Grâce à la liberté relative dont l'Église avait joui sous Commode, grâce aux troubles révolutionnaires qui, après la mort de ce prince, avaient tourné ailleurs l'esprit des peuples et celui des magistrats, grâce enfin à cette tolérance des premiers temps de Sévère dont nous venons de parler, le christianisme avait pu faire de rapides progrès. Il suffit, pour le comprendre, de jeter un regard sur le monde. L'Orient était depuis longtemps semé d'églises chrétiennes : la Syrie, l'Asie-Mineure, l'Égypte, la Mésopotamie, avaient déjà donné de nombreux martyrs. La conquête de l'Occident, plus laborieuse et plus lente, parce que l'unité des peuples y était moindre et leur civilisation plus diverse, s'opérait cependant sous l'influence et l'action principale de Rome, capitale de l'Empire et capitale du Christianisme. De proche en proche, la lumière de la foi gagnait d'une province à une autre. Parfois aussi, les provinces éloignées, les frontières de l'Empire, les pays même placés hors de l'Empire, communiquant directement avec Rome par ses colons, ses marchands et ses soldats, recevaient, avant même les provinces intérieures, le bienfait de la vérité. Tenons-nous-en aux monuments les plus incontestables : — dès le temps des apôtres, saint Marc, député par saint Pierre, était venu de Rome à Alexandrie. Sa prédication avait peu à peu gagné l'Égypte, la Cyrénaïque, la Lybie. — Saint Paul, allant en Espagne, d'après une tradition au moins probable, aurait semé la foi dans cette partie de la Gaule qu'on appelait la province romaine. — Son prosélyte Paulus (on dit même Sergius Paulus, le proconsul de Chypre[1]) aurait fondé l'église de Narbonne ; deux autres de ses compagnons, Crescens et Trophime, un disciple du Seigneur, Maximin[2], furent les premiers évêques des chrétientés naissantes de Vienne et d'Arles. — Bientôt le flambeau de l'Évangile était porté plus loin : par Marseille et par le Rhône, la foi des églises asiatiques suivait la route des marchands de l'Asie ; Pothin et Irénée étaient venus de Smyrne à Lyon où ils devaient trouver le martyre[3] ; à cette prédication se rattache comme à sa source celle d'Andochius à Autun, de Bénignus à Dijon, de Valérien à Tournon, d'Audéolus dans le Vivarais, de Ferréolus à Besançon. Pendant que la Gaule se débattait ainsi contre la vérité, la vérité avait déjà franchi le détroit ; je l'ai dit tout à l'heure, et Tertullien nous l'atteste, des cantons de la Bretagne où la domination romaine n'avait pas encore pénétré[4] étaient atteints par la prédication chrétienne. Quant à l'Espagne, quelle que soit l'antiquité un peu nuageuse de ses annales ecclésiastiques, il est certain du moins, et d'après le même Tertullien, qu'au début du troisième siècle, toutes ses provinces étaient envahies[5]. Mais l'Afrique surtout avait donné à l'Église une riche moisson. Les faibles commencements des chrétientés africaines doivent être contemporains au plus tard de Trajan, puisque Tertullien nous parle d'une correspondance entre saint Jean et les églises d'Afrique[6]. Plus d'un siècle s'écoule cependant sans qu'on nomme soit un évêque, soit un martyr en ces contrées. Mais, au temps dont nous parlons, les églises africaines sont nombreuses, ardentes, dévouées ; quantité de villes sont en majorité chrétiennes[7] ; les chrétiens envahissent le prétoire des magistrats et la curie des municipes ; pas un proconsul, pas un juge ne se trouve qui n'ait quelque chrétien auprès de lui[8]. C'est là que Jupiter tendant la main à ses adorateurs recueille moins d'aumônes dans chaque temple que la collecte chrétienne dans chaque rue[9]. C'est là qu'on dit : Les chrétiens se font, ils ne naissent pas[10] ; tant ceux d'entre eux qui étaient sortis de la gentilité étaient plus nombreux que ceux qui avaient reçu la foi de leurs pères ! C'est là que les chrétiens s'écrient : Nous sommes d'hier et nous remplissons vos villes, vos municipes, vos camps, vos places publiques, vos maisons, le palais et même le Sénat. Nous ne vous laissons que vos temples[11]. Vienne maintenant la persécution, elle recueillera là une magnifique moisson de martyrs. Sans doute, cette paix de l'Église qui favorisait son progrès, était loin d'être complète. Nous avons dit qu'il y avait eu sous Commode quelques martyrs. La paix intérieure de l'Église n'était pas entière non plus : il faut qu'il y ait des hérésies[12], c'est le grand mot de saint Paul, et nul siècle ne s'est passé sans le justifier. En effet, les hérésies des siècles précédents n'étaient pas encore éteintes. Il y avait des Judaïsants, Ébionites ou Nazaréens. Il y avait des Gnostiques de mille sectes diverses ; celle de Valentin, plus féconde et plus vivace que les autres, encore récente d'ailleurs, était assez sérieuse pour remplir presque à elle seule le livre de saint Irénée sur les hérésies ; Marcion, né de la veille comme Valentin, comme lui avait de nombreux disciples. Une erreur plus vivante encore, quoiqu'elle datât du siècle précédent, et d'autant plus périlleuse qu'elle avait pour elle la gloire de l'austérité, était celle des Montanistes[13]. Le Montanisme, à vrai dire, n'était pas une doctrine, mais une prophétie. Il n'avait pas de dogmes à lui[14] ; mais il avait des prophètes, des inspirés, des extatiques, des pratiques sévères, des prédictions menaçantes. Que Montan et sa compagne de prophétie, Maximilla, eussent fini leur vie par le suicide, comme on le disait ; que leurs prophéties eussent été démenties par l'événement, et que le monde, ainsi que l'Église, au lieu de la guerre qui lui était annoncée, eût joui de la paix pendant les treize ans qui suivirent la mort de Maximilla ; qu'un autre prophète, Théodote, croyant s'élever au ciel dans son extase, fût aller tomber dans la mer : peu importait à leurs disciples ; de nouveaux prophètes n'en surgissaient pas moins. Un Thémison, ayant échappé, à force d'argent à la torture, se faisait passer pour martyr, et, après les apôtres saint Jean et saint Jude, écrivait lui aussi une Épître catholique, mais contre l'Église catholique. Un Alexandre jugé à Éphèse par le proconsul d'Asie, Æmilius Frontinus, jugé non comme chrétien, mais comme bandit, et bandit après avoir apostasié, ne se faisait pas prophète, il est vrai, mais trompait les soi-disants prophètes et se faisait accepter par eux comme martyr. Les Montanistes prétendaient même qu'un évêque de Rome (Éleuthère ou Victor ?) avait été prêt à reconnaître la vérité de leurs prophéties, et par suite à envoyer la paix (des lettres de communion) aux églises (montanistes) de Phrygie et d'Asie ; lorsqu'un chrétien asiatique, jadis confesseur de la foi, Praxéas, était intervenu et, s'appuyant sur l'autorité des prédécesseurs du pontife, l'avait décidé à révoquer les lettres déjà écrites[15]. Il fallait donc combattre cette école si puissante en séductions, et l'église d'Asie où elle était née ne manquait pas de champions à lui opposer. Trois ans après la mort de Maximilla, c'est-à-dire probablement vers les premiers temps du règne de Commode, Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, compatriote par conséquent de cette hérésie phrygienne, courait à Ancyre pour arrêter, s'il se pouvait, la perturbation que causait dans cette église l'enthousiasme montaniste ; il y ramenait la paix et l'orthodoxie ; puis, rentré dans sa demeure, il écrivait, à la prière de tous les siens, un livre destiné à réfuter l'erreur ou plutôt à démasquer la folie de ces illuminés[16]. Plus tard, quarante ans après la naissance du montanisme (c'est-à-dire vers l'an 210), Apollonius (évêque d'Éphèse ?) discutait les mœurs, la vie, les prédications, les fourberies de ces prétendus inspirés. Sérapion d'Antioche, successeur de l'illustre Théophile (199-211)[17], s'appuyant sur l'autorité d'Apollinaire, condamnait encore ces hérétiques en son nom et au nom de plusieurs évêques qui signaient avec lui ; ils attestaient que des évêques avaient voulu exorciser le démon de la prophétesse montaniste Priscille, mais que les sectateurs de Montan leur avaient mis la main sur la bouche et avaient empêché par la force l'esprit de Dieu de chasser l'esprit du mal. Le Montanisme cependant restait debout[18] ; il devait pendant quelque temps encore faire de nouvelles victimes ; il devait enlever Tertullien à l'Église. Mais à ces erreurs des temps passés d'autres venaient s'ajouter. Il est de la nature de l'erreur de se contredire ; on fuit un pôle pour courir au pôle opposé ; on échappe à Scylla pour tomber dans Charybde, au paganisme pour rouler dans l'athéisme, à Zénon pour se livrer à Épicure : Dieu, la vérité, l'Église tiennent seuls le milieu. Les hérésies du siècle passé amenaient des hérésies en sens contraire. Le gnosticisme, hérésie dominante du siècle précédent, avait été une doctrine toute pleine des souvenirs et des tendances païennes, multipliant les dieux sous le titre d'éons et égalant par la multiplicité de leurs enfantements et de leurs aventures la complication des théogonies helléniques. Mais désormais (et le Montanisme en a déjà donné l'exemple) les hérésies n'emprunteront plus rien au paganisme ; elles travailleront pour ainsi dire uniquement sur le sol chrétien. Elles jugeront volontiers l'Évangile empreint d'idolâtrie ; la sainte Trinité ne leur semblera pas laisser assez intact le principe de l'unité divine ; l'union de l'humanité et de la divinité dans la personne du Sauveur leur semblera quelque chose de trop complexe. Une série d'hérésies commence, qui a la prétention, on peut le dire, de faire le christianisme plus chrétien. Le dogme de la Trinité surtout devait être le point principal de toutes les attaques et la pierre d'achoppement de tous les esprits égarés. Le dogme de la sainte Trinité est le nœud suprême du christianisme. C'est par lui que l'incarnation d'un Dieu, la vie humaine d'un Dieu, la mort d'un Dieu deviennent chose possible. Il faut que Jésus soit Dieu et homme tout ensemble. Si on le sépare trop du Père il n'est plus Dieu ; si on l'identifie trop absolument au Père, il n'est plus homme. Dans le premier cas la Rédemption n'est plus qu'un acte secondaire, n'émanant pas du seul Infini. Dans le second cas, elle n'est pas suffisante ; la justice divine ne peut être satisfaite, l'homme n'a point souffert. Aussi sera-ce le dogme de la Trinité et par suite celui de l'humanité et de la divinité du Christ qui, pendant le me et le ive siècle, à ce grand début de la controverse intérieure du christianisme, seront le point de mire de toutes les hérésies. Rome devait être le théâtre de ces débats et Rome était le seul lieu où ils pussent se terminer. La chrétienté romaine, en même temps qu'elle était la première par la hiérarchie, devenait aussi la première par la science. Le temps de Commode (d'après les récentes découvertes épigraphiques) est celui surtout où les familles anciennes, illustres, riches, savantes, affluent vers l'Église chrétienne de Rome. L'école catéchétique de saint Justin s'y perpétue avec gloire et rivalise avec l'illustre école d'Alexandrie. Après Tatien, premier disciple du philosophe martyr, mais malheureusement enlevé à l'Église par l'hérésie, Rhodon, Caïus, Hippolyte[19] se succèdent, combattant les hérétiques chacun à leur tour ; ils auront bientôt à lutter contre les prédécesseurs d'Arius. C'est en effet à Rome que nous verrons se succéder ces prétendus réformateurs du dogme chrétien. Déjà, sous le pontificat d'Éleuthère qui répond à peu près au règne de Commode (177-193), le prêtre dégradé Blastus et un autre docteur appelé Florinus fondent chacun une église hérétique ; tous deux font Dieu auteur du mal. Les disciples leur arrivent en grand nombre ; car dans Rome (on peut le dire en changeant un peu le mot de Tacite), tout mal comme aussi tout bien se donne rendez-vous. Sous Victor — qui siégea pendant les premières années de Sévère (193-202) —, apparaît la première attaque d'un chrétien contre la divinité du Sauveur. Dans les dernières persécutions, un chrétien de Byzance, Théodote, corroyeur de profession, mais instruit dans les lettres, conduit devant le proconsul avec quelques-uns de ses frères, a pâli en face du supplice, et, seul apostat au milieu de ces martyrs, a renié le Christ. Poursuivi par la honte, mais ne voulant pas s'humilier et se repentir, il a fui loin de sa province ; il est venu à Rome, et là, comme on lui reproche sa défection, il répond qu'il a renié non pas un Dieu, mais un homme. Appelant l'hérésie au secours de l'apostasie, à partir de ce jour, il prêche contre la divinité du Christ, et le pape Victor le retranche de la communion des fidèles ; mais les sectaires ne lui manqueront pas[20]. — Un peu plus tard, sous le pontificat de Zéphyrin (202-219), un autre Théodote, banquier, disciple du premier, renchérit sur la doctrine de son maître ; il va jusqu'à mettre Melchisédech au-dessus de Jésus-Christ. Ces Melchisédechites (on les appela ainsi)[21] voulurent avoir un évêque ; ils achetèrent pour cent cinquante deniers par mois un homme du nom de Natalis, révéré comme confesseur de la foi. Mais cet évêque marchand ne put tenir longtemps contre le remords ; car Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur, ne voulait pas que celui qui avait témoigné pour lui mourût hors de son Église. Des rêves sinistres assaillirent Natalis ; une nuit, un ange lui apparut et le battit de verges ; il fut vaincu, et, dès le matin, vêtu d'un sac, couvert de cendre, il était aux pieds de l'évêque Zéphyrin, aux pieds de ses prêtres, aux pieds même des fidèles, montrant les cicatrices que lui avaient jadis imprimées la torture, pleurant, demandant pardon. Il fut admis, non sans peine, à la pénitence. L'erreur qui le pensionnait n'en subsista pas moins quoiqu'abandonnée de son évêque. — Sous le pontificat même de Zéphyrin, elle fut renouvelée par Artémon, fondateur d'une secte de mathématiciens, de dialecticiens, et de savants qui lisaient Euclide et Aristote plus que l'Évangile, falsifiaient les Saintes Écritures et ne manquaient pas de soutenir que la foi, restée pure sur le siège de Rome jusqu'à Victor, s'était pervertie sous Zéphyrin[22]. Mais, bien peu après, semblable erreur se renouvela plus puissante par la bouche de Nat et par celle de Sabellius[23]. Le premier, faisant Dieu un au point d'effacer la distinction des personnes, arriva à admettre que Dieu le Père avait souffert sur la croix, et sa secte mérita le surnom de Patripassianistes. Le second ne voulut voir dans les trois personnes divines que trois opérations différentes d'une Divinité absolument une, ou même trois phases différentes d'une même foi divine — Dieu comme créateur s'appelant Père, comme rédempteur Fils, et comme sanctificateur Esprit-Saint — ; ou plutôt encore trois évolutions différentes de l'Être universel : le monde, l'humanité, l'Église. La Monade en se développant est devenue Triade[24], disait Sabellius. Le christianisme de Sabellius tombait dans le panthéisme. Mais d'un autre côté, comme l'erreur a toujours une double face, si les uns exagéraient l'Unité, ou, comme on disait alors, la Monarchie, les autres exagéraient la Trinité, si je puis ainsi dire, et des trois personnes divines faisaient trois dieux. Tertullien, devenu montaniste, mais conduit par son erreur à des erreurs nouvelles, d'autres docteurs à Rome (montanistes ou non), trouvaient l'Église romaine trop indulgente envers Nat et Sabellius, accusaient le pape Zéphyrin de faiblesse et d'ignorance, accusaient Calliste, son conseiller et son successeur futur, de fraude, d'obsession, de connivence avec les hérétiques, et eux-mêmes, poussant jusqu'à la séparation absolue ou jusqu'à l'inégalité la distinction du Père et du Fils, méritaient qu'on les appelât les hommes aux deux Dieux[25]. Ces erreurs devaient s'étendre et se reproduire ; quelques années après, l'hérésie de Sabellius était vivante encore dans la Pentapole, et séduisait même des évêques. Toutes ces fausses doctrines contenaient en germe Arius, Nestorius, Eutychès, bien des hérétiques des temps modernes. L'erreur est immortelle comme la vérité, mais immortelle à sa façon : la vérité demeure, l'erreur renaît. Mais entre ces erreurs contradictoires, l'Église suivait sa voie. Elle ne se jetait, ni dans le dithéisme par horreur de l'unité absolue, ni dans la monarchie de Sabellius par horreur du dithéisme. L'auteur des Philosophoumènes a beau reprocher à Zéphyrin et à Calliste d'avoir favorisé Sabellius et Noët. Il est obligé de convenir que Sabellius a fini par être condamné par Calliste ; comme aussi il faut qu'il avoue, parmi ses autres griefs, que Calliste l'a flétri lui-même du nom de dithéiste et que Calliste est suivi par la grande masse des chrétiens de Rome. Ainsi Rome, la papauté, la hiérarchie, et avec elle la plus grande multitude des fidèles, n'a fléchi ni à droite ni à gauche. Elle a dû seulement à l'hérésie d'avoir été amenée à définir plus rigoureusement sa doctrine ; grâce aux sentiers tortueux que l'erreur frayait de l'un et de l'autre côté, l'Église a délimité d'une manière plus visible la route qu'elle-même n'avait jamais cessé de suivre. Les papes et les docteurs de ce temps préparaient par leur labeur le grand formulaire chrétien que devait proclamer un siècle plus tard le concile de Nicée[26]. L'Église suivait sa voie, avons-nous dit ; mais elle la
suivait grâce au fidèle maintien do la tradition qu'elle avait reçue, grâce à
son obéissance envers la hiérarchie divine qui la gouvernait. A cet égard, il
est bon d'entendre Irénée, qui, de la chaire de Lyon où il a succédé à saint
Pothin, adresse à Blastus sa lettre sur le schisme et à Florinus sa lettre
sur la monarchie, c'est-à-dire sur
l'unité divine. Dans cette dernière : Tes doctrines,
dit-il à Florinus, les hérétiques eux-mêmes qui sont
hors de l'Église n'ont pas osé les proférer. Elles ne t'ont été transmises
par aucun des anciens que nous avons connus, et qui étaient disciples des
apôtres. Je t'ai vu dans mon enfance, dans l'Asie inférieure, auprès de
Polycarpe..., dont tu recherchais ardemment
l'approbation.... je me rappelle ce qu'il
nous racontait sur ses relations avec Jean et avec les autres qui avaient vu
le Seigneur, comment il répétait leurs paroles et comment eux-mêmes lui
avaient répété ce qu'ils avaient entendu de la bouche du Seigneur... Grâce à la miséricorde divine, j'ai gardé ses paroles dans
mon cœur, où je les repasse et les relis chaque jour. Et en présence de Dieu,
je puis affirmer que ce bienheureux et apostolique vieillard, s'il eût
entendu quelque chose de pareil à ta doctrine, se fût bouché les oreilles et
se serait écrié comme il avait coutume de le faire : Ô mon Dieu ! en quel
temps m'avez-vous fait vivre, que je sois condamné à entendre de pareilles
choses ! Et, qu'il fût assis ou debout, il eût quitté sa place pour ne
plus les entendre[27]. Telles étaient les luttes contre le schisme et l'hérésie. D'autres luttes moins graves faillirent cependant troubler la paix de l'Église. Dans leurs dispersion à toutes les extrémités de l'Empire, dans l'isolement que la persécution amenait souvent, les communautés chrétiennes restaient toutes attachées à la foi commune, mais chacune aussi à certains rites que ses ancêtres lui avaient laissés. La doctrine était une ; certaines formes du culte pouvaient varier. Ainsi la Pâque ne se célébrait pas partout le même jour. Les églises de la province d'Asie, groupées autour d'Éphèse, la ville de saint Jean, avaient reçu de cet apôtre la tradition judaïque et faisaient la Pâque comme les Juifs le quatorzième jour du mois lunaire, Abib ou Nisan — le 1er Nisan coïncide avec la nouvelle lune qui suit l'équinoxe du printemps. Dans tout le reste de la chrétienté, les autres apôtres, et saint Pierre lui-même, plus affranchi que ne prétendent les Allemands modernes des coutumes hébraïques, avaient tenu à se séparer de la synagogue ; par vénération pour celui d'entre les jours de la semaine qui a été le premier jour du monde et surtout le premier jour du Christ ressuscité, ils avaient choisi pour la grande fête des chrétiens le premier dimanche après le 14 Nisan. Cette diversité de pratique préoccupait l'Église, par ce motif surtout que les Juifs baptisés, nombreux dans son sein, se prenant parfois à regretter la synagogue, n'étaient que trop portés à retourner vers elle ; plus d'une hérésie, nous l'avons dit[28], s'était déjà produite en ce sens. Déjà, une quarantaine d'années auparavant, le bienheureux martyr Polycarpe, venu de Smyrne à Rome, s'était entretenu de cette regrettable diversité avec le pontife Anicet. Chacun d'eux était demeuré néanmoins dans la tradition qu'il tenait de ses devanciers ; ils ne s'en étaient pas moins donné la main, et, pour honorer Polycarpe, Anicet l'avait même chargé de consacrer dans sa propre église[29]. Un peu plus tard, sous le proconsulat de Servi-lins Paulus en Asie, la discussion se renouvela plus vive à Laodicée ; l'illustre évêque de Sardes, Méliton, défendit la tradition des Asiatiques[30]. La discussion recommença encore (on ne sait à quelle époque) entre Crescens (un évêque d'Asie ?) et Alexandre, évêque d'Alexandrie[31]. Mais, sous le pape Victor (193-202), elle eut plus de gravité. L'époque judaïque de la Pâque avait été adoptée par les Montanistes ; elle venait de l'être à Rome par l'hérésiarque Blastus. C'était dès lors comme un drapeau de l'hérésie que des mains chrétiennes ne devaient plus tenir. Les assemblées d'évêques se multiplièrent, dans l'Orient surtout, pour le faire disparaître ; Victor en convoqua une à Rome. Dans la Palestine même, là où les habitudes juives auraient pu exercer plus d'influence, Théophile, évêque de Césarée, et Narcisse, évêque de Jérusalem, protestèrent en faveur de la coutume chrétienne de ne célébrer la fête de Pâque que le dimanche. Irénée parla de même au nom des églises de la Gaule, quoique Irénée, ainsi que saint Pothin son maître, fût sorti de l'église de Smyrne, et eût appris dans sa jeunesse à suivre l'usage des Juifs. Les évêques du Pont, et à leur tête Palma (évêque d'Amastris ?), écrivirent à leur tour contre l'usage des églises d'Asie, leurs voisines. De semblables lettres partirent de Corinthe au nom de la Grèce, d'Édesse au nom de l'Otrohène. Des extrémités de l'Empire, des rives même de l'Euphrate, des voix s'élevaient ainsi pour attester la tradition des églises chrétiennes. La province d'Asie résistait pourtant. Polycrate, évêque
d'Éphèse[32],
écrivit comme les autres au pape Victor, mais pour défendre la tradition
locale de son église. Il invoqua le souvenir des grands hommes et des illustres
saints qui l'avaient précédé, lui et ses frères, sur les sièges de Smyrne,
d'Éphèse, d'Euménie, de Laodicée. Puis, avec une solennité qui dépassait
peut-être l'importance de la question : Quant à moi,
ajoutait-il, ayant vécu soixante-cinq ans devant le
Seigneur, m'étant entretenu souvent avec mes frères dispersés par tout le monde,
ayant lu toutes les saintes Écritures, je ne suis ébranlé par aucune des
menaces qui peuvent m'être faites. Je sais ce qui a été dit par des hommes
bien plus grands que moi : il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. La querelle s'envenimait ainsi. Il y eut même, s'il faut en croire Eusèbe, un moment où toutes les églises d'Asie et des provinces voisines, c'est-à-dire probablement de Phrygie et de Mysie, furent excommuniées par le pape Victor. Mais cette excommunication, sans doute bientôt révoquée, laissa peu de traces, puisque d'un côté les églises d'Asie n'apparaissent pas en état de rupture avec l'Église universelle, et que de l'autre la pratique judaïque se conserva dans quelques églises chrétiennes jusqu'au concile de Nicée. Le débat, on peut le croire, finit par la pacification. Les évêques, même les plus attachés à la pratique spécialement chrétienne, parlaient pour la paix. Par avance, Irénée, écrivant au nom des églises de la Gaule pour protester contre la coutume des églises d'Asie, s'était montré digne de son nom, l'homme de la paix ; il avait demandé pour les églises dissidentes la liberté de suivre leur usage, et sollicité la tolérance pour ces diversités de rites qui n'entraînent pas la diversité de la foi. Il suffisait sans doute, pour éviter les maux qu'on pouvait craindre et maintenir la vraie pratique chrétienne, de ces synodes rassemblés en tant de lieux, de ces lettres d'évêques échangées sur tous les points du monde et envoyées à toutes les églises, en un mot de cette manifestation solennelle des sentiments de l'Église universelle[33]. Quoi qu'il en soit de ces dissentiments, la lumière ne manquait ni à l'Église, ni à aucune des parties de l'Église. Malgré la situation obscure, menacée, isolée, des communautés chrétiennes, elles parvenaient déjà à entretenir avec le centre de l'Église des rapports dont la fréquence nous étonne. Et, en outre, il est permis de croire que la Providence divine accordait plus ou moins abondamment à chaque contrée selon ses besoins ces chefs qui, par la sagesse de leur parole et la sainteté de leur vie, étaient les guides de la chrétienté à travers les périls du mauvais exemple, de la persécution, de l'hérésie. Ainsi, — à la Gaule, elle donnait cet Irénée que nous avons nommé plus d'une fois et sur lequel nous reviendrons encore. Disciple de Polycarpe qui lui-même avait été disciple de saint Jean, Irénée avait conservé de ce maître un souvenir plein de vénération et d'amour. Les souvenirs de notre enfance nous sont plus présents, dit-il, que ceux des derniers temps de notre vie... Je puis encore dire en quel lieu Polycarpe s'asseyait pour nous enseigner ; quelle était son attitude et sa démarche, toutes les habitudes de sa vie, et l'aspect de sa personne ; les discours qu'il tenait au peuple, ce qu'il nous racontait de ses relations familières avec les autres apôtres qui avaient vu le Seigneur ; ce qu'il avait appris d'eux sur les miracles et la doctrine du Christ, en parfait accord du reste avec les Écritures sacrées[34]. Aussi, lorsque l'église de Smyrne, suivant la voie ouverte par le commerce, était allée fonder au loin l'église de Lyon, Irénée avait marché ou à cette conquête ou à la suite des conquérants. Il avait été le coopérateur, et il fut le successeur de saint Pothin dans le périlleux honneur de l'épiscopat. Il avait été le député des martyrs de Lyon auprès du pape Éleuthère[35], et il fut toute sa vie le lien principal de l'église de là Gaule avec l'Église romaine. Irénée est le saint Bernard ou le Bossuet de son temps, le bouclier de l'Église contre toutes les erreurs. Blastus tombe dans le schisme, il écrit à Blastus. Florinus s'égare ; au nom de Polycarpe, leur commun maître, il reprend Florinus. Il écrit contre les païens son livre sur la Science ; contre les valentiniens son Ogdoade, réponse aux huit livres de Valentin ; il réfute les marcionites. Il écrit enfin[36] le seul livre de lui qui nous soit resté, mais qui parait avoir été son œuvre capitale, sa Destruction de la prétendue gnose. Ce livre, opposé à la plus monstrueuse et la plus persistante des erreurs de ce temps, est un hymne à l'unité de l'Église. Les rêveries honteuses et insensées des hérétiques qu'il combat lui servent à relever la dignité, l'autorité, l'immutabilité de la tradition chrétienne : Il y a, dit-il, une Église répandue sur toute la terre, qui a reçu sa croyance des apôtres et des disciples du Christ... Cette croyance, elle la garde avec vigilance, et, grâce à cette croyance, quoique dispersée dans toutes les parties du monde, elle habite spirituellement une seule demeure. Enseignant à tous ses disciples une même foi, elle n'a avec eux qu'un même cœur et une même âme. Elle n'a qu'une bouche pour annoncer, enseigner, conserver une même doctrine. Les idiomes sont divers ; mais le sens de la tradition est partout le même. Les églises fondées en Germanie ne croient pas, ne transmettent pas à leurs fidèles une autre doctrine que celles d'Ibérie, ou celles de la Celtique ou celles de l'Orient ou celles de l'Égypte ou celles de la Lybie ou celles qui habitent les régions du milieu[37]. De même que le soleil, ce chef-d'œuvre de la main divine, est le même pour toute la terre, ainsi la prédication de la vérité évangélique apporte partout la lumière et éclaire tous les hommes qui consentent à la connaître. Celui des chefs de l'Église qui parle avec le plus d'autorité ne saurait faire cette foi plus grande qu'elle n'est (car nul ne s'élève au dessus du maître), comme aussi le dernier d'entre les croyants ne saurait faire cette foi moindre qu'elle n'est : car il n'y a qu'une seule et même foi. La multitude de nos paroles ne peut rien y ajouter ; notre silence ne peut rien lui ôter[38].... Là où est l'Église, là est aussi l'esprit de Dieu, et l'esprit de Dieu est la vérité. Ceux qui ne participent point à lui, ne sont pas nourris du lait de la mère ; ils n'ont pas bu à la source vivante et pure qui est le corps du Christ ; ils ont creusé des fossés pour y rassembler des sources taries ; ils boivent une eau impure et fangeuse. Ennemis de la vérité ; ballottés d'erreur en erreur, appartenant tantôt à une doctrine, tantôt à la doctrine opposée ; n'ayant jamais une foi stable ; aimant mieux se faire les sophistes de la parole que les disciples de la vérité ; ils ne sont pas établis sur la pierre une et inébranlable ; ils ont voulu bâtir sur le sable et sur les pierres roulantes du rivage[39]. Ainsi encore, — aux Églises d'Orient, Dieu donnait Narcisse et Sérapion. J'ai déjà parlé et je parlerai encore de Sérapion évêque d'Antioche. J'ai dit aussi la part qu'avait prise à la discussion sur la Pâque (196) Narcisse, évêque de Jérusalem. On racontait, comme preuve que le Ciel avait voulu donner de sa sainteté, qu'un jour, pendant la veillée solennelle qui précédait le jour de Pâques, l'huile vint à manquer pour les lampes destinées à éclairer l'assemblée des fidèles. Le peuple s'inquiétait : Narcisse ordonna simplement de prendre de l'eau au puits voisin ; il pria sur cette eau et dans la sincérité de sa foi, ordonna de la verser dans les lampes. L'eau se changea en huile, et plusieurs frères conservèrent longtemps de précieuses gouttes de cette huile miraculeuse. La calomnie cependant s'attacha à la personne de ce saint évêque. Trois misérables se rencontrèrent, qui, craignant la punition de leurs crimes, accusèrent pour ne pas être accusés ; ils dénoncèrent l'évêque à ses fidèles comme coupable nous ne savons de quel méfait. L'un deux s'écriait : Que je sois brûlé si mon accusation est fausse ! L'autre : Que la peste me dévore, si je mens ! Le troisième : Que le ciel me prive de la vue ! Nul d'entre les fidèles ne crut à leur serment, tant la sainteté de l'évêque était évidente pour tous ! Mais lui, attristé, affligé, porté d'ailleurs par son propre penchant à la vie érémitique, se traita lui-même comme s'il eût été criminel et disparut du milieu de son troupeau. Dieu ne voulut pas cependant que sa retraite parût aux yeux du peuple une confession du crime qu'on lui imputait. La justice du Ciel punit les accusateurs, comme eux-mêmes avaient demandé à être punis. Le premier était chez lui, quand tout à coup une petite étincelle éclata on ne sait par quelle cause, et alluma un incendie où la maison, le maître, toute sa famille périrent. Le second fut atteint de la peste, son corps fut couvert d'ulcères des pieds à la tête, et il expira. Le troisième, épouvanté de ces châtiments, confessa son crime, révéla celui de ces complices, fit pénitence et perdit la vue à force de pleurer. Cependant il avait bien fallu qu'un autre évêque remplaçât Narcisse. Les évêques de la province avaient nommé Dius, puis Germanicus, puis Gordius ; tous trois siégèrent peu de temps. Alors Narcisse, dont jusqu'alors on ignorait la retraite, reparut ou fut découvert. Le peuple s'empressa autour de lui et il fut replacé sur le siège épiscopal, triplement vénéré pour l'humilité de son départ, pour l'autorité de sa vie érémitique, pour l'éclatante justice que Dieu avait faite de ses calomniateurs[40]. A l'église d'Afrique Dieu donnait Tertullien. Nous avons dit quel rapide développement la foi avait pris depuis peu sur la terre africaine. Mais là aussi devait se porter un des plus grands, si non le plus grand effort de la persécution ; là le peuple païen rugissait avec plus de violence contre les disciples de Jésus-Christ[41]. A cette église qui avait besoin de se fortifier contre les plus violentes attaques et contre les plus grands périls, à cette église essentiellement militante, le plus militant et le plus belliqueux des docteurs de l'Église, Tertullien était donné. Ce qu'il fut dans sa jeunesse, quelle fut son origine, sa vie première, l'époque de sa conversion, l'époque de sa prêtrise (car saint Jérôme affirme qu'il fut prêtre[42]), on ne le sait pas. Son nom de Septimius et son origine africaine pourraient faire croire à quelque parenté avec l'empereur Sévère dont il traite toujours la famille avec un respect marqué. Fils d'un centurion, sa jeunesse et peut-être une partie de son âge mûr se passent dans le paganisme[43], dans les luttes du barreau, et aussi dans les voluptés et les désordres de la vie païenne[44]. Il avait écrit une satire contre le mariage[45] avec lequel le Montanisme devait le brouiller de nouveau. Il avait vu Rome, mais il y avait peu vécu[46]. Tertullien n'est point Romain ; il aime l'empire, et surtout l'Empire placé comme il l'est en ce moment dans des mains africaines, parce que l'Empire est à ses yeux une sauvegarde du genre humain contre la barbarie et la destruction[47] ; mais il n'aime pas la race romaine. Quoique citoyen et portant un nom romain, il se sépare hardiment de cette race et oppose les chrétiens aux Romains[48] ; bientôt il se fera gloire de quitter la toge et de reprendre le manteau[49], l'habit de sa patrie africaine[50]. Sur ce sol de Carthage où tant de races se sont croisées, y avait-il donc encore un peu du sang et des passions d'Annibal ? Il a étudié Rome, la Grèce, les orateurs, les poètes, les jurisconsultes, les médecins, les philosophes ; mais il n'a pris d'eux que la science et il a dédaigné leur style. Sa diction n'est pas romaine, elle a la dureté, l'incorrection, parfois l'obscurité de sa langue provinciale, à laquelle s'ajoute encore l'originalité propre à son génie, l'un des plus originaux que le monde ait vus. Il connaît les lettres païennes et même les considère comme une introduction nécessaire aux lettres chrétiennes[51] ; mais les lettres païennes ont cessé de le préoccuper. Il sait la rhétorique ; mais il dédaigne d'en user. Sans exorde et sans préparation oratoire, il se précipite à travers son sujet avec une brusquerie que personne n'a poussée aussi loin. Il sait la philosophie ; mais ne lui demandez pas à quelle école de philosophie il a étudié ; il se sert de toutes et les sacrifie toutes. Il sait la jurisprudence : mais il a cessé de lui appartenir ; seulement il en fait usage au besoin, brièvement, soudainement ; il lui emprunte volontiers son langage exact, mais dur, et ses formules accusatrices[52]. Mais avant tout, il est chrétien ; il s'est jeté dans le christianisme comme dans un bain de vérité dans lequel il ne pouvait trop se plonger. Il ne croit pouvoir être trop chrétien, ni chrétien trop absolu, ni chrétien trop rigide, ni surtout chrétien trop militant. Aussi, en ce siècle d'imitateurs et de copistes, son éloquence est peut-être la plus nouvelle qui se soit jamais produite, et c'est la plus exclusivement chrétienne que, depuis les apôtres, le monde ait entendue. Parmi les écrivains chrétiens qui nous sont restés, saint Justin a surtout l'éloquence de la vérité et du courage ; Athénagore est encore un grec et un athénien, un disciple d'Aristote et d'Isocrate ; Minutius Félix, contemporain de Tertullien, mais romain et habitant de Rome, un des écrivains les plus purs de ces temps de décadence et un des plus éloquents défenseurs de l'Église, Minutius Félix est dans son idiome et dans la forme de son éloquence tout cicéronien, et, plus il est admirablement vrai, plus il est admirablement cicéronien. Mais ne parlez à Tertullien ni d'atticisme ni d'imitation cicéronienne. Ce génie étrange est tout lui-même et tout chrétien, A vrai dire, il n'est ni orateur, ni écrivain, ni philosophe, ni évêque, ni prêtre, ni apôtre, ni prédicateur ; il est soldat. Il ne harangue pas, il combat. Il ne parle pas comme les rhéteurs à des auditeurs curieux et désœuvrés qui aiment à avoir de belles paroles à applaudir ; ses auditeurs à lui ou ceux à qu'il voudrait se faire entendre, ce sont des proconsuls qui ont le glaive en main et qui vont frapper ; c'est tout un peuple chrétien que la mort attend et qu'il faut accoutumer à ne point pâlir devant l'échafaud ; ce sont des confesseurs, enchaînés dans la prison, et qu'il faut encourager à aimer aujourd'hui leurs fers comme en effet ils les aiment, à se laisser tuer demain comme en effet ils se laisseront tuer. Génie vraiment singulier qui n'a pas plus été imité qu'il n'a été imitateur ; trop heureux si la violence de son âme et l'intempérance de sa vertu ne l'eût mené à la fin à trouver l'Église trop peu militante, les martyrs trop peu dévoués, la vertu chrétienne trop peu rigide, l'Évangile pas assez divin[53] ! Enfin, — à l'église d'Alexandrie, Dieu donnait une suite de docteurs qui devaient pendant bien des siècles l'éclairer et l'illustrer. Alexandrie, on le sait, était une cité grecque sur le rivage égyptien. Sous l'Empire romain, elle était avec Athènes, et, au siècle dont nous parlons, bien plus qu'Athènes, la capitale intellectuelle de la race hellénique. C'était la ville savante en même temps que la ville commerçante du monde romain : la ville des bibliothèques, des académies, des érudits, des sophistes, des philosophes. Aussi, de bonne heure, l'église chrétienne d'Alexandrie s'était-elle familiarisée avec la science grecque, ou pour la combattre ou pour s'en aider. Avant toute autre, si je ne me trompe, elle avait fondé une école destinée à. l'instruction des catéchumènes, école théologique et philosophique, pieuse et savante à la fois : la première académie chrétienne, je dirais volontiers le premier séminaire chrétien, fut l'école d'Alexandrie. A Alexandrie, en face de toute cette sagesse qui s'agitait contre elle, l'Église avait besoin du secours de l'école ; le docteur était le premier lieutenant de l'évêque. L'école d'Alexandrie attira bientôt à elle des hommes de toutes les contrées. Le Sicilien Panténus fut de ce nombre ; il avait été païen, philosophe, stoïcien, puis éclectique ; puis, dans ce travail de l'éclectisme qui consistait à accueillir la vérité partout où il la rencontrait, il finit par s'apercevoir que toute vérité est chrétienne. Cette abeille de la Sicile, comme le nomme son disciple Clément, ayant composé un miel de toutes les fleurs les plus pures de la science, ce miel se trouva chrétien. Il vint alors à Alexandrie qui appelait volontiers à elle toute science, païenne ou chrétienne, pourvu qu'elle parlât la langue d'Homère. Mais il ne s'arrêta pas là : Alexandrie, grande ville de commerce, trafiquait avec l'Inde, et les navires indiens venus dans les ports de la mer Rouge envoyaient à Alexandrie leurs marchands et leurs denrées. Plusieurs de ces marchands, ou devenus chrétiens ou tentés de le devenir, demandèrent à l'évêque de leur donner un apôtre. Panténus s'offrit pour cette tâche, et, pendant plusieurs an-nés sans doute, évangélisa les Indes. Il y trouva les traces d'une prédication première et un Évangile de St Matthieu en lettres hébraïques. Plus tard, il revint à Alexandrie et s'assit dans cette chaire de la science chrétienne, que ses prédécesseurs, inconnus pour nous, avaient déjà rendue célèbre. Ses paroles et ses écrits ajoutèrent encore à la célébrité de cette école, à la science de l'église Alexandrine, au développement scientifique de la foi[54]. Clément fut son disciple et son successeur. Il était d'Athènes selon les uns, selon les autres d'Alexandrie même. Quoique son nom de Titus Flavius Clemens semble le rattacher, sans doute à titre d'affranchi, à la famille de Vespasien et à ce Flavius Clemens qui fut martyr sous Domitien, cependant, comme Panténus, il était né dans le paganisme et il avait été élevé dans la philosophie. Où devint-il chrétien ? et à quelle époque ? Nous ne le savons. Ce qui est certain, c'est que, devenu chrétien, son zèle pour la vérité et pour la perfection chrétienne ne se contenta pas des lumières qu'il pouvait trouver dans sa patrie. Parmi les maîtres de la foi qu'il avait entendus et qu'il indique sans les nommer, l'un était un Grec ionien[55], l'autre habitait la grande Grèce, d'autres l'Orient, la Cœlésyrie[56] et même l'Assyrie[57] ; le dernier était né juif et vivait en Palestine[58]. Mais, arrivé ou revenu à Alexandrie, il y avait découvert Panténus, obscur encore, puisqu'il en parle comme d'un gibier précieux qu'un ardent chasseur dépiste dans sa retraite. Panténus l'avait retenu et fixé à Alexandrie. Tous ces maîtres du reste parlaient le même langage, ils étaient les héritiers des mêmes traditions ; ils avaient reçu des apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, de Paul, comme un fils reçoit l'héritage de son père, la semence de la doctrine apostolique qu'ils transmettaient à leurs disciples[59]. Mais si la vérité est une, l'esprit de l'homme est divers ; et cette alliance de l'unité avec la diversité est le merveilleux spectacle que présente l'Église. Clément est chrétien, strictement chrétien, uni dans la foi au moindre comme au plus grand des serviteurs de Dieu. Mais il n'en garde pas moins la trace des influences diverses qui se sont exercées sur lui. Son christianisme se colore pour ainsi dire des doctrines humaines par lesquelles son esprit a passé ; le rayon lumineux qui traverse un cristal aux couleurs bigarrées n'en est pas moins le même, quoiqu'il s'imprègne alternativement d'azur, de pourpre et d'or. Ainsi Clément a été païen, grec, philosophe ; et, des écoles par où il a passé, il lui est resté un certain amour de cette philosophie platonicienne ou socratique qui avait jeté dans son âme les premiers germes de la vérité. Pour lui la philosophie est une aide nécessaire de la foi ; la philosophie a presque été pour les Grecs ce que la loi de Moïse a été pour les Juifs, une préparation à l'Évangile, une préparation indirectement, sinon directement, venue de Dieu même[60]. La philosophie était Agar, appelée la première à donner des fils à Abraham, jusqu'à ce que, par un miracle de la bonté divine, Sara, l'instrument des promesses sacrées, eût été relevée de sa longue stérilité. Une fois même, Clément appelle la philosophie l'Ancien Testament des Grecs[61]. Ainsi encore, Clément a étudié à Alexandrie où toute science est réunie, et il y a trouvé, avec la science des Grecs et la discipline des chrétiens, la science du Judaïsme philosophique et platonicien, bien différent du rabbinisme, et dont Alexandrie a été longtemps le foyer. Clément s'est imprégné de cette science[62] ; il a lu Philon et Aristobule, il leur fait de nombreux emprunts ; il reproduit après eux et sans cesse ces interprétations allégoriques de l'Écriture sainte[63], ces remarques mystiques sur les noms propres, les nombres, les lettres même, système qui a sa légitimité et sa valeur, mais qui, poussé à l'excès, fatigue, et finit par choquer parce qu'il semble impliquer l'oubli et l'abandon du sens littéral. Enfin, Clément, non-seulement a été élevé dans le paganisme ; mais, comme la plupart des païens instruits, il a été initié aux mystères. Sur les rites, les traditions, les poètes de la Grèce païenne, dans ce qu'ils ont de grand, de vrai, d'analogue au christianisme, mais aussi dans ce qu'ils ont de honteux, de dépravé, de grossier, de satanique, Clément a des trésors d'érudition à nous donner. Peut-être même l'initié d'Éleusis, quoiqu'il ne craigne pas de nous en révéler les ignominieux secrets, a-t-il au sein du christianisme trop fidèlement gardé quelques-unes des habitudes d'Éleusis. On ne laisse pas que de s'étonner de ces expressions empruntées au vocabulaire du sacerdoce païen : grands et petits mystères, hiérophantes, époptie, initiations, quand on les voit appliqués au christianisme ; on s'étonne chez lui d'une certaine tendance à maintenir au sein de la foi une doctrine plus intime, plus secrète, réservée au petit nombre ; de voir certains détours, certaines formes allégoriques, certaines dissimulations recommandées afin de laisser tout au plus soupçonner au vulgaire ce que l'élite seule doit connaître. La série des œuvres de Clément témoigne elle-même de cette idée d'un christianisme pour ainsi dire progressif et qui s'enseigne par degrés. Il commence par son Exhortations aux Gentils. Là il parle à tous ou plutôt à tous les Grecs ; il leur cite leurs fables, leurs maximes, leurs poètes, leurs philosophes ; et par les germes de vérité qui s'y trouvent de loin en loin, comme aussi par les traces de réprobation qui s'y rencontrent trop souvent, il les amène à prendre la sagesse grecque comme une introduction à une sagesse plus complète et plus haute, la religion grecque comme une déviation et un égarement funestes dont il faut se hâter de revenir. Mais quand le païen, abandonnant ses idoles, est venu aux pieds de l'évêque, c'est le moment de l'instruire pour le préparer au baptême. Le Pédagogue de la science divine vient à lui, et ce livre peut être considéré comme reproduisant plus qu'un autre les leçons que faisait Clément, après son maître Panténus, dans l'école catéchétique d'Alexandrie. Les devoirs que le nouveau chrétien devra remplir, la vie qu'il devra mener, ce qu'il devra supprimer des habitudes, des mœurs, des plaisirs, du luxe païen, voilà ce que Clément lui enseigne ici. Et enfin, il est une sagesse plus haute encore à laquelle le chrétien, une fois baptisé, peut espérer d'être initié. Non-seulement la foi chrétienne de ce siècle a légitimement et nécessairement une partie secrète, que l'on ne confie qu'aux seuls baptisés, de peur que, jetées indiscrètement au vulgaire, certaines vérités ne soient ou profanées ou calomniées. Mais, outre les secrets de ce genre gardés comme tels par toute l'Église, Clément réserve pour son disciple une initiation d'une autre nature. Après la foi et au-delà de la foi qui appartient à tous les chrétiens, est la connaissance, disons le mot original et caractéristique, la Gnose[64]. La Gnose est chez le chrétien l'œuvre de la grâce divine qui l'éclaire, mais aussi du travail humble et persévérant de sa propre intelligence ; il arrive à la Gnose par la prière et par la philosophie[65]. Le gnostique — car Clément, et à bon droit, rend à ce terme sa noblesse légitime que les hérétiques lui ont ôtée par l'abus qu'ils en ont fait —, le gnostique est un chrétien mystique et philosophe en même temps ; c'est le chrétien parfait : et le livre des Stromates, écrit sans ordre et avec quelque chose de cette volontaire obscurité de langage que Clément recommande, le livre des Stromates n'est que la peinture et l'enseignement de cette perfection chrétienne qu'il appelle la gnose[66] En voici assez sur Clément, et nous dirons plus tard comment cet illustre disciple de Panténus eut dans la chaire d'Alexandrie un disciple plus illustre encore que lui. Mais avant de finir, remarquons comme, au dessus de ces chaires et de ces églises, s'élevait la chaire de saint Pierre et l'Église de Rome. Irénée, dans un passage célèbre, après l'avoir nommée comme la plus antique, la plus grande, celle qui a été fondée par les plus glorieux d'entre les apôtres, déclare que dans cette Église, à cause de son autorité supérieure (propter potiorem principalitatem) doivent se réunir toutes les églises et tous les fidèles du monde, parce qu'en elle, plus qu'en aucune autre, s'est conservée la tradition apostolique[67]. Tertullien, répondant à celui qui cherche le foyer de la vraie foi, lui indique les églises fondées par les apôtres, Corinthe, Philippes, Thessalonique, Éphèse, mais surtout Rome, Rome à laquelle Pierre et Paul ont donné avec tout leur sang toute leur doctrine[68]. Plus tard, Tertullien, devenu hérétique, attaquant Rome et l'orthodoxie chrétienne, n'en rendra pas moins un involontaire hommage à la suprématie de l'évêque de Rome, lorsqu'il l'appellera Pontife suprême, Évêque des évêques, titres qui n'étaient pas usités alors dans le style officiel de l'Église, mais qui n'en sont que plus significatifs[69]. En effet, l'Occident surtout devait reconnaître Rome pour sa mère. Rome païenne l'avait amené à la civilisation, Rome chrétienne l'avait amené à la foi. C'était de Rome que saint Marc était allé porter l'Évangile à Alexandrie. C'était de Rome que saint Paul était parti, si les traditions de l'Espagne et de la Gaule sont certaines, pour évangéliser l'Espagne et laisser ses disciples dans la Gaule. Quelle qu'en soit l'époque, c'est toujours à des missionnaires romains, à des évêques consacrés dans les catacombes de Rome, que les églises gauloises, espagnoles, bretonnes, africaines, rapportent leur origine. Et, dans leur reconnaissance comme dans leur détresse, c'est là aussi qu'elles allaient porter des hommages et demander des lumières. C'est à Rome et au pape Éleuthère qu'Irénée apporte les hommages et les questions du concile de Lyon. C'est à Rome que les montanistes eux-mêmes, hérétiques et orientaux, croient un instant obtenir l'approbation suprême qui eut fait triompher leur doctrine dans l'Église. C'est Rome et le pape Victor qui provoquent les diverses provinces de la chrétienté à se prononcer sur la question de la Pâque, reçoivent leur réponse et la sanctionnent par leur autorité. C'est Rome qui par la bouche de Victor condamne Florinus, Blastus, Théodote de Byzance, de même que, par la bouche des prédécesseurs de Victor, elle a condamné Marcion, Cerdon, Valentin, Montan, Apelles et bien d'autres. C'est à Rome qu'Artémon, Praxéas, Noët et Sabellius conçoivent ou apportent leurs erreurs ; l'hérésie en général naît en Orient ; elle vient à Rome, espérant s'y faire approuver, et pensant bien que, si elle gagne Rome, elle aura gagné toute l'Église ; mais cette espérance est toujours vaine. Là où l'hérésie cherchait une protection, elle trouve une condamnation. Noët et Sabellius se seront pas plus heureux que leurs devanciers. Plus le siècle marchera, plus les hérésies se multiplieront par cette force des choses qui fait que le christianisme s'étendant davantage se heurte aussi à plus d'esprits pervers ; plus aussi Rome se montrera comme la tête et la bouche de l'Église, et plus la principauté dominante du siège de Rome, comme dit saint Irénée, éclatera par le fait même de ces luttes, de ces sollicitations des hérésiarques, de ces interrogations des fidèles, de ces sentences qui écrasent les uns et affermissent les autres. Le jour du combat est celui où la voix du chef doit se faire entendre davantage. Rome, du reste, est digne de ce noble rôle. Plus voisine
du prince païen, elle est aux jours de persécution plus exposée aux premiers
coups du bourreau. Elle compte des martyrs plus qu'aucune autre église. Ses
évêques, depuis saint Pierre, sont tous restés dans la tradition des fidèles
avec l'auréole de la sainteté et même celle du martyre, non qu'ils aient tous
souffert la mort par le glaive ; mais tous, dans cette situation si éminente
et si périlleuse, ont eu un jour ou l'autre à témoigner de leur foi devant
les juges, prêts à mourir pour elle. Car le nom de
martyr se donnait alors, non-seulement à ceux qui avaient souffert une mort
violente pour la cause du Christ ; mais à quiconque, sans même consommer son
martyre, avait subi quelque tourment pour avoir confessé la foi[70]. D'ailleurs, cette Église de Rome était d'une autre façon encore le résumé de toute la chrétienté. Grâce à la suprématie impériale, Rome attirait tout à elle. La population de Rome, sa population chrétienne surtout, était loin d'être exclusivement romaine. Il y avait là beaucoup d'esclaves, d'affranchis, de marchands, de voyageurs, nés dans les provinces, nés même chez les barbares. Pendant longtemps, la langue latine ne fut pas la langue dominante de l'Église romaine. Le grec y tenait alors bien plus de place ; saint Paul écrivait, en grec aux chrétiens de Rome, et, parmi les évêques, Victor est cité comme le premier qui ait écrit en latin. Victor était africain, et parmi ses treize prédécesseurs, il y avait eu deux juifs, cinq grecs, un syrien, trois italiens, trois romains seulement. Le monde rendait ainsi à Rome des évêques pour ceux qu'elle lui avait donnés. Aussi l'Église romaine n'était-elle pas en arrière du travail intellectuel qui s'opérait dans les autres parties de la chrétienté. Si l'Afrique se remue à la voix de Tertullien, si Alexandrie se presse au pied de la chaire de Clément, si la Gaule entoure le siège épiscopal d'Irénée, Rome n'a rien à leur envier. De la littérature chrétienne de ce siècle dont tant de portions ont péri dans les orages des siècles suivants, il nous est resté un livre bien court, mais qui contient peut-être, de toutes les apologies du christianisme, la plus digne, la plus éloquente, la plus laconique, la plus décisive. Qui en était l'auteur ? Un Romain, un chrétien qui avait vécu comme Tertullien dans les agitations du barreau, mais qui sut conserver une foi plus pure et une éloquence plus voisine de celle de l'antiquité. Qu'a fait du reste Minutius Félix, l'auteur de ce livre ? Où est-il mort ? A quelle époque précise a-t-il vécu ? Nous n'en savons rien. Mais tout le monde a lu, tout le monde sait ce début plein des réminiscences de Platon et de Cicéron : Trois amis qui ont fui le bruit, la chaleur et les affaires de la grande Rome, se promènent au bord de la mer sur les heureux rivages d'Ostie ; c'est le matin ; une douce brise rafraîchit et fortifie leurs membres ; le sable sur lequel ils marchent est comme un tapis moelleux qui soutient leurs pieds sans les blesser. L'un d'eux, passant devant une image de Sérapis, dieu gréco-égyptien, devenu le grand dieu de Rome, baise sa main en signe d'adoration : Quoi donc ! Marcus, mon frère, dit l'un de ses compagnons à l'autre, n'a-tu pas honte de voir un homme qui passe sa vie à tes côtés, s'incliner, à la face de ce beau soleil, devant des pierres sculptées, ointes et couronnées ? La faute n'en est pas moins à toi qu'à lui. A cette exclamation de l'un des deux chrétiens, le païen se récrie à son tour et le débat s'engage. Cicéron n'eût pas autrement attaqué le christianisme, et Cicéron, s'il eût été chrétien, ne l'eût pas autrement défendu. Seulement la manière de conclure est un peu différente. Après que Cicéron a discuté pendant de longues heures avec ses trois amis, sur la Nature des Dieux, c'est-à-dire sur l'existence de la Divinité, après que l'épicurien Velleius a soutenu l'athéisme plus ou moins déguisé de son maitre, que l'académicien Cotta, a plaidé en faveur du doute, que le stoïcien Balbus a défendu la Divinité et la Providence ; nous nous sommes séparés, dit Cicéron, Velleius jugeant plus vraie l'opinion de Cotta, et moi jugeant plus vraisemblable celle de Balbus[71]. Le doute, la probabilité plus ou moins grande, les dissidences, les fluctuations, voilà le résultat de cet entretien païen. Ici, au contraire, après qu'Octavius a fini par ces belles paroles : Différents des philosophes, notre sagesse est, non dans le vêtement, mais dans le cœur. Nous ne disons pas de grandes choses, nous vivons de grandes choses : nous nous faisons gloire de posséder enfin ce qu'avec des efforts inouïs, ils ont cherché et n'ont pu trouver. Pourquoi serions-nous ingrats ? Pourquoi serions-nous ennemis de nous-mêmes ? Et puisque notre siècle est celui où la divine vérité devait mûrir pour le monde, pourquoi ne jouirions-nous pas de ce bienfait ? Après ces paroles, il y a un moment de silence : puis Cecilius le païen n'y peut tenir : il se confesse vaincu : Ou plutôt, s'écrie-t-il, nous avons vaincu tous deux, lui m'a vaincu, moi, j'ai vaincu l'erreur.... Et alors, ils se séparent eux aussi ; mais, dit l'auteur, remplis tous les trois d'une douce joie, Cecilius joyeux de sa foi, Octavius heureux de sa victoire, moi satisfait de la foi de l'un et de la victoire de l'autre[72]. La certitude, la lumière, la paix, la joie, l'amitié, voilà la fin de cette conversation chrétienne. Telle était, après les jours de repos que Commode, Pertinax, Sévère lui avaient laissés, la situation de l'Église chrétienne, situation dont nous devons en finissant dégager ici le trait principal. Ces grandes intelligences, ces savants et ces hommes de génie qui, à cette heure-là, étaient donnés si nombreux à l'Église, lui étaient donnés afin de pourvoir à un besoin nouveau et de commencer une œuvre nouvelle qui devait aller désormais se perfectionnant d'âge en âge : la définition scientifique du dogme chrétien. La doctrine du Christ s'était conservée jusque-là plutôt par l'adhésion implicite à une tradition commune que par l'enseignement technique d'un formulaire commun. L'Église se savait unanimement acceptée, comprise, aimée par les fidèles ; elle n'avait pas encore eu besoin de leur demander l'expression une, adéquate, uniforme de leur foi. Mais, grâce aux hérésies, il ne pouvait toujours en être ainsi, et les hérésies commençaient à rendre à l'Église le service involontaire et providentiel qu'elles lui ont si souvent rendu, de l'amener à la définition solennelle et authentique de sa croyance ; les hérésies ont aidé à faire de la théologie une science. Au temps dont nous parlons, l'hérésie, après s'être retournée tantôt vers le judaïsme pour en renouveler les pratiques, tantôt vers le paganisme pour en ressusciter la mythologie, s'était enfin confinée dans la sphère du dogme chrétien pour le fausser et le pervertir par la sophistique propre aux esprits rebelles. La définition scientifique du dogme devenait donc de plus en plus nécessaire, et ce fut l'œuvre de grands hommes de cette époque et des grands hommes des époques suivantes, que de proposer à l'infaillible jugement de l'Église l'expression adéquate, et pour ainsi dire magistrale, de la vérité qu'elle avait toujours possédée. Alors donc commence un travail que chaque siècle de la vie de l'Église a perfectionné et agrandi, ce travail que les Origène, les Hippolyte, les Cyprien ont poussé si avant au troisième siècle ; que les Athanase, les Chrysostome, les Basile, les Augustin, les Ambroise, les Jérôme ont continué d'une manière plus brillante encore à travers les luttes ardentes du quatrième siècle ; qui a rempli les âges suivants, et auquel il semblerait que saint Thomas d'Aquin a achevé de donner sa plénitude et sa perfection, si l'œuvre d'une main humaine pouvait jamais correspondre pleinement sur la terre à la splendeur de la vérité divine. Nous ne pourrons dans la suite de cet ouvrage présenter au lecteur tout le détail de ces controverses, à l'étude desquelles l'éducation superficielle de notre siècle nous a, tous tant que nous sommes, bien imparfaitement préparés. Mais gardons-nous au moins d'accueillir les préjugés vulgaires de notre temps au sujet des controverses de ce genre. On aime à les peindre comme des discussions subtiles et vaines, dans lesquelles les cœurs se sont passionnés et les esprits se sont épuisés sans fruit pour le m onde. On méprise si volontiers ce qu'on ignore ! et l'esprit antiphilosophique de notre siècle traite si volontiers de vain et de subtil tout ce qui est abstrait ! Mais rappelons-nous que le christianisme n'est rien s'il n'est une vérité ; et que serait pour les hommes une vérité qui ne serait pas susceptible d'être définie ! Qu'est-ce que le salut apporté au monde s'il ne lui a été apporté par un Dieu ? si une Personne divine n'a souffert sur la terre en même temps que cette Personne divine était glorifiée dans le ciel ? si l'Unité divine ne se décompose, pour ainsi dire, sans pourtant se rompre ? Ces questions sur l'essence divine, sur l'Unité et la Trinité, sur la divinité et l'humanité du Christ, qui ont rempli le troisième et surtout le quatrième siècle, impliquaient en elles toute la vérité et toute l'efficacité du christianisme. Si la doctrine vraie n'eût triomphé, si les subtilités de l'hérésie n'eussent été vaincues par ce qu'on prétend appeler les subtilités de la foi, la grande révolution chrétienne ne se fut pas faite dans les âmes telle qu'elle s'est faite ; le monde n'eût été ni subjugué, ni transformé ; la barbarie n'eut pas rencontré de barrière, et nous serions aujourd'hui païens, d'une autre façon peut-être, mais tout aussi païens que nos ancêtres. Les sociétés n'eussent pas fait un pas vers leur salut, et, ce qui est plus important encore, les âmes n'eussent pas fait un pas vers le ciel. |
[1] Act. Apost., XXIII, 7-13.
[2] Je ne peux qu'indiquer la question du premier apostolat de la Provence, qui n'est pas de mon sujet et qui est amplement traitée dans le livre de M. Paillon, Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Madeleine, etc. Paris, 1865.
[3] Voyez, sur les martyrs de Lyon, Les Antonins, VI, 8, tome III.
[4] Britannorum inaccessa Romanis loca. Adv. Judæos, 7. V. ci-dessus : Livre I, ch. I.
[5] Hispanias omnes termini. Adv. Judæos, 7. St. Irénée en dit autant, I, 10.
[6] De præseriptionibus, 36. V. en outre St Justin, Adv. Tryphonem, 117, sur l'universalité du christianisme à son époque ; Origène également, In Celsum, I, 26-72.
[7] Pane omnium civitatum pene omnes cives Christianos hahendos. Apologétique, 37.
[8] Ad Scapulam, 2, 5.
[9] Apologétique, 42.
[10] De vestris fuimus. Fiunt, non nascuntur Christiani. Apologétique, 18, V. encore De cultu fæminarum, II, 9, où il suppose que la plupart des chrétiennes sont des néophytes.
[11] Apologétique, 37.
[12] I Cor., IV, 19.
[13] Sur les commencements du Montanisme, v. Les Antonins, VI, 7 (tome III).
[14] Aussi Tertullien, au commencement de son Montanisme, prétend ne différer de l'Église catholique que par sa croyance aux prophéties de Montan et sa réprobation pour les secondes noces. De monogamia, 2.
[15] Tertullien (montaniste) Adveruss Praxeam, 1.
[16] Eusèbe, V, 16.
[17] Id., 18. Sur S. Sérapion (30 octobre), v. Eusèbe, V, 19-22, VI, II-12. — Sur Apollonius, Hier., Vir. illustr., 40.
[18] Id., 49.
[19] Sur le prêtre Caïus et sen écrit contre le Montaniste Proclus, V. Eusèbe, H. E., II, 25, III, 28, 31. VI, 20. Hieronym., Viri illustr., 59. — Sur Rhodon, qui écrivit aussi contre les Montanistes, Eusèbe, V, 13.
[20] Épiphane, Hœr., 54, Eusèbe, V, 28. Philosophumena, VII, 25.
[21] Philosophum., VII, 36. Tertullien, de Præseript.
[22] V. sur ces diverses sectes, Eusèbe, V, 20, 28. Théodoret, II, 5. Épiphane, 54. Tertullien, De præscr., 53.
[23] On place ordinairement Sabellius une quarantaine d'années plus tard, en le fait évêque de la Pentapole en Lybie, et contemporain de S. Denys d'Alexandrie (d'après Eusèbe, H. E., VI, 6, 7). Mais M. de Rossi, se fondant sur le livre contemporain des Philosophoumènes, établit d'une manière, ce me semble, évidente que Sabellius a vécu à Rome sous les saints papes Zéphyrin et Calliste, et que les évêques de la Pentapole contre lesquels St Denys dut écrire, ne tirent qu'adhérer à une doctrine depuis longtemps répandue. Je citerai souvent cette dissertation de M. de Rossi sur les Philosophoumènes : Bulletin d'Arch. chrét., 1868, n° 2, 5 et 6.
[24] Sabellius cité par S. Athanase, De sententia Dionysii.
[25] Voir les Philosophoumènes, IX, 1, 2. M. de Rossi rapproche les passages auxquels je fais ici allusion de ceux de Tertullien (Adversus Praxeam, 2, 3, 18, 27, 29) qui sont d'une similitude frappante. Tertullien reproche à l'Église catholique sa prétendue indulgence pour l'hérésie de Praxéas, dont la doctrine est équivalente à celle de Noët. Il se vante de l'avoir démasqué et d'avoir obligé le chef de l'Église à se prononcer contre Praxéas d'une manière formelle. Semblable est le langage que tient et le rôle qu'aurait joué l'auteur des Philosophoumènes à Rome, vis-à-vis des papes Zéphyrin et Calliste, coutre l'hérétique Noët, contre Épigone et Cléomène ses disciples et enfin contre Sabellius. Cette ressemblance porte l'illustre savant chrétien à mettre le traité Adversus Praxeam sous le pontificat de Calliste (ce qui me parait au moins probable) à identifier Praxéas avec Épigone (ce qui est très-possible) et par suite à faire de Tertullien l'auteur du livre grec des Philosophoumènes. Cette dernière conjecture me parait difficile à admettre. Le génie de Tertullien a quelque chose de tellement original qu'il me parait impossible qu'il n'en eût pas transparu quelque chose, même dans un livre écrit par lui en grec. (si toutefois cette langue lui était assez familière) ou même dans un livre traduit en grec d'après lui. S'il fallait absolument mettre le livre des Philosophoumènes sous le nom d'un écrivain connu, j'aimerais mieux l'attribuer, non pas à Origène, comme le fait le manuscrit original (attribution que M. de Rossi combat par de très-justes raisons), mais, comme le fait le docteur Döllinger, à St Hippolyte qui, lui aussi, combattit l'hérésie de Noët, et qui, lui-même (ou un de ses homonymes), finit par se séparer du Saint-Siège et tomber dans une hérésie, qu'il rétracta depuis avant de subir le martyre. Mais il est bien possible encore que le livre en question n'appartienne à aucun écrivain connu et doive passer pour anonyme. Voyez M. de Rossi, Bulletin déjà cité. Döllinger, Hippolytus und Kallistus. M. l'abbé Freppel, Origène, t. I, p. 158 et s. Leçon 7-10.
[26] L'histoire de cette hérésie et l'exposition de la doctrine orthodoxe étaient contenues dans un livre intitulé le Petit Labyrinthe, écrit probablement sous l'inspiration de S. Zéphyrin cité par Théodoret (Hœret. fabulæ, II, 5) et que Photius possédait encore (Photius, 48). Photius croit pouvoir l'attribuer au prêtre Caïus. C'est probablement ce livre qu'Eusèbe cite et auquel il emprunte l'exposé qu'il fait de ces hérésies (V, 28).
[27] Saint Irénée à Florinus, dans Eusèbe, V, 19.
[28] Les Antonins, V, 6 (tome II).
[29] Irénée, apud Eusèbe, V, 24.
[30] Eusèbe, IV, 26.
[31] Épiphane, Hœres, LXX, 9.
[32] Voyez sur lui Hieronym., Viri illustr., 43, Eusèbe, III, 31. V, 24.
[33] Eusèbe, V, 23-25.
[34] St. Irénée dans Eusèbe, V, 19.
[35] Eusèbe, V, 4.
[36] Au temps du pontificat d'Éleuthère (St Irénée, III, 3, cité aussi par Eusèbe V, 6.) C'est le livre appelé vulgairement : Contra hœreses. V. encore sur St Irénée, Hieronym. Ad Magnum, 83.
[37] Αί κατά μέσα τοΰ κοσμοΰ ίδρυμέναι, dans le texte grec que nous a conservé S. Épiphane, Hœr., XXXI, 9-32. On explique ce mot de l'église de Jérusalem qui était censée le centre de la terre.
[38] Irénée, I, 10. V. aussi III, 2, 3, IV, 44, 45, 48, 63, 64.
[39] III, 40. V. encore sur S. Irénée, Hieronym., Viri illustr., 35.
[40] Sur S. Narcisse (21 octobre) voyez Adon ; le martyrologe romain ; Eusèbe, V, 12, 23, 25 ; VI, 9, 10, 11.
[41] Ad Scapulam, 3. Apologétique, 35.
[42] Viri illustr., 50.
[43] Apologétique, 18.
[44] De resurrectione carnis, 59.
[45] Hieronym., I Ad. Jovin. Ép. 22 ad Eustoch.
[46] Il parait avoir été témoin du triomphe de Caracalla à la place de son père Sévère, en 203. De cultu feminar., I, 7.
[47] Apologétique, 39. Ad Scap., 12.
[48] Ainsi, Apologétique, 35, 36 et ailleurs.
[49] De Pallio. Cet écrit où Tertullien justifie son changement de costume ne peut être que de la période 208-211, pendant laquelle l'Empire eut trois Augustes. Imperii triplex virtus... tot Augustis Deo favente, ch. 2.
[50] V. dans ce Traité un passage curieux de patriotisme africain ou carthaginois, ch. 9.
[51] De Idololat., 10.
[52] Remarquons d'ailleurs la liberté avec laquelle il s'élève contre l'idolâtrie envers les lois humaines : Legis injustæ honor nullus. Ad nationes, 16. Si tua lex errat, puto, ab homine concepta est, nec enim de cœlo ruit. Ibid. et Apologétique, 4.
[53] On a beaucoup discuté et avec des conclusions très-diverses sur la chronologie des œuvres de Tertullien, qui seule donnerait quelques lumières sur sa vie. Malheureusement on en est réduit aux conjectures.
L'écrit dont la date est la plus certaine est le traité De pallio qu'un passage cité plus haut fixe entre les années 208 et 211. Le traité Ad Scapulam est écrit sous Caracalla (v. ch. 2 et 4), par conséquent en 211 au plus tôt.
L'Apologétique, très-probablement antérieure au décret de persécution de Septime Sévère, est postérieure aux guerres contre Niger et contre Albinus (ch. 35),mais contemporaine des derniers actes de proscription qui suivirent ces guerres. On peut donc en fixer la date entre les années 198 et 200 où la persécution, non encore proclamée par l'Empereur, était, en Afrique surtout, réclamée par les païens et anticipée par quelques magistrats.
Le traité Ad martyres est très-probablement contemporain de la persécution de Sévère qui commença en 202.
Quant aux autres écrits de Tertullien, on ne peut guère les classer que d'après leur orthodoxie on leur hétérodoxie qui les placent avant ou après l'apostasie de leur auteur. On place cette apostasie entre les années 204 et 207.
Les écrits catholiques sont : l'Apologétique, les traités De oratione, Ad uxorem, De baptismo, Ad nationes (qui n'est guère qu'une seconde rédaction de l'Apologétique), Ad martyres, De patientia, De cultu feminarum, De spectaculis, De idotolatria, Scorpiace, Ad Judæos, De testimonio animas. J'aime à ajouter le De præscriptionibus qui ne me semble pas avoir pu être composé par un hérétique.
Le traité montaniste, De corona, mentionnant plusieurs empereurs, doit être antérieur à l'année 212 où Caracalla régna seul. Les autres traités montanistes doivent avoir été écrits entre 204 au plus tôt et 245 que l'on croit être la date de la mort de Tertullien.
[54] Eusèbe, V, 10 ; VI, 11, 13, 14, 19. Hieronym. Vir. illustr., 36 ; Chronic., Epist. 83, ad Magnum. Clément Alex., Stromates, I, 1. Panténus est au Martyrologe romain du 7 juillet. Il serait né vers l'an 150. Son voyage dans les Indes se place entre 180 et 189.
[55] St Denys, évêque de Corinthe ?
[56] St Théophile, évêque d'Antioche ?
[57] Bardesane ? ou plutôt Tatien ? V. les Antonins, t. III, l. VI, ch. 7.
[58] S. Théophile, évêque de Césarée ? ou Théodote, dont parle Clément, Épitomé Hypotyposeon ?
[59] Clément Alex., Stromates, I, 1, p. 274 éd. Paris. V. aussi sur Clément, Eusèbe, V, 2, VI, 6, 11, 13, 14 ; Hieronym., Ep. ad. Magn., 83, Viri illustres, 38. Meo judicio, omnium erudissimus, dit de lui saint Jérôme, quid in illis (libris Hypotyposeon) indoctum, imo non a media philosophia depromptum ? Ad Magnum. Épiphane, Hœres, 32. Parmi les modernes, le travail éminent de M. l'abbé Cognat : Clément d'Alexandrie, sa doctrine, etc. Paris, 1858.
[60] Voyez à l'Appendice B les extraits de Clément d'Alexandrie, § 1.
[61] Voir l'Appendice B, § 2.
[62] Il cite Eupolème, historien, Artapan, Ézéchiel, poète tragique, tous juifs ; et leurs traditions sur Moïse. Stromates, I, 3, p. 344. Il parle à une science judaïque secrète appartenant aux mystœ ; sont-ce les Rabbins ? ou les prêtres ? Stromates, I, 23, p. 344.
[63] Voyez l'Appendice C, § 3.
[64] Voyez l'Appendice B, § 5.
[65] Voyez l'Appendice B, § 6.
[66] V. l'Appendice B, § 7.
[67] III, 3.
[68] De præceriptionibus, 36.
[69] Pontifex maximus... Episcopus episcoporum : De ex ortatione castitatis.
[70] Baronius, Annal. ad annum 191.
[71] De natura Deorum, III, 40.
[72] Octavius, 40, 41.