Nous voici arrivés à l'apogée du règne de Septime Sévère. Sur les champs de bataille de la Syrie et de la Gaule, il a vaincu ses compétiteurs dans l'Empire ; hors de l'Empire, il a vaincu le Parthe son grand ennemi. Il a combattu hélas ! mais heureusement il n'a pas vaincu son invincible ennemi le Christianisme ; il est vrai que, de cette guerre qui dure toujours et dont il méconnaît l'importance, de cette guerre à laquelle les historiens païens dans leur prudente discrétion ne consacrent qu'une seule ligne, on peut croire que Septime Sévère n'a pas tout le souci qu'il en devrait avoir. Il revient maintenant, à Rome, où, depuis dix ans qu'il est empereur, il n'a guère fait que passer. Il y revient pour célébrer une fête — son triomphe ou au moins le triomphe de son fils, — le dixième anniversaire de son empire, époque solennelle que bien peu d'empereurs romains atteignirent, — et enfin le mariage du jeune Auguste, qui assure pour l'avenir et enrichit pour le présent sa dynastie. Il était juste que Rome se parât pour de si belles fêtes, et de cette année en effet datent la plupart des magnificences que le règne de Sévère a ajoutées à la ville éternelle. Tandis que Commode a peu bâti et peu restauré, Sévère, comme la plupart des esprits qui aspirent à la grandeur, construit ou restaure une foule de monuments. Le temple de Jupiter Tonnant a été relevé. Des temples immenses ont été dédiés aux dieux protecteurs de la famille du prince, Bacchus et Hercule[1]. Comme tout empereur doit le faire, il élève des thermes nouveaux pour satisfaire la délicatesse toujours croissante du peuple romain. Comme le fait aussi tout empereur, il ajoute un palais nouveau à cette assemblée de palais qui s'est formée sur le Mont Palatin. Septime Sévère, toujours Africain au fond du cœur, a voulu qu'un grand édifice manifestât sa gloire à ses compatriotes arrivant à Rame par la voie Appia et la porte Capène. A l'extrémité méridionale du palais des Césars, il a construit un édifice à sept étages, aux colonnes de marbre libyque et de granit, et dont il prétend faire l'entrée principale de sa demeure[2]. Il y a donc eu sous ce prince africain, un réveil de l'art romain et de la splendeur romaine ; d'un art bien abaissé sans doute et qui n'est plus ni celui d'Auguste, ni celui de Trajan, mais d'un art auquel ne manquent ni le zèle, ni la richesse, ni la faveur du pouvoir. Mais dans l'année de son retour surtout, des monuments
nouveaux ou restaurés s'élèveront pour saluer César rentrant dans Rome. Le
portique d'Octavie, détruit jadis par un incendie, a été reconstruit cette
année même[3].
Le Panthéon qui tombait de vétusté est restauré cette année[4]. L'un des nombreux
arcs de triomphe, que le règne de Sévère verra surgir[5], est érigé à
cette époque par le Sénat et le peuple, sur le Forum, au pied du Capitole,
sur le chemin habituel des triomphateurs. Là sont retracées, avec toute la
magnificence d'un art malheureusement en décadence, les victoires de l'aigle
romaine sur le dragon persique, l'entrée de Sévère à Babylone, le siège même
de Hatra, la prise des deux anciennes capitales, Ctésiphon et Séleucie ; et
au-dessus figure le quadrige triomphal avec la dédicace à Sévère Pertinax, père de la patrie, Parthique, Arabique,
Adiabénique, à Marc-Aurèle Antonin et à Geta pour
avoir rétabli la chose publique et agrandi l'empire du peuple romain par
leurs éminentes vertus pacifiques et guerrières[6]. C'est sous cette voûte récemment élevée que passe le char de triomphe du jeune Marc Antonin — Sévère, on se le rappelle, à cause de sa goutte ou pour tout autre motif, n'a pas voulu figurer dans ce triomphe dont toute la gloire lui revient. Quelle n'est pas la joie du peuple ! Il est traité avec plus de magnificence qu'il ne l'a jamais été ; il est traité (chose inouïe), aussi bien que les soldats ; ou, pour mieux dire, les prolétaires de Rome et les prétoriens, reçoivent les uns et les autres dix pièces d'or par tête. Cette libéralité coûte cinquante millions de deniers, ce qui suppose deux cent mille heureux[7]. Ajoutons que des bienfaits mieux entendus sont aussi pour le peuple le fruit de l'administration de Sévère. Les approvisionnements de blé, toujours dilapidés ou négligés par les mauvais princes, se multiplient à tel point qu'en mourant, Sévère laissera Rome approvisionnée pour sept ans au taux de 75.000 boisseaux par jour[8]. Sévère ne donne pas seulement du blé aux prolétaires romains ; il leur a donné même de l'huile presque aussi nécessaire à l'homme du Midi que le pain ; l'huile est distribuée gratuitement aux clients de la libéralité impériale, et le prince aura tellement pourvu aux besoins de l'avenir, qu'à sa mort les approvisionnements d'huile se trouveront suffisants, non-seulement pour Rome, mais pour toute l'Italie pendant cinq années. Sévère ne se borne pas là : il a encore donné au peuple de Rome des terres et des terres excellentes (fecundissimum agrum) soit pour être possédées en commun et assurer par leur revenu la continuation de ses aumônes populaires, soit pour être distribuées, comme on l'avait fait sous la République, à un certain nombre de familles. Mais bientôt le peuple va recevoir de tous les bienfaits
le plus apprécié ; il aura des jeux[9]. Sévère aime
l'argent comme Tibère, mais il n'est point avare comme Tibère ; s'il s'est
enrichi, c'est pour répandre sa richesse en magnificences populaires. A la
munificence du prince s'ajoute celle de son préfet du prétoire, Plautianus,
plus riche, dit-on, que l'empereur lui-même. Le fils de Sévère, Marc Antonin,
épouse Plautilla, fille de Plautianus. Elle n'est ni noble, ni belle, et le
prince qu'elle épouse n'a que quinze ans, c'est-à-dire à peine un an au
dessus de l'âge légal pour le mariage. Mais, pendant que Sévère faisait la
guerre en Orient, Plautianus confisquait en Occident, au profit de l'État et
un peu à son profit personnel, et Sévère s'est hâté de mettre dans sa famille
l'or de Plautianus. Aussi le mariage, coïncidant avec le retour de Sévère,
avec les fêtes de sa victoire et avec le dixième anniversaire de son règne,
est-il célébré avec une pompe inouïe ; la dot de Plautilla aurait suffi,
dit-on, à cinquante reines. Nous vîmes, écrit
Dion, portés à travers le Forum jusqu'au palais, les
magnifiques trésors que lui donnait son père. On nous servit dans le Forum un
repas moitié royal, moitié barbare, dans lequel apparaissaient crus et même
vivants tous les animaux qui peuvent servir à la nourriture de l'homme. Voilà pour le Sénat, mais le peuple attend les jeux. Il faut que chaque empereur invente pour l'amphithéâtre une magnificence nouvelle. Sévère aura inventé deux choses : les combats de femmes athlètes, et la crocota (l'hyène) qui est venue de l'Inde pour la première fois, à ce que pense Dion, se faire tuer sur l'arène. Plautianus, qui donne des jeux lui aussi, lance les uns contre les autres soixante sangliers ; puis d'autres bêtes viennent pour se faire tuer, parmi elles un éléphant. Toutes sont renfermées dans un édifice en forme de navire construit au milieu de l'Amphithéâtre ; tout à coup le navire, tombe en pièces et quatre cents bêtes qu'il contenait, ours, lions, lionnes, panthères, autruches, onagres, bisons, s'élancent sur l'arène. Il y a sept jours de fêtes, pendant lesquels sont immolés sept cents animaux ; on ne compte pas les hommes[10]. C'est au milieu de ces grandeurs que Rome se préparait à célébrer la fête séculaire de son existence[11]. L'année suivante (204) voit célébrer ces jeux qu'Horace jadis avait embellis de ses chants, que Claude, Domitien, Antonin, avaient renouvelés, et auxquels le héraut invitait par ces mots : Venez voir ce que vous n'avez jamais vu et ne reverrez jamais. Rome était grande à cette heure-là ; elle le pensait du moins et elle pouvait se dire qu'elle avait à sa tête, sinon un grand homme, du moins un grand capitaine et un grand politique. Sévère en effet n'est pas un César vulgaire ; ce n'est pas un jeune fou comme Néron ou Commode, ni un monstre sanguinaire comme Caligula, ni un maniaque orgueilleux comme Domitien. Son extérieur était imposant ; sa taille élevée, sa figure belle, d'une beauté grave et sérieuse. Sa barbe longue à la mode des philosophes, comme on la portait depuis Hadrien ; ses cheveux abondants, lorsque l'âge vint les blanchir, ajoutèrent encore quelque chose de plus respectable à son visage. Sa voix, quoiqu'elle gardât toujours un accent africain, demeura jusque dans sa vieillesse merveilleusement harmonieuse. La pénétration ne manquait pas à son esprit ni la force à
son caractère. Son éducation littéraire était des meilleures puisqu'il avait
été rhéteur et que la rhétorique était la perfection des éducations d'alors.
Mais, après avoir été rhéteur, il avait commandé les armées, et il était
devenu pardessus tout homme de guerre, sachant mieux que personne commander,
conduire, agir et faire agir. Ce qu'était son activité dans le palais et dans
la vie pacifique, Dion nous le dit : Avant l'aube,
il était éveillé et occupé ; puis il se promenait tout en traitant de vive
voix les affaires de l'Empire ; il se retirait ensuite pour juger, excepté
les jours de grande fête. Il jugeait avec beaucoup d'équité, donnait aux
plaideurs tout le temps — à la lettre toute
l'eau, à cause de l'usage de mesurer le temps par une horloge à
eau — qui leur était nécessaire, et à nous qui jugions
avec lui, la plus grande liberté dans l'expression de nos opinions. Il
siégeait ainsi jusqu'à midi ; puis il montait à cheval — aussi
longtemps que ses forces lui permirent de le faire —, ou bien il cherchait à remplacer l'équitation par quelque autre
exercice. Puis il se baignait ; il dînait assez abondamment, ou seul ou avec
ses enfants ; ensuite, le plus souvent, il s'endormait. Réveillé, il reprenait
ses occupations ; se donnant surtout aux livres latins et grecs qu'il
écoutait lire en se promenant. Le soir approchant, il se baignait de nouveau,
et il soupait avec les siens ; car, sauf les jours où il était obligé à
donner de grands repas, il n'admettait aucun étranger à sa table[12]. Sa vie était simple. Dédaignant un puéril étalage de grandeur, il cousait à peine à sa tunique une petite frange de pourpre, signe de la puissance impériale ; une chlamyde grossière, à longs poils, couvrait ses épaules ; il se nourrissait frugalement, s'abstenant souvent de viande, recherchant surtout les légumes de l'Afrique sa patrie[13]. On peut sourire ; mais ces circonstances n'étaient pas indifférentes chez un César ; il s'était tant vu de Césars, que la sensualité, la mollesse, la paresse, la recherche d'eux-mêmes, le culte de leur propre personne avaient perdus ! En tout, le grand mérite ou le grand bonheur de Septime Sévère était de ne pas être né sous la pourpre, d'avoir vécu de la vie privée et de la vie des camps, d'avoir été homme avant d'être César. Il était arrivé à l'Empire, mûr sans être vieux, à l'abri du vertige de la jeunesse et des impuissances de l'âge. Il y était arrivé par son intelligence et par son épée, non par le hasard de la naissance ou par le caprice des soldats. C'était, en un mot, une royauté sérieuse que la sienne. Intelligence ferme, il ne devait pas éprouver le vertige du pouvoir comme l'avait éprouvé Caligula. Esprit mûr et réfléchi, il ne devait pas s'éprendre des puérilités artistiques qui avaient affolé Néron. Ambitieux et aimant la grandeur, mais la grandeur réelle et sérieuse, il ne devait pas se laisser aller à ces manies de grandeur vaniteuse et futile qui avaient caractérisé Domitien. Sévère comme son nom, dur même, il ne devait pas être inutilement cruel comme tant de princes que la folie impériale, la vanité artistique, la vanité personnelle avaient rendus sanguinaires. Politique réfléchi comme Tibère, il ne devait pas cependant avoir cette morosité défiante, qui, s'aigrissant de plus en plus, mena le fils de Livie à tuer par précaution autant que jamais on tua par colère. Pour Sévère comme polir bien d'autres politiques, la vie humaine n'était qu'une monnaie ; niais cette monnaie du moins avait assez de valeur, pour qu'il ne la dépensât pas inutilement. Voilà l'homme qui a régné d'une manière plus absolue que ne l'a fait avant lui nul empereur, ou au moins nul empereur sensé ; qui, loin d'affaiblir comme les Antonins le principe du césarisme, l'a fortifié ; qui, loin de chercher comme eux à accroître la liberté et l'énergie vitale de ses sujets, l'a diminuée ; qui, loin de relever comme eux l'indépendance du Sénat et celle des cités, l'a rabaissée ; qui a constitué son empire, nous le disions tout à l'heure, sur le pied d'un gouvernement purement militaire ; faisant le César tout-puissant par le moyen d'une toute-puissante armée ; qui en un mot a été plus empereur qu'aucun des empereurs ses devanciers[14]. De ce pouvoir devenu si vaste, de ces remarquables qualités personnelles, de ces circonstances fortuitement heureuses, sont sorties incontestablement de grandes choses et des choses utiles. L'empire a été pacifié, et treize ans s'écouleront sans une révolte de soldats, sans une guerre civile, sans une rivalité pour la pourpre. L'ordre financier, nécessairement troublé par les agitations qui suivirent la mort de Commode, a été rétabli et a régné. Le trésor a été grossi par l'économie du prince, par sa vigilance, par ses exactions. A sa mort il laissera d'abondantes épargnes. En tout, Sévère est l'homme de la règle ; il y a dans son esprit une sorte de régularité militaire qui ne s'accorderait pas d'un gouvernement tout de fantaisie et de caprice ; comme beaucoup d'autres, il aime la règle pourvu qu'il l'ait faite. Cette juridiction universelle, que César exerce ou par ses délégués ou par lui-même à l'exclusion de toute justice indépendante, sous Sévère du moins ne s'exerce pas sans délibération et sans conseil. Ni César ni ses délégués ne jugent seuls. Les préfets et les proconsuls ont un conseil d'assesseurs officiellement constitué, qualifié, rétribué[15] ; et lui-même ne se soucierait pas de prononcer des jugements dans son alcôve comme Domitien, ni de demander avis au premier venu de ses affranchis comme Claude. Il aime à avoir des conseillers, pourvu qu'il leur reste supérieur et soit toujours maître de se passer d'eux. Déjà les précédents empereurs, surtout à partir d'Hadrien, ont, à raison de leurs pouvoirs judiciaires, appelé un conseil de jurisconsultes à siéger auprès d'eux[16]. L'importance de ce conseil s'est accru avec l'étendue de la juridiction impériale. L'absolutisme régulier de Sévère s'accommodait assez bien des jurisconsultes, dont l'esprit est exact et dont le caractère n'est pas toujours récalcitrant ; aussi son règne et celui de ses successeurs a-t-il été l'époque de leur triomphe. Sous ces règnes, le préfet du prétoire, le second personnage de l'Empire, a été le plus souvent, non pas un soldat, mais un légiste[17] ; la jurisprudence a siégé ainsi à la fois au camp et dans le palais. Sous ces règnes également, le conseil juridique du prince a eu une existence officielle, plus sérieuse quoique moins solennelle que celle du Sénat. Il n'a pas prononcé seulement sur les affaires des particuliers ; les affaires même de l'Empire, désertant la curie et les discussions parfois bruyantes des sénateurs, se sont achevées entre gens du métier dans l'ombre tutélaire et recueillie du cabinet impérial. La loi qui était jadis un orageux plébiscite, puis un sénatus-consulte authentique et solennel, la loi n'a plus été qu'un rescrit, c'est-à-dire une petite lettre rédigée par une douzaine de légistes, et scellée du cachet de César[18]. Ce règne des jurisconsultes qui régularisait le pouvoir impérial ne laissait pas non plus que de le tempérer. Ce n'était plus la loi, c'était la règle ; et il faut même le dire, une courageuse résistance, bien rare dans le Sénat, s'est produite parfois dans le conseil de l'Empire romain. Chez quelques-uns de ces hommes, moins officiellement indépendants, l'indépendance a pu aller jusqu'au courage. Voilà le mouvement qui ne s'est pas achevé, mais qui du moins a commencé sous Sévère : l'ordre dans le despotisme, tel était l'idéal de cet homme. Voilà l'arbre. Voyons les fruits. Certes ce ne sera pas juger l'autocratie romaine avec une prévention défavorable que de la juger sous l'homme entre les mains duquel elle a été plus complète, mais aussi plus régulière et plus intelligente que jamais. Dion Cassius va nous raconter les phases de ce règne ; Dion Cassius, sénateur, habitant à Rome ou auprès de Rome, est un témoin oculaire comme il yen a peu parmi les historiens de l'antiquité. Son histoire romaine, à partir du règne de Commode, n'est plus autre chose que les mémoires d'un contemporain ; et Xiphilin, son abréviateur du onzième siècle, s'apercevant sans doute que son auteur devient ici un témoin plus important, l'a plus largement et plus littéralement extrait. Nous pouvons donc d'après lui juger avec certitude le gouvernement politique et même domestique de Sévère. Nous n'avons pas dit encore qui était ce Plautianus,
préfet du Prétoire, qui venait de donner au fils de l'Empereur, sa fille et
une dot si magnifique. C'est lui qui, depuis la défaite d'Albinus et pendant
les longues guerres de Sévère en Orient, avait gouverné dans Rome au nom de
l'Empereur. Fulvius Plautianus était un homme de situation médiocre, jadis
condamné à l'exil pour sédition et d'autres méfaits encore[19]. Mais il était
africain, concitoyen, parent, dit-on, et ami de Sévère ; et cette amitié,
entachée comme tant d'autres amitiés antiques, lui donnait sur l'esprit du
prince, si ferme d'ailleurs, un étrange pouvoir : J'aime
cet homme, écrivait Sévère, au point que je
souhaite qu'il me survive, — ce qui était une grande marque d'amitié
chez un Romain. Dans la campagne contre Niger où Plautianus avait suivi
Sévère, l'orgueil du serviteur, la condescendance du maître, avaient été bien
des fois remarquées. Sévère n'avait pas de secrets pour Plautianus, mais
Plautianus gardait ses secrets pour lui seul. Les meilleurs logis, les
meilleurs approvisionnements étaient pour Plautianus ; Sévère le voulait
ainsi. A Nicée ma patrie, dit notre
narrateur, quand Sévère voulait avoir pour sa table
un des beaux poissons que fournissent le lac, il priait Plautianus de lui en
céder un : à Tyane, Plautianus étant malade, et Sévère allant le visiter, les
soldats qui gardaient Plautianus fermaient insolemment la porte à l'escorte
du prince sans que le prince se fâchât. Et un huissier à qui Sévère disait
d'appeler les causes devant lui (car
partout l'Empereur était juge) lui répondait
tranquillement : J'attends que Plautianus m'en donne l'ordre[20]. De tels
asservissements sont souvent la punition des âmes arrogantes, bien plus
encore des âmes souillées. A Rome, du reste, lorsqu'il fut envoyé y gouverner, Plautianus servait les intérêts de Sévère. Il était commode au prince, pendant qu'il guerroyait glorieusement en Asie contre les ennemis de l'Empire, d'avoir à Rome un lieutenant pour faire la guerre à ses propres ennemis. Niger avait été le candidat du peuple de Rome, Albinus celui du Sénat. Il y avait donc une large moisson de condamnés à recueillir et parmi les amis d'Albinus et parmi les amis de Niger. Plautianus, sans trop de regret, portait l'odieux de ces proscriptions et en déchargeait Sévère. Le prince n'en avait pas la honte, son lieutenant en avait le profit. Sénateurs et simples citoyens, menacés ou proscrits, l'enrichissaient ou par les offrandes de la peur ou par le pillage de leurs biens confisqués. Les villes et les peuples lui payaient tribut. Plautianus demandait tout et à tous. Sa fortune s'était faite à force de cruautés, et sa fortune était immense. C'était le Séjan d'un nouveau Tibère, mais d'autant plus affermi, que le second Tibère était un peu plus homme, un peu moins égoïste que l'ancien, moins retiré dans sa défiance, dans sa morosité, dans sa haine pour l'espèce humaine. Le retour de Sévère à Rome après les guerres d'Asie ne changea rien à cet état de choses (203). Plautianus, consul pour la seconde fois, resta à côté de son maitre, plus puissant, plus redouté, plus entouré d'hommages que l'Empereur même, et sa gloire fut encore accrue par le mariage de sa fille. Mais la pompe de ce mariage avait été signalée par un fait qui témoigne de la dépravation et de l'endurcissement des mœurs romaines. Dans le palais des Césars comme dans d'autres palais de Rome s'était introduite la honteuse coutume d'avoir à son service des eunuques. Ils coûtaient des sommes immenses et on se faisait honneur de cette honte. Plautianus avait préparé pour sa fille, avant qu'elle entrât dans le palais impérial, un cortège de ce genre plus nombreux que ne l'avait eu aucune Romaine. Cent hommes libres, citoyens romains, de condition élevée, les uns enfants ou adolescents, les autres déjà mûrs, quelques-uns mariés et pères de famille, avaient été choisis, enlevés de force, conduits chez Plautianus, livrés à ses bourreaux. Dion les avait rencontrés et en parle pour les avoir vus[21]. Voilà ce qui se passait sous un règne qui n'est ni le plus sanguinaire, ni le plus insensé de l'Empire romain, sous un prince à qui le bon sens, la fermeté, l'aversion des cruautés inutiles ne manquaient pas. Cela se faisait sans passion, sans haine, sans intérêt politique quelconque, pour satisfaire un pur caprice, et le caprice, non du prince, mais du favori du prince. Que pensent de ce fait les apologistes actuels de l'Empire romain ? La fortune de Plautianus était à son comble. Il semblait que Sévère fût revenu, non pour lui reprendre un pouvoir dont il abusait, mais pour affermir encore ce pouvoir. On allait jusqu'à dire que Plautianus, au préjudice du fils du prince, allait être désigné comme l'héritier de l'Empire. Les hommages, sans que Sévère parût s'en plaindre, allaient à lui plutôt qu'à Sévère. Ses statues sur les places étaient plus nombreuses que celles de Sévère. Il avait et la puissance du chef à qui la force militaire obéit, et l'autorité de l'homme qui a des millions, et l'ascendant de l'homme qui fait peur. On ne le voyait dans les rues qu'avec un appareil imposant et sinistre, toujours revêtu des insignes de sa charge ; le laticlave consulaire sur sa toge, le glaive officiel à sa ceinture, un regard menaçant et hautain, des licteurs qui écartaient la foule et ne permettaient même pas qu'on le regardât. Il s'en fallait que l'Empereur marchât toujours avec autant de dignité. Encore une fois, c'était Séjan sous Tibère, substitué en tout à l'Empereur jusqu'à ce que l'Empereur fût brisé par lui ou le brisât. On crut un jour que cette dernière péripétie allait venir. La multitude des statues de Plautianus avait choqué les yeux de Sévère ; il en avait fait fondre quelques-unes. Aussitôt le peuple, au moins le peuple des provinces, de se croire délivré, de dire que Plautianus est tombé, de briser ses statues, comme ses aïeux avaient brisé celles de Séjan. Sévère ne l'entendait pas ainsi. Plautianus, avec quelques statues de moins, était aussi puissant que jamais, et les iconoclastes furent envoyés au supplice. L'un d'eux n'était autre que le gouverneur de Sardaigne, Racius Constans. Quand le sénat le jugea, il put entendre de magnifiques assurances de l'éternelle et cordiale union entre le prince et son favori : Le ciel s'écroulera, disait l'accusateur, avant que Sévère soit ennemi de Plautianus. Jamais Plautianus n'aura rien à craindre de moi, disait Sévère. La tête du malheureux Constans fut livrée comme preuve et comme gage de cette union. Ce gage sanglant n'était pourtant rien moins qu'un gage assuré. Plautianus sentait que tout était danger pour lui. Avec tant de pouvoir et tant d'orgueil, on le voyait toujours pâle et tremblant : Qu'as-tu donc à pâlir et à trembler ? lui criait le peuple au cirque. A toi seul, tu es plus riche que les trois. (Sévère et ses deux fils.) Son arrogance s'unissait à la peur, comme sa débauche à la jalousie. Vivant dans l'intempérance la plus cynique et dans le libertinage le plus infâme, il n'en gardait pas moins sa femme avec une jalousie méfiante, ne permettant à personne de la voir, pas même à l'Empereur, pas même à l'Impératrice. II en voulait à l'Impératrice elle-même ; comme s'il avait juré la perte de toutes les femmes, dans son rigorisme il voulait la faire accuser d'adultère, sinon de conspiration ; pour trouver des preuves contre elle, il mettait à la torture non-seulement des esclaves, ce qui était de droit commun, mais des femmes libres, des matrones, des femmes nobles. Il abusait ainsi d'un pouvoir qui allait finir. En effet, s'il avait toujours pour le défendre la persévérante et condescendante amitié de Sévère, il avait auprès de Sévère bien des ennemis. Julia Domna, avec sa beauté, son esprit, son horoscope royal, pouvait être redoutable ; mais peut-être se consolait-elle dans son cercle de gens lettrés et de philosophes des outrages de Plautianus. Il n'en était pas ainsi du fils de Julia, du gendre de Plautianus, le jeune Marc-Antonin. Il haïssait le tyran de Rome, d'autant plus que ce tyran était son beau-père. La riche Fulvia Plautilla n'avait pas en assez de charmes pour se faire aimer d'un époux à qui elle avait été imposée ; il la traitait avec le plus évident mépris ; il disait tout haut que, s'il était empereur, il ne laisserait vivre ni son beau-père, ni sa femme. Un autre ennemi de Plautianus, membre lui aussi de la famille impériale, ce fut Geta, frère de Sévère. Que son inimitié eût été ou non cachée pendant sa vie, elle se révéla du moins à son lit de mort ; à ce moment, n'ayant plus rien à craindre, il parla librement à son frère, dénonça le préfet du prétoire. Ces conseils d'un mourant ne renversèrent pourtant pas encore le crédit de Plautianus dans l'esprit de Sévère, mais ils l'ébranlèrent. L'Empereur pleura sou frère, lui éleva une statue de bronze sur le forum, diminua quelque peu la puissance et les honneurs de Plautianus. On sentit que la fortune du préfet menaçait ruine, et une explosion du Vésuve qui se fit entendre jusqu'à Capoue fut tenue pour le présage d'une catastrophe. Sévère, vieillissait ; s'il venait à mourir, disait-on, si Marc-Antonin venait à régner, Plautianus était perdu. Et même Sévère dût-il vivre encore quelques années, la faveur qui commençait à s'éloigner du préfet du prétoire n'achèverait-elle pas de le quitter ? Pour échapper à ce péril, Plautianus eut-il réellement la pensée de donner la mort à Sévère et à sou fils et de se faire proclamer Empereur ? C'est ce que dit Hérodien. Ou bien Marc-Antonin lui prêta-t-il cette pensée afin d'arracher à l'amitié de Sévère une sentence contre son préfet ? C'est ce que Dion semble croire et ce qui nous paraît plus vraisemblable. (204 ou 205 ?) Les historiens racontent diversement cette catastrophe. Dans Hérodien, Plautianus s'ouvre au tribun Saturninus, le charge d'aller au palais et de donner la mort à Sévère et à son fils. Saturninus, rusé Syrien, se fait remettre par lui un ordre écrit et lui promet, une fois le crime consommé, de l'avertir, pour qu'il se rende immédiatement au palais. Connu dans le palais, il s'en fait aisément ouvrir les portes, arrive jusqu'à Sévère, et là, au lieu d'exécuter le complot, il le révèle. Sévère n e veut pas le croire, soupçonne une machination de Marc-Antonin ; l'ordre écrit, produit par le tribun, ne suffit pas pour le convaincre ; cet ordre peut être faux. Voulez-vous vous assurer de ma sincérité ? lui dit le tribun ; tenez la chose secrète et laissez-moi avertir Plautianus. Il envoie dire à Plautianus : Tes ordres sont exécutés. Plautianus accourt, comme un homme qui vient se saisir du pouvoir suprême, en toute hâte, ayant peu de monde avec lui, une cuirasse sous ses vêtements. Le tribun vient au-devant de lui, l'introduit parla main dans la chambre où se trouvent, dit-il, les deux cadavres et le met en face des deux princes vivants. Pourquoi cette apparition soudaine au palais ? Pourquoi cette visite le soir à une heure inaccoutumée ? Pourquoi surtout cette cuirasse ? A ces questions, Plautianus se trouble, supplie, proteste cependant de son innocence. Sévère, toujours faible envers lui, l'eût peut-être épargné ; mais Marc-Antonin ordonne de le frapper et on obéit au jeune Auguste. Plautianus tombe mort aux pieds de Sévère. Dans le récit de Dion, au contraire, le grand coupable est Marc-Antonin. C'est lui qui a suggéré à Saturninus[22] et à deux centurions une fausse accusation contre Plautianus. Ces trois officiers déclarent avoir été, eux et sept autres, chargés par Plautianus d'assassiner les deux Augustes ; ils montrent un ordre écrit, disent-ils, par Plautianus. Il était peu vraisemblable que de tels ordres eussent été donnés à dix centurions à la fois. Sévère le croit cependant, parce que la nuit précédente, il a vu en rêve son ancien compétiteur Albinus vivant, complotant contre sa vie. Sous un prétexte quelconque, il appelle Plautianus auprès de lui. Plautianus arrive en toute hâte, ne se doutant de rien, inquiet cependant, parce que les mules qui traînaient sa voiture sont tombées en arrivant au palais (mauvais présage !) et parce qu'à la grille les gardiens n'ont laissé entrer que lui et personne de sa suite, comme jadis à Tyane lui-même a fait pour Sévère. Admis devant l'Empereur, celui-ci lui reproche, mais toutefois encore avec une certaine douceur, le crime qui lui est imputé ; il l'engage à se justifier, s'il le peut. Plautianus commence à se justifier et Sévère l'écoute avec assez de complaisance, lorsqu'Antonin se jette sur lui, lui arrache son épée, le frappe du poing. C'est toi au contraire qui as voulu me mettre à mort, disait Plautianus. Antonin l'eût tué de sa main si Sévère n'eût empêché cette ignoble lutte. Mais Sévère ne put empêcher Antonin de donner l'ordre de mort à un esclave et cet esclave d'obéir. On conçoit parfaitement que les mêmes faits aient pu donner lieu à ce double récit. Les deux narrateurs ne sont, à vrai dire, en désaccord que sur l'auteur caché de la catastrophe. Il est difficile cependant de ne pas reconnaître en Dion un narrateur plus vraisemblable et un juge mieux informé[23]. Ce qui suit nous rappelle encore la chute de Séjan. Le corps de Plautianus est jeté dans la rue pour être livré aux insultes du peuple ; mais Sévère, par un reste d'affection, le fait relever et ensevelir. Le Sénat est convoqué : Sévère (était-ce amitié ou justice), sans accuser autrement Plautianus, déplore la condition humaine qui ne sait pas supporter une fortune trop haute, s'accuse lui-même pour avoir trop aimé et trop honoré cet homme, fait comparaître les témoins et les dénonciateurs devant le Sénat réuni en comité secret, ne conclut pas et laisse voir par son silence que les témoignages ne lui inspirent pas une confiance absolue. Sévère se montre modéré, comme Tibère lui aussi s'était montré modéré vis-à-vis de Séjan. Mais sa modération est ou de l'affection ou du doute ; celle de Tibère n'était que de l'hypocrisie. Mais le Sénat de Sévère, pas plus que le Sénat de son prédécesseur, ne se crut en droit d'être modéré. La mémoire de Plautianus sans aucun doute fut condamnée, comme l'avait été celle de Séjan ; on doit le croire, puisque ses dénonciateurs furent honorés, sa famille proscrite, ses amis poursuivis, comme ceux de Séjan. Un Céranius s'était fait, comme bien d'autres, le courtisan et le parasite de Plautianus ; il était dans son antichambre, accueillait les visiteurs, les conduisait jusqu'à la porte du cabinet où siégeait le grand homme, se donnait ainsi les apparences d'une intimité qu'il n'avait pas. Pour Plautianus, c'était un homme du dehors, pour les étrangers un homme du dedans. Et un jour où Plautianus avait rêvé (on rêvait beaucoup en ce temps-là) que des poissons s'étaient élancés du Tibre et étaient venus à ses pieds : Cela signifie, lui avait dit Céranius, que tu commanderas sur terre et sur mer. Ces flatteries intéressées devenaient maintenant de grandes imprudences. Mais on était sous un Tibère adouci ; l'homme ne fut condamné qu'à la relégation dans une île d'où il revint au bout de sept ans, et finit même par être un grand personnage. Cecilius Agricola, plus sérieusement lié avec Plautianus, fut plus sérieusement puni ; c'était du reste un misérable et il mourut misérablement. Condamné par le Sénat et revenu chez lui — on sait que l'accusation n'entraînait pas nécessairement l'arrestation —, il s'abreuva de vin rafraîchi dans la neige, brisa la coupe qui lui avait coûté 50.000 deniers et se fit ouvrir les veines. En même temps, Plautilla, la femme plus disgraciée que jamais de Caracalla, Plautus fils de Plautianus et frère de Plautilla furent envoyés à Lipari, condamnés à l'exil, à la misère et à d'effroyables angoisses jusqu'au jour où leur mari et leur beau-frère, devenu maître de l'Empire, devait les condamner à mort. Saturninus, ce tribun dont nous parlions tout à l'heure, fut honoré des louanges du Sénat. Un décret pareil allait être rendu pour Evhode, affranchi de Sévère, précepteur de Marc-Antonin, et qui avait été ou le révélateur du crime ou l'instigateur de la calomnie. Mais Sévère eut ce jour-là plus de souci que le Sénat de la dignité du Sénat. Non, dit-il, un tel décret, au sujet d'un affranchi de César, ne doit pas se trouver dans vos archives. Sur quoi le Sénat, poussant une de ces acclamations solennelles et rythmées qui étaient dans ses habitudes obséquieuses : Tous tes serviteurs, dit-il, font bien toutes choses parce que tu commandes bien. Ainsi s'accomplit la révolution qui précipita du pouvoir ce nouveau Séjan, bien coupable, mais probablement calomnié. Il y avait là certes de quoi attrister la vieillesse de Sévère, mais ses enfants allaient l'attrister bien plus encore. Ce n'est pas qu'ils fussent nés avec une mauvaise nature. Antoninus Geta — car on les avait tous deux appelés du nom d'Antonin pour les rattacher fictivement à la famille de Marc-Aurèle —, Antoninus Geta, le plus jeune des deux, le favori de leur mère Julia, le favori même de Sévère auquel il ressemblait plus que son aîné ; Antoninus Geta était beau, chanteur agréable quoiqu'il bégayât un peu ; son caractère était rude sans être méchant ; il était studieux, aimait l'ancienne littérature romaine, et la littérature paternelle — car Sévère, on le sait, avait été rhéteur et était toujours fort lettré —, y portait même un peu de pédantisme et de manie. Il avait quelques autres manies non moins pardonnables, celle de la toilette, celle de la bonne chère, celle des vins emmiellés, parfumés, composés ; ce pouvaient être des ridicules, mais c'étaient de désirables Césars que ceux qui n'avaient que des ridicules ! Son frère aîné, que l'histoire nous a appris à maudire sous le sobriquet de Caracalla, et qui avait quitté son nom de Bassianus pour le nom de l'empereur philosophe, Marcus Aurelius Antoninus était né avec une douce et charmante nature. Rien de plus aimable que ce qu'on nous raconte de son enfance : Elle fut caressante, spirituelle, gracieuse pour ses parents, agréable pour leurs amis, aimée du peuple, chère au Sénat ; elle lui gagna l'amour de tous. Il ne fut ni tardif à s'instruire, ni paresseux à faire le bien, ni parcimonieux dans ses largesses, ni lent à ressentir la pitié, quoique tout chez lui se subordonnât à la volonté de ses parents. Il y avait là plus qu'une bonne nature ; il y avait de bonnes- influences, et, nous pouvons le croire, l'influence chrétienne. Tertullien nous le dit, il avait été nourri de lait chrétien. Evhode avait été son précepteur et c'était un affranchi d'Evhode que ce chrétien qui, après avoir guéri Sévère malade, était devenu le commensal du palais. Il y avait donc eu, autour de cette enfance qu'on nous peint si douce, une nourrice chrétienne, un frère de lait chrétien, des influences chrétiennes. Voilà pourquoi, un jour, voyant des condamnés jetés aux bêtes, il détourna la tête et pleura ; le peuple fut enchanté de cette clémence inouïe chez un César. Voilà pourquoi encore, à l'âge de sept ans, comme un enfant, compagnon de ses jeux (son frère de lait ?) avait été cruellement fustigé pour sa superstition judaïque (c'est-à-dire chrétienne ?), le jeune César resta longtemps sans vouloir regarder ni son père, ni le père de l'enfant, ni ceux qui avaient porté les coups. Après la trêve d'Antioche et de Byzance, c'était lui, âgé de dix ans à peine, qui avait fléchi le courroux de son père et obtenu la grâce de ces deux cités, coupables d'avoir combattu pour Niger. C'était un délicieux César qui se formait dans le palais impérial pour le bonheur du genre humain. Mais non ; du palais impérial nul bon César ne pouvait sortir. Si autrefois la mauvaise nature de Commode avait vaincu la sage influence de Marc-Aurèle, la bonne nature du jeune Caracalla, quoique soutenue par des conseils chrétiens, devait être vaincue par les influences corruptrices du palais. Toute semence de vertu devait s'étioler dans l'atmosphère du Mont Palatin. Sans parler des courtisans, des flatteurs, des affranchis, des esclaves, des pédagogues, des proxénètes, il y avait un péril plus grand encore : la rage des spectacles, cette passion de tous les moments et de tous les âges, ce vice propre à notre cité, dit Quintilien, était suffisant pour perdre tout jeune Romain, à plus forte raison tout jeune César. la table de ses parents, au bord de la couche où il allait s'endormir, dans les conversations des maîtres, des disciples, des esclaves, n'entendre parler que courses du cirque, pantomimes, danseurs, chanteurs, baladins, gladiateurs, chasses dans l'amphithéâtre ; s'associer à cette passion, furieuse jusqu'à la violence et jusqu'au sang, qu'inspiraient à tous ces païens de Rome les jeux du théâtre, du cirque et de l'arène : c'était perdre tout à la fois la simplicité de l'enfance, et le calme de la vie domestique, et la tendresse des affections, et la chasteté de la pensée, et jusqu'au sens même le plus vulgaire de compassion et d'humanité. Oh ! n'allons pas à une telle école et n'y laissons pas aller nos enfants. N'ayons, s'il se peut, ni arènes, ni cirques, ni amphithéâtres, ni théâtres, comme ceux de l'antiquité dans son déclin. Ne faisons pas dans nos cités ce qui se faisait dans l'ancienne Rome, où le lieu des divertissements publics (et de quels divertissements !) était le lieu le plus apparent, le monument le plus splendide, et reste encore aujourd'hui la plus gigantesque ruine de la cité. Épargnons-nous cette peste ; ayons pitié des générations futures ! A cette école où tant d'autres s'étaient perdus, les deux Antonins, fils de Sévère, se perdirent à leur tour. A peine sorti de l'enfance, Bassianus se repentit de cette douceur candide et bienveillante qui, aux yeux de la cours, aux yeux mêmes de son père, peut-être aux yeux de Rome, passait aisément pour un défaut d'énergie. Comme tant d'autres qui affectent les apparences de l'énergie d'autant plus que le fonds leur manque, il déclara qu'il voulait être un héros. Il prit Alexandre le Grand pour modèle, pencha sa tête comme Alexandre, et (ce que n'avait pas Alexandre) donna à son visage un air farouche, qui, après avoir été une grimace, finit par lui devenir naturel et que ses bustes reproduisent d'une manière frappante. Ceux qui l'avaient vu adolescent ne le reconnaissaient plus. Il n'avait à la bouche, après le nom d'Alexandre, que les noms de Marius et de Sylla. Son mépris pour la pauvre Plautilla qu'il avait épousée, sa haine pour le père comme pour la fille, la mort de l'un, l'exil de l'autre furent des gages qu'il tint à donner que sa charmante enfance était passée et qu'il était certainement devenu homme. César Geta valait un peu mieux qu'Antonin Auguste, ne serait-ce que parce qu'il était plus jeune et moins avancé dans son éducation Césarienne. A une époque que l'on ne précise pas, mais qui peut remonter au temps des victoires sur Albinus ou sur Niger, Sévère, étant en voie de proscrire des adversaires politiques, disait à ses deux fils : Ce sont des ennemis que je vous ôte. — Oui, dit l'aîné, fais-les périr et fais périr leurs enfants. — Mais combien sont-ils ? dit Geta. — Sévère lui en dit le nombre. — Ont-ils des proches ? — Oui, ils en ont beaucoup. — Ainsi, dit l'enfant, il y aura dans la cité plus de gens tristes que de gens heureux de notre victoire. Et blessé de la cruelle plaisanterie de son frère, il ajouta : Toi, qui n'épargnes personne, tu irais jusqu'à tuer ton propre frère. — Le pauvre Geta ne disait que trop vrai. Sévère fut un instant converti par la naïve sagesse de l'enfant ; mais ses préfets du prétoire qui comptaient, non pas les mécontents qu'ils allaient faire, mais les confiscations dont ils allaient s'enrichir, surent bien le ramener au sentier battu des Césars romains. Ainsi l'opposition s'établissait entre les deux frères. Quand ils grandirent, quand ils eurent bien dépouillé leur innocence enfantine ; quand surtout la mort de Plautianus les eut délivrés d'un ennemi ou d'un surveillant commun ; quand ils se jetèrent dans ces passions romaines du cirque, de l'amphithéâtre et du théâtre et dans tout ce que le cirque et l'amphithéâtre amenaient après eux : la ressemblance des goûts (cela arrive souvent lorsqu'il s'agit de tels goûts), au lieu de les rapprocher, les éloigna. Les gladiateurs qu'aimait Marc-Antonin étaient les adversaires de ceux que protégeait Geta. Les cochers avec lesquels Marc-Antonin aimait à vivre étaient de la faction contraire aux cochers commensaux de Geta. Ils couraient en char l'un contre l'autre avec un tel acharnement que Marc-Antonin tomba de son char et se cassa la jambe. Les déprédations et les turpitudes de l'un faisaient tort aux turpitudes et aux déprédations de l'autre. Dans leurs jeux d'enfants ils avaient pu être rivaux ; les désordres de leur jeunesse les rendaient ennemis. Trop dignes Césars, ils marchaient dans la voie de Néron et de Commode, avec l'inimitié fraternelle de plus. Sévère (on le comprend
facilement) s'assombrissait ; ses dernières années ressemblaient à
celles de Tibère, que l'âge et les chagrins domestiques avaient rendu de jour
en jour plus cruel. Comme il arrive bien vite aux gens qui proscrivent par
défiance, sa défiance était insatiable. On avait poursuivi encore avec
quelque modération les amis de Plautianus ; on sévit sans modération contre
les nouveaux ennemis que les délateurs surent découvrir à Sévère. — Un
Quintilius, surnommé aussi Plautia nus, était aux premiers rangs du Sénat ;
mais âgé, retiré à la campagne, ne s'occupant d'aucune affaire publique, il
n'en fut pas moins accusé et par conséquent condamné. Près de mourir (car du moins on mourait chez soi) il se fit
apporter le mobilier funèbre qu'il avait bien des années auparavant disposé
pour ses obsèques. Tout cela tombait déjà de vétusté. Quoi, dit-il, j'ai donc bien tardé Il
sacrifia aux dieux ; puis il leur dit : Je
vous demande pour Sévère ce que Servianus a demandé pour Hadrien[24]. — Un autre,
Apronianus était coupable d'un autre crime : dans ce temps d'horoscopes, de
prédictions, de magie, de rêves, sa nourrice avait rêvé que son nourrisson
deviendrait empereur ; il avait, disait-on, répété ce rêve et avait demandé à
la magie d'en aider la réalisation. Il fut condamné par le Sénat, quoique
absent, car il était gouverneur d'Asie. Quand on lut au Sénat les
informations faites contre lui au moyen de la torture (la torture était le grand juge d'instruction chez les Romains),
il se trouva qu'une des dépositions mentionnait certain sénateur chauve qui aurait
été vu regardant de côté : Nous fûmes très-troublés,
dit naïvement Dion ; on ne nommait pas ce sénateur ;
la peur fut grande, même parmi ceux qui n'avaient jamais eu de rapports avec
Apronianus. Non-seulement les chauves, mais les demi-chauves tremblaient ;
les têtes abondamment garnies étaient seules sans crainte. On se regardait :
c'est celui-ci, disait-on ; c'est cet autre. Et j'avouerai, si ridicule que
je puisse paraître, que je portai ma main à ma tête pour m'assurer que
j'avais des cheveux... Mais quand on vint à
ajouter que ce sénateur avait un vêtement de pourpre, tous les yeux se
tournèrent vers Bébius Marcellinus, qui était alors édile et qui était
très-chauve. Marcellinus se leva, et s'avançant au milieu du Sénat : Si ce
témoin m'a vu, dit-il, il pourra me reconnaître. Nous
applaudissons à sa fermeté ; on introduit le témoin ; il reste longtemps
muet, ne reconnaissant ni Marcellinus, ni personne, mais un signe d'une des
personnes présentes lui indique Marcellinus et il le dénonce. Ainsi, pour
ce seul fait qu'un homme au front chauve a regardé de côté, Marcellinus est
emmené du Sénat, poussant des cris de douleur. Passant sur le Forum, il se
refuse à aller plus loin, et, rencontrant ses quatre enfants, il leur fait
des adieux déchirants : Je n'ai, leur dit-il,
qu'une douleur, mes enfants, c'est de vous laisser
ici. On lui coupa la tête, et on annonça son exécution à Sévère qui ne
savait même pas encore sa condamnation ; tant on avait repris les procédés
expéditifs de la justice tibérienne ! Mais ce pouvoir si redoutable contre les sénateurs était impuissant contre les brigands. Pendant que la monarchie césarienne, appuyée sur une force militaire inconnue jusque-là, anéantissait dans Rome la liberté romaine autant qu'il peut être au pouvoir d'un homme de l'anéantir, un chef de bandits, dans les campagnes de l'Italie, la relevait et la vengeait. Contre l'Italien Bulla Félix il n'y avait ni empereur, ni armée. Tons les chefs militaires étaient en vain à sa poursuite ; l'Empereur le faisait rechercher de toutes parts, il échappait toujours. Pas un voyageur ne sortait de Rome, pas un navire ne débarquait à Brindes, que Bulla ne sût qui c'était, combien d'hommes voyageaient ensemble, ce qu'ils portaient de richesses avec eux. Il prenait aux riches une partie de leur argent et les renvoyait libres ; il gardait les pauvres quelque temps, les faisait travailler pour lui et ne les renvoyait pas sans leur donner un petit salaire. Deux de ses compagnons avaient été pris et allaient être livrés aux bêtes : Bulla se déguise, se donne pour le préfet de la province, se fait remettre les prisonniers par le geôlier ; puis, non content de ce trait audacieux, il va, sous un autre costume, trouver le centurion qui commandait de ce côté et lui propose de lui livrer le célèbre bandit Bulla Félix. Le centurion enchanté se laisse conduire dans une vallée écartée, les bandits s'y trouvent en embuscade, le centurion est saisi ; Bulla reprend son habit de magistrat, monte sur un tribunal improvisé et condamne le pauvre centurion à avoir la tête rasée. En le renvoyant ainsi tondu : Va dire à tes maîtres, ajoute-t-il, de nourrir leurs esclaves, s'ils ne veulent pas que leurs esclaves se fassent bandits. Son camp en effet était plein d'esclaves et d'affranchis césariens, qui, mal rémunérés au palais, s'étaient faits brigands pour vivre mieux. Cet homme, modèle d'humanité et de justice si on le compare à Sévère et aux trois quarts des Césars romains, tint bon avec six cents hommes pendant deux ans, pour la terreur des voyageurs, mais pour la consolation des proscrits. Sévère était furieux et menaçait de mort les officiers qu'il envoyait contre Bulla, s'ils ne lui ramenaient vivant ce prédécesseur des bandits napolitains. Enfin, un tribun paya la trahison d'une femme qui était maîtresse de Bulla ; celui-ci fut trouvé endormi dans une caverne et mené au préfet du prétoire Papinien. Pourquoi t'es-tu fait brigand ? lui demanda le magistrat. Et Pourquoi t'es-tu fait préfet ? Il fut livré aux bêtes et Sévère put dormir tranquille. Mais non, Sévère ne dormait pas tranquille. Des proscriptions atroces, des trahisons comme celles de Plautianus, le désordre sur les grands chemins, la terreur dans Rome, d'affreuses dissensions dans sa famille, des jeunes princes qui, au lieu de vivre dans les camps comme avait fait leur père, ne vivaient qu'au cirque, aux bains et dans les mauvais lieux ; le triste avenir que préparaient à la dynastie sévérienne leur corruption et leur discorde : tels étaient les fruits de ce césarisme renouvelé, affermi, perfectionné, de ce césarisme de cape et d'épée, que, pour mériter l'approbation des publicistes modernes, Sévère avait substitué au césarisme tempéré, clément, pacifique, des Antonins. La superstition s'ajoutait encore aux soucis du tyran. La religion de Sévère ou du moins sa religion principale (car on en avait plusieurs à la fois) était aussi la religion dominante de son siècle, l'astrologie. Nous avons dit que l'astrologie l'avait marié. Dans la salle même de son palais où il rendait la justice, il avait fait tracer un tableau représentant toutes les positions des astres, excepté celle qui avait présidé à sa naissance, et sur laquelle il ne voulait pas qu'on raisonnât. J'ai dit ou je dirai quelques-uns des prodiges, songes, présages qui avaient annoncé ou son avènement ou la destinée de ses fils. Ce siècle croyait d'autant plus aux présages qu'il croyait moins aux prières. Ainsi Septime Sévère voyait son règne s'achever tristement ; lui-même vivait éloigné de Rome que les deux préfets du prétoire gouvernaient à sa place ; il habitait çà et là sur les côtes de Campanie (dernier trait de ressemblance avec Tibère), y rendant la justice (fonction impériale qu'il n'abandonna jamais) et essayant de temps en temps de réconcilier ses irréconciliables enfants. Il eut cependant alors une résolution énergique. Sévère, vieux, goutteux, malgré ses souvenirs de rhéteur et ses occupations actuelles d'empereur et de juge, était au fond du cœur resté soldat. Il lui sembla qu'une guerre serait utile, à lui-même dont elle rehausserait la gloire, à son armée qui s'amollissait dans l'opulence et dans le repos, à ses fils surtout qui s'énervaient dans les voluptés de Rome et se perdaient par leur mutuelle inimitié. H eût voulu faire, ce que Rome ne vit jamais se faire, d'un fils de César un soldat. Et, ne sachant, dans cet empire pacifié et affermi, où trouver la guerre, il alla la chercher au delà de l'Océan, dans la lointaine Bretagne, aux pieds des monts Cheviots et parmi les lacs de l'Écosse. Là même, il eut quelque peine à se procurer des ennemis. Depuis cent soixante ans environ que l'empereur Claude avait porté la domination romaine dans la Bretagne, les limites de cette domination y avaient plus d'une fois varié. Sous Domitien, Agricola l'avait portée jusqu'à cet isthme d'une quinzaine de lieues entre la mer du Nord à Falkirk et l'Océan à Dumbarton, lequel sépare les hautes terres des basses terres d'Écosse. Hadrien, peu avide de conquêtes, avait reculé en Bretagne comme il avait reculé en Asie, et avait construit son rempart plus au midi, sur cet autre étranglement de File de Bretagne qui s'étend entre le golfe de Solway à Carlisle et l'embouchure de la Tyne à Newcastle, un peu en deçà de la limite actuelle de l'Angleterre et de l'Écosse. Plus tard Antonin, à ce qu'il semble, quoiqu'il eût peu le goût des conquêtes, était remonté à la frontière d'Agricola, et l'avait tracée par un mur de gazon. Mais, sous Commode, mauvais gardien, comme le furent tous les tyrans, du territoire romain, ces contrées incultes, occupées par une population presque sauvage, mais guerrière et insubordonnée, fut ou enlevée ou du moins disputée aux Romains. Les Méates, qui habitaient entre les deux lignes fortifiées d'Hadrien et d'Antonin, nous sont représentés à l'époque de l'arrivée de Sévère comme étant, pour le moment du moins, indépendants. Sévère partit donc pour aller batailler contre cette sauvage indépendance des Bretons (208). Il emmenait avec lui ses deux fils, devenus officiellement égaux puisque Geta venait de recevoir le titre d'Auguste et la puissance tribunitienne, c'est-à dire la promesse de régner avec son frère[25] ; il emmenait toute cette famille pour laquelle son autorité était encore un lien, mais un lien précaire. Il traversa la Gaule et l'Océan avec sa rapidité ordinaire, quoiqu'il allât en litière plus souvent qu'à cheval. Il pressentait qu'il ne reviendrait pas à Rome ; il le savait même, à ce qu'on prétend, d'après son horoscope. Et de plus, à sa sortie de la ville, la foudre était tombée sur une inscription en son honneur qui décorait la porte, et avait effacé trois lettres de son nom ; cela voulait dire, ainsi qu'on le comprit plus tard, qu'il n'avait plus que trois ans à vivre. Les barbares cependant n'eussent pas désiré mieux que de faire la paix. Sévère, après avoir laissé Geta pour gouverner la partie soumise de la Bretagne, s'avança vers le nord et ne tarda pas à rencontrer une ambassade des barbares bretons qui, effrayés de ses préparatifs militaires, venaient demander pardon pour le passé et promettre soumission pour l'avenir. Mais Sévère voulait absolument une guerre ; il laissa les députés sans réponse, acheva de réunir et d'équiper ses troupes, et marcha. Cette guerre, cependant, ne devait pas être facile. Les historiens nous peignent ce pays inculte et montagneux, coupé par des marais, des lacs ou des bras de mer, froid et brumeux, difficile à traverser, à soumettre et à habiter. Ils nous peignent les habitants, Méates au midi de la ligne d'Antonin, Calédoniens au nord, comme des peuples à peu près sauvages, n'ayant ni villes, ni champs ; vivant de leur chasse, des fruits de leurs arbres et des bestiaux qui paissent dans leurs solitudes ; ayant seulement une ceinture de fer et un cercle de fer autour de la tête, fiers de cet unique ornement ; n'ayant, lorsqu'ils sont sous leurs tentes, ni chaussures, ni même de vêtements, ne serait-ce que pour ne pas cacher les variétés infinies du tatouage qui décore leur peau ; habitant sous des tentes, ayant leurs femmes communes et élevant en commun les enfants qu'elles mettent au monde ; brigands lorsqu'ils en trouvent l'occasion ; libres du reste et gouvernés par la volonté de la multitude plus que par le pouvoir d'un chef[26]. Ces sauvages qu'on avait trouvés prêts à se soumettre luttèrent néanmoins énergiquement. Il n'y eut pas de combats en règle (ils n'eussent pu tenir contre la tactique romaine), mais des escarmouches et des embuscades continuelles. Les Romains avaient à marcher plus qu'à combattre, mais cette marche était plus pénible qu'un combat. Il fallait abattre des forêts, ouvrir des tranchées à travers les montagnes, combler des marais, jeter des ponts sur les fleuves. Les forêts, les montagnes, les marais, les bras de mer recélaient des embuscades. Souvent, à peu de distance de la route que suivait l'armée, on voyait apparaître des bœufs ou des moutons offerts comme une proie ; mais si quelque maraudeur quittait les rangs pour s'en emparer, un ennemi caché lui donnait la mort. Ces barbares accoutumés à toutes les intempéries et à toutes les privations passaient des journées entières dans l'eau et parfois dans l'eau de mer jusqu'au cou, sans nourriture, souffrant même de la soif, se nourrissant, selon Dion, d'écorces d'arbres et de racines ou d'un certain aliment qui, réduit à la grosseur d'une fève, suffisait à préserver l'homme de la soif et de la faim pendant tout un jour. Un petit bouclier, un poignard, une courte lance avec un pommeau de cuivre retentissant, étaient leurs seules armes. Ils guerroyaient ou sur leurs chars, ou sur de petits chevaux très-rapides, ou à pied ; très-rapides dans la fuite, très-fermes lorsqu'ils s'arrêtaient pour combattre. Malheur aux soldats romains que la fatigue obligeait de rester en arrière ; on était si sûr de les voir tomber aux mains de l'ennemi que leurs camarades leur donnaient la mort. En combattant ces peuples, que jamais ils ne virent en bataille, les Romains perdirent jusqu'à cinquante mille hommes. Mais l'inflexible volonté de Sévère ne céda pas ; malgré tous les obstacles, il sut, non-seulement traverser le pays des Méates, mais encore franchir la ligne d'Antonin, pénétrer dans les vallées les plus hautes de la Calédonie, et arriver dans sa litière couverte jusqu'à l'extrémité de l'île de Bretagne où il resta assez longtemps pour tenir note exacte du cours des saisons dans ces parages, de la longueur des jours d'été et des nuits d'hiver. Ce résultat valait-il cinquante mille hommes ? Il fallait cependant en finir. On traita avec ces sauvages qui dès l'abord ne demandaient pas mieux que de traiter ; la domination romaine fut reconnue dans une partie de leur territoire ; le mur de gazon d'Antonin, détruit ou insuffisant, fut au moyen de deux ans de travail remplacé par une muraille puissante, haute de douze pieds, épaisse de huit, semée de tours et de redoutes et longue d'environ soixante-huit milles (vingt-cinq lieues). Cette muraille, jusqu'au cinquième siècle, protégea la province romaine et un historien l'appelle le plus grand titre de gloire de Sévère (210)[27]. Une triste compensation à cette gloire, c'étaient ses fils ou plutôt ce fils appelé, comme par ironie, Marc-Aurèle Antonin. Il avait alors vingt-deux ans. L'abominable caractère qui s'était chez lui substitué à une douce et aimable nature éclatait de plus en plus. On se demandait ce que deviendrait Geta après la mort de son père, associé à l'empire avec un tel frère ; on pouvait même se demander ce que deviendrait Sévère, ayant un tel fils à côté de lui. Pendant cette guerre de Calédonie, on eut à lui reprocher de criminelles tentatives. Il avait voulu soulever les soldats ; il disait ou faisait dire que les infirmités de Sévère ralentissaient la conduite de la guerre. Il aurait aimé sans doute que le prince se retirât, lui laissât le commandement de l'armée et le proclamât, à l'exclusion de son frère, seul Auguste. A ce compte Sévère n'aurait pas eu longtemps à régner. Mais le vieux soldat n'était pas homme à se laisser ainsi détrôner. Un jour, Marc-Antonin se prétend outragé par un affranchi de son père, et, soutenu par quelques soldats gagnés à l'avance, excite dans le camp un mouvement séditieux. L'Empereur alors se fait porter sur son tribunal, appelle devant lui les chefs de l'intrigue et son fils lui-menu, les interroge comme des accusés et prononce la sentence de mort contre tous, son fils excepté. On se prosterne à ses genoux et on le supplie. Sachez donc, ajoute-t-il, portant sa main à sa tête et faisant allusion à ses infirmités, que c'est la tête qui commande et non les pieds[28]. Antonin, si l'on en croit Dion, aurait été plus criminel
encore. Sévère et son fils étaient à cheval, l'un près de l'autre, à la tête
de l'armée et en vue de l'ennemi ; Antonin ralentit son cheval, se trouve
ainsi un peu en arrière de son père et tire son glaive pour le frapper. On le
voit, et les cris des soldats l'arrêtent. Sévère se retourne, aperçoit le
glaive, ne dit pas une parole, termine ce qu'il avait à faire, rentre dans sa
tente, y appelle son fils avec Castor, son affranchi de confiance, et
Papinien, son préfet du prétoire. Il reproche froidement à son fils le parricide
qu'il a voulu commettre, en face, dit-il, de nos soldats, de nos alliés, de nos ennemis. Puis
il ajoute : Si tu veux me tuer, tue-moi ici. J'ai
assez vécu ; je ne suis plus qu'un infirme et un vieillard. Si tu n'oses me
tuer de ta propre main, voilà le préfet Papinien ; commande-lui de me donner
la mort ; tu es empereur, il t'obéira. Marc-Antonin demeure consterné
et Sévère borne là son châtiment. Ce récit n'est guère admissible ; Sévère, ajoute Dion, reprochait
à Marc-Aurèle d'avoir laissé vivre Commode, et cependant Commode n'était
point parricide. Que, malgré cette manière de penser, Sévère n'ait pas
fait périr un fils pire que Commode, cela se comprend assez ; mais qu'après
une semblable tentative, il l'eût laissé Auguste, revêtu de tous les titres
impériaux, chef après lui de l'armée, empereur futur et, on pouvait le
prévoir avec certitude, futur meurtrier de son malheureux frère ; que le
parricide ne lui eût point fait présager le fratricide ; que Sévère se fût
contenté de menacer et n'eût pas essayé seulement un effort pour préserver la
vie du malheureux Geta : cela ne se comprendrait pas. Au contraire, les derniers jours de Sévère sont ceux d'un homme ulcéré, attristé, effrayé, mais qui veut cependant ne pas désespérer de l'avenir de sa famille. Avant de mourir, il voit sa victoire si récente prête à lui échapper (211). Ou trop indépendants, ou trop durement traités, ses sujets bretons se révoltent. Sévère ordonne une dévastation générale du pays, une extermination générale de la race, en se servant de ces vers d'un poète grec : Que nul être vivant n'échappe à
ta colère, Même l'enfant caché dans le sein de sa mère. Ces violences ne font qu'accroître la révolte ; les Calédoniens se joignent aux Méates ; tout ce que Sévère a conquis va être perdu. Au milieu des préparatifs d'une nouvelle campagne. l'Empereur âgé de soixante-cinq ans, infirme, fatigué par les labeurs de cette expédition lointaine, tombe malade. Il y avait de mauvais présages ; (mais quel événement de cette époque ne fut pas présagé ?) ; Sévère avait rêvé, disait-on, qu'un génie le portait au ciel et qu'avant d'y monter il comptait jusqu'au nombre soixante-neuf qui aurait été celui de ses années[29]. A son retour après une victoire, disait-on encore, un soldat éthiopien s'était montré à lui, couronné non de lauriers, mais de cyprès ; et quand il avait voulu sacrifier, on ne lui avait amené que des victimes noires. Mais de tous les présages, le plus sinistre était le visage farouche de Marc-Antonin, son fils, commandant l'armée depuis la maladie de son père et ne se résignant pas à jamais quitter le commandement. Les historiens ne se font pas faute de dire, l'un qu'Antonin passa pour avoir aggravé la maladie de son père ; l'autre en termes plus explicites, qu'il voulut circonvenir les médecins et les serviteurs de Sévère, pour qu'ils hâtassent la fin du vieillard, et que plus tard il se vengea de leur refus. Il n'y a là rien d'invraisemblable chez celui qui devait un jour s'appeler Caracalla. Sévère se mourait donc, dit un de ces historiens, plus encore de douleur que de maladie. Geta était accouru près de lui. Le mourant essaya cette fois encore un rapprochement entre les deux frères. Remprunta les paroles de Salluste et fit lire à Caracalla la harangue célèbre de Micipsa à ses fils pour les engager à l'union. A d'autres époques déjà, il leur avait parlé de la puissance et de la richesse qu'il avait su donner à son Empire, de son armée (probablement son armée d'Italie) portée au quadruple, de Rome maintenue par une force militaire qu'elle n'avait jamais vue, de ses revenus abondants, de ses trésors déposés dans tous les temples : Tout cela, ajoutait-il, subsistera si vous êtes unis, tout cela périra si vous n'êtes point d'accord. Cette dernière fois il résuma la même pensée par ce triste mot que j'ai déjà cité. Soyez unis, enrichissez les soldats, et méprisez tout le reste. Mais l'amertume lui revenait bientôt au cœur et il répétait cette autre parole : J'ai été tout, et il ne me sert de rien[30]. Un écrivain des derniers temps de l'Empire[31] prétend même que, las de souffrir, il voulut hâter sa fin, demanda du poison, et comme on le lui refusait, se jeta avidement sur une nourriture qu'il savait son estomac incapable de supporter. Au dernier instant, il semble qu'il ait voulu se faire illusion, jusqu'à comparer son sort à celui d'Antonin le Pieux, qui avait laissé comme lui deux Antonins ses successeurs à l'Empire : Et encore, disait-il, les fils d'Antonin n'étaient que des fils adoptifs ; les miens sont mes fils véritables. — Triste avantage que d'être le père véritable de Caracalla, plutôt que le père adoptif de Marc-Aurèle ! — J'ai trouvé, disait-il encore, la république troublée partout ; je la laisse pacifiée partout, même en Bretagne. Goutteux et âgé, je laisse à mes deux Antonins l'empire solide pour peu qu'ils soient bons, bien exposé s'ils sont mauvais. Lorsqu'ensuite un tribun vint lui demander le mot d'ordre, il répondit : Soyons actifs (laboremus), comme Pertinax avait dit : Soyons soldats (militemus). Il se fit apporter l'urne qu'il avait lui-même fait préparer pour ses funérailles. Il la contempla : Tu contiendras, dit-il, celui que le monde ne pouvait contenir[32]. Il pensa enfin à une petite statue de la Fortune qui était comme un emblème et un emblème trop véritable de la dignité impériale et que l'Empereur gardait toujours dans sa chambre. Il avait eu jadis le projet d'en faire faire une seconde toute pareille pour marquer l'égalité entre ses deux fils. Mais, le temps manquant, il ordonna qu'elle fût un jour chez l'un, un jour chez l'autre. Après ce soin bien futile (mais de quoi peut s'occuper un mourant qui ne sait pas s'il a une âme ?) il expira. Septime Sévère ne doit pas être confondu avec le vulgaire des Empereurs romains. Cet Africain devint un dieu pour l'Afrique fière d'avoir donné à Rome un de ses maîtres les plus puissants[33]. Et Rome, elle aussi, lui garda une grande part de cette vénération que les peuples accordent parfois au génie, plus souvent à la force, rarement à la vertu. Sévère a régné dix-huit ans, ce qui est un long règne pour un César ; il est mort dans son lit, ce qui est arrivé à bien peu de Césars. Et surtout, il a été, parmi ces princes, du petit nombre de ceux qui ont eu une politique. Si l'on ne tient pas compte du règne insensé de Commode, on peut dire que Sévère a succédé aux Antonins comme Tibère a succédé à Auguste, c'est-à-dire en changeant les bases du pouvoir, en lui donnant des bases nouvelles qui ont duré longtemps après lui, en substituant la force à la clémence, la méfiance contre le Sénat aux égards envers le Sénat, la haine de toute liberté à une certaine liberté de fait, sinon de droit. Maintenant, à cette politique de Sévère, à cet abandon de la politique antonine, à ce gouvernement par l'armée et par la force, qu'avait-on gagné ? Ce qu'avaient gagné Sévère et sa famille, je viens de le dire ; un gouvernement qui, pour être puissant et inattaqué, n'avait pourtant pas été paisible, le règne d'un favori arrogant et tyrannique, beaucoup de rigueurs inutiles exercées ou par lui ou par d'autres, un effroyable dissentiment dans le sein de la famille impériale, des tentatives ou au moins des craintes de parricide, la certitude d'une abominable lutte entre les deux frères, dès le jour où Sévère serait mort. Ce que Sévère y gagnait encore, c'est de voir l'armée, ce
grand instrument de sa politique, prête à lui échapper, et, en la faisant
puissante, de l'avoir faite indisciplinée. Quand on fait le soldat
prépondérant dans l'État, on le fait mauvais soldat. Quand on s'appuie sur
l'armée seule, on n'est plus maître de l'armée. Sévère lui-même put s'en
apercevoir et ses successeurs l'éprouvèrent bien plus encore. Voici ce qu'il
écrivait à un commandant dans les Gaules : Il est
déplorable que nous ne puissions pas égaler la discipline des ennemis que
nous avons vaincus, Tes soldats errent çà et là ; tes tribuns se baignent dès
midi ; pour salles à manger, ils ont des cabarets ; pour chambres à coucher,
des lieux de débauche ; ils dansent, ils boivent, ils chantent.... S'il y avait en nous une seule étincelle de l'ancienne
discipline, en serait-il ainsi ?.... Apprends
de Niger, que le soldat ne craint pas ses chefs, tribuns et généraux, quand
ses chefs ne sont pas irréprochables[34]. L'empereur
Sévère, citant Niger son rival, l'homme du parti militaire citant l'homme du
parti populaire et le cita nt à ses soldats qu'il a faits riches et
puissants, mais qu'il a faits mauvais soldats, c'est une grande leçon. Voyons maintenant ce qu'avaient gagné Rome et le monde. Ils y avaient gagné le retour de cette décadence que les Antonins avaient du moins suspendue. Le règne des Antonins avait été comme celui d'Auguste un temps d'arrêt ; la décadence, soit matérielle soit morale, recommence son cours dès le moment où, comme Tibère après Auguste, Septime Sévère après les Antonins organise la tyrannie. Nous avons de cette décadence matérielle une preuve de fait qu'il n'est pas inutile de rappeler ici. La diminution de vie et de liberté dans les provinces, l'assujettissement plus complet de l'Italie à la force militaire auraient dû faire refluer la population vers Rome, qui, elle du moins, à défaut de liberté, avait les splendeurs du palais impérial, la magnificence des spectacles, la vie oisive, les distributions gratuites. C'est ce qui s'est vu pour Paris depuis le temps du cardinal de Richelieu et de Louis XIV. Sous Sévère au contraire, la population de Rome a diminué. Nous l'avons estimée au temps d'Auguste à un million d'hommes environ, et le nombre de ceux qui prenaient part aux largesses impériales est fixé pour les temps de Trajan et de Marc-Aurèle à trois cent mille. Sous Sévère, ainsi que nous pouvons l'apprécier par le chiffre des approvisionnements et par celui des distributions d'argent que nous avons donné plus haut, la population totale est de cinq cent mille hommes au plus, la population qui prend part aux distributions publiques, de cent quarante mille[35]. La décadence morale s'ajoutait à la décadence matérielle. Sévère s'attachait à la combattre avec un rigorisme de législateur plus sérieux et moins évidemment inutile que n'avait été le zèle hypocrite de Tibère. Mais, tout en la combattant dans ses lois, ne l'aidait-il pas d'une autre façon lorsqu'il encourageait la passion des spectacles, ce grand symptôme et ce grand agent de la décadence romaine ? — Il défendit, il est vrai, aux femmes de paraître dans l'amphithéâtre comme déjà plusieurs fois on le leur avait défendu. Mais ce fut à la suite d'un combat entre femmes que lui-même avait permis, et lorsque ces malheureuses, esclaves ou condamnées, dont la multitude remplissait l'amphithéâtre, après s'être mutuellement déchirées avec fureur, se tournèrent toutes à la fois en face de leurs spectateurs et hurlèrent contre ces opulentes matrones qui riaient de leurs blessures, des cris de malédiction et de désespoir. — Il est vrai encore, Sévère voulut réprimer l'adultère. On sait combien la morale et la loi romaines étaient rigoureuses pour l'épouse infidèle. Mais quand Sévère prétendit renouveler et aggraver la rigueur de la loi, quand il alla dans sa sévérité jusqu'à traiter d'adultère l'infidélité d'une fiancée, qu'arriva-t-il ? Il recula bientôt devant le nombre des coupables. Dion, pendant son consulat, ne trouva pas moins de trois mille accusations de ce genre, inscrites sur les registres de la ville de Rome. Les accusateurs mêmes s'effrayèrent d'être si nombreux ; la plupart n'osèrent continuer à poursuivre des criminels que leur multitude protégeait, et Sévère ne persista pas dans une voie de rigueur contre laquelle la mollesse des mœurs se révoltait. D'ailleurs l'adultère n'était-il pas même dans le palais, et le prince osait-il sévir contre Julia ? Celle-ci du reste reçut d'une femme calédonienne une réponse qui témoigne combien le désordre des matrones romaines était fréquent et avéré. Quand la paix eut été faite avec ces barbares, l'impératrice s'entretenait avec la femme du chef sauvage Argentocoxe (Cuisse d'argent) et lui reprochait cette promiscuité qui souillait les familles de la Grande-Bretagne. Quoi donc, répondit hardiment son interlocutrice, ne valons-nous pas mieux que vous, Romaines ? Nous prenons pour amants les plus braves de notre race et nous ne craignons pas de l'avouer ; vous, honteusement et furtivement, vous appartenez aux plus vils de votre pays. Un signe de la décadence morale, et en même temps une des causes de la décadence matérielle, est à cette époque le progrès du luxe. L'Empire s'appauvrit, la population de Rome diminue, la population des provinces diminue à son tour, puisqu'il a déjà fallu et qu'il faudra encore demander aux barbares des soldats et jusqu'à des laboureurs. Et néanmoins, comme pour hâter cet appauvrissement de Rome et de l'Empire, les recherches, les extravagances, les monstruosités du luxe, redoublent chez le petit nombre de ceux qui sont en possession de la richesse. Les auteurs chrétiens de ce temps-là ne sont certes pas de leur nature plus satiriques que ne l'était Juvénal, une centaine d'années avant eux ; et cependant ils révèlent des traits de mœurs et des perfectionnements de somptuosité insensée que Juvénal n'eût pas manqué de signaler s'ils eussent existé de son temps. L'or et l'argent manquent pour la fabrication des monnaies, et le titre en diminue à chaque règne ; mais ni l'or, ni l'argent, ni les pierreries, ni les perles, ni les diamants ne manquent aux vingt mille sénateurs, sénatrices, affranchis ou affranchies de César, serviteurs et servantes du palais, qui exploitent l'indigence du monde romain. Les sièges où ils s'assoient sont en argent, leurs lits sont en argent incrusté d'ivoire, les portes de leurs chambres sont en marqueterie d'écaille et d'argent ; ils boivent et mangent dans le cristal ciselé, dans l'argent et dans l'or ; et encore s'ils ne faisaient qu'y manger[36] ! L'oreiller sur lequel ils s'endorment si toutefois ils peuvent y dormir, la couverture qui abrite leurs membres, sont de pourpre et d'autres tissus précieux entremêlés d'or et d'argent. L'art de teindre les tissus a été porté aux plus subtiles et aux plus coûteuses recherches ; les vêtements des femmes sont de la soie la plus riche — bien que la livre de soie se paye par une livre d'or[37] — teinte de pourpre, variée de couleurs infinies, représentant des fleurs, des animaux, des poissons, un monde tout entier[38]. Leurs chaussures sont ornées d'or et de pierres précieuses, les clous qui attachent les semelles sont sculptés et impriment sur le sol le cachet de leurs impudentes amours[39]. Leurs bras, leurs mains, leur cou, leur poitrine, sont, non pas ornés, mais garrottés dans l'or, l'argent, les diamants, les pierreries[40]. On vendrait votre personne, leur dit Clément d'Alexandrie, on n'en trouverait pas mille drachmes (1.000 fr.) ; mais, pour vendre votre toilette ce qu'elle a coûté, il faudrait en trouver mille talents (6 millions). Quoi qu'on puisse dire pour justifier le luxe, j'ai peine à comprendre ce que gagnait le monde en dignité ou en richesse, parce que sur la table de l'Africain Plautianus des huîtres d'Abydos figuraient à côté d'un oiseau da Phase ou d'un paon de Médie ; parce que sa maîtresse ne sortait pas sans avoir huit grands Gaulois pour porter sa litière sur leurs épaules afin que de ce trône ambulant, elle vît au dessous d'elle le peuple romain. Oui, tout s'affaiblissait, les corps et les âmes. Un amollissement général est le caractère de ce temps. A l'amphithéâtre, il est vrai, pour voir couler le sang des gladiateurs, on est énergique, on est homme, on est Romain, on se fait gloire de ces jeux virils, dit-on, qui habituent la jeunesse à la guerre, au sang, à la mort ; il est vrai encore, par un nouveau progrès de la férocité publique, je l'ai dit plus haut, on a livré l'homme libre au tortureur ; les mœurs ne s'adoucissent pas, tant s'en faut. Mais, ce qui est bien différent, elles s'amollissent. La femme se fait homme, mais l'homme se fait femme, De hardies matrones jouent à la vie virile, dépouillent, je ne dirai pas toutes les faiblesses, mais toutes les timidités de leur sexe, descendent sur l'arène pour y faire le métier de gladiateurs. D'autres se font une cour et un cortège, étrange cour, honteux cortège, composé de toutes les bizarreries et de toutes les monstruosités de la nature, eunuques, nains, êtres difformes qu'on appelle thersites, danseurs, sauteurs, bouffons obscènes, gens dépravés de tout nom et de toute race, auxquels elles commandent et par qui elles se font servir ; elles les mènent de pair avec leurs singes, leurs perroquets et leurs oiseaux. Elles traînent après elles dans leurs voyages des salles de bains portatives, voilées, mais transparentes[41], dans lesquelles, entourées d'un mobilier d'argent et d'une vaisselle d'or, tout en se baignant, elles mangent, boivent, s'enivrent. Elles étalent ainsi leur richesse, leurs fanfaronnades, leur insolence, elles reprochent aux hommes de n'être plus hommes et de se laisser vaincre par des femmes. Pendant ce temps que fait l'homme[42], le Romain, le patricien ? Que fait-il ? Il devient femme. Il trouve des boutiques, où, à grand prix, on racle son corps, on épile sa peau, on l'enduit d'un onguent qui en fait disparaître la dureté ; d'autres où on relève ses cheveux à la façon des femmes, où on les attache, comme ceux des femmes, avec des bande-tettes flottantes. On le revêt d'une longue robe de soie presque transparente, à manches et sans ceinture, et qui tombe jusqu'aux talons. On ajoute, Malgré la loi qui le défend, des franges d'or à sa robe, et on met des ornements d'or à son cou. On parfume sa tête, son corps, son vêtement de tous les parfums que l'Inde et l'Arabie peuvent fournir. On poudre et on peint sa peau. Si les cheveux blanchissent, on les teint ; s'il n'en a plus assez, on les remplace par ceux d'autrui. Puis on lui met à la bouche un peu de gomme de lentisque (mastiche)[43] qu'il mâche entre ses dents pour occuper son indolence et se dispenser de parler. Et alors, il plus qu'à chercher l'ombre, le frais, le repos. Ne lui parlez pas-de la milice, du voyage, de l'équitation, de la chasse ; ces soins ou ces plaisirs étaient ceux d'une époque barbare. Il va en litière, ou, si par hasard il promène par les rues ses pas nonchalants, pour peu qu'il rencontre un terrain montant et inégal, il se fait porter par ses esclaves[44]. St Paul, et après lui, Clément d'Alexandrie, témoin sous le règne de Sévère des nouveaux progrès de la corruption, usant tous deux de la franchise de langage qui alors était permise à l'apostolat, peignent, en des terres autrement énergiques et par des traits autrement hideux, cette prétendue virilité du sexe faible et cette effémination du sexe viril[45]. Il semble du reste que lorsqu'une société est en déclin, elle s'attache précisément à tout ce qui peut hâter sa ruine, et ne manque jamais d'inventer quelque procédé propre à affaiblir à la fois les corps, les âmes, les intelligences. Les Chinois et les Turcs dans leur décadence ont rencontré l'opium et le haschich. L'Europe moderne a trouvé les spiritueux avec lesquels elle amortit ce qu'il y aurait sans doute de trop énergique dans la santé, l'intelligence, le caractère de ses populations. Le même office, quoique l'action physique fût toute différente, était rempli auprès des sociétés gréco-romaines par le bain tel qu'elles le pratiquaient, le bain quotidien, le bain luxueux, raffiné, recherché : admirable invention pour énerver les corps, amollir les âmes, dépraver les mœurs. Pour un Romain de condition libre et jouissant d'un peu d'aisance, le bain était devenu nécessaire autant que le repas ; quand, pour cause de religion ou de maladie, on supprimait le repas ; alors seulement on supprimait le bain ; mais, quand le dieu apaisé ou là santé revenue permettait le souper, il fallait qu'il permît aussi le bain[46]. On était ainsi soumis à cette quotidienne et tyrannique nécessité du gymnase pour acquérir l'appétit, du bain pour reposer du gymnase et pour préparer au repas, du repas pour couronner le tout ; c'était pour l'homme qui a déjà tant d'habitudes et tant d'esclavages, une habitude et un esclavage de plus ; par conséquent une chance de plus de maladie si cette habitude était rompue, d'énervation si elle durait. Les Romains de l'Empire n'avaient pas plus la santé de leurs aïeux qu'ils n'en avaient le courage[47]. En outre, quelle triste condition morale ! Le gymnase était un lieu de réunion, où les exercices, pour ne pas être trop ennuyeux, devaient se varier à l'infini ; on était rarement moins de deux heures au gymnase. Le bain à son tour avait mille variétés, mille recherches ; comment ne pas chercher à varier une occupation qui se répète tous les jours ! C'étaient donc encore de longues heures consacrées à l'embellissement de sa peau et à l'énervation de son être. Après cela, comment le souper si chèrement gagné n'eût-il pas été long ? On peut donc calculer (si l'on ajoute à cela le sommeil de la nuit et la sieste de midi), qu'un Romain consciencieux et réglé dans ses habitudes donnait chaque jour quinze ou seize heures au soin de sa personne corporelle, soin dont la personne corporelle se trouvait assez mal et dont la personne morale ne pouvait se trouver que fort mal. Demandez-vous ce que pouvaient être ces recherches de sensualité sans nombre et sans fin, cette délicatesse excessive des sens et des nerfs, cette recherche de fines et imperceptibles voluptés corporelles que le bain s'étudiait à produire ; et vous rougirez de penser que des âmes humaines, des âmes faites à l'image de Dieu, vivaient ainsi dans le culte et l'adoration de leur propre corps ; et vous vous étonnerez qu'il pût rester, au milieu d'une telle vie, tant soit peu de dignité, de vertu, d'énergie. Les anciens du reste avaient bien conscience de la gravité du fléau qu'ils subissaient. Ne nous étonnons pas de voir les moralistes, les poètes, les philosophes, se plaindre du luxe des bains plus encore que du luxe des tables, énumérer les maisons de bains à côté des maisons de jeu et des maisons de débauche, mépriser l'alipta comme ils méprisent le leno, le gladiateur et l'histrion, traiter le bain comme un vice ainsi qu'aujourd'hui on pourrait le faire pour l'absinthe[48]. Quand un général de ce siècle-là veut discipliner son armée, il éloigne du camp les histrions, les courtisanes et les bains ; quand un père veille sur les mœurs de son fils, il prend garde au bain comme au spectacle. Ces généraux, ces pères de famille, ces moralistes, savaient très-bien ce qu'ils disaient et ce qu'ils faisaient, quoique souvent ils pratiquassent eux-mêmes ce qu'ils interdisaient à leurs soldats, à leurs enfants, à leurs disciples. Or, cette passion effrénée du bain était en progrès autant que la chose publique était en décadence. Rome, en ses siècles de gloire, avait vu une honte et une source de désordres dans la seule nudité des hommes vis-à-vis des hommes[49] ; et au contraire, dans la Rome nouvelle, s'introduisait l'horrible usage des bains communs entre les deux sexes[50]. Hadrien et Marc-Aurèle le réprimèrent[51] ; mais après eux, il revint triomphant, et Clément d'Alexandrie, contemporain de Sévère, en parle comme s'il était public et universel[52]. Rome, au siècle de ses héros, trouvait à peine le temps de se baigner mie fois en neuf jours[53] ; Rome, au siècle des Césars, se baigna une fois et plus souvent encore deux fois par jour. C'était déjà trop ; mais bientôt ce ne fut plus assez. Les estomacs habitués à se préparer au repas par le bain ; demandèrent un bain avant (et quelquefois après) chaque repas. Au temps de Tibère et de Claude, l'illustre grammairien Rhemmius Palémon, à beaucoup d'autres vices joignait un goût du luxe tel qu'il se baignait plusieurs fois le jour[54]. Sévère lui-même, d'esprit et d'habitudes sérieuses, se baignait deux fois par jour et Commode jusqu'à sept ou huit fois[55]. plus tard l'empereur Gordien se baigna quatre ou cinq fois eu été, deux fois eu hiver[56]. Que de temps, que de trésors, que d'études, que de labeurs de la main humaine on dépensait pour s'énerver[57] ! La puissance publique ne pouvait tua/agiter de coopérer à cette décadence. Le pouvoir despotique est propice aux vices de son siècle. En Russie, il encourage l'usage des spiritueux et fait la guerre aux sociétés de tempérance. A Rome, les empereurs bâtissaient des thermes pour les désœuvrés et les voluptueux, à titre de largesse publique, comme dans les temps chrétiens ou a bâti des hospices pour les vieillards et des hôpitaux pour les malades. Ces thermes, devenus des monuments et dont nous voyons encore les gigantesques ruines, datent tous de l'Empire. Agrippa construisit les premiers sur une surface de 1000 pieds sur 300 ; et son Panthéon, temple de tous les dieux, ne fut qu'une dépendance de ses thermes, asile de tous les voluptueux. Bientôt les thermes d'Agrippa ne suffirent plus. A quelques toises de distance, Néron en ajouta d'autres sur un espace qu'on estime de 700 pieds sur NO. Titus vint ensuite, et pour effacer à la fois la popularité de Néron et ses magnificences, sur le palais ruiné de celui-ci, il dédia aux voluptés du peuple romain un sanctuaire nouveau, long de BOO pieds, large de 800. Trajan, à côté des thermes de Titus, à sou tour bâtit les siens. Pendant la période antonine, pet âge d'or de l'Empire, Reine, paisible, prospère, riche encore, se contenta de ces quatre immenses édifices voués à la sensualité publique. Mais ce ne fut plus assez pour la gloire du siècle de Commode ; le fils de Marc-Aurèle donna lui aussi des thermes nouveaux à son peuple bien-aimé[58]. Sévère vint et en ajouta d'autres[59]. Caracalla, un jour, devait surpasser son père, et aux derniers temps de l'Empire, Dioclétien, qui ne fut jamais à Rome qu'en passant, devait surpasser Caracalla. Caracalla donna aux siens 1100 pieds dans tous les sens ; Dioclétien 1200 pieds sur 1300[60]. On connaît cette exclamation de l'asiatique Ammien Marcellin : Leurs baignoires sont des provinces ![61] Ainsi, à mesure que l'Empire s'affaiblissait, que Rome perdait de son énergie, de sa puissance, de sa richesse, de sa sécurité, de sa population, le luxe et la sensualité prenaient plus de place dans son sein, consumaient plus de trésors, dépensaient pour leur service plus de journées de travail, plus de souffrances, plus de vies humaines. La Rome républicaine, maîtresse du monde, n'avait eu que son étroite piscine publique creusée par un Appius, sans toit, sans voûtes de marbre, sans aucune recherche et sans aucun ornement. La Rome d'Auguste, riche, puissante, habitée par un million d'hommes, s'était elle-même contentée des 300.000 pieds carrés de bains publics, qu'Agrippa lui avait offerts. Mais pour la Rome de Dioclétien déjà désertée par ses empereurs, affaiblie, appauvrie, habitée par 500.000 hommes tout au plus, sept ou huit millions de pieds carrés de bains publics n'étaient pas encore suffisants[62]. Voilà quel était ce mouvement de décadence, que le règne des Antonins avait momentanément suspendu ; qui avait commencé à se faire sentir de nouveau sous le règne de Marc-Aurèle ; que Commode, avec l'imprévoyance et l'égoïsme des mauvais princes, n'avait pas manqué d'activer ; que Sévère, avec son esprit pénétrant et ferme, n'avait pas eu peine à discerner et que peut-être il avait cru enrayer, mais que son despotisme militaire avait au contraire rendu plus puissant. L'avenir nous fera voir ce que pouvait produire pour la famille de Sévère, pour ses successeurs, pour les peuples enfin, cette union de l'autocratie impériale la plus complète avec la suprématie militaire la plus absolue. Il y a ici une leçon instructive, et une leçon que nous verrons plus frappante d'époque en époque, pour servir de réponse aux panégyristes modernes de l'Empire romain. Notre siècle est par moments monarchique jusqu'à l'emportement. Nous avons vu se produire parfois l'idée que l'humanité ne peut rien faire d'utile ni de bon, si elle n'est, je ne dirai pas commandée, mais absorbée par une seule volonté. Dans leur humilité plus que chrétienne, les peuples se laissent enseigner par de prétendus docteurs qu'ils ne peuvent être trop en tutelle ; qu'à l'inverse de l'enfant qui, à mesure qu'il grandit, marche vers une émancipation plus complète, l'humanité, à mesure qu'elle progresse (il faut bien ici parler la langue de cette école), a plus besoin d'être gouvernée. En un mot, que le maître s'appelle César ou qu'il s'appelle peuple (ce qui est bien pis), peu importe. Il y a toujours un maître, et, devant ce maitre, l'individu n'est rien. Toutes les doctrines modernes aboutissent au despotisme. On vient de voir sous le règne de Sévère, et surtout on verra pendant les règnes qui suivront le sien ce que l'humanité a gagné à être de plus en plus gouvernée. Le temps de Sévère est le point de départ d'une époque nouvelle. Comme Auguste et Tibère avaient fondé le Césarisme du premier siècle, comme Nerva et Trajan avaient donné naissance au régime honnête et modéré du second siècle, Sévère à son tour fonda le Césarisme exclusivement militaire du troisième siècle. Il le fonda, non sans une certaine prévoyance, une certaine intelligence et même une certaine modération. On verra cependant quels ont été les fruits de ce Césarisme renouvelé, pour la paix du monde, pour le salut des nations, pour la félicité même des empereurs. |
[1] Dion, LXXVI, 10.
[2]
A l'angle sud du Palatin, en face de S. Grégoire. Voyez Spartien, in Severo, 19, in Geta 17.
C'est l'édifice appelé Septizonium Severi, parce qu'il avait, selon les uns, sept façades, selon les autres sept étages. J'incline pour ce dernier avis, quoique peu conforme aux règles de l'architecture, à cause d'un autre Septizonium qui existait à Rome sur le mont Esquilin. Les marbres du mont Palatin (frag. XLIII et LI, Cannia) nous donnent le plan de l'un et de l'autre, et ces deux plans n'ont aucune analogie. La ressemblance qu'indique l'identité du nom tiendrait donc seulement au nombre des étages.
Ce qui restait du Septizonium de Sévère a été détruit sous Sixte-Quint. Mais on en a conservé le dessin et quelques fragments de l'inscription qui courait sur la frise. Elle contenait les titres de Sévère, et de plus ces mots évidemment applicables à Caracalla C. TRIB. POT. V. COS, (qui donnent la date 202), et à la suite, ceux-ci qui ont été récrits sans aucun doute à une époque postérieure à la place du nom de Geta effacé : FORTVNATISSIMVS NOBILISSIMVS QVE. Des fouilles faites en 1829 ont fait reconnaître la base du piédestal d'une statue colossale placée en avant du Septizonium. Canina, Roma antica.
[3] L'incendie était de l'an 80. Une inscription sur l'architrave, (place actuelle de la Pescaria), donne la date de 203 pour la reconstruction.
[4] L'inscription subsiste encore comme chacun sait, se référant à l'an 203, au nom de Sévère et d'Antonin qui PANTHEVM VETVSTATE CORRVPTVM CVM OMNI CVLTV RESTITVERVNT.
[5] Les autres sont : arc de Janus dans la région Transtibérine, près de la porte Septiminane (édifiée aussi par Septime Sévère) et des jardins dits de Geta appartenant à sa famille et où on a trouvé un buste de Septime Sévère (Spartien, 19). — Arc du Vélabre, encore subsistant, dédié à Sévère Antonin, à Geta (ce dernier nom effacé et remplacé par un redoublement d'épithètes honorifiques pour Caracalla), à Julie, mère d'Auguste, des camps et du Sénat, par les argentiers et marchands de bestiaux, dévoués à leur divinité (204). — Et enfin Nibby croit pouvoir attribuer au temps de Septime Sévère, un autre monument appelé aujourd'hui Janus quadrifrons, au Vélabre, et qui a aussi la forme des arcs de triomphe.
[6] Là comme ailleurs, les noms et les titres de Geta ont été effacés pour être remplacés par les mots : Optimis fortissimisque principibus. Année 203.
[7] Dion LXXVI, I. Cinq mille myriades de drachmes, (ou deniers romains) équivalent à 2 millions d'aurei (l'aureus était de vingt-cinq deniers ; on peut l'estimer pour cette époque à 17 francs).
[8] Septem annorum canonem ita ut qnotidiana septuagena quinque millia modiorum expendi possunt. Spartien.
[9] Spartien, in Severo, circa finem.
[10] Dion, LXXVI, 1.
[11] Voyez Hérodien III. 8, et les monnaies de Sévère qui portent Secularia festa Felicitas seculi. Les dissentiments entre chronologistes multipliaient les fêtes séculaires. Suivant la chronologie de Varron qui est celle que les modernes ont adoptée, Antonin et Philippe eurent leur fête en 147 et 247. Mais, s'attachant à d'autres calculs, Auguste eut la sienne en 14 avant Jésus-Christ, Domitien en 88 après Jésus-Christ, Sévère en 204. Remarquez qu'Hérodien compte ces fêtes comme revenant au bout, non de cent ans, mais de trois générations. Zosime les compte de 110 ans ; il omet celle de Philippe et la dernière, selon lui, est celle de Septime Sévère, qui, pour le malheur de Rome, dit-il, n'a pas été renouvelée comme elle aurait dû l'être en 314 (ou plutôt 314) Zosime II, 7.
[12] LXXVI, Cap. ult.
[13] Spartien.
[14] Sans avoir pris le titre de dieu, on voit qu'il se le laisse donner ou laisse au moins déifier ce qui le touchait comme ce fut d'usage officiel sous Dioclétien et depuis. Ainsi un gouverneur notifiant un rescrit impérial dit les lettres divines. Inscription de la colonie des Tyrani en Mésie (Henzen, 6429).
[15] Voyez les actes des martyrs S. Pionius, S. Cyprien et d'antres. Digest. 13 de publicis judiciis (XLVIII, 1) ; 153, de pœnis (XLVIII, 13) ; 3. De accusationib. (IX, 2).
[16] Dion Cassius LII, 33 ; LIII, 21 ; LV, 27 ; LVII, 7, LX, 4, Pline, Ép. IV. 22. VI, 31. Spartien, in Hadrian, 8, 18, 22. Capitolin, in Antonin, 12, Dig. 17, de jure patron. (XXXVII, 14). 30 pr. de excusationib. (XXVII, 1). Hérodien, VI, 1.
[17] Ainsi Papinien sous Sévère et Caracalla. Dion LXXVI, 10, 14. — Paul et Ulpien, sous Alexandre Sévère. Spartien, in Nigro, 7. Lampride, in Alexand., 26.
[18] Sur l'autorité législative et judiciaire des rescrits et édits du prince, V. Gaius, Instit., I, 5, et Digeste 1. de Constitut. princip. (I, 4).
[19] Hérodien, III.
[20] Dion, LXXV, 14.
[21] LXXV, 14.
[22] Dion, LXXVI, 3. Il fait Saturninus centurion et non tribun comme le fait Hérodien.
[23] Les chroniques d'Alexandrie indique la mort de Plautianus au 22 janvier 203. Il me parait difficile de ne pas la mettre quelques années plus tard. Nous voyons que la mort de Geta, frère de Sévère, a dû précéder de quelque temps la chute de Plautianus et cependant Geta avait revêtu le consulat le 1er janvier 203. De plus Caracalla, quel que soit le récit que l'on adopte, joue un rôle trop important pour qu'on puisse l'attribuer a un enfant de quinze ans. Caracalla était né en 188.
[24] Je ne souhaite qu'une seule chose, avait dit Servianus, c'est qu'Hadrien soit réduit à désirer la mort et ne puisse l'obtenir. Dion LXIX, 17.
[25] Sur ce règne des trois Augustes, V. Tertullien cité plus haut (De pallio), les monnaies et inscriptions portant GETA AVG. ou le signe AVGGG (les trois Augustes). Malgré le soin extrême que mit plus tard Caracalla à effacer partout le nom de son frère nous lisons : LEG (atus) AVGGG. Orelli 925, Julie MATER AVGG. (Henzen. 6946).
[26] Dion, LXXVI, 12.
[27] Spartien, in Severo, 18, 22. Eutrope (VIII, 19) et Victor (Épitomé XX, 4) ne lui donnent que trente-deux milles de long ; mais cette mesure est inadmissible. V. du reste Orose, VII, 17, Hérodien, II, 48, Bède, I, 5, Cassiodore. Ce mur et son fossé allaient du golfe de Forth à celui de Clyde. Ses restes sont encore désignés sons le nom de Grimes Dyke (grandis fossa).
[28] Spartien.
[29] Sexaginta (et non octoginta) novem numeros explicuisse, ultra qnos annos ne ullum quidam vixit. Spartien. Cependant, d'après Spartien lui-même et d'après Dion, Sévère, né en avril 145 ou 146, est mort en février 211, c'est-à-dire dans sa soixante-cinquième ou soixante-sixième année.
[30] Omnia fui et nihil expedit. Spartien... Cuncta fui, conducit nihil. Victor, De Cæsaribus.
[31] Victor, Épitomé.
[32] Dion, LXXVI.
[33] Spartien, in Severo, 42.
[34] Spartien, in Nigro, 75.
[35] Sévère laissa dans les greniers les approvisionnements de Rome en blé pour sept ans, à raison de 75.000 modii par jour (V. Spartien) ; autrement dit, 2,250,009 modii par mois. Or la consommation par tete était de cinq modii par mois. Le chiffre sus-indiqué suppose donc une population de 450.000 hommes.
On peut objecter que le taux de cinq modii, indiqué par les auteurs comme celui de la consommation d'un prisonnier on d'un esclave serait trop élevé pour la moyenne d'une population où il y avait des femmes, des enfants, etc. Mais, comme le chiffre d'un million pour Rome au temps d'Auguste a été calculé par nous sur nue base pareille (Voir Les Césars, tome IV, appendice), il y avait toujours une diminution proportionnelle d'une époque à l'autre.
[36] Clément d'Alex., Pædag., II, 3, (p. 160, 163, éd. Paris).
[37] C'était le prix au temps d'Aurélien, soixante ou soixante-dix ans plus tard. Vopiscus, in Aureliano, 45.
[38] Clément d'Alex., Pædag., II, 9, p. 204. 205.
[39] Clément d'Alex., Pædag., II, 11, p. 205.
[40] Clément d'Alex., Pædag., II, 12, p. 206, 209.
[41] Clément d'Alex., Pædag., III, 4, p. 198.
[42] Clément d'Alex., Pædagog., III, 3, p. 212, éd. Paris. Tout ce chapitre en général, et Tertullien, De cultu fœmina, 11, 8.
[43] Clément d'Alex., Pædag., III, 3, p. 220, II, p. 252.
[44] Clément d'Alex., Pædag., II, p. 451
[45] Clément Alex., Pædag., III, 3, p. 223 et suiv.
[46] V. Tertullien, Ad nationes,
I, 10. Aristide rethor, Sacri sermonæ, etc.
[47] V. le mépris de la reine Bretonne, Boadicée, pour ces Romains qui se baignent dans l'eau chaude, se parfument et (par suite), sont les esclaves d'un joueur de cithare (Néron). Dion Cassius LXII.
[48] V. Sénèque, Ép. 35, 86, 108.
[49] Flagitii principium nudare inter viros corpora. Ennius apud Cicéron, Tusculanes, IV, 33. Depuis que ces bains si parfaits ont été inventés, ceux qui en font usage sont plus souillés, Sénèque, Épître 25.
[50]
Pline, Hist. Nat., XXIII, 3. Martial, III, 87. VII, 34. Sénèque, Ép.
108. Ils sont condamnés par
les Constitutions apostoliques, I, 9.
[51] Spartien, in Hadrian, 18,
Capitolin, in Marco, 23. Lampride, in Alexandro, 24.
[52] Clément Alex., Pædagog., III, 5, p. 232 (éd. Paris) ; Cyprien, De habitu virginum, (éd. Oxon., p. 73).
[53] Sénèque, Ép. 86.
[54] Suétone, De illustribus grammaticis, 23.
[55] Lampride, in Commodo, II.
[56] Capitolin, in Gordiano, 6.
[57] Les bains étaient ouverts principalement de midi jusqu'au soir (Vitruve, V, 10). Plus tard même il fallut qu'un édit de l'Empereur en ordonnât la clôture avant la nuit. Vopiscus, In Tacito, 10.
[58] Eusèbe, Chron. Ad ann. 185. —
Cassiodore, Ad ann. 184.
[59] Eusèbe, Ad ann. 201 — Cassiodore,
Ad ann. 201.
[60] Élagabale construisit aussi des thermæ Varianæ. Alexandre Sévère agrandit les bains de Néron et l'empereur Philippe bâtit aussi des thermes. Enfin, après Dioclétien, Constantin, quoiqu'il ait peu séjourné à Rome, y construisit des thermes qu'on évalue à une longueur de 850 pieds sur 400.
[61] Lavacra in modum provinciarum exstructa, XVI, 10.
[62] Les thermes dont l'étendue nous est connue forment un total de 4.640.000 p. c. Il faudrait y ajouter ceux de Trajan, de Commode, de Septime Sévère, d'Élagabale, d'Alexandre Sévère, de Philippe, et certains bains dits d'Olympias, qu'on n'est pas à même de mesurer. On peut compter la superficie des bains publics dans Rome à cent hectares, ce qui serait environ un septième de la superficie totale. Remarquez qu'aucun de ces thermes ne fut démoli ou supprimé avant le temps des barbares.