LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE II. — SEPTIME SÉVÈRE SEUL EMPEREUR (197-211)

CHAPITRE III. — PERSÉCUTION DE SEPTIME SÉVÈRE.

 

 

Mais le repos dont nous parlions tout à l'heure allait finir. Le progrès de l'Église par la liberté était trop sensible, pour que les passions païennes ne s'éveillassent pas et que par elles l'Église ne rentrât pas dans une autre phase de sa vie : le progrès par la persécution.

Dans l'Afrique en particulier où le christianisme était plus nouveau qu'ailleurs, son rapide accroissement excitait des cris de rage. Les classes élevées de la société en savaient peut-être assez pour soupçonner sa vérité ou du moins se convaincre de son innocence ; leur dévotion païenne d'ailleurs était bien tiède. Du sénat, de l'ordre équestre, du camp, du palais ne sort aucune accusation contre nous ; c'est le peuple qui est notre grand délateur, dit Tertullien[1]. Nous sommes envahis, criait le peuple ; dans la ville, dans les campagnes, dans les villages, dans les îles, partout des chrétiens ; tout âge, tout sexe, toute condition, toute dignité même est atteinte[2]. Le revenu des temples diminue, disaient en gémissant les prêtres des idoles ; personne ne jette plus son aumône dans le tronc sacré. Le peuple de Carthage répétait donc à son tour le cri du peuple de Rome : les chrétiens aux lions ! et cet autre cri qui appelait l'outrage même sur les morts : Plus de cimetières ![3]

Les magistrats allaient-ils obéir à ces clameurs ? La plupart d'entre eux aimaient à capter la faveur populaire[4]. De plus, la persécution n'avait jamais été officiellement suspendue ; elle était négligée, non abrogée : les magistrats pouvaient se croire en droit d'agir, c'est-à-dire de céder. Ils hésitaient pourtant ; ils ne savaient pas ce qu'en penserait Sévère, jusque-là plutôt tolérant pour les chrétiens.

A Vigellius Saturninus, proconsul de la province d'Afrique (régence de Tunis), était réservé de tirer le premier l'épée contre les chrétiens et de donner à la terre libyque ses premiers martyrs. A l'époque de ses assises proconsulaires à Carthage (conventus forensis), six chrétiens de la ville de Scillis[5], trois hommes et trois femmes, furent appelés devant lui et sommés de sacrifier aux dieux : Nous n'avons fait aucun mal, dit Speratus, l'un d'eux, nous n'avons outragé personne ; maltraités par vous, nous ne faisons que rendre grâce ; nous adorons le Seigneur et le Roi véritable. — Nous aussi, dit le proconsul, nous sommes religieux ; mais notre religion est simple ; nous jurons par le génie de l'Empereur notre seigneur, nous prions pour son salut, ce que vous auriez dû faire comme nous. Speratus répondit : Si tu veux m'écouter paisiblement, je te dirai quelle est aussi la simplicité de notre foi. — Si tu veux médire de nos sacrifices, répondit le proconsul, je ne t'écouterai pas ; jure par le génie de notre roi. — Je ne connais pas le génie de l'Empereur ; je paye tribut à l'Empereur parce que je le reconnais pour mon maître ; mais j'adore mon Seigneur, Roi des rois et Seigneur de toutes les nations. — Le proconsul interpella les autres ; Cythius répondit : Nous ne craignons au monde que le Seigneur notre Dieu, qui est dans le ciel. — Sur quoi le proconsul : Qu'ils soient jetés en prison et mis dans les entraves pour être ramenés demain.

Le lendemain les femmes comparurent d'abord seules : Honorez, leur dit-il, notre roi et sacrifiez aux dieux. — Nous honorons César comme César, dit Donata ; mais à notre Dieu seul, nous donnons l'hommage de notre prière. — Vestia se levant : Et moi aussi, je suis chrétienne. Sécunda de même : Je crois en mon Dieu et je veux vivre en lui ; tes dieux, nous ne leur obéissons, ni ne les adorons.

Puis les hommes revinrent. Persistes-tu à être chrétien ? fut-il dit à Speratus. — Oui, je persiste, et vous tous qui êtes ici, entendez que je suis chrétien. — Les autres l'entendirent et s'écrièrent : Nous aussi nous sommes chrétiens. — Ne voulez-vous donc ni répit, ni temps pour réfléchir ?Le juste combat sans relâche, dit Speratus. Fais ce que tu voudras, c'est avec joie que nous mourrons pour le Christ. — Quels sont les livres que vous adorez en les lisant ?Les quatre Évangiles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les épîtres du saint apôtre Paul, et toute Écriture divinement inspirée. — Je vous donne trois jours pour vous repentir. — Nous ne te demandons pas de répit. Même après trente jours, tu nous trouveras encore ce que nous sommes aujourd'hui. C'est à toi plutôt que je souhaiterais du temps pour réfléchir.

Le proconsul, les voyant inébranlables, rendit enfin sa sentence par la bouche du greffier[6] : Speratus, Nazarius, Cythius, Veturius, Felix, Aquilinus, Lactantius, Januaria, Generosa, Vestia, Donata, Secunda, se confessant chrétiens et refusant de rendre hommage à l'Empereur, auront la tête tranchée. Quand cette sentence eût été proclamée d'après les tablettes du juge, Speratus et les autres s'écrièrent : Nous rendons grâce à Dieu qui daigne nous appeler aux cieux comme martyrs pour avoir confessé son nom. On les emmena donc, et, fléchissant tous ensemble le genou, ils rendirent grâce à Dieu. Leurs têtes furent tranchées.

Je cite à peu près en entier ces actes des premiers martyrs africains, d'autant plus qu'ils peuvent compter au nombre des plus authentiques. La simplicité du langage, le laconisme des réponses, l'absence de réflexions de la part du narrateur témoignent bien que c'est là le compte-rendu officiel que le notarius sténographiait pour le proconsul. Les chrétiens qui les ont transcrits d'après les registres proconsulaires, avec quelques variantes explicables par la maladresse du copiste ou peut-être du traducteur, y ajoutent seulement la note suivante : Les martyrs du Christ ont consommé leur sacrifice le 17 juillet et ils prient aujourd'hui pour nous le Seigneur Jésus-Christ, à qui soient gloire et honneur avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen[7].

C'est vers l'époque où périrent ces martyrs de la foi chrétienne, avant ou après leur supplice, nous ne savons pas, qu'un écrit fut remis au proconsul d'Afrique ou à quelqu'un des magistrats de Carthage, pour lui et pour ses collègues (peut-être aussi pour tous les proconsuls et les juges de l'Empire). Il commençait ainsi : S'il ne vous est pas permis, vous qui composez le sacerdoce de l'Empire romain, et qui, dans le lieu le plus apparent et le plus élevé de la cité, êtes chargés de lui rendre la justice, s'il ne vous est pas permis d'examiner de près. et en détail ce qui concerne les chrétiens ; si à l'égard d'eux seuls votre autorité recule, ou par crainte ou par embarras, devant les investigations ordinaires de la justice ; si enfin, comme nous venons d'en être témoins, l'opinion populaire inflige à la secte chrétienne une telle malédiction que toute voie est fermée à sa défense : qu'il soit permis du moins à la vérité d'essayer dans l'ombre et dans le silence de faire pénétrer un écrit jusqu'à vous. Elle n'est pas suppliante parce qu'elle n'est pas étonnée, et sait bien que, voyageuse en ce monde, elle peut aisément trouver parmi les étrangers des ennemis. Son origine, sa patrie, son espérance, son crédit, sa place légitime est au ciel. Elle ne souhaite qu'une chose, c'est, avant d'être condamnée, d'être connue[8].

Cet écrit était l'Apologétique de Tertullien. Ce n'est en effet, ni une supplication, ni une défense, ni une apologie, ni un plaidoyer. C'est une exposition, puis un défi. La vérité chrétienne veut être connue : une fois qu'elle sera connue, peu importe la mort. La persécution la révolte, moins parce qu'elle est cruelle, que parce qu'elle lui refuse la parole ; parce qu'au lieu de vérifier un fait elle punit un nom ; parce qu'elle frappe le chrétien pour sa seule appellation de chrétien, sans lui permettre de dire ce que c'est qu'être chrétien. Ce qu'il ne pouvait dire au pied du tribunal et au prix même des tortures, Tertullien l'écrit ; il force à lire ce que l'on ne veut pas entendre et à connaître le christianisme que l'on ne veut pas connaître, dit-il avec une vérité admirable, parce qu'on a déjà pris son parti de le haïr. Cela fait, et les magistrats païens une fois initiés à cette science dont ils ont peur, ils peuvent faire ce qu'ils voudront, comme saint Justin le disait auparavant avec moins d'énergie dans l'expression, mais avec autant de courage dans le cœur. Il ajoute : Que le chrétien meure ou ne meure pas, ce n'est plus son affaire, mais celle de son juge. Vous ne ferez jamais de nous que ce que nous aurons voulu. Si je suis chrétien, c'est que j'ai voulu l'être.....  C'est bien à tort que le peuple se réjouit de nos souffrances ; à nous il appartient de nous réjouir, nous qui aimons mieux être condamnés par les hommes que d'abandonner la cause de Dieu. Notre jour de combat, c'est lorsque nous sommes appelés devant les juges ; notre jour de victoire, c'est lorsque nous obtenons le prix pour lequel nous avons combattu : victoire glorieuse parce qu'elle nous vaut le bon plaisir de Dieu, profitable parce qu'elle nous donne la vie éternelle..... Quand nous recevons la mort, c'est là notre triomphe ; quand vous nous tuez, vous nous délivrez. Le pieu auquel vous nous attachez, les sarments dont vous nous enveloppez pour y mettre le feu, c'est là pour nous le char, ce sont les vêtements ornés de palmes du triomphateur. Vous avez raison de ne pas nous aimer ; car nous sommes vos vainqueurs..... Allez donc, excellents magistrats, meilleurs encore aux yeux du peuple si vous lui sacrifiez des chrétiens. Torturez, tourmentez, condamnez, écrasez-nous. Votre Iniquité sera l'épreuve où éclatera notre innocence. C'est pour cela que Dieu permet nos souffrances..... Et du reste toutes vos recherches de cruautés vous sont inutiles ; elles ne font bien plutôt qu'attirer les âmes vers nous ; après chaque moisson de chrétiens que vous avez faite, nous renaissons plus nombreux. Le sang des chrétiens est une semence[9].

Sans doute, et d'Afrique et des autres provinces, quelque chose de ces clameurs païennes, de ces supplices infligés, de ces professions de foi chrétienne en face de la mort, dut venir aux oreilles de Sévère. Il était vers ce temps en Orient ; vainqueur de Niger et d'Albinus, vainqueur même des Parthes, vainqueur partout excepté devant la puissante forteresse de Hatra ; vainqueur même des Juifs et irrité contre ce peuple qui avait d'abord été son ami. L'Empire était pacifié, les armées triomphantes, que restait-il de mieux à faire que de s'occuper des dieux et d'assurer leur gloire après avoir assuré sa propre puissance ? A Héliopolis, à Memphis, aux pieds de Memnon, dans tous les souterrains et par la bouche de tous les oracles de l'Égypte, les dieux avaient pu parler à Sévère.

Autour de lui, sa cour et sa famille étaient livrées à une recrudescence de paganisme. Sa femme, Julia Domna, tenait une cour de lettrés, parmi lesquels figurait l'illustre rhéteur Philostrate. Philostrate avait eu le bonheur de retrouver, on ne dit pas où, les mémoires de Damis, le disciple et le confident du philosophe, magicien ou dieu, Apollonius, mort depuis un siècle. Il les montra à Julia et il fut décidé que le monde ne serait pas privé de ce trésor. Mais Damis était Assyrien, et n'écrivait qu'un grec barbare. Il fut convenu que Philostrate le traduirait en beau langage, et élèverait, comme on dit en style moderne, un monument à la gloire d'Apollonius. Ce monument était élevé aussi à la défaite et à l'abaissement des chrétiens. Ce qu'était le Christ pour un peuple de plus en plus nombreux, on voulait qu'Apollonius le fut pour les peuples de l'avenir : on voulait avoir en lui un Dieu sorti du sein de la Sagesse suprême, ou du moins un homme rendu semblable à Dieu ; venu pour rétablir l'ordre dans le monde des âmes[10], instruire les peuples, expulser les démons, guérir les malades, peut-être même ressusciter les morts ; venu aussi pour purifier le culte païen, comme déjà plusieurs philosophes avaient essayé de le faire, par l'idée plus marquée de l'unité divine, par la suppression des sacrifices sanglants ou même par la proscription des idoles ; mais venu surtout pour relever le culte des dieux, réédifier les temples, y appeler les fidèles ; venu pour emprunter à toutes les sources, à Platon, à Pythagore, aux Brahmes et aux gymnosophistes de l'Inde, à la prédication chrétienne elle-même, tout ce qu'on pouvait faire passer sur la tête de la religion hellénique quelque chose comme cette auréole de pureté, de chasteté, de pauvreté, d'abstinence, de sainteté, de divinité, qui appartenait à l'Église du Christ. On ne dédaigna même pas d'emprunter quelques traits à la vie et aux voyages de saint Paul, aux traditions qui couraient chez les chrétiens sur la personne de saint Pierre, en même temps que l'on faisait beaucoup d'emprunts à la vie de Notre-Seigneur. On fit de tout cela la couronne d'Apollonius. On installa sur les autels ce pythagoricien aux longs cheveux et à la robe de lin teinte en noir. Le culte de ce nouveau dieu subsistait même encore près de quatre-vingts ans après le temps de Sévère. Apollonius fut destiné à être le Christ des Grecs, à effacer Celui qui était né, comme on disait, parmi les barbares ; la copie, disons mieux, la parodie, qui devait, pensait-on, faire oublier le modèle.

Ou grâce à ce fanatisme de son entourage, ou grâce à la paix de l'Empire enfin établie, paix corruptrice et qui encourageait à tout oser, ou enfin par suite de sa colère contre les Juifs avec lesquels, comme Hadrien, il aimait à confondre les chrétiens, ou par l'influence de la superstition orientale toujours très-puissante sur les âmes romaines : Septime Sévère fut entraîné. Il rendit (pendant son voyage de Palestine, à ce qu'il semble) un édit ou fi défendait sous une peine grave de se faire juif et appliquait la même interdiction au christianisme[11]. C'était sanctionner la persécution déjà commencée en certaines provinces, provoquer celle qui allait éclater partout.

Cette persécution dura jusqu'à la fin du règne de Sévère. Nous ne voyons même pas que, sous Caracalla ni sous Élagabale, un acte impérial positif et formel en ait suspendu la rigueur. Vingt ans se passèrent donc en face d'une persécution, sinon toujours active, au moins toujours à craindre. Les annales ecclésiastiques de cette époque ont été cruellement mutilées et par le cours des siècles et par la dernière crise du christianisme sous Dioclétien : il ne faut donc s'attendre ni à connaître les noms de tous les martyrs, ni à savoir au juste l'époque on souffrit chacun de ceux qui nous sont connus. Trois contrées cependant semblent avoir porté plus que d'autres le fardeau de la persécution : la Gaule, l'Afrique et l'Égypte. Et cela se comprend : dans toutes les trois le christianisme jetait un grand éclat, ou par la rapidité de ses progrès, ou par le zèle. l'éloquence et le savoir des hommes illustres que Dieu lui avait donnés. Ni la patrie d'Irénée, ni celle de Tertullien, ni celle de Clément d'Alexandrie ne pouvait être épargnée. Comme la joie était au cœur des païens convertis par eux, la rage était au cœur des païens qui s'étaient refusés à les entendre.

Ce ne fut pas seulement la patrie d'Irénée, qui fut atteinte par la persécution, ce fut sa personne. Depuis qu'au retour de Rome il avait trouvé l'épiscopat de Lyon vacant par le martyre de son maître et s'était assis sur la chaire ensanglantée de saint Pothin, il avait exercé autour de lui une immense et salutaire influence : toute la Gaule chrétienne, Lyon, Vienne, Narbonne, l'acceptaient pour leur chef. Lyon, s'il faut en croire saint Grégoire de Tours, était presque tout entier chrétien. Quand, à la voix de Sévère, la persécution se réveilla, le sang déborda dans les rues de cette cité, destinée seize cents ans après, à voir se renouveler, avec de pareils actes de courage, d'aussi horribles cruautés. Une inscription du moyen âge écrite en mosaïque sur le pavé de l'église de saint Irénée porte à dix-neuf mille le nombre de ces martyrs[12]. Le saint évêque périt à la tête de son troupeau ; mais l'église de Lyon ne périt pas ; elle se releva sur ses ruines, et ce fut l'évêque Zacharie, premier successeur d'Irénée, qui plaça lui-même entre les deux tombes d'Epipode et d'Alexandre les restes courageusement recueillis de l'apôtre des Gaules.

Il y a plus, Irénée mort continuait à faire des chrétiens. Ses disciples continuaient à prêcher et à convertir la Gaule. On rapporte que, peu après son martyre, il apparut à un évêque d'Asie[13] et lui dit : Envoie-nous des prêtres ; envoie Andochius, Benignus, Thyrse, guider ces églises aujourd'hui sans pasteurs. Ce qui est certain, c'est que d'Irénée ou, en remontant plus haut, de Pothin et de l'église de Smyrne, est partie la prédication qui a éclairé toute cette partie de la Gaule.

Avec ces trois apôtres que je viens de nommer et dont j'ai parlé ailleurs[14], arriva aussi Andéolus. Comme ses compagnons allaient à Autun, il les quitta et demeura à Carpentras, où il répandit la foi. Mais un jour, il passa le Rhône, vint à Bergoiate, chez les Helvii (Vivarais), et là aussi les auditeurs prêts à se convertir s'assemblaient autour de lui. L'empereur Sévère, partant (on peut le supposer) pour sa guerre de Bretagne (208), fut témoin de ce concours de peuple autour d'un apôtre chrétien. Furieux, il s'élança de son char, frappa lui-même Andéolus, le fit étendre sur le lit de la torture (trochleœ), et enfin, par un raffinement de cruauté, lui fit scier la tête avec un glaive de bois. Le corps, jeté au Rhône, fut néanmoins recueilli par des chrétiens, et l'humble victime a aujourd'hui ce que n'a aucun César, un tombeau toujours debout et toujours visité, une cité qui porte son nom, des pèlerins qui l'aiment et qui le prient[15].

C'étaient aussi des envoyés d'Irénée que ces trois hommes nommés Félix, Fortunat et Achillée qui, une nuit errants sur les bords du Rhône, s'arrêtèrent dans une hutte proche de la ville de Valence, non pour y dormir, mais pour y prier. Une vision leur apparaît. Le paradis s'ouvre devant eux ; cinq agneaux sont paissant dans les divins pâturages et une voix se fait entendre : Courage, serviteur bon et fidèle, entre dans la joie de ton maître. De qui ces cinq agneaux étaient-ils la figure ? Ils purent le deviner, lorsqu'une lettre de Besançon vint leur apprendre que dans cette ville lointaine, deux amis, deux autres disciples et envoyés d'Irénée, avaient eu la même vision. A Besançon, en effet, le prêtre Ferréolus et le diacre Ferrutius, comme à Valence le prêtre Félix et ses deux diacres Fortunat et Achillée, unis de cœur, quoique séparés par la distance, accomplissaient de concert l'œuvre de Dieu. D'un côté la moitié de Besançon se convertit. De l'autre, le général romain[16] Cornélius, envoyé à Valence pour persécuter les chrétiens, y est entouré par tout un peuple qui lui chante des hymnes chrétiennes. En récompense de cette prédication si fructueuse, les cinq amis reçoivent la couronne du martyre. Les trois apôtres de Valence sont tourmentés et décapités ; les deux apôtres de Besançon[17], inutilement torturés au moyen de clous de bois qu'on leur enfonce dans les différentes parties du corps, périssent aussi par la hache ; et les cinq agneaux, depuis longtemps séparés, sont enfin réunis avec Irénée, leur commun pasteur, dans les pâturages du céleste Père.

Mais, lorsque souffraient ainsi les Églises jeunes encore de la Gaule, l'antique Église d'Alexandrie ne devait-elle pas souffrir davantage ? Contemporaine des apôtres, elle avait pour elle la sainteté, l'autorité, la science chrétienne ; nulle n'avait plus de droit qu'elle au martyre.

En outre, à l'époque mi Sévère rendit son arrêt de persécution, il était en Palestine ; Alexandrie dût être avertie et frappée la première. Elle vit arriver bientôt dans ses murs les confesseurs de l'Égypte et de la Thébaïde que le préfet Létus se faisait amener. Elle y ajouta un glorieux contingent de soldats de Jésus-Christ. Parmi ces noms, peu sont restés jusqu'à nous, mais ils y sont marqués d'une sainte gloire.

Entre toutes les familles chrétiennes d'Alexandrie, celle de Léonide avait été bénie du Ciel. Là, un père savant et chrétien, nue mère tendre et dévouée, élevaient sept enfants, dont l'aîné, par son cœur et son intelligence semblait un chef-d'œuvre du ciel. Il s'appelait Origène et on le surnomma Diamant (Adamantius). Léonide, avant même de lui mettre dans les mains les livres classiques de la Grèce, avait voulu lui faire connaître les livres saints des chrétiens. Il lui en faisait lire, apprendre et réciter des fragments. Il lui fit même entendre les leçons de Clément d'Alexandrie. L'enfant écoutait, lisait, répétait, interrogeait, cherchait déjà dans sa soif de lumière et d'amour à pénétrer le sens mystique de l'Écriture, dont l'étude devait remplir jusqu'aux dernières années de sa vie. Léonide réprimait tout haut ce désir précoce de savoir ; mais il s'en réjouissait tout bas et rendait grâce à Dieu, et quand, la nuit venue, l'enfant dormait de son innocent sommeil, quand cette intelligence si ardente se reposait dans ses rêves, Léonide, ne craignant plus alors de trahir son admiration paternelle, Léonide allait au lit d'Origène, entrouvrait la tunique de l'enfant et baisait cette poitrine, sanctuaire de l'esprit divin, où Dieu avait déposé tant de trésors. Heureux qui a eu de telles joies et n'a pas vécu assez pour les perdre !

Léonide eut ce bonheur ; il fut bientôt convoqué pour le martyre et mené en prison. Origène, qui n'avait alors que dix-sept ans, le vit partir avec plus d'envie encore que de douleur ; il eut voulu le suivre dans la prison, au prétoire, au ciel. Les supplications de sa mère ne l'eussent pas arrêté ; il fallut que pendant la nuit, elle enlevât à l'héroïque enfant tous ses vêtements, pour l'empêcher de courir au tribunal et à la prison. Origène se consola en écrivant à son père une lettre dans laquelle il pleurait, enviait, exhortait : Père, lui disait-il, ne fléchis pas à cause de nous. Léonide se montra digne père d'un tel fils. Il fut décapité, et montra à sa famille le chemin du ciel[18].

Origène demeura donc chef de famille et d'une famille réduite à la misère. A lui, à sa mère. aux six autres enfants de Léonide, la confiscation avait tout enlevé. Une chrétienne riche et zélée recueillit le fils du martyr, le reçut sous son toit, le secourut. Mais cette générosité devenait pour lui un autre péril. Un docteur d'Antioche, Paul, éloquent et habile, mais dont la doctrine était hétérodoxe, avait été aussi accueilli par cette femme, admiré, choyé, adopté par elle pour son fils. Les catholiques eux-mêmes, séduits par son éloquence, venaient l'écouter. Mais le jeune Origène, ferme contre cette séduction du mensonge, comme il l'était contre la crainte du supplice, ne voulut jamais prier avec l'hérétique Paul ; et bientôt, instruit comme il l'était dans les lettres soit chrétiennes, soit profanes, il demanda à l'enseignement de la grammaire son pain et le pain de sa famille[19].

Or, cette école de grammaire devint bientôt une école de foi. La persécution avait mis en fuite les docteurs les plus éminents de l'Église d'Alexandrie, trop illustres pour être épargnés par le bourreau. Clément, qui dirigeait, comme nous l'avons dit, l'école des catéchumènes, avait quitté l'Égypte. L'évêque Démétrius était à son poste, mais vivait probablement caché ; et les païens, à qui le spectacle du martyre donnait le goût du christianisme, n'avaient plus personne pour les instruire. Quelques-uns d'entre eux allèrent trouver Origène dans son école, et Démétrius n'hésita pas à faire de cet enfant de dix-huit ans le successeur de l'illustre Clément d'Alexandrie. Les disciples, les amis, les prosélytes, les martyrs affluèrent bientôt autour de ce maître adolescent ; il ne tarda pas à abandonner l'enseignement de la grammaire, vendit ses livres, sa seule richesse, et se fit donner par l'acheteur une rente de quatre oboles (environ 50 centimes) par jour qui suffisait à son évangélique pauvreté. Donnant le jour à son enseignement, la moitié de la nuit à l'étude de l'Écriture sainte, il dormait à peine l'autre moitié sur le sol nu ; il jeûnait sans cesse, marchait nu-pieds, ne buvait pas de vin ; admiré de tous, chrétiens et Gentils, imité par un grand nombre dans son austérité, par un grand nombre aussi dans sa foi, il rendait à l'Église plus de disciples que la hache des persécutions ne lui en ôtait.

Il semblait du reste que toute sa vie fut un défi permanent aux persécuteurs. Il enseignait, il encourageait, il appelait le martyre sans que le martyre vint à lui. Ses disciples plus heureux que lui trouvaient une prompte récompense de leur foi. De deux frères, ses deux premiers disciples et les imitateurs de sa vie austère, l'un, Héraclius, était réservé pour être plus tard évêque d'Alexandrie ; mais l'autre, Plutarque, mourut brûlé, sous le proconsul Aquila, successeur de Létus ; Sérénus, condisciple de Plutarque, le suivit au martyre. De l'école d'Origène sortirent aussi pour suivre le même chemin, Héraclide encore catéchumène, Héron à peine baptisé, un second Sérénus décapité après de longues tortures ; la catéchumène Héraïs, à défaut du baptême de l'eau, reçut le baptême du feu. Le jeune maître qui avait formé ces glorieux disciples ne manquait pas d'assister à leur triomphe, il les suivait dans la prison, au prétoire, au lieu du supplice ; il baisait leurs membres prêts à subir la torture ; il ne les abandonnait que couronnés ; il ne quitta Plutarque qu'au dernier instant et faillit périr avec lui sous les coups des païens irrités de tant de courage. Quelquefois la multitude voulut se jeter sur lui, le lapida, s'attroupa autour de sa maison, disposa des hommes armés pour l'arrêter dans sa fuite. Changeant sans cesse de demeure pour éviter les meurtriers ou plutôt pour continuer à les braver, il semblait que Dieu conservât miraculeusement, à travers tous les périls, celui qui soutenait le courage de tant de héros et touchait le cœur de tant de prosélytes[20].

Ce n'est pas du reste que l'influence d'Origène fût absolument nécessaire pour donner des martyrs à Alexandrie. C'est, à ce qu'il semble, avant l'ouverture de son école, que la vierge Potamienne subit le martyre. Belle, recherchée, les prétendants à sa main que sa vertu désespérait devinrent ses dénonciateurs. Le proconsul Aquila épuisa les tortures sur elle et sur Marcelle sa mère ; quand e fut à bout, il la menaça de la livrer aux gladiateurs, ami pour être tuée, mais pour être déshonorée. La vierge réfléchit un instant ; et comme on lui demandait une réponse, elle maintint sa foi chrétienne par une de ces paroles que les Gentils appelaient des blasphèmes. La colère et le dépit firent que le juge, voyant qu'il était impossible de la vaincre, consentit à son triomphe et lui accorda la mort. Le licteur Basilides dut la conduire au supplice : mais, comme il marchait avec elle au milieu des outrages obscènes de la multitude, ce serviteur du préfet eut un mouvement de généreuse pitié, réprimanda le peuple, défendit la vierge, lui parla avec douceur et avec respect. Courage, lui dit Potamienne reconnaissante, quand je serai devant le Seigneur, j'obtiendrai ton salut et te récompenserai de ce que tu fais pour moi. Elle fut des pieds à la tête enduite de poix bouillante et mourut avec un inébranlable courage. Peu de jours après, ce même Basilides, causant avec ses compagnons, et sommé d'affirmer avec serment un récit qu'il venait de faire, refusa de jurer parce que, dit-il, il était chrétien. On crut qu'il plaisantait ; puis, quand on vit qu'il parlait sérieusement, on le mena au juge et il fut mis en prison. Des chrétiens vinrent le visiter et lui demandèrent qui l'avait converti : Potamienne, répondit-il, trois jours après son martyre, m'est apparue portant une couronne qu'elle a déposée sur ma tête ; elle m'a dit qu'elle avait prié pour moi le Seigneur, qu'elle avait obtenu ce qu'elle demandait, et que bientôt je monterais au ciel. Il fut baptisé, confessa le Christ devant le juge et eut la tête coupée. Cette grâce ne fut pas la seule qu'obtint Potamienne, et il y eut plus d'un païen à qui elle apparut dans son sommeil pour le décider à se faire chrétien. Les martyrs servaient doublement à accroître le nombre des chrétiens, par leur exemple sur la terre, par leurs prières dans le ciel[21].

Mais l'Afrique, où nous avons cru pouvoir signaler le début de la persécution, vient à son tour avec des souvenirs plus glorieux encore. Dans cette province où des cités presque entières venaient de se faire chrétiennes, à Carthage où l'on comptait des chrétiens dans presque toutes les familles ; dès le jour où la persécution ne reculait pas devant la multitude des chrétiens, elle devait être atroce. Les annales, malheureusement bien mutilées, de l'Église ne nous laissent d'un grand nombre de martyrs africains rien que les noms : à Adrumète, Mavilus livré aux bêtes[22] ; à Carthage, la vierge Guddène torturée et décapitée[23] ; ailleurs, Épictète et Félicité envoyés au martyre[24] ; ailleurs, Télesphore et quatre autres attachés à un poteau et brûlés[25] ; ailleurs, Rutilius, qui, ayant d'abord fui de province en province et racheté sa vie à prix d'argent, n'en sut pas moins, après avoir donné son or pour sauver sa vie, donner sa vie pour sauver sa foi, et que Tertullien lui-même, dans sa rigidité montaniste, ne peut s'empêcher d'appeler un très-saint martyr[26] ; à Tuburbe, plusieurs vierges[27], dont les noms ne nous sont pas même restés ; ils sont inscrits avec des milliers d'autres au livre de vie.

Le sang des martyrs ne manqua donc jamais à cette terre d'Afrique ; car après avoir largement payé son tribut aux persécuteurs païens, elle devait en payer un autre aux persécuteurs ariens du temps des Vandales, aux persécuteurs mahométans durant les longs siècles de la tyrannie musulmane, et hier encore, elle nous rendait comme moulé dans la terre où il avait été étouffé, le corps d'un martyr du XVIe siècle. Là, le courage ne manqua ni pour souffrir ni pour venir en aide à ceux qui souffrent. Quelque bien gardées que fussent les prisons, la charité chrétienne en forçait les portes pour aller bénir, vénérer, encourager, soulager, nourrir ceux qui portaient les fers pour Jésus-Christ. Les délices de la table païenne dont les chrétiens se privaient venaient remplacer pour les confesseurs le pain noir de la prison. Les paroles et les caresses d'un frère venaient interrompre les malédictions des geôliers. Dans les cachots on se passait et on lisait l'Exhortation aux martyrs de Tertullien, cette causerie chrétienne sur la mort avec des chrétiens qui vont mourir, disons mieux, cette causerie sur le ciel avec des chrétiens qui vont au ciel : Frères bénis, martyrs désignés (comme on disait consul désigné), avec cette nourriture que l'Église, notre mère et notre maîtresse, vous envoie comme le lait de ses mamelles, que vos frères aux dépens de leurs propres biens vous font parvenir dans la prison, recevez quelques paroles destinées au soutien de vos esprits. Quand la chair se nourrit, il ne faut pas que l'esprit reste sans nourriture. Certes je suis peu digne de vous adresser ces paroles ; mais ne voit-on pas les plus illustres gladiateurs entendre de loin les exhortations, non-seulement de leurs chefs, mais des derniers et des plus inutiles de leurs compagnons, et profiter même des avis que leur donne le peuple ? En premier lieu, frères bénis, ne contristez pas l'Esprit-Saint qui est entré dans la prison avec vous..... La prison est la demeure du démon..... mais vous y êtes venus pour fouler aux pieds le démon dans la demeure même qui lui appartient.....  La prison a des ténèbres ; mais vous y êtes la lumière. Elle a des chaînes, mais vous êtes libres devant Dieu. Elle a des miasmes infects ; mais vous êtes vous-mêmes un parfum plein de suavité. On y attend le juge ; mais c'est vous qui jugerez les juges eux-mêmes[28].

Il est du moins une de ces cohortes de martyrs, à l'égard de laquelle le livre de vie a laissé échapper une partie de ses secrets. Célébrée entre toutes dans les Églises, pendant longtemps seule célébrée à Rome parmi les martyrs non romains, son martyre a été redit mille fois, mais comment ne pas le redire ! Et comment ne pas reproduire mot pour mot ce récit d'un martyre écrit en grande partie par les martyrs eux-mêmes ?

Voici donc ce qu'écrit une jeune femme de vingt-deux ans, Vibia Perpetua, distinguée par sa naissance, son éducation, son mariage, mère d'un enfant qu'elle nourrit, mais qu'elle nourrit en prison[29] :

Comme nous étions encore en face du persécuteur (devant le tribunal du proconsul), et que mon père (son père, de toute sa famille, était seul resté païen) dans son affection pour moi, cherchait à ébranler ma résolution : Père, lui dis-je, tu vois bien cet objet qui est là, un vase, un seau ou tout autre objet ?Je le vois. — Eh bien ? puis-je lui donner un autre nom que celui qu'il porte ?Non, me dit-il. — Eh bien ! moi aussi je ne puis me donner un autre nom que celui qui m'appartient, c'est-à-dire m'appeler chrétienne. Mon père, irrité de cette parole, s'élança sur moi comme pour m'arracher les yeux. Mais il ne fit rien plus que me maltraiter, et il s'en alla vaincu, lui et les arguments que le démon lui suggérait. Je restai quelques jours sans le voir et j'en rendis grâce à Dieu ; car son absence était un soulagement pour moi. Pendant ce peu de jours, on nous baptisa (car elle n'était encore que catéchumène, ainsi que quatre des compagnons de son martyre), et l'Esprit-Saint me dicta la pensée au moment où je fus plongée dans l'eau, de ne demander rien que des souffrances pour ma chair. Ces jours étant passés, on nous conduisit en prison, je fus épouvantée ; je n'avais jamais vu de telles ténèbres. Quel jour sinistre ? Quelle chaleur cruelle, due à la foule qui y était pressée ! Quels tourments de la part des soldats ! Et enfin j'étais déchirée par l'inquiétude que j'avais pour mon enfant. Les diacres bénis, Tertius et Pomponius, qui cherchaient à nous soulager, obtinrent à prix d'argent que, pendant quelque temps, on nous laissât nous rafraîchir dans une partie plus habitable de la prison. Là, comme si nous fussions libres, chacun vaquait à ses affaires. J'allaitais mon enfant que j'avais vu près de mourir de faim. Dans mon inquiétude je le recommandais à ma mère, et en même temps je la réconfortais ; je recommandais aussi mon fils à mon frère. Je séchais de douleur de voir la douleur qu'ils éprouvaient à cause de moi. J'ai souffert ces angoisses pendant bien des jours ; mais enfin j'ai obtenu que mon enfant demeurât dans la prison avec moi. Aussitôt j'ai repris mes forces, soulagée que j'étais de la peine et de l'inquiétude que cet enfant me donnait ; la prison est devenue pour moi comme un palais ; j'aimais mieux être là que nulle part ailleurs.

Alors, mon frère (elle en avait deux, dont l'un était catéchumène) me dit : Madame ma sœur (domina soror), tu es maintenant assez élevée devant Dieu pour pouvoir lui demander une vision, et savoir par lui ce qui t'est réservé, le martyre ou la liberté. Et moi qui savais pouvoir m'entretenir avec le Seigneur, de qui j'avais reçu tant de bienfaits, je lui dis avec confiance : Demain, je te donnerai la réponse. Et j'ai demandé et voici ce qui m'a été montré. J'ai vu une échelle d'or d'une merveilleuse grandeur, arrivant jusqu'au ciel, mais tellement étroite qu'on ne pouvait monter qu'un à un ; à droite et à gauche de l'échelle étaient attachés des armes de toute espèce, glaives, lances, crochets, épées, de sorte que si on fût monté sans précautions et sans se porter toujours vers le haut, on se fût déchiré et on eût laissé des lambeaux de sa chair à ces pointes d'acier. Et au pied de l'échelle était couché un dragon d'une taille énorme prêt à se jeter sur quiconque voudrait monter et inspirant la terreur à qui eût osé approcher. Saturus cependant, celui qui n'était pas encore avec nous quand nous avons été emprisonnés, mais qui plus tard s'est livré pour nous, Saturus est monté le premier, est arrivé au haut de l'échelle et se tournant vers moi : Perpétue, je t'attends, m'a-t-il dit ; mais prends garde que ce dragon ne te morde. — Au nom de Jésus-Christ notre Seigneur, il ne me mordra pas, lui ai-je répondu. Quand je me suis approchée, le dragon a semblé me craindre et, de dessus l'échelle, il a soulevé lentement sa tête_ ; et quand j'ai eu mis un pied sur le premier échelon, de l'autre je foulais la tête du dragon. Je suis donc montée, et j'ai vu se développer un jardin immense ; au milieu du jardin, un homme à cheveux blancs, en habit de pasteur, de haute taille, était à traire des brebis ; et autour de lui des milliers d'hommes vêtus de blanc[30]. Il a levé la tête, m'a regardée et m'a dit : Tu es la bienvenue, mon enfant. Et il m'a fait approcher et m'a donné une bouchée de fromage fait avec le lait de ses brebis. Je l'ai reçue les mains jointes, je l'ai mangée, et tous ceux qui étaient là ont dit : Amen. Et, au son de leurs voix, je me suis réveillée sentant dans ma bouche je ne sais quoi d'agréable au goût.

J'ai rapporté cela à mon frère ; nous avons compris que, ce qui m'arriverait, c'était le martyre, et nous avons commencé à n'avoir plus aucune espérance pour le siècle.

Peu de jours après, le bruit a couru que nous allions être entendus. Mon père est donc arrivé de la ville, dévoré de chagrin, et, montant vers moi afin de me faire fléchir il me disait : Aie pitié de mes cheveux blancs ; aie pitié de ton père, si tu me trouves digne d'être appelé ton père. Si de ma propre main je t'ai conduite à l'âge heureux de la jeunesse, si je t'ai préférée à tous tes frères, ne fais pas de moi un objet d'opprobre aux yeux de tous les hommes. Regarde tes frères, regarde ta mère et la sœur de ta mère ; regarde ton fils qui après toi ne vivra plus. Change de résolution si tu ne veux pas nous faire tous périr. S'il t'arrive malheur, nul d'entre nous désormais ne pourra plus parler librement. Mon père disait tout cela dans l'effusion de sa tendresse pour moi, baisant mes mains, se jetant à mes pieds, m'appelant à travers ses larmes, non pas sa fille, mais sa souveraine (domina). Je pleurais de douleur à la vue de ses cheveux blancs, pensant que, seul de toute la famille, il ne ressentirait pas la joie de mon martyre, et je l'ai encouragé, en lui disant : Il en arrivera sur cette estrade ce que Dieu voudra. Car sache que nous sommes en la puissance de Dieu, non en la nôtre. Et il m'a quittée, accablé de douleur.

Un autre jour, comme nous dînions, nous avons été emmenés subitement et conduits au Forum. Le bruit s'en est répandu dans tout le voisinage et un peuple immense est accouru. Nous sommes montés sur l'estrade. Les autres, interrogés, se sont confessés chrétiens. Quand on est venu à moi, mon père est apparu portant mon fils dans ses bras, il m'a fait sortir de ma place et m'a dit d'une voix suppliante : Aie pitié de ton enfant. Et le procurateur Hilarianus qui, en remplacement du proconsul Minutius Timatianus, mort récemment, avait reçu le droit de glaive : Épargne, me disait-il, les cheveux blancs de ton père ; épargne l'enfance de ton fils. Sacrifie pour le salut des Empereurs. Et j'ai répondu : Je ne le ferai pas. — Hilarianus : Tu es donc chrétienne, dit-on. — Je lui ai répondu : Je suis chrétienne. Et comme mon père était toujours debout auprès de moi, cherchant à m'ébranler, Hilarianus ordonna de l'éloigner de l'estrade, et il fut frappé de la verge du licteur. Et j'ai souffert de ce traitement infligé à mon père, comme si moi-même j'eusse été frappée, tant j'ai senti l'amertume versée sur sa vieillesse ! Alors le procurateur prononce l'arrêt contre nous tous, nous condamne aux bêtes et nous descendons joyeux dans la prison. Et, comme l'enfant était accoutumé à prendre mon sein, et à rester avec moi dans la prison, j'ai envoyé aussitôt à mon père le diacre Pomponius demander l'enfant : mais mon père n'a pas voulu le donner. Et il a plu à Dieu de permettre que l'enfant dès ce moment ne demandât plus à téter, sans que pour cela mon lait me tourmentât, afin que je ne souffrisse plus ni de la douleur de mes mamelles, ni de mon inquiétude pour mon enfant.

Quelques jours se sont encore passés, et comme nous étions à prier tous ensemble, tout à coup, au milieu de la prière, un cri m'a échappé et j'ai prononcé le nom de Dinocrate. J'ai été étonnée parce que ce souvenir me revenait ainsi subitement et j'ai pleuré en me rappelant sou malheur. Et j'ai compris aussitôt que je serais exaucée et que je devais prier pour lui. Et j'ai commencé à beaucoup prier pour lui et à gémir devant le Seigneur. Et voici ce qui, la nuit suivante, m'a été montré dans une vision : j'ai vu Dinocrate sortir d'un lieu ténébreux où plusieurs autres étaient avec lui souffrant de la chaleur et de la soif, le visage pâte et défait, et sur sa face était une plaie qu'il avait au moment de sa mort. Ce Dinocrate était mon frère selon la chair, qui, à l'âge de sept ans, ayant eu la face attaquée d'un cancer, était mort d'une manière affreuse, de telle sorte que sa mort avait été pour tout le monde un sujet d'horreur. C'est pour lui que j'avais prié ; mais entre lui et moi, je voyais un grand intervalle (diadema au lieu de diastema ?), et nous ne pouvions approcher l'un de l'autre. Or, dans le lieu où était Dinocrate, il y avait une piscine pleine d'eau, dont la margelle était plus haute que la taille d'un enfant, et Dinocrate se soulevait en vain pour essayer d'y boire. Je gémissais de voir cette piscine pleine d'eau et lui cependant réduit à l'impossibilité de s'y désaltérer. Et je me suis réveillée et j'ai compris que mon frère était dans la souffrance. Mais j'avais confiance que ma prière viendrait en aide à sa peine et j'ai prié pour lui tous les jours jusqu'à celui où nous avons été transportés à la prison du camp. Car c'était dans l'amphithéâtre du camp que nous devions combattre, au jour de la fête de Geta César[31]. Je priais donc pour lui, nuit et jour, gémissant, pleurant, afin qu'il me fût rendu.

Mais, le jour que nous avons passé dans les entraves, voici ce qui m'a été montré. Ce même lieu que j'avais vu ténébreux, je le vois plein de lumière et Dinocrate lui-même, lavé, bien vêtu, prenant le frais. Là où était une plaie, je vois une cicatrice ; et cette piscine qui m'avait été montrée a maintenant une margelle plus basse qui ne vient qu'à moitié de la taille de l'enfant ; il y puisait sans s'arrêter, et sur la margelle était une fiole pleine d'eau ; Dinocrate s'en est approché et y a bu sans que la fiole s'épuisât. Puis il s'est éloigné de l'eau et est allé tout joyeux jouer comme font les enfants, et je me suis réveillée. J'ai compris alors qu'il avait été transféré loin du séjour du châtiment.

Au bout de peu de jours, le soldat Pudens, qui avait le grade d'Optio (sous-officier) préposé à la prison, commença à nous estimer beaucoup à cause de la grande vertu de Dieu qui était en nous, et il admettait auprès de nous beaucoup de nos frères, pour que nous pussions mutuellement soulager nos peines. Mais, lorsqu'approchait le jour des jeux, mon père est venu à moi, rongé par la douleur ; il s'est mis à arracher sa barbe, à se jeter à terre, à se prosterner sur la face, à maudire sa vieillesse et à dire des paroles faites pour émouvoir toute créature au monde. Je pleurais sur les infortunes de sa vieillesse.

La veille du combat, j'ai vu dans une vision (in oromate) le diacre Pomponius venir à la porte de la prison et frapper avec force. Je sortais et lui entrait. Il était vêtu d'une robe blanche avec des ornements de couleurs variées et un grand nombre de glands[32]. Et il me disait : Perpétue, nous t'attendons, viens. Il me prenait la main et nous allions par des chemins montants et tortueux. Nous ne sommes arrivés qu'à grand'peine et haletants à l'amphithéâtre ; il m'a conduite au milieu de l'arène et m'a dit : Ne crains pas ; je suis avec toi et je souffre avec toi, et il s'en est allé. Je vis un peuple immense frappé d'étonnement. Et, comme je savais que j'étais condamnée aux bêtes, j'étais surprise que les bêtes ne vinssent pas. Alors un Égyptien d'un aspect hideux est venu à moi pour me combattre, lui et ses compagnons. Apparaissent alors de beaux jeunes gens, mes compagnons et mes protecteurs ; ils me dépouillent de mes vêtements, et de femme je deviens homme. Mes protecteurs se mettent alors à me frotter d'huile, comme on le fait pour la lutte. L'Égyptien de son coté se roulait dans la poussière[33]. Alors a paru un homme dont la taille colossale dépassait le faîte de l'amphithéâtre, vêtu d'une tunique de pourpre sans ceinture, avec deux bandes qui passaient sur la poitrine, des glands (calliculas) de toute espèce en or et en argent ; il portait une verge comme le laniste[34] et un rameau vert où étaient des pommes d'or. Il demande le silence et dit : Cet Égyptien, s'il est vainqueur, la percera avec le glaive ; si elle est victorieuse, elle aura ce rameau. Et il s'est retiré. Nous nous approchons et nous commençons à lutter. Lui cherchait à saisir mes pieds, et moi je lui donnais des coups de pied dans la face, quand je me suis sentie élevée en l'air et me suis mise à le piétiner comme j'eusse piétiné le sol. Le combat se prolongeant encore, j'ai pris ses mains en mettant ses doigts entre mes doigts ; enfin j'ai pris sa tête, il est tombé sur la face et j'ai foulé sa tête sous mes pieds. Le peuple s'est mis à applaudir et mes protecteurs à chanter un hymne. Je me suis approchée du laniste et j'ai reçu le rameau. Il m'a donné un baiser, et m'a dit : Ma fille, la paix soit avec toi. Et je suis sortie glorieusement par la porte Sanavivaria[35]. Et Je me suis réveillée, sachant désormais que la victoire m'était réservée. Voilà ce que j'ai fait jusqu'à la veille des jeux ; ce qui se fera le jour des jeux, un autre l'écrira s'il le veut bien.

Pendant que Perpétue recevait ces révélations du Ciel, son compagnon de souffrance, Saturas, en avait aussi. Elle avait vu le combat, lui voyait le triomphe : Nous avions souffert, disait-il, nous étions affranchis de la chair ; des anges nous ont portés à l'Orient sans que leurs mains nous touchassent. Nous n'étions pas couchés en arrière, mais penchés en avant comme quand ou monte une pente douce. Nous avons vu une lueur immense et j'ai dit : Perpétue, voici ce que nous promettait le Seigneur. L'espace s'agrandissait autour de nous ; c'était comme un verger planté de rosiers et d'arbres fleuris de toute espèce. Ces arbres étaient hauts comme des cyprès, et à chaque instant il en tombait des feuilles... Là, quatre anges plus brillants que les autres nous ont salués et ont dit aux autres : Les voici ! les voici !... Ces quatre anges qui nous portaient nous ont déposés et nous avons marché par une voie large la longueur d'un stade. Là nous avons trouvé Jucundus, Saturninus, Artaxius, qui dans la même persécution avaient été brûlés, Quintus qui lui aussi était sorti martyr de la prison ; nous leur demandions où étaient les autres ; mais les anges nous ont dit : Venez, d'abord ; entrez, saluez le Seigneur.

Nous sommes donc allés vers une demeure, dont les parois semblaient bâties de lumière (quasi de luce ædificati) ; devant la porte quatre anges étaient debout et nous ont revêtus de stoles blanches. Entrés, nous avons vu une lumière immense, et nous avons entendu des voix qui disaient de concert et sans relâche : Saint ! Saint ! Saint ![36] Au milieu, était assis un homme dont les cheveux étaient blancs comme la neige, mais dont le visage était jeune ; ses pieds nous étaient cachés. A droite et à gauche, étaient vingt-quatre vieillards, et derrière eux beaucoup d'autres personnes debout. Nous nous sommes approchés pleins d'admiration ; nous nous sommes arrêtés devant le trône, les quatre anges nous ont soulevés vers celui qui y était assis ; nous lui avons donné un baiser et sa main a passé sur notre visage. Les autres vieillards nous ont dit : Levons-nous, et nous nous sommes levés et nous nous sommes donné la paix. Et les vieillards nous ont dit : Allez, divertissez-vous[37]. Et j'ai dit : Perpétue, tu as maintenant ce que tu as voulu. Et elle : Grâce à Dieu, comme j'ai été gaie lorsque j'étais dans la chair, ici je suis plus gaie encore.

Nous sommes sortis et nous avons trouvé devant la porte, à droite l'évêque Optatus, à gauche le prêtre docteur (chargé de l'enseignement des catéchumènes) Aspasius ; et ils se sont jetés à nos pieds et nous ont dit : Mettez la paix entre nous, vous qui êtes partis et nous avez abandonnés. Et nous leur avons dit : N'es-tu pas notre père ?[38] et toi, n'es-tu pas prêtre ? Pourquoi donc êtes-vous à nos pieds ? Et nous les avons embrassés, et Perpétue s'est mise à leur parler, et nous nous sommes retirés avec eux dans un verger sous un rosier. Mais les anges leur ont dit : Laissez-les, qu'ils aillent se reposer. Si vous avez entre vous quelque querelle, pardonnez-vous mutuellement vos torts. Et ils les ont éloignés. Ils ont dit à Optatus : Corrige ton peuple ; tes fidèles se réunissent autour de toi, agités comme des gens qui arriveraient du cirque et disputeraient encore des factions qui y ont figuré. Il nous a semblé qu'ils voulaient fermer les portes. Et nous avons reconnu une multitude de frères et même de martyrs. Tous nous respirions un parfum ineffable qui nous nourrissait et nous rassasiait. Alors je me suis réveillé plein de joie.

J'ai voulu laisser dans son entier ce récit, précieux et même unique, d'un martyre par les martyrs eux-mêmes. Il ne reste plus qu'à en raconter le dénouement, qu'ils ont laissé, comme dit sainte Perpétue, à écrire à qui voudra l'écrire. Un chrétien s'est en effet trouvé que le Saint-Esprit a chargé d'accomplir le mandat, ou pour mieux dire le fidéicommis de la très-sainte Perpétue[39], et c'est d'après lui que nous achevons le récit du martyre.

Parmi les confesseurs nommés dans les Actes, comme on vient de le voir, Jucundus, Saturninus, Artaxius avaient été brûlés. Quintus (le même récit l'indique) était mort des souffrances de la prison. Il en fut de même de Secundulus, un des jeunes catéchumènes arrêtés avec Perpétue ; Dieu lui épargna la dent des bêtes : ce fut une grâce faite sinon à son âme, du moins à sa chair.

Restaient avec Saturus et Perpétue, un second Saturninus ; l'esclave Révocatus et sa compagne d'esclavage, peut-être sa femme, Félicité : très-jeunes tous les trois, ils venaient d'être baptisés en même temps que Perpétue. Pendant que Perpétue allaitait un enfant dans la prison, Félicité en portait un dans son sein. Ces-deux femmes, l'une patricienne, l'autre esclave, réunies par le martyre, l'étaient aussi par les souffrances et les angoisses de la maternité. Cette grossesse était pour Félicité et pour ses compagnes une cause de chagrin ; encore enceinte à l'époque des jeux, elle ne paraîtrait pas, pensaient-ils, à l'amphithéâtre et ne triompherait pas avec eux tous ; elle serait réservée pour une autre époque et paraîtrait sur l'arène avec des malfaiteurs. Dieu eut pitié d'elle et, dans son huitième mois, trois jours avant l'époque des jeux, au sortir de la prière, les douleurs de l'enfantement la saisirent. Au milieu de ses souffrances, elle poussait des gémissements : Tu te plains, lui dit un des ministres de la prison ; que feras-tu livrée aux bêtes que tu as bravées en refusant de sacrifier ?Aujourd'hui, répondit cette femme héroïque, je suis seule à souffrir ce que je souffre. Mais, ce jour-là, un autre sera en moi parce que moi-même je souffrirai pour lui. Elle eut une tille qu'une sœur (une chrétienne) recueillit et se chargea d'élever comme la sienne.

Félicité ainsi délivrée, Perpétue et Saturas éclairés par des visions du ciel, tous étaient prêts pour le combat. A la joie surnaturelle du martyre, s'alliait en eux la gaîté naturelle que donnent la jeunesse et la chasteté. Comme le tribun qui avait la prison sous ses ordres les maltraitait dans la pensée que par des moyens magiques ils allaient essayer de sortir de prison : Comment, lui dit Perpétue, tu oses refuser tout soulagement à d'illustres criminels comme nous qui appartiennent à César et vont combattre pour embellir sa fête ! Ton honneur n'est-il pas de nous produire frais et vermeils ? Le tribun eut peur en effet de déparer la fête impériale, et il adoucit le sort de ses prisonniers. Par un motif tout autre, le sous-officier qui les gardait, lui aussi, adoucissait leur sort : il était devenu chrétien. La veille du grand jour, eut lieu le repas libre. Sans fers, hors de leur cachot, les condamnés soupèrent devant tout le peuple. Ce repas, qui était souvent une orgie du désespoir, fut une agape chrétienne. Ils parlèrent au peuple, rirent de sa curiosité, témoignèrent la joie qu'ils ressentaient, annoncèrent les jugements du Seigneur : N'aurez-vous pas assez de temps demain pour nous voir ? disait Saturus. Nos amis aujourd'hui, vous serez nos ennemis demain. Remarquez-bien nos visages ; vous les reconnaîtrez au jour du jugement. Tous les spectateurs se retirèrent effrayés, un grand nombre convertis.

Vint enfin le jour de la victoire. Les confesseurs sortirent de prison et marchèrent vers l'amphithéâtre, comme s'ils allaient au ciel, beaux, contents, émus de joie, non de crainte. Perpétue marchait un peu en arrière ; calme, la démarche modeste, les yeux baissés pour ne pas laisser voir la joie qui les animait. Félicité, heureuse d'avoir résisté à l'épreuve de l'enfantement afin de mars cher à celle de l'amphithéâtre, passant de la sage-femme au bourreau, allait joyeuse à ce second baptême et à ces sanglantes relevailles du martyre. A la porte de l'amphithéâtre, on voulut les faire changer de vêtements et par une dérision impie, mettre aux hommes le vêtement de pourpre des prêtres de Saturne, aux femmes les bandelettes des femmes consacrées à Cérès. Ils résistèrent : Nous sommes venus ici, s'écrièrent-ils, par notre volonté propre et pour n'avoir pas à abdiquer notre liberté. Nous vous avons livré notre vie, afin de n'être contraints à rien de pareil ; c'est là notre pacte avec vous. Le tribun céda à la justice et à l'énergie de leur parole. Perpétue chantait comme si déjà elle piétinait la tête de l'Égyptien. Révocatus, Saturninus, Saturus, rappelaient aux spectateurs les menaces du ciel. Arrivés devant Hilarianus, leurs gestes et leurs mouvements de tête lui disaient[40] : Tu nous juges, mais Dieu te jugera. Le peuple irrité ordonna qu'ils passassent devant une file de chasseurs armés de fouets pour être fustigés les uns après les autres. Ils rendirent grâce ; on leur faisait gagner quelque chose des souffrances de Jésus-Christ.

Du reste, Celui qui a dit : Demandez et vous recevrez accorda à chacun d'eux la mort qu'il avait souhaitée. Dans leurs entretiens, Saturnin us avait désiré être exposé successivement à toutes les bêtes du cirque afin de porter au ciel une plus glorieuse couronne ; et en effet, lui et Révocatus passèrent tour à tour par les dents du léopard et par les étreintes de l'ours. Saturus, au contraire, avait horreur de l'ours, et son souhait était de périr d'un seul coup ; aussi le sanglier qu'on lança contre lui ne fit-il que le traîner sur le sable, et, se retournant contre un des chasseurs qui l'excitaient, il fit à celui-ci une blessure mortelle. Après ces deux premiers combats, Saturus resta debout.

Ce fut le tour des femmes. On les amena dépouillées de leurs vêtements et revêtues d'un filet pour être jetées ainsi à une vache furieuse. Par un revirement étrange, le peuple eut un mouvement de compassion. La délicatesse de Perpétue, le sein de Félicité encore gonflé de lait, firent prendre en pitié leur nudité ; sur son ordre elles furent emmenées et reparurent avec des tuniques sans ceinture[41]. Perpétue, livrée la première au supplice, fut jetée en l'air d'un coup de corne, et retomba sur les reins. Dans sa chute, plus occupée de sa pudeur que de sa douleur, elle ramena sur elle les plis de sa tunique déchirée. Puis, rappelée pour sortir de l'arène, elle arrangea tranquillement dans un réseau ses cheveux que le coup de corne avait dénoués, sorte de coquetterie héroïque qui n'était pas sans une pensée sérieuse : les cheveux épars étaient un signe de deuil et le jour du martyre devait être un jour de fête[42]. Puis, comme Félicité était tombée près d'elle et ne pouvait plus se relever, elle approcha d'elle et lui tendit la main. Cette sérénité et ce courage désarmèrent le peuple ; il ordonna qu'elles sortissent par la porte des vivants. C'était leur faire grâce, non du supplice, mais du spectacle.

Hors de l'arène, Perpétue parut comme si elle sortait d'une extase divine : Quand allons-nous être amenées à cette vache ? dit-elle au catéchumène Rusticus. Il fallut qu'on lui montrât sa plaie et sa tunique déchirée pour lui faire comprendre qu'elle avait accompli sa tâche. Elle demanda son frère, et quand il fut venu, elle dit à lui et à Rusticus : Demeurez dans la foi ; aimez-vous tous les uns les autres ; ne vous laissez pas ébranler par nos souffrances.

Révocatus, Saturninus, Félicité et Perpétue avaient payé leur tribut de souffrances et n'avaient plus qu'à attendre leur couronne. Saturus restait seul en face du peuple. Il était en ce moment près de l'une des portes, et auprès de lui était ce soldat Pudens qui, pour avoir été le gardien compatissant des martyrs, avait mérité de devenir leur frère dans la foi : Me voici, lui disait Saturus, et il m'est arrivé comme je l'ai annoncé. Je n'ai encore senti la dent d'aucune bête. Sois chrétien de tout cœur ; je vais reparaître sur l'arène et le léopard me tuera d'un seul coup. En effet, comme le spectacle allait finir, Saturus fut jeté au léopard, et un seul coup de dent le couvrit d'un sang si abondant que ce baptême de sang rappela au peuple le baptême de l'eau : Sauvé le baptisé ! se mit-il à crier, quand il vit Saturas se relever, sauvé le baptisé ![43] Il était sauvé en effet et son dernier mot fut adressé à Pudens : Adieu, n'oublie point ma foi ; que tout ceci ne t'ébranle pas, mais t'affermisse. Il lui demanda son anneau[44], le trempa dans ses plaies et le lui rendit comme à son futur successeur dans le martyre. Puis il alla tomber épuisé dans le spoliaire[45], où ses compagnons étaient déjà réunis pour recevoir le coup de la mort.

Mais le peuple voulait à toute force être témoin de leur supplice. Il ordonna donc qu'on les menât au milieu de l'amphithéâtre. Ils se levèrent tous cinq, marchèrent tranquillement au lieu désigné, et se donnèrent une dernière fois le baiser de paix afin de terminer leur sacrifice, comme dans l'assemblée chrétienne le sacrifice divin se terminait. D'après l'usage, les condamnés que la dent des bêtes avait épargnés étaient livrés à des gladiateurs novices qui faisaient ainsi l'apprentissage du meurtre. La plupart de ces martyrs moururent sans un mouvement et sans un cri ; Saturus passa le premier comme l'avait annoncé la vision de Perpétue, dans laquelle il avait le premier monté l'échelle céleste. Celle-ci, au contraire, reçut d'abord un coup d'épée entre les côtes et poussa un cri de douleur ; il fallut pour le second coup qu'elle prît la main tremblante de son apprenti meurtrier et la dirigeât contre sa gorge. Le démon avait peur de cette femme, dit le narrateur, et elle ne devait mourir que par sa propre volonté[46].

Voici les détails qui nous sont restés — en bien petit nombre si l'on songe à tout ce que nous avons perdu — sur cette persécution de Sévère, qui nous apparaît dans l'histoire avec un caractère plus absolu, plus réfléchi encore qu'aucune des persécutions antérieurs. Néron sans doute avait posé en principe, et, par le sang versé dans les jardins du Vatican, commencé le duel entre l'Église chrétienne et le pouvoir Romain. Après lui, Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle lui-même — quoiqu'il ait pris une part bien directe à la persécution et qu'il parle bien cruellement des persécutés — semblent avoir plutôt obéi à un principe de droit posé avant eux et qui souvent les embarrasse — l'embarras de Pline et de Trajan est bien visible dans leur fameuse correspondance. Sévère est le premier dont on nous dise que par un acte formel, public, daté, il défendit qu'il y eût des chrétiens, rendant ainsi la persécution non-seulement légale, mais obligatoire ; non-seulement possible çà et là, mais partout nécessaire. Il donna le premier le signal d'un de ces duels en champ clos entre le pouvoir et l'Église, que, plusieurs fois pendant le cours de ce siècle, le monde devait voir se renouveler, toujours à la honte de la tyrannie idolâtrique et à la gloire de la patience chrétienne.

Le duel fut atroce et dura longtemps. Nous avons un écrit de Tertullien composé après la mort de Sévère, postérieur de dix ans au moins au début de la persécution, et dans lequel l'on voit qu'elle n'était pas encore abandonnée. L'Église n'était pas comme nombre ce qu'elle fut depuis, et le pouvoir césarien reconstitué par Sévère avait une force d'action qui alla depuis en diminuant. Aussi la lutte fut-elle, non pas plus violente, mais de plus longue durée que celles qui suivirent. Et néanmoins, au moment où Tertullien adressait à Scapula, nouveau proconsul d'Afrique, l'écrit dont nous parlons, il pouvait déjà énumérer les échecs que les persécuteurs avaient éprouvé, les signes de la colère divine qui les avaient frappés, les symptômes de lassitude et de répugnance qui apparaissaient parfois chez ceux qui avaient mission de persécuter. Vigellius Saturninus, proconsul d'Afrique, qui le premier avait, même avant l'édit de Sévère, tiré le glaive, avait été puni par la perte de la vue. Sous cet Hilarianus qui avait livré Perpétue au bourreau, l'Afrique avait été châtiée par la disette. Un préfet de Cappadoce, dont la femme s'était faite chrétienne et qui s'était vengé en persécutant avec rage, avait été, lui seul dans son prétoire, atteint de la peste ; ou avait vu les vers lui sortir du corps : Cachez cela, s'était-il écrié, les chrétiens s'en réjouiraient trop ; puis il s'était repenti et était mort presque chrétien. Un autre, frappé à Byzance, était mort en criant : Chrétiens, réjouissez-vous ! Scapula lui-même, à qui Tertullien écrit, avait vu, depuis qu'il avait livré un chrétien aux bêtes, des marques de la colère divine et sur sa province et sur lui-même ; c'étaient des pluies désastreuses, des feux apparus la nuit sur les murailles de Carthage, une éclipse de soleil non prévue par la science se manifestant au moment des assises d'Utique ; et chez Scapula lui-même une hémorragie s'était produite chaque fois qu'il avait sévi contre un chrétien[47].

Aussi, plus timides ou plus humains, bien des proconsuls atténuaient-ils par leur modération les ordres de la tyrannie impériale. Les uns soufflaient aux chrétiens accusés des réponses qui devaient sauver leur vie sans compromettre leur foi ; d'autres, au lieu de l'accusation de christianisme, affectaient de n'entendre qu'une accusation moins grave, pour laquelle ils renvoyaient le prévenu devant la justice locale. Un magistrat à qui un chrétien était envoyé, soupçonnant une extorsion d'argent, déchirait le rapport, et, faute d'accusateur, mettait le chrétien en liberté. Quelques-uns même avaient honte de provoquer des apostasies : un chrétien, après quelques tortures, avait fléchi, et se déclarait prêt à sacrifier ; le juge ne voulut pas lui imposer cet acte de lâcheté, et, se retournant vers ses collègues, avoua son regret d'avoir eu une telle affaire à juger[48]. L'homme serait trop bas et l'humanité serait trop vile, si, dans les sociétés même les plus corrompues et sous les tyrannies les plus servilement obéies, on ne voyait pas quelquefois de ces révoltes de la conscience.

Quel fruit produisirent ces dix ans de persécution ? Zénon disait qu'un seul Indien qui consent à être brûlé valait mieux pour lui que toutes les prédications des philosophes sur la patience. Mais nous, nous voyons de nos propres yeux, dit Clément d'Alexandrie[49], une intarissable abondance de martyrs qui souffrent le feu, la torture, la décapitation, par suite de leur respect pour la loi divine. Comment une telle leçon de patience n'eût-elle profité à personne ? Aussi Tertullien proclame-t-il en face de Scapula, après dix ans de persécution, le progrès de la foi et le nombre croissant des chrétiens : Cette doctrine ne périra pas : quand on la frappe, on la sert. Qui voit une si merveilleuse patience, s'en étonne, veut en connaître la cause, recherche, trouve la vérité et l'embrasse.... A ces assesseurs de ton tribunal qui peuvent pousser contre nous telles acclamations qu'ils jugent à propos, demande de te dire les bienfaits qu'ils ont reçus des chrétiens... demande quel est le secrétaire (notarius) qui a été délivré d'un démon par lequel il était possédé, quels hommes des plus illustres ont vu leurs parents, leurs enfants guéris ou de possessions ou de maladies... Qu'arriverait-il, si, ces persécutions que nous ne craignons pas, nous ne nous contentions plus de les attendre, et si nous venions ici les affronter. Affins Antoninus en Asie vit un jour tous les chrétiens d'une même ville s'offrir en masse à son tribunal... si, à Carthage, nous agissions de même, que ferais-tu de tant de milliers d'hommes, de femmes, de tout âge et de tout rang, se présentant à toi ? Aurais-tu assez de feux ? assez de glaives ? Carthage se laisserait-elle ainsi décimer ? Pas un homme qui, dans cette foule de chrétiens, ne reconnût des proches, des commensaux ; tu y verrais peut-être des hommes de ton ordre, (c'est-à-dire des sénateurs romains) peut-être des femmes du même rang ; des dignitaires de la cité ; des parents et des amis de tes amis. Aie pitié, sinon de noirs, du moins de toi-même ; sinon de toi, du moins de Carthage[50].

L'Église marchait donc toujours en avant et la persécution lui faisait faire de nouveaux progrès, comme la liberté lui en avait fait faire. Une preuve de sa puissance, c'est de voir, à travers cette crise de la persécution sévérienne, plus absolue et plus universelle que n'avait été aucune autre, l'Église suivre sa voie ordinaire, combattre les erreurs, discipliner les intelligences, définir la foi. Ces rêves de la fin prochaine du monde, qui aux temps précédents avaient tant agité les imaginations chrétiennes, ne semblent plus avoir d'échos. Ni Tertullien, ni Clément d'Alexandrie n'en montrent la trace. Seul, un chronologiste obscur, Judas, écrivant sous le coup de la persécution récemment ordonnée, parle de l'imminence du dernier jour[51]. Praxéas, qui avait pu être puissant pour dénoncer et faire condamner le Montanisme, devint impuissant et faible le jour où il tomba dans l'hérésie[52]. Tandis qu'Artémon et les deux Théodotes avaient soutenu que le Christ n'était qu'un homme, Julius Cassianus soutenait avec les gnostiques que le Christ n'avait pas été un homme véritable ; son humanité n'était qu'une apparence ; son corps un fantôme. La chair semblait à ce docteur quelque chose de trop impur pour que la divinité ait jamais pu s'en revêtir ; pour lui, tout ce qui tient à la chair était réprouvé ; la génération était un péché, le mariage un opprobre. Un prétendu évangile de saint Pierre était produit à l'appui de cette erreur qui ne fut du reste que le fonds commun des erreurs gnostiques, tel que Valentin l'avait transmis à Tatien, Tatien à Cassianus. Cet évangile trompait bien des fidèles, et recrutait l'école des Docètes (du mot δόκησες, apparence). Mais la tradition de l'Église démentit cette œuvre de faussaire et nous avons un fragment de la lettre du saint évêque d'Antioche, Sérapion, à la paroisse de Rhossos pour dénier toute authenticité à ce faux évangile qui lui apportait le trouble, la division et le mensonge[53]

Dès cette époque, commençait donc, comme nous l'avons dit, cette longue série d'erreurs sur la personne du Christ, sans cesse émises, démenties, relevées, et qui prouvent, d'un côté, combien l'esprit humain, pauvre même en fait d'erreurs, revient toujours faute de mieux à celles qu'il a déjà produites et abandonnées ; de l'autre, combien pèse aux âmes dépravées cette mystérieuse et miséricordieuse alliance, en la personne de Notre-Seigneur, de la divinité et de l'humanité. Un homme qui a été en même temps Dieu, c'est trop de grandeur ; un Dieu qui s'est fait homme et véritablement homme, c'est trop d'amour : elles n'y peuvent croire.

Mais quels que fussent ces efforts de l'hérésie pour déchirer l'Église en même temps que la persécution la décimait, l'Église n'était ni moins une ni moins puissante. L'hérésie, par ces luttes de la pensée qu'elle soulevait, lui donnait des docteurs, comme la persécution par les luttes sanglantes lui donnait des héros. L'épiscopat se recrutait en partie parmi les confesseurs, c'est-à-dire parmi ceux qui, soumis à la torture pour la foi, avaient vaincu sans mourir, et que, soit lassitude, soit admiration, les bourreaux avaient laissé vivre. — Quand Sérapion vint à mourir (211), chargé d'œuvres et d'années, c'est Asclépiade qui lui succéda, recommandé au choix de l'Église par les souffrances qu'il avait endurées pour elle[54]. Et ce choix alla réjouir dans les fers son ami le confesseur Alexandre qui souffrait à cette heure-là pour la foi. — Un peu plus tard (213), ce même Alexandre sorti de prison, devenu évêque en Cappadoce, venait par piété à Jérusalem, y voyait l'illustre centenaire Narcisse, remonté sur son siège, comme nous l'avons dit, après un long exil. Et comme Narcisse, succombant à son tour sous les fatigues de l'épiscopat, voulait avoir de son vivant un successeur, les chrétiens de Jérusalem étalent avertis par une vision d'aller chercher leur futur évêque hors des portes de la ville. Ils y allaient, rencontraient Alexandre, le retenaient de force au milieu d'eux ; des évêques de la province forçaient Alexandre à remplacer Narcisse, et Narcisse, qui vécut jusqu'à cent seize ans, put bénir longtemps l'héritier de sa mission. — A côté d'eux, vivait Clément, retiré d'Alexandrie, aimé et vénéré de tous. Tous ces hommes appartenaient à cette glorieuse école de Panténus, de Clément, d'Origène, école du martyre en même temps que de la foi, et qui les avait faits chrétiens, docteurs, confesseurs, évêques. Tu sais, écrivait Alexandre à son condisciple Origène, que notre amitié commencée par nos pères a été plus forte et plus ardente chaque jour. Ceux que nous appelons nos pères sont ceux qui nous ont ouvert la route et que nous ne tarderons pas à suivre : c'est Panténus, mon bienheureux maître ; c'est saint Clément, mon maître, et qui m'a rendu de si grands services ; ce sont d'autres encore. Ce sont eux qui m'ont fait te connaître, toi mon frère, et de beaucoup le Meilleur de tous mes maîtres[55].

Mais hélas ! les plus nobles âmes ont leurs excès ; les plus nobles intelligences leurs erreurs. Heureux encore quand ces excès ne sont que l'excès du zèle et ces erreurs les erreurs d'une vertu trop inquiète ! Origène, encore adolescent, dirigeait l'école d'Alexandrie, la foule venait l'entendre avec admiration ; hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles recevaient ses conseils et ses leçons. L'austérité de sa vie ne lui sembla pas une sauvegarde suffisante, sinon pour sa vertu, du moins pour sa réputation ; et, lui qui trop souvent n'a voulu voir que le sens allégorique des Écritures, pécha cette fois pour avoir trop suivi le sens littéral. La lecture d'un passage de l'Évangile lui inspira une héroïque folie, moins rare à cette époque (car saint Justin en cite un autre exemple), moins universellement désapprouvée qu'elle ne l'a été plus tard. Le fait fut d'abord ignoré ; mais il n'était pas sans doute destiné à l'être toujours. En l'apprenant, Démétrius, l'évêque et le protecteur d'Origène, s'étonna d'abord, admira ensuite et exhorta son disciple à se donner d'autant plus au service de Dieu et à la conversion des âmes, qu'il avait rompu davantage avec la vie des sens[56]. Quand les âmes de ce siècle-là se trompaient, c'était par excès de courage.

Un excès de zèle d'une nature différente, mais plus funeste puisqu'il porta atteinte à la foi, amena la chute de Tertullien. A cette âme ardente, forte, belliqueuse, la douceur manquait. Bien peu des Pères de l'Église, si je ne me trompe, ont laissé d'aussi nombreux écrits, dans lesquels le côté suave, charitable, miséricordieux du christianisme soit aussi rarement touché. Il a oublié cette parole de notre divin Maître : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur[57]. Même dans ses écrits les plus orthodoxes, on sent une âpreté de controverse, une exagération de vertu, une certaine dureté de doctrine, une propension à interdire plus qu'à permettre, qui dénotent le rigoriste et l'homme que le rigorisme pourra conduire jusqu'à l'hérésie. L'onction manque à cette âme ; l'huile manque au ressort de cette argumentation si pressante et si vive. Il n'a pas, comme saint Augustin, et comme tant d'autres, la suavité à côté de la force, la charité qui élève à côté de la puissance qui abat.

Quand vient l'heure des persécutions, l'énergie de Tertullien ne connaît pas de défaillance. Il parle aux proconsuls et il menace plus qu'il ne supplie ; il parle aux martyrs, non comme à des frères que l'on envie selon Dieu, mais bien plutôt comme à des chrétiens exposés, qui vont peut-être faiblir et qu'il faut faire rougir d'une chute toujours imminente. Comment lui-même, tenant ce langage, écrivant ainsi aux juges et aux prisonniers, prêchant je dirais presque l'outrecuidance du martyre, a-t-il échappé au martyre ? Je ne saurais le dire. Mais il semble qu'en face de tant d'héroïsme, de tant de périls, de Si grandes terreurs selon l'homme, de si grandes récompenses selon Dieu, son âme se soit exaltée outre mesure. Une secte qui arrivait avec des visions, des prophéties, un Paraclet, une révélation nouvelle, aura plu à son imagination facile du reste à décevoir, énergique et crédule, prompte à s'exalter et prompte à se contredire. Une secte qui dans le christianisme poussait tout à l'excès et à la rigueur aura été à cette heure la bienvenue pour cet esprit rigoureux et excessif. Une secte à laquelle le courage des martyrs paraissait insuffisant, qui, malgré la parole expresse du Seigneur, traitait d'apostasie la fuite, le soin de se cacher, le rachat de sa vie à prix d'argent, une telle secte a souri au courage de Tertullien, et il s'est fait le missionnaire de cette témérité orgueilleuse à laquelle Dieu n'accorde pas les grâces du martyre[58]. Déterminé peut-être aussi par certaines jalousies envers le clergé romain[59], il a quitté la grande Église chrétienne pour la petite Église de Proclus, l'un des disciples, le disciple, il est vrai, le plus modéré de Montan.

Les contradictions content peu à de tels esprits. — Autrefois, Tertullien, devant les proconsuls, faisait honneur à l'Église des soldats qu'elle donnait à l'armée des Césars[60]. Aujourd'hui, un soldat chrétien, à qui on remet selon l'usage une couronne de lauriers, se refuse à la placer sur sa tête, et, lorsqu'on l'arrête et qu'on lui demande la cause de son refus, il l'explique en disant qu'il est chrétien, et il est mis à mort. L'Église blâme cette inutile révolte contre un acte qui n'était pas un acte d'idolâtrie. Tertullien la loue et lorsqu'on lui dit un chrétien ne pourra donc plus être soldat ? Il répond : Non, un chrétien ne doit pas être soldat[61]. — Tertullien a eu de belles paroles à la gloire du mariage chrétien[62] ; il a déconseillé les seconds mariages plus qu'il ne les a condamnés. Aujourd'hui non-seulement il flétrit les secondes noces comme des adultères, mais il arrive à traiter le mariage de honte, sinon de désordre[63]. — Il a loué la tempérance chrétienne ; il lui apparaît aujourd'hui qu'elle n'est pas suffisante, et, parce qu'ils ne font pas trois carêmes chaque année comme les Montanistes, les Psychiques, c'est ainsi qu'il appelle les catholiques (car il emprunte aux disciples de Valentin leurs expressions méprisantes), les Psychiques lui semblent des êtres brutaux livrés à l'intempérance et à l'ivrognerie[64]. — Il a loué autrefois les soins dont les âmes chrétiennes entouraient les confesseurs dans la prison[65] ; aujourd'hui il se plaint que, grâce aux aumônes de leurs frères, les confesseurs font trop bonne chère dans les cachots[66]. — Autrefois, il proclamait hautement la suprématie de l'Église romaine ; aujourd'hui que l'Église romaine a condamné Montan, il n'a plus que des insultes pour ce pontife suprême, comme lui-même il l'appelle, qui, à l'exemple du Seigneur, admet l'adultère à faire pénitence[67].

Le fonds de ce rigorisme, comme celui du rigorisme janséniste des derniers siècles, c'est toujours la haine de l'homme, la réprobation absolue et sans réserve de sa nature, de sa raison, de son être, de sa liberté[68]. Les gnostiques, que Tertullien combat si amèrement, n'allaient pas beaucoup plus loin que lui en réprouvant la création. La doctrine de la grâce irrésistible est dans Tertullien comme dans le Père Quesnel[69].

Mais c'est le propre de l'erreur de n'être jamais constante avec elle-même. Dans sa longue et toujours belliqueuse vieillesse, Tertullien finit par se séparer de Produs ; il fonda à Carthage une secte de Tertullianistes qui durait encore deux siècles après lui et dont les derniers adeptes furent ramenés à l'Église par un génie autrement sûr, autrement vrai, autrement élevé et étendu que le sien, surtout autrement consacré par l'amour de Dieu et l'amour des hommes, saint Augustin[70].

Ainsi tomba Tertullien. Le rigorisme dans les actes est moins funeste que le rigorisme dans les doctrines ; celui-ci est plus facile et l'orgueil y a plus de part.

Mais, quoi qu'il en fût et des violences de la persécution et des erreurs du zèle et des divagations de l'hérésie, l'Église vivait, régnait, marchait. Nul homme ne lui est nécessaire ; au plus grand et au plus saint elle donne plus qu'elle ne reçoit de lui.

 

 

 



[1] Apologétique, 36.

[2] Apologétique, 36.

[3] Areæ non sint ! Ad Scapulam, 3.

[4] Quidam vestrum quibus favor vulgi de iniquitate captatur. Ad Scapulam, 49.

[5] Cette ville de l'Afrique proconsulaire est nommée comme ville principale, dans la Collatio Carthaginis et dans la Notitia dignitatum.

[6] Per exceptorem.

[7] Il y a plusieurs textes de ces actes, dans les mss. du Vatican, de Tolède et de Colbert. (Voyez le cardinal Baronius, D. Ruinart. Acta sincera et les Bollandistes au 17 juillet.) Les variantes ne portent guère que sur les noms propres et sur des nuances d'expression qui semblent indiquer des traductions diverses. Le mss. du Vatican donne la date du 14 des kal. d'août (17 juillet) sous le consul Claudius (sans doute Claud. Severus, consul avec.F. Audifius Victorinus en 200).

[8] Apologétique, I.

[9] Apologétique, 49, 50.

[10] Il faut un homme semblable à un dieu, qui prenne soin du bon ordre des âmes, un dieu sorti du sein de la sagesse. Apolog. Apoll., 6 apud Philostratum, VIII.

[11] In itinere Palæstinæ plurima jura fundavit. Judæos sub pæna fieri vetuit : idem de Christianis sanxit (Spartien).

[12] Sur S. Irénée (28 juin 202), voyez Grég. de Tours, De gloria martyr., I, 80. Hist. Franc., I, 26, 27, 29. S. Basile, De Spiritu Sancto, 24. S. Grégoire le Grand, Regest., IX, 50. Épiphane, Hœres, 31. Théodoret, Dialog., 1. Les Menées grecques au 23 août. Eusèbe, Hist. Ecclés., V, 5, 19, 20, 24, 25, 27. Hieronym., In Isaiam, 64. S. Sidon. Appollin., II. Ép. 10. — Disciples de S. Irénée à Lyon : S. Clément (20 janvier) prêtre qui recueille son corps ; — S. Minervius, Ste Eléazarium et leurs huit fils, martyrs le 23 août, vers 200 : S. Pérégrin prêtre de Lyon, 28 juillet.

[13] Sans doute Polycrate, qui était évêque d'Éphèse en 196.

[14] Les Antonins, VI, 8 (tome III).

[15] Au lieu dit Gentibus (Gentil bustum), aujourd'hui Bourg Saint-Andéol. Sa fête est le 1er mai.

[16] Dux imperatoris Aurelii (Caracallæ ?)

[17] SS. Félix, prêtre, Fortunat et Achillée, diacres, le 23 avril. Ferreolus (Ferréol ou Fargeau) et Ferrutius (Fergeron) diacre, le 16 juin. Voyez les martyrologes, Grégoire de Tours, De gloria martyr., I, 71. Sous Caracalla ?

[18] S. Léonide et ses compagnons, Arator, Quiriæus, Basile, martyrs, le 22 avril (204 ?) Eusèbe, VI, 2. Nicéphore Calliste, v, 2.

[19] Eusèbe, VI, 1, 2, 6.

[20] Eusèbe, VI, chap. 3, 4. Ces martyrs et ceux en grand nombre dont les martyrologes ajoutent ici les noms sont fêtés le 28 juin. Est-ce à cette époque ou à une autre persécution qu'il faut rapporter le fait suivant relatif à Origène ? Il est saisi et mené sur les degrés du temple de Sérapis. On lui rase la tête comme celle d'un prêtre des idoles. On lui met des palmes à la main et on lui ordonne de les distribuer selon le rite païen aux sacrificateurs. Il obéit, mais en disant : Recevez ces palmes, non comme celles d'un temple des idoles, mais comme celles de Jésus-Christ. Il échappe néanmoins au supplice. Épiphane, Hœres, LXIV, 1.

[21] Eusèbe VI, 5. Palladius (Historia Lausiaca) ajoute au récit d'Eusèbe des détails un peu différents sur sainte Potamienne. Elle aurait été esclave, et c'est son maître qui, furieux de la voir résister à sa passion, l'avait livrée au proconsul. Plutôt que d'être plongée nue dans la poix bouillante, elle avait demandé à y être introduite vêtue, mais peu à peu afin que tu puisses savoir, dit-elle au proconsul, quelle patience nous donne ce Jésus-Christ que tu n'as pas le bonheur de connaître. Voyez les martyrologes au 30 juin.

[22] Martyr. Rom., 4 janvier. Tertullien, Ad Scapulam, 3.

[23] Guddene, Gundene, Gugdene, 18 juillet 203. Adon.

[24] Martyr. Rom., 9 janvier. Hieronym. Raban (peut-être sous Dèce ?)

[25] Martyr. Rom., 6 janvier. Hieronym, Notker.

[26] Martyr. Rom., 1er août, Tertullien, De fuga, 5.

[27] Martyr. Rom., 30 juillet, Menées 2 février. Augustin, Sermo 32. On les a confondues à tort avec sainte Perpétue et sainte Félicité.

[28] I, 2.

[29] On peut rapprocher du récit authentique de ce martyr la vision de la sœur Emmerich (Vie d'Anne Catherine Emmerich, traduite par notre pieux et savant ami, l'abbé de Cazalès, Paris, 1872, Tome III, p. 323, et V. chap. 12). Cette pauvre paysanne allemande qui n'avait certes pas lu les actes sincères de Ruinart ni peut-être aucun récit du martyre de sainte Perpétue, comment est-elle si complètement d'accord avec ce que nous lisons dans les actes des saints ?

[30] Une scène pareille à cette vision est représentée dans une peinture du cimetière dit de sainte Agnès.

[31] La fête (natale) n'est pas ici le jour de la naissance (qui était le 27 mars) mais l'anniversaire du jour où Geta avait été proclamé par César. Le martyre eut lieu le 7 mars, jour où l'Église célèbre la mémoire de ces saints.

[32] Calliculas, des rayures ? des glands ou sonnettes comme celles du vêtement du grand prêtre des Juifs ? Martial parle d'un vêtement nommé callaicæ ; on lit quelquefois ici galliculas (d'où le français galoches), en grec Τροχαδος, chaussures de coureur, guêtres ; mais ce sens ne pourrait convenir.

[33] In hapha. L'haphe est une poussière dont les lutteurs saupoudraient leur corps frotté d'huile. — (Martial, VII, 66.)

[34] Le maître des jeux, chef des gladiateurs.

[35] La porte par où sortaient les gladiateurs vivants.

[36] Saturus se sert du mot grec : Agios.

[37] Ludite.

[38] Papa noster (terme qu'on employait vis-à-vis des évêques).

[39] Quoniam ergo permisit et permittendo voluit Spiritus Sanctus ordinem ipsius muneris conscribi, etsi indigne ad supplementum tantæ gloriæ describendum, tamen quasi mandatum sanctissimæ Perpetuæ, imo fidei commissum ejus exsequimur. Actes, 16.

[40] L'habitude des assemblées populaires au théâtre et ailleurs où il était souvent difficile que la voix pût se faire entendre, avait rendu familier à l'antiquité un langage par signes (chironomia) dont il reste encore des traces en Italie, particulièrement à Naples. Les pantomimes le pratiquaient. V. Quintilien, II, 11, 17. Juvénal, VI, 63.

[41] Revocatæ et discinctis indutæ. Actes, 20, ainsi que lit Holstein.

[42] Non enim decebat martyrem dispersis capillis pati ne in sua gloria plangere videretur. Actes, 20.

[43] Salvum lotum ! Salvum lotum !

[44] On lit annulum au lieu de anaulam qui n'a pas de sens.

[45] Le lieu on l'on achevait les gladiateurs blessés à mort.

[46] Basnage a voulu inculper l'orthodoxie de sainte Perpétue et de ses compagnons et voir en eux des Montanistes. Le seul fondement un peu sérieux est la préface de leurs actes qui a bien une certaine saveur de Montanisme. Mais que trouverait-elle contre les martyrs eux-mêmes et contre le réait el peut bien avoir été écrit par une main orthodoxe, puis affublé d'une préface montaniste ? Une dissertation du cardinal Orsi (Florence, 1728, et dans le Thesaurus historiæ ecclesiasticæ, fascic. XI et XII, Rome, 1840) réfute les arguments de Basnage. Elle s'appuie en particulier sur l'antiquité et la solennité du culte de sainte Perpétue dans l'Église catholique. Elle est, avec saint Cyprien, le seul martyr non romain inséré dans le calendrier de l'Église romaine au quatrième siècle (Bucherii, Roman. Kalend. vetus). Sermons de saint Augustin en son honneur, 280, 281, 282. — La basilique de Sainte-Perpétue et de Sainte-Félicité était la principale église de Carthage avant la fin du quatrième siècle (Augustin, Sermo 19, 34, 288, 294, De gestis Pelagii, 2).

[47] Ad Scapulam, 3.

[48] Ad Scapulam, 4.

[49] Stromates, II, 20. éd. Paris, p. 415.

[50] Ad Scapulam, 4, 5.

[51] Dans Eusèbe, VI, 7. Il avait fait un livre sur les semaines de Daniel où il supputait les temps jusqu'à la dixième année de Sévère (202).

[52] Tertullien, De præscript., 52 et Adv. Praxeam. — Augustin, De hœresib., 31.

[53] Eusèbe VI. 12. Cassien avait écrit un livre περί έγκρατείας ou περι έυνουχέας. Clément en cite un fragment. Stromates, III, 13. Réfutation qu'il fait de cette doctrine, Ibid., 13, 17, éd. Paris, p. 485.

[54] Sur S. Asclépiade, Eusèbe, VI, 11. Martyr. Roman., 28 octobre.

[55] Eusèbe, VI, 8, 11, 14. In Chronic., ad ann. 213.

[56] Eusèbe, VI, Hieronym., Ép. 65. Niceph. Calixte V, S. Épiphane, Hœres., 53.

[57] Origène lui-même a condamné cette interprétation de l'Évangile. In Matth., XV, 4-5. Contra Celsum, VII, 48.

[58] V. le traité De fuga. Origène, au contraire, In Joannem, 31 et Clément d'Alexandrie, Stromates, IV, 40, soutiennent avec l'Église la légitimité de la fuite.

[59] Hieronym., in Catalog.

[60] Vobiscum navigamus, militamus. Apologétique, 42.

[61] De corona militis et en particulier le chapitre 11.

[62] Ad uxorem, II, 9 et Adversus Marcionem, I, 29.

[63] De virginibus velandis, 110. De exhortatione castitatis, 9, 10, 11. De monogamia, 3.

[64] De jejuniis.

[65] Ad Martyres.

[66] V. De jejuniis, 12.

[67] De pudicitia.

[68] Ainsi l'idée que tout ce qui n'est pas permis est défendu. On lui objecte : Sed quod non probibetur, ultro permissum est. Et il répond : Imo prohibetur quod non est ultro permissum. De corona militis, 2.

[69] De anima, 21.

[70] Augustin, Hœres., 86.