dédié ses ouvrages, fut frappé comme il était à table. Une fille de Marc-Aurèle, vieille et que tous les princes avaient honorée, ne fût-ce qu'à cause du nom de son père, fut tuée parce qu'elle avait pleuré avec Julia la mort de Geta[8]. Avec elle périt un Pompéianus, petit-fils de Marc-Aurèle et fils de Lucille. Vers le même temps, périt le consul Helvius Pertinax, fils de celui qui avait été empereur ; mais n'avait-il pas mérité la mort ? Lorsqu'au sénat le préteur, lisant un édit, énumérait tous les titres de l'empereur : Parthique (vainqueur des Parthes), Sarmatique (vainqueur des Sarmates), Helvius ajouta Gétique (vainqueur des Gètes ou vainqueur de Geta) ; ce quolibet sanglant, joint à sa popularité, joint au souvenir de l'empereur son père, causa sa mort. Celui qui avait tué son propre frère, ne devait pas épargner ses cousins[9] ; un Septimius Severus, africain, que l'empereur son oncle avait fait sénateur, reçut en deux jours deux messages de l'empereur son cousin : le premier jour, un plat de sa table (genre de politesse assez familier aux Romains) ; le second jour, des meurtriers ; il sauta par une fenêtre pour leur échapper, se cassa la jambe, se traîna en rampant jusqu'auprès de sa femme et fut tué devant elle. Ainsi trois dynasties impériales, celle des Antonins, celle de Pertinax et celle même de Sévère étaient proscrites à la fois. Ce fut toujours à Rome une situation peu sûre que celle de fils ou de cousin d'un empereur passé[10] ou même de l'empereur présent.

Une sentence de mort avait été portée, comme je l'ai dit, contre les deux préfets, Papinien et Cilo. C'étaient deux grands amis et confidents de Sévère. Nous connaissons déjà Papinien, ce jurisconsulte soldat, allié, ami et condisciple de Sévère, son compagnon dans la guerre de Bretagne, témoin des complots parricides de Marc-Antonin, témoin aussi de sa haine pour Geta avec qui il avait cherché à le réconcilier. Un pareil témoin ne devait pas vivre. On ajoute — et ce sont là de ces faits que nous sommes heureux de croire — que Papinien, interpellé par l'empereur fratricide de justifier devant le Sénat le meurtre de Geta, osa répondre : Il est plus facile de commettre un pareil crime que de le justifier. Les soldats le menèrent au palais et le frappèrent de mort devant l'empereur lui-même ; seulement celui-ci trouva mauvais qu'on se fût servi de la hache : Tu aurais dû, dit-il à l'assassin, te servir du glaive pour exécuter mes ordres. Singulier scrupule d'étiquette ! Un fils de Papinien, questeur et qui, trois jours auparavant, avait donné en cette qualité des jeux magnifiques, périt avec son père ou peu après[11].

Fabius Cilo fut plus heureux. Préfet de Rome, il avait appris au peuple à le respecter et à l'aimer ; confident des princes, il leur avait prêché la concorde fraternelle. Il avait eu part, comme Evhode, à l'éducation de Marc-Antonin ; Marc-Antonin affectait parfois de l'appeler son père et disait : Ceux qui sont ses ennemis sont aussi les miens[12]. Aussi voulut-il traiter cet apôtre de la concorde comme il avait traité Evhode. Les prétoriens arrivent chez Cilo, le trouvent au bain, pillent sa maison, l'emmènent en tunique et en pantoufles ; ivres de pillage sinon de vin, ils le frappent au visage, déchirent sa tunique, le conduisent par la Voie sacrée au palais. Marc-Antonin voulait être témoin de cette mort, comme de celle de Papinien. Le peuple cependant, qui avait encore quelque audace, gémit et s'irrite. Des soldats des cohortes urbaines, qui étaient à proprement parler les soldats du préfet de Rome, s'indignent de cet outrage fait à leur chef ; peuple et soldats se soulèvent contre les prétoriens. Marc-Antonin accourt ; et, désespérant de faire tuer Cilo, il se résigne à l'embrasser, lui jette sa propre chlamyde sur les épaules, s'indigne contre ceux qui outragent ainsi son père, et fait décapiter les soldats, maladroits exécuteurs d'un ordre qu'il est contraint de désavouer. La tyrannie a aussi, pour la consolation de l'espèce humaine, ses heures de faiblesse et de crainte.

Mais en général c'était pour elle un temps de triomphe. Un grand crime accompli et devant lequel tout un peuple baisse la tête met le comble à la puissance d'un tyran. Marc-Antonin de lendemain du fratricide, comme Néron le lendemain du matricide, se sentait plus puissant que jamais. L'historien Dion avait dressé une liste des victimes les plus illustres que son abréviateur Xiphilin a trouvée trop longue et a discrètement supprimée. Mais, illustres ou obscures, Dion en comptait jusqu'à vingt mille, hommes, femmes ou enfants. Quand il s'agit d'appuyer le meurtre d'un frère, ce n'est peut-être pas trop de celui de vingt mille concitoyens[13].

Rn même temps, des meurtres d'un autre genre ensanglantaient l'amphithéâtre, ceux-là destinés, non pas à consolider le fait accompli, mais à le célébrer. Éléphants, rhinocéros, tigres, hippotigres (tigres de haute taille) tuaient ou étaient tués sur l'arène ; les gladiateurs y périssaient par centaines ; un d'entre eux et des plus célèbres était contraint, pour charmer Antonin, de combattre trois fois le même jour, et, vaincu dans le troisième combat, Antonin le consolait par de magnifiques funérailles. Le crime heureux célébrait ainsi son triomphe.

Mais non ! le crime n'était pas heureux. Le criminel était un païen, païen bien dégénéré de l'hellénisme antique et de la sévère religion romaine, mais païen cependant, superstitieux, croyant à quelque chose au-dessus de lui, sans trop savoir à quoi, mais croyant à quelque chose. Ce criminel avait des remords ; le crime moderne, le crime athée, matérialiste, sceptique, n'en a pas. Chose étrange ! Marc-Antonin pleurait Geta ; lui qui avait défendu à sa mère de le pleurer, il versait des larmes quand on prononçait ce nom. Aussi le nom, l'image de Geta dut-elle disparaître pour ne pas éveiller ses remords. Les inscriptions subsistent en foule où le nom du frère assassiné a été visiblement effacé et remplacé par des épithètes honorifiques qui suivent le nom du frère assassin. La comédie qui donnait si fréquemment à des esclaves le nom de Geta, dut les appeler autrement. Geta eut même de magnifiques funérailles comme les avait eues le gladiateur Baton. Qu'il soit dieu, pourvu qu'il ne soit plus de ce monde (sit divus dummodo non sit vivus), avait dit son assassin en jouant sur les mots. Geta fut un dieu ; son âme, figurée par un aigle, fut envoyée au ciel, et l'urne qui contenait ses cendres fut déposée dans le monument de sa famille[14]. L'honneur était médiocre et ces hommages officiels rendus par le meurtrier à la victime ne sont pas rares. Mais Marc-Antonin allait plus loin et prenait soin de venger sa victime. Au sang des amis de Geta, il mêlait le sang de ses propres complices dans le meurtre de Geta. L'un deux, le second préfet du prétoire, Mécius Létus, reçut du poison de la main de son maitre et fut des premiers qui périrent. Telle était, dit un écrivain, la mobilité de cet esprit ou peut-être sa soif de sang, qu'il tuait tantôt les partisans de Geta, tantôt ses ennemis, selon que le sort les lui faisait rencontrer. Mais ni ce châtiment des assassins (si de semblables tueries peuvent s'appeler du nom de châtiment), ni les vains honneurs rendus au mort, ni les soins pris pour en écarter le souvenir, ne calmaient cette conscience dépravée du païen qui n'est pas la conscience abrutie du matérialiste. La vision de Geta le poursuivait ; son frère et son père couraient sur lui l'épée à la main. Il appelait la magie à son aide, il évoquait les morts, il évoquait son père, mais son père ne venait pas ; il évoquait son digne prédécesseur Commode, Commode lui apparaissait et lui disait ce seul mot : Cours vite au supplice.

Mais enfin, grâce à son crime, Marc-Antonin était seul Empereur ; il gouvernait non pas sans conseiller, sans aide, sans influence basse ou élevée qui contribuât à le diriger ; il gouvernait cependant par son propre sens et par sa volonté. Marc-Antonin criminel, dépravé, mobile, capricieux, extravagant en certaines choses, n'était pas un fou à cette époque. Il l'était moins que Néron et Domitien eux-mêmes ; il l'était moins surtout. que Caligula. Nous ne voyons guère sous lui d'affranchi tout-puissant, de préfet du prétoire maître de l'Empire plus que l'Empereur. Quelques historiens semblent dire que Julia exerçait sur lui une influence presque dominante. Pour l'honneur du sentiment maternel, je ne veux pas le croire ; il serait trop odieux qu'une mère restât puissante sur l'esprit d'un fils meurtrier de son autre fils. Il est vrai que, pour compromettre la mère de Geta, Marc-Antonin aimait à lui donner certaines marques de confiance, à mettre son nom[15] à la fin de ses lettres au Sénat, à la faite écrire à sa place[16]. Mais tout atteste que les conseils de sa mère n'étaient guère écoutés. Marc-Antonin gouvernait véritablement par lui-même.

Son gouvernement, du reste, fut des plus simples. Tonte sa politique se réduisit à la maxime de son père mise en pratique plus encore que ne l'avait fait son père : Payez bien les soldats et moquez-vous de tout le reste. Son règne fut le règne de Sévère moins ce que le règne de Sévère avait en d'utile, de louable, de régulier.

Sévère, quoi qu'il en dit, ne s'était pas moqué de test. Il ne s'était même pas toujours moqué du Sénat, cet éternel proscrit des empereurs tyranniques ; il était intervenu un jour pour relever la dignité de ce corps. Sous Marc-Antonin au contraire, le Sénat ne fut qu'un souffle douleur, sujet à toutes les persécutions, à toutes les exactions, à tous les mépris. Il ne saluait même pas les premiers du Sénat, et sa mère, à son exemple ou par son ordre, en faisait autant. Mais par compensation le Sénat était chargé particulièrement de payer les voyages impériaux. Lorsque Marc-Antonin allait partir de Rome, raconte le sénateur Dion, nous recevions l'ordre de lui préparer à nos frais des édifices somptueux pour l'héberger sur sa route, et cela même pendant ses voyages les plus courts ; nous lui avons ainsi bâti des palais qu'il n'a jamais habités et qu'il n'a pas même vus. Nous lui avons bâti en outre, dans tous les lieux où il a passé l'hiver, des amphithéâtres et des cirques qu'on démolissait après son départ. Il ne voulait que nous ruiner[17].

Sévère ne s'était pas joué non plus de la justice impériale, et de ce conseil des juges dont il avait fait comme un autre Sénat. Il avait été juge assidu, impartial, jurisconsulte lui-même ou ami des jurisconsultes. Le soldat Marc-Antonin ne se soucia de rien de tout cela ; il appliquait trop à la lettre le bienheureux précepte paternel. La plainte du pauvre Dion, qui faisait partie de ce conseil, est ici encore bonne à entendre : Antonin, dit-il, rendait rarement, ou plutôt né rendait jamais la justice. Il laissait sans doute les jurisconsultes du palais répondre aux requêtes et mettre son cachet sur des rescrits qu'il ne lisait pas, ce qui fait que les actes de ce genre qui nous sont restés sous son nom sont empreints comme tous les autres du sagace bon sens et de l'esprit à la fois équitable et logique des légistes romains. Mais siéger sur un tribunal, ouïr des plaideurs, cette fonction impériale que Néron et Domitien eux-mêmes, ces princes jeunes et élégants, n'avaient pas dédaignée, était souverainement méprisée de Marc-Antonin. Il nous faisait dire parfois qu'au lever du jour, il viendrait traiter avec nous les affaires publiques ou privées ; nous arrivions et il nous faisait attendre jusqu'à midi, souvent jusqu'au soir, non pas même dans le vestibule, mais aux portes du palais. Lui, pendant ce temps, écoutait les rapports de sa police[18], ou bien s'exerçait à conduire des chars, tuait des bêtes à coups de flèches, faisait le gladiateur, buvait, s'enivrait. Devant nous passaient des plats, des coupes pleines de vin, qu'on portait de sa part aux soldats de garde. Après une longue attente, il nous faisait enfin appeler pour siéger. Ainsi était traité ce conseil, à la fois judiciaire et politique, dont Sévère avait voulu faire un contrepoids au Sénat et un point d'appui pour sa dynastie.

Sévère également avait eu souci et grand souci de la bonne administration des finances. Nous avons dit dans quel état prospère il avait laissé le trésor romain. Marc-Antonin, étendant aux questions financières le principe d'universel mépris que son père lui avait enseigné, avait, au bout de peu de jours, retiré les épargnes paternelles des temples où elles étaient prudemment déposées, les avait dissipées et livrées aux soldats. Les seules libéralités faites aux prétoriens, au lendemain de la mort de Geta, avaient réduit presque à rien les économies de Sévère. On y suppléait par les moyens qu'emploient les pouvoirs forts. On créait de nouveaux impôts ; on élevait les droits de succession et d'affranchissement de cinq pour cent à dix pour cent[19] ; les droits de succession étaient, dès cette époque, la commode et inépuisable ressource des gouvernements embarrassés. On faisait de la fausse monnaie, cette autre ressource que les gouvernements européens eux-mêmes ont longtemps pratiquée ; on donnait au peuple du plomb argenté pour de l'argent, du cuivre doré pour de l'or[20]. Le peuple pouvait se plaindre s'il le voulait, se révolter même ; qu'importait quand on avait l'armée pour soi ? Seul au monde, disait-il, je dois avoir de l'argent pour en donner à mes soldats. Les dépenses de l'armée s'accrurent, sous son règne, de soixante-dix millions de drachmes par an[21]. Quand Julia, dont la philosophie était sujette à des éclipses, mais qui avait du sens et de l'esprit, hasardait quelque remontrance à son fils : Bien ou mal acquis, lui disait-elle, avant peu tu n'auras plus de revenus ; Marc-Antonin montrant son épée : Ne crains rien, mère, répondait-il, tant que j'aurai celle-ci, l'argent ne nous manquera pas.

Encore une différence entre le père et le fils : Sévère, rhéteur, grammairien, jurisconsulte, quoiqu'en même temps soldat, avait eu souci des lettres et de l'étude. Il avait voulu que ses fils vécussent au milieu des savants et des philosophes, et ses fils, l'un et l'autre doués d'une vive intelligence, avaient profité de ce contact. Aux premiers temps de son Empire, Marc-Antonin aimait encore la société des gens lettrés. Mais à la longue, l'affectation d'une certaine rudesse militaire, la brutalité de sa politique et plus encore la brutalité honteuse de sa vie personnelle, lui firent classer à leur tour les lettres et la science parmi les choses dont il devait se moquer. Il oublia, nous dit-on, la science au point de n'en plus savoir le nom ; son intelligence, son esprit naturel, sa promptitude à la repartie, ne lui servirent plus qu'à dire brutalement des choses brutales[22].

Sévère avait eu souci de sa propre dignité plus encore que de la science. Sérieux dans sa vie privée, il ne prenait qu'une part officielle à ces divertissements populaires pour lesquels il se montrait si magnifique. Marc-Antonin jugea au contraire que, quand on a une armée, on peut se passer de dignité personnelle. Pas plus que Néron et Caligula, il ne se priva de ces exhibitions de sa personne au cirque et à l'amphithéâtre qui blessaient à un si haut degré l'ancienne dignité romaine. Non-seulement les principaux objets de ses soins et de ses largesses furent (après ses soldats) ses bouffons, ses gladiateurs, ses cochers, ses chevaux et ses bêtes sauvages ; mais lui-même chassait devant le peuple, c'est-à-dire perçait de flèches le malheureux gibier qu'on poussait devant lui dans l'arène. Un jour il tua de sa main des sangliers au nombre de cent ; il prit même un triste et sot plaisir à tuer ainsi des chevaux ; il se faisait fournir ce singulier gibier par les écuries des sénateurs. Il mena des chars dans le cirque, avec l'habit de la faction bleue, plus ardent que nul autre cocher. Il imagina même, un jour où il courait, et où, comme de raison, il duvet être vainqueur, de faire présider les jeux par quelque personnage riche ; en passant devant lui, il le saluait du fouet, et, la course terminée, venait lui demander, comme le dernier cocher, une pièce d'or : ce qui ne l'empêchait pas de comparer son char à celui d'Apollon et lui-même au soleil[23].

Un dernier mot : Sévère avait toujours tenu grand compte du peuple de Rome, et même les pires Césars n'avaient pas laissé que de flatter et de choyer le peuple-roi. Est-ce pour l'amour du peuple ou pour la seule satisfaction de son orgueil, que Marc-Antonin, suivant du moins en cela les traces de son père, voulut donner de nouveaux monuments à cette Rome où les monuments surabondaient, érigea un portique où les actes glorieux de son père étaient représentés, fit sa Voie neuve, la plus belle, dit-on, des rues de Rome, et sur cette voie, construisit ces thermes gigantesques que Dioclétien seul devait surpasser ? Le marbre, la mosaïque, les statues, les peintures, la voûte circulaire soutenue par des colonnes de bronze et qu'un siècle plus tard les architectes déclaraient impossible à reproduire, les seize cents sièges de marbre destinés seulement à essuyer les baigneurs, toutes ces magnificences furent-elles consacrées aux voluptés du peuple de Rome ou au seul orgueil de son Empereur ? Nous ne le savons, toujours est-il que, sauf ces largesses architecturales et quelques distributions d'argent[24], le peuple de Rome se trouvait médiocrement traité par son Empereur. Le peuple avait des spectacles, mais il craignait de manquer de pain. Les approvisionnements de blé, que Sévère avait faits si abondants, avaient été gaspillés au profit des soldats ; l'argent et l'or de son épargne s'étaient changés en cuivre ; son préfet de Rome, Fabius Cilo, à peine sauvé de la mort, avait été remplacé, à la honte du Sénat et du peuple, par l'eunuque espagnol Sempronius Rufus, jadis exilé par Sévère pour empoisonnement et magie. Le prince dans ses discours et ses proclamations ne ménageait pas le peuple plus que le Sénat. Il jetait au Sénat le nom de Tibère, le fondateur du despotisme anti-sénatorial, à la démocratie romaine le nom de Sylla, le tyran aristocrate de l'ancienne Rome : c'étaient là ses héros. Il fit rechercher le tombeau de Sylla et lui éleva un monument. Dans les rues, l'arrogance des soldats choquait le peuple ; Caracalla payait des soldats espions et dénonciateurs, se faisait rapporter par eux les plus petites nouvelles, s'amusait ou s'inquiétait de leurs rapports, les protégeait et n'entendait pas que personne autre que lui se crût en droit de les punir. Au cirque, le peuple ose un jour railler un cocher favori de l'Empereur : Marc-Antonin s'indigne, lance des soldats sur le peuple, ordonnant de frapper ceux qui ont sifflé ; les soldats, ne sachant guère qui avait sifflé ou non, frappent au hasard, tuent, épargnent seulement ceux qui paient pour être épargnés[25]. C'est ainsi que Marc-Antonin, payant bien ses soldats, se moquait de son peuple comme de tout le reste.

Se moquait-il également du peuple des provinces, c'est-à-dire de son peuple tout entier ? Il est vrai, l'extrême indulgence de quelques modernes a cru découvrir un bienfait de Caracalla en faveur des sujets de Rome ; il aurait été, nous dit-on, généreux, libéral, philanthrope, progressif ; il aurait couronné par un heureux dénouement ce travail de tant de siècles par lequel les plébéiens étaient d'abord montés au niveau des patriciens, puis l'Italie au niveau de la cité romaine, puis nombre de familles provinciales au niveau des plus anciennes familles de Rome et du Sénat ; il aurait institué une admirable égalité entre les hommes libres de l'Empire devenus tous à la fois citoyens romains. Le prince qui a ainsi marché dans la voie du progrès, et signé un édit aussi glorieux, mérite sans doute, aux yeux de ces juges bienveillants, qu'on excuse quelque excentricité de son imagination et quelques intempérances de son caractère.

Le fait en lui-même est incontestable : l'édit qui a nivelé les conditions de l'Empire doit, malgré quelques opinions contraires, être attribué à Marc-Antonin Caracalla. Mais pour le bien juger, il faut dire avant tout ce qu'était, à cette époque, la dignité de citoyen romain.

Le citoyen romain avait en d'autres temps vécu sous des lois protectrices de sa vie. de son honneur, de sa liberté. Sans un jugement du peuple, à peu près impraticable dans les derniers temps de la république, il n'avait pu ni être emprisonné, ni être fustigé, ni être puni de mort ; la peine la plus grave contre lui était l'exil. Mais ces libertés républicaines avaient péri avec la république ; l'Empereur, représentant le peuple, pouvait, en droit aussi bien que le peuple, et, en fait plus aisément que le peuple, condamner à la prison, aux verges, à la mort. Le droit du citoyen romain ne fut donc plus qu'un droit d'appel à l'Empereur ; et bientôt, le cours des temps, la puissance croissante des proconsuls, l'augmentation du nombre des citoyens, rendirent ce droit d'appel à peu près impraticable. Il devait l'être, à plus forte raison, le jour où le monde entier, cent millions d'hommes, deviendraient citoyens romains ; ce jour-là, comme il était impossible que l'Empereur fût le juge unique de ces cent millions d'hommes, le droit d'appel du citoyen romain devait passer pour anéanti.

Le citoyen romain avait eu aussi des privilèges pécuniaires. Sous la république, on l'avait déclaré exempt de l'impôt personnel (la capitation) ; mais, si ce privilège avait pu subsister encore lorsqu'il y avait deux millions ou même dix millions de citoyens, il ne devait plus se maintenir le jour où il y en aurait cent millions. Aussi est-il bien certain que, malgré la transformation des sujets en citoyens, la capitation ne disparut nullement des lois romaines. — Il y avait encore, quant à l'impôt foncier, une immunité pour le citoyen romain, en ce sens que les terres d'Italie et quelques autres points assimilés au sol italique étaient exempts de certains tributs ; mais cette exemption, privilège de la terre et non pas de l'homme, ne put être ni augmentée, ni diminuée par l'extension de la cité romaine.

Pas plus donc en fait d'impôts qu'en fait de liberté, le monde ne gagnait rien à devenir citoyen romain : an contraire, il y perdait. Depuis longtemps, en effet, afin de compenser ces immunités du citoyen romain, fâcheuses pour le trésor, Auguste avait établi un impôt sur les successions, payable par les seuls citoyens romains ; Marc-Antonin venait même de doubler cet impôt, il l'avait porté de 5 % à 10 %[26] et avait supprimé certains cas d'exemptions. On peut donc dire en toute vérité qu'au temps de Marc-Antonin, le privilège du citoyen romain se réduisait à payer un impôt de plus.

Aussi, ce fut un triomphe de sagacité fiscale et pas autre chose, que de décupler le nombre des contribuables, et d'infliger à toute la population de l'Empire le coûteux honneur de la cité romaine. Les cent millions de sujets de l'Empire, loin d'acquérir soit une liberté, soit une immunité de plus, apprirent seulement qu'au jour de leur mort, le publicain viendrait demander à leur succession l'acquittement de ce droit fiscal auquel les nations modernes sont si bien accoutumées, mais auquel Rome avait eu une peine extrême à se résigner. La grande révolution sociale et philanthropique amenée par l'édit de Marc-Antonin ne fut que cela et rien antre chose. Il ne pouvait pas même accuser ici Marc-Antonin d'hypocrisie. Il ne pouvait tromper personne et ne chercha à tromper personne. Il doit être bien étonné aujourd'hui, s'il se doute que certains historiens démocrates de notre siècle l'ont traité à ce propos de libéral et d'homme du progrès.

Aussi cette grande révolution accomplie par lui n'a-t-elle causé de son temps aucune émotion de joie, ni après lui, aucune reconnaissance. Les peuples de l'Empire n'ont pas chanté un hymne d'action de grâces le jour où ils ont été sujets à payer au trésor romain le dixième de leurs capitaux. Une seule ligne du jurisconsulte Ulpien[27], deux lignes de Dion Cassius[28] qui parle de la mesure comme d'un acte de pure oppression fiscale, voilà ce qui nous reste de témoignages contemporains au sujet de cet édit devenu célèbre chez les modernes. Les peuples ont même prêté si peu d'attention au bienfait qu'ils ont fini par ne plus savoir exactement le nom du bienfaiteur. Aurelius Victor qui vivait sous Constantin semble attribuer cet édit à Marc-Aurèle[29]. Justinien, empereur jurisconsulte et partisan des réformes libérales, connaît si mal l'édit du fils de Sévère que, non-seulement il ne l'insère pas dans son Code où figurent des milliers d'autres, mais il attribue à Antonin le Pieux l'acte d'Antonin Caracalla[30]. Saint Jean Chrysostome veut le faire remonter à Hadrien. Saint Augustin n'en nomme pas l'auteur ; mais, vivant deux siècles après la mesure accomplie et ne connaissant pas les conditions où elle s'est produite, il s'extasie comme les modernes et prête à l'auteur de l'édit le sentiment libéral dont lui-même est animé[31]. Voilà tout ce qui nous reste sur ce grand fait social. Si Caracalla avait été véritablement libéral, le monde romain aurait été bien ingrat.

Ne l'accusons pas d'ingratitude. Si on lui donnait l'égalité, c'était l'égalité sous l'oppression. Ces distinctions de nationalité conservées dans l'empire romain, chères aux peuples auxquelles elles rappelaient les souvenirs de leurs aïeux, se liaient à ce qui leur restait de liberté municipale et personnelle. Bien des cités étaient libres, dans une mesure sans doute fort restreinte, mais un peu libres encore, en vertu des traités que leurs aïeux avaient conclu avec Rome ; car Rome avait gagné le monde plus qu'elle ne l'avait conquis. Sous le joug impérial, on les appelait encore cités libres, cités confédérées, peuples alliés, par opposition aux peuples et aux cités tributaires. Mais, quand elles furent toutes romaines, toutes uniformément dépouillées de leur gloire passée et de leur liberté' présente, uniformément transformées en municipes romains avec décurions et duumvirs, uniformément soumises au proconsul et au publicain ; payant uniformément le tribut au fisc de l'empereur et le droit de succession au trésor de l'empire, l'impôt des peuples vaincus et l'impôt du peuple vainqueur ; uniformément privées, ou peu s'en fallait, de leur juridiction locale[32] et de leur droit civil héréditaire ; uniformément sujettes à la prison, aux verges, à la peine de mort, à la torture, avec ou sans appel à César ; uniformément sujettes par dessus tout cette prépondérance du. soldat, arrogante. et rapace, qui était la raison suprême de l'empire : croyez-moi, elles ne remercièrent en rien, et elles n'eurent aucune raison de remercier Marc-Antonin Caracalla.

Quant, à celui-ci, use s'inquiétant, guère plus des murmures de ses contemporains que de l'enthousiasme futur de la postérité démocratique, il fut ravi, de ces quatre lignes l'édit si ingénieusement imaginées pour décupler (et probablement plus que décupler) l'impôt peut-être le plus fructueux, mais en même temps, le plus détesté de son empire. Il avait besoin d'argent plus que Néron et Caligula ; car, outre ses caprices personnels, il avait à payer une, armée plus nombreuse, plus gâtée, plus exigeante que la leur. Mais aussi cette armée, rendue fidèle à force d'argent, devait lui tenir lieu, de tout ; elle lui permettait de mépriser et de dépouiller les sénateurs, de se jouer du vénérable conseil de l'empire, de gaspiller les trésors et les approvisionnements de son père, de traiter cavalièrement le peuple-roi au cirque et ailleurs, de se rendre même ridicule aux yeux de celui-ci sans se rendre pour cela moins redoutable, Les soldats veillaient pour lui, régnaient pour lui, rançonnaient les peuples pour lui. Les soldats, en un mot, lui permettaient de se passer de tout le monde et de se moquer de tout.

Maintenant, ces soldats., seuls êtres dans l'empire dont il ne fut pas permis. de se moquer, comment se les assurait-il ? Qu'en faisait-il ? Comment accomplissait-il en un mot la première partie du précepte paternel dont il accomplissait si bien la seconde ? C'est ce qui nous reste à dire.

 

 

 



[1] .... Septimius Busianus, fils de Septime Sévère et de Julia Domna, né le 4 avril 188 (à Lyon ?) — nommé César en 196 et appelé M. Aurelius Antoninus comme petit-fils de Marc-Aurèle par adoption posthume. — Auguste en juin 198, avec la puissance tribunitienne. — Marié en 203 à Plautilla, fille du Préfet du Prétoire Plautianus. — Empereur avec son frère le 4 février 211. — Seul Empereur par le meurtre de son frère, en février 212. — Tué par les soldats le 8 avril 217. — Consul en 202, 205, 208, 213. — Titres de Pius, Felix (108), Britannicus (209), Armeniacus, Medicus, Parthicus, Germanicus. — Après sa mort, fait dieu par le Sénat. — Ses surnoms populaires : Caracalla ou Caracallus, d'après un vêtement qu'il portait : Taranta, nom d'un gladiateur.

Sa femme : Fulvie Plautilla, fille de Fulvius Plautianus. — Mariée à Caracalla en 203. — Qualifiée d'Augusta (les monnaies la représentent sous les noms et les emblèmes de Vénus Victrix et de Junon nouvelle déesse). — Exilée (204 ou 205). — Tuée 212.

Frère de Caracalla : L. Septimius Geta, né le 27 mai 189, à Milan. — César en 198. — Auguste en 208, avec puissance tribunitienne. — Règne avec son frère en février 211. — Tué, février 212. — Consul 203, 205, 208. — Pius, Felix 208 ; Britannicus 209. (Son prénom de Lucius avait été changé en celui de Publius vers 205.) — Fait dieu après sa mort. — Une seule inscription (Henzen 5514) constate la courte royauté de Geta avec son frère.

Historiens : Dion, LXXVII, Hérodien, IV, Spartien, in Caracalla, in Geta, et les abréviateurs cités plus haut.

[2] Hérodien, IV, 1.

[3] Hérodien, III, 15, IV, 1.

[4] Hérodien, III, 15, IV, 1.

[5] Hérodien, IV, 1. Dion, LXXVII, 10. Spartianus, in Severo, in fine. Aurelius Victor, de Cæsaribus.

[6] Voyez Dion, LXXVII, 3. Hérodien, IV. Ce dernier dit ici expressément Δρακμάς Άττέκάς. S'il faut prendre ce terme à la lettre, au lieu de le traduire par des deniers romains, ce serait toujours plus de 2.000 francs par tête.

[7] Spartianus, in Caracalla.

[8] Hérodien IV. Elle s'appelait Cornificia et son mari était un Petronius Mamertinus qui avait été tué avec son fils sous Commode. Lampride, in Commodo, 7. Elle pleura d'abord beaucoup, rappelant son père, son aïeul Antonin et un frère Commode ; mais enfin elle ajouta : Malheureuse âme, enfermée dans un corps malade, sors de ta prison, sois libre, montre à tes ennemis que, quoi qu'ils fassent, tu es la fille de Marc-Aurèle. Et comme par honneur, on lui avait laissé le choix de la mort, elle se dépouilla de ses parures, s'apprêta pour mourir et se fit ouvrir les veines. Dion, Fragm. apud Maïum, p. 230.

[9] Spartien, in Geta, in Caracalla.

[10] Quæ res nulli facile privato tuto fuit. Spartien, in Severo.

[11] L'inscription suivante, précieuse si elle était vraie :

AEMILIO PAVLO PAPINIANO

EVGENIA GRACILIS (!)

PRAEF. PRAET IVR. CONS.

TVRBATO ORDINE IN SENIO.

Q. VIX ANN. XXXVI, N. IV, D. X, (!)

HEV PARENTES INFELICES FILIO OPT.

HOSTILIVS PAPINIANVS

P. M. FECERVNT

 

(Gruger, p. 348, 8.)

 

[12] Dion, LXXVII, 5, fragm. Vatic., p. 742.

[13] Xiphilin, LXXVII, 4, 5, 6.

[14] Spartien (in Geta, 7) indique un monument bâti par Sévère en forme de septizonium, mais distinct du septizonium attenant au palais, puisqu'il était sur la voie Appia, à droite avant d'entrer à Rome.

[15] C'était la formule : Ego, mater, exercitusque valenius. Dion, LXXVII, 18.

[16] Quelques écrivains vont plus loin encore. Selon eux, Julia Domna aurait été, non la mère, mais la belle-mère de Caracalla lequel serait né d'un premier mariage de Sévère ; et Julia, toujours belle dans son âge mûr, aurait séduit son beau-fils après la mort de Geta, et un mariage aurait eu lien, réprouvé par toutes les lois religieuses et civiles de Rome, mais autorisé par la toute-puissance impériale (voir Spartien, in Carac., et d'après lui Aur. Victor, Épit.). Mais ce récit est démenti par les dates. Julie fut mariée à Sévère du vivant de Faustine, c'est-à-dire avant l'an 175. Caracalla né en 188 ne pouvait donc être fils d'un premier mariage. En outre, Julie, pour peu qu'on lui suppose 15 ans à l'époque de son mariage, devait en avoir au moins 52 à l'époque de la mort de Geta, ce qui rend la séduction peu vraisemblable. D'ailleurs, Dion, contemporain, présent à Rome et peu ami de Caracalla, parle toujours de Julie comme mère de ce prince, et en tout cas n'eût pas manqué de signaler un fait aussi monstrueux. Cela n'empêche pas, du reste, d'admettre le surnom de Jocaste donné à Julie par les Alexandrins. La rumeur populaire peut tout supposer et même tout croire.

[17] Dion, LXXVII, 9.

[18] Έφιλοπραγμόνευει, ce mot est expliqué dans Dion par ce qui précède LXXVII, 17.

[19] Dion LXXVII, 9. LXXVIII, 42. Attribution au fisc des legs devenus caduques quand il n'y avait ni enfants, ni ascendants du testateur. Ulpien, Reg. XVII, 2. Fragm. de jure fisci, § 3.

[20] Dion, LXXVII, 14.

[21] Dion, LXXVIII, 38.

[22] Dion, LXXVII, 11.

[23] Dion, LXXVII, 10.

[24] Les monnaies mentionnent trois congiaires de Caracalla pendant son règne en 211, 212 et 214.

[25] Hérodien.

[26] Dion Cassius (LXXVII, 9) explique que Caracalla porta du vingtième au dixième l'impôt sur les successions et ceux sur les affranchissements, les hérédités testamentaires et les donations, supprimant en même temps les exemptions qui existaient en faveur des parents les plus proches. Voilà pourquoi le jurisconsulte Ulpien, écrivant sous Caracalla, qualifie l'impôt des successions decima au lieu du terme usité aux autres époques, vigesima. Instit. in Collatione legum Mosaicarum et Roman. Après Caracalla, l'impôt redescendit à son ancien taux et reprit son nom de vigesima, Dion LXXVIII, 12. Lampride, in Elagabalo.

[27] In orbe romano qui sunt, ex constitutione imp. Antonini, cives romani effecti sunt. Ulpien, Ad edictum, XXII ; Dig. 17, De statu hominum (1, 5).

[28] Pour ce motif, (pour accroître le produit de l'impôt) il déclara romains tous les habitants de son Empire ; leur accordant en apparence un honneur, mais en réalité y trouvant surtout son profit à cause des impôts que les étrangers étaient dispensés de payer. LXXVII, 9.

[29] Data cunctis promiscue civiles romana. De Cæsaribus, 16.

[30] Novelle LXXVIII, 5.

[31] Quod postea gravissime et humanissime factum est. De civitate Dei, V, 17.

[32] Sur l'assimilation à cet égard des villes de provinces aux villes d'Italie, voyez le Digeste, 4, § 3 et 4 De damno infecto (XXXIX).