LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — COMMODE ET LA GUERRE CIVILE APRÈS SA MORT - 180-197

CHAPITRE III. — PERTINAX (JANVIER À MARS 193).

 

 

Pendant cette nuit du 31 décembre au premier janvier, ces trois meurtriers ou ces trois libérateurs, Létus, Electus et Marcia, étaient réunis dans le palais du mont Célius, seuls en face du corps inanimé de leur Empereur.

Que faire et de son cadavre et de son Empire ? Le corps fut enveloppé de couvertures, remis à deux serviteurs affidés, et emporté par eux sans bruit et sans indiscrétion, à travers les gardes endormis. Tout le palais avait fait l'orgie comme le Prince, et les restes de celui-ci purent sortir sans éveiller l'attention de personne. On les déposa en lieu sûr ; on voulait être en mesure de dissimuler, aussi longtemps qu'il serait nécessaire, la mort et le genre de mort de Commode.

Mais que faire de l'Empire ? Les assassins d'un Empereur étaient perdus, s'ils n'en faisaient tout de suite un autre. Un César fait par eux devait les épargner, les récompenser même ; un César fait sans eux devait forcément les livrer au bourreau. Après une délibération assez longue, Létus prit quelques-uns de ses soldats, et, avec Electus, alla droit chez le préfet de Rome, Pertinax. Un préfet de Rome, un sénateur, un consulaire, un capitaine illustre chez qui, au milieu de la nuit, le Préfet du Prétoire arrivait avec des soldats, savait en général de quoi il était question et devait s'attendre à mourir. Les esclaves de Pertinax effrayés lui donnèrent l'alarme. Mais lui resta paisiblement dans son lit, fit ouvrir la porte, ne changea pas de visage : Je m'attendais à ce message, leur dit-il, et j'étais étonné de ne pas le voir venir, exécutez vos ordres. — Tu te trompes, le tyran est mort, répondit Létus, et nous venons t'apporter l'Empire. Pertinax crut un instant à une plaisanterie cruelle ; il fallut qu'on lui montrât les tablettes écrites de la main de Commode, sur lesquelles il put lire les noms de Létus et d'Electus il fallut même, selon Dion, qu'il envoyât un de ses amis pour s'assurer par ses yeux que Commode était mort. Mais enfin il accepta.

Ce premier pas fait, un autre était à faire, le plus important de tous. Il fallait que le nouveau César allât au camp des prétoriens ; or, si l'Empereur tombé avait dans Rome quelques amis, c'étaient les soldats du Prétoire. Commode ne leur avait pas sans doute donné en argent tout ce qu'il leur avait promis ; mais l'affaiblissement de la discipline, la liberté de rançonner le bourgeois, les revenants-bons des proscriptions, valaient bien la distribution solennelle que Commode leur faisait encore attendre. Même avec le préfet du Prétoire à ses côtés, la démarche était périlleuse. Aussi, pour se fortifier auprès des prétoriens de l'assentiment du peuple, laissa-t-on le bruit de la mort de Commode se répandre, et Rome s'éveilla dans la joie. Elle courut aux temples qu'elle fit ouvrir avant le jour pour rendre grâces ; elle courut chez les sénateurs les plus menacés pour les féliciter ; elle courut surtout vers le camp, et Pertinax y arriva escorté d'un flot de peuple qui venait supplier les prétoriens de laisser régner le nouvel Empereur.

Létus parla à ses soldats : Commode est mort d'une apoplexie, dit-il, n'osant prendre la responsabilité du meurtre, ses excès en sont la cause. Voici l'Empereur que nous vous amenons ; et il fit l'éloge de Pertinax. Celui-ci parla à son tour et ne déplut pas ; il eut cependant l'imprudence de faire allusion à des abus à réformer devant ceux qui étaient le plus grand abus de l'Empire, et le mot fut remarqué. Néanmoins, comme il promettait une libéralité énorme, comme l'enthousiasme du peuple était contagieux, comme après tout il fallait un Empereur, on le salua par les acclamations ordinaires ; on fit un sacrifice d'actions de grâces ; peuple et soldats, couronnés de lauriers, le menèrent à la demeure du Mont Palatin, déserte depuis Marc-Aurèle.

Il fallait enfin que le Sénat, à son tour, se prononçât, lui le légitime et constitutionnel électeur des Césars. Dès avant le jour, le Sénat, convoqué ou non, se rendit au lieu de ses assemblées. La curie était fermée, le gardien absent ; on entra dans un temple voisin, celui de la Concorde. Pertinax y vint comme simple sénateur, sans flambeaux devant lui, saluant chacun de ses collègues. Les soldats, dit-il, m'ont proclamé Empereur ; je ne souhaite pas l'être, je viens ici abdiquer l'empire ; mon âge, ma santé, la difficulté des affaires m'en font un devoir. Il demanda au Sénat de nommer un autre empereur ; — terrible fardeau eût été celui d'un empereur nommé par le Sénat seul et sans l'assentiment des prétoriens. Pertinax parla de l'obscurité de sa naissance ; il proposa, selon Hérodien, Acilius Glabrio, homme d'une grande famille, qu'il prit même par le bras pour le faire asseoir sur le siège impérial ; il proposa, selon Capitolin, Claudius Pompeïanus, ce gendre de Marc-Aurèle, sorti ce jour-là de la longue retraite par laquelle il avait voulu fuir le spectacle de la tyrannie, et donnant cependant quelques larmes au tyran, son beau-frère : tous deux refusèrent et le Sénat confirma leur refus. On insista auprès de Pertinax, qu'on ne jugea ni aussi faible de corps, ni aussi incapable d'esprit qu'il le disait ; les acclamations du Sénat vainquirent sa résistance. Il ne laissa pas que d'y avoir quelques opposants, non pas amis du prince défunt — ses amis ou plutôt ses courtisans se taisaient et se préparaient à faire leur cour au nouveau prince —, mais des opposants presque républicains. Pertinax ayant raconté le meurtre de Commode que l'on ne cachait plus, et ayant rendu grâce à Létus, le consul Falco ne craignit pas de lui dire : Ce que sera ton Empire, nous le savons assez, puisque nous voyons derrière toi Létus et Marcia, ces ministres de la tyrannie de Commode. Pertinax répondit sans colère : Tu es jeune, consul, et tu ne sais pas ce que c'est que la nécessité d'obéir. Malgré eux ils ont obéi à Commode ; mais, dès l'instant où ils l'ont pu, ils ont montré quels sentiments avaient toujours été dans leurs cœurs. Cette opposition-là du reste n'était pas à craindre ; l'opposition redoutable devait être, non pas dans le Sénat, mais dans le camp.

Dans Rome, l'allégresse était universelle. Pendant qu'on renversait par ordre du Sénat, les statues de Commode, que l'on brisait ses images, qu'on effaçait son nom des inscriptions, c'étaient partout des chants de joie. On répétait sur un ton ironique les chants dont le théâtre avait retenti à sa louange. On criait aux sénateurs menacés par Commode : Te voilà sauvé ! On ne disait ni Commode ni l'Empereur ; on disait le Gladiateur, le Bougon, e Bourreau, le Parricide, la Peste. On demandait pour le déchirer, ce cadavre auquel ses assassins, plus compatissants, avaient fait donner la sépulture. Néron, Domitien eux-mêmes avaient laissé quelques amis dans le peuple de Rome ; Commode n'en laissait aucun.

Mais nulle expression de la haine triomphante et de la peur qui se venge, n'est comparable aux imprécations solennellement rythmées du Sénat contre cette mémoire et contre ce cadavre : Flétrissez le parricide ! déchirez l'ennemi de la patrie, le gladiateur ! déchirez-le dans le spoliaire (le lieu où étaient jetés les gladiateurs morts) ; l'ennemi des dieux, le bourreau du Sénat, le parricide du Sénat, dans le spoliaire ! Celui qui a assassiné le Sénat, qu'il soit traîné au croc ! celui qui a assassiné des innocents, traîné au croc ! celui qui n'a pas épargné le sang de la famille, traîné au croc ! celui qui allait t'assassiner (à Pertinax) traîné au croc !... Tu as tremblé avec nous, tu as été en danger avec nous !... pour que nous soyons sauvés, Jupiter, très-bon et très-grand, garde-nous Pertinax ! A la fidélité des prétoriens ! Que partout les statues de l'ennemi, partout les statues du Gladiateur, partout les statues du parricide soient renversées !... Nous sommes maintenant sans crainte ; aux délateurs la crainte ! les délateurs hors du Sénat ! les verges aux délateurs ! les délateurs aux lions !... exauce-nous, César, que le Bourreau soit traîné au croc ! Prends les voix, nous opinerons tous pour qu'il soit traîné au croc.... Celui qui a dépouillé les temples, celui qui a anéanti les testaments, celui qui s'est fait payer la vie des innocents et n'a pas tenu le marché, celui qui a enlevé aux fils l'héritage de leurs pères, qu'il soit traîné au croc Les espions hors du Sénat, les délateurs hors du Sénat, les suborneurs d'esclaves hors du Sénat 1 Tu connais tout, les bons et les mauvais ; tu connais tout, réforme tout. Consulte le Sénat sur ce parricide, prends les voix. Il a fait exhumer des morts ; que son cadavre soit traîné au croc ! Et comme le corps avait été enseveli pendant la nuit, sur un ordre émané de Pertinax : Qui a autorisé sa sépulture ? Exhumez-le, traînez-le au croc !... Et là-dessus, un pontife, se levant au nom du collège des pontifes, déclare l'inhumation de Commode contraire à la loi religieuse. C'est par ces acclamations, qui attestent de la part de Commode une grande tyrannie, mais qui attestent aussi de la part du Sénat une peur bien grande et une vengeance bien lâche, qu'on inaugurait et qu'on bénissait le nouveau règne, sans trop demander combien de jours il durerait.

Qu'était le nouveau prince ? il est temps de le dire. Son origine n'était pas brillante et sa carrière n'avait pas été facile[1] La voici en peu de mots : il était né dans un canton désert des Apennins, probablement au milieu des forêts, où son père, marchand de bois, avait le siège de son industrie. Son père était un affranchi, laborieux trafiquant qui avait trouvé, dit-on, le secret perdu depuis lui, de faire sécher le bois de telle façon, que brûlé il ne donnait point de fumée. L'enfant travaillait à côté de son père, et c'est son opiniâtreté au travail, qui lui valut de la part du trafiquant enchanté le surnom de Pertinax. Il y avait eu cependant des présages à sa naissance. On prétend qu'à l'heure où il vint au monde, un poulain trouva moyen de monter sur le toit d'un bâtiment peu élevé sans doute, s'y tint un instant, puis tomba et mourut ; là-dessus le père de Pertinax fit venir un devin qui lui conta merveilles de l'avenir de son fils, mais le père n'en voulut rien croire et trouva qu'en payant le devin il avait perdu son argent. Quoi qu'il en soit, l'éducation de l'enfant ne fut pas trop négligée ; on l'envoya même chez le grammairien, ce qui était l'équivalent de ce qu'est le collège aujourd'hui. Sortant de là, comme tant d'autres qui, sortant du collège, ne se trouvent bons qu'à être professeurs, Pertinax ne se trouva bon qu'à être grammairien. Le métier cependant lui réussit assez mal et il songea à la milice ; la milice était souvent un port de refuge pour les naufragés des autres carrières. Mais quel titre avait ce fils de marchand pour s'avancer dans l'armée ? Heureusement pour lui, il était fils d'esclave ; son père, ayant eu un maître, avait un patron ; ce patron était le consulaire Lollianus Avitus, et, sous les auspices de celui-ci, le grammairien obtint de prime abord un commandement dans la cavalerie[2].

La milice lui réussit mieux que la grammaire. Il y éprouva cependant plus d'une disgrâce. Sous Antonin, étant chef d'une cohorte en Syrie, il déplaît au proconsul pour avoir usé sans permission des chevaux de l'État, et, venu en poste à Antioche, il est renvoyé à pied à sa résidence. Employé en Dacie sous Marc-Aurèle[3], il est disgracié par ce prince sur de faux rapports ; heureusement Pompeianus le soutient, et Marc-Aurèle éclairé lui donne, à titre de réparation, une place au Sénat, plus une légion à commander et des ennemis à combattre. Il remporte des victoires ; Marc-Aurèle le prend en affection, le fait consul et à plusieurs reprises, parle de lui au Sénat avec éloge. Un commandement en Syrie amène cependant une nouvelle 'éclipse de sa fortune ; Marc-Aurèle était mort, et Pertinax, disait-on, songeait trop à s'enrichir. Pérennis, tout puissant sous Commode, l'exile dans son pays natal, il retourne à son désert de la Villa Martis et au vieux hangar de son père. Il place là sa fortune bien ou mal gagnée ; mais, par une fidélité reconnaissante qui ne se rencontre pas chez tous les parvenus, au milieu du vaste domaine qu'il a su acquérir et des constructions nombreuses qu'il y élève, le hangar paternel subsiste, servant toujours au commerce et toujours pieusement respecté.

Bientôt la chute de Pérennis fait cesser la disgrâce de Pertinax, et une seconde fois le marchand de bois devient un grand personnage. C'est sur une dénonciation des légions révoltées de Bretagne que Pérennis était tombé ; mais, Pérennis tombé, la révolte durait encore. Pertinax y est envoyé, trouve là des soldats dont l'indiscipline est effroyable, qui demandent à grands cris un autre empereur que Commode, qui sont prêts à proclamer Pertinax s'il le veut, à le tuer, s' il ne veut pas être proclamé. Peu s'en faut que cette dernière menace ne s'accomplisse. Pertinax, assailli par une légion révoltée, est laissé pour mort. Il survit pourtant, rétablit l'ordre, non sans de grands actes de rigueur ; l'ordre rétabli, il demande à quitter cette île inhospitalière et ces soldats indisciplinés.

Proconsul d'Afrique, il y rencontre de nouvelles épreuves ; les servantes fanatiques de la Vierge Céleste agitent la province par leurs prophéties. Préfet de Rome, il y trouve au contraire une popularité justement acquise ; la révolte des légions de Bretagne avait alarmé le peuple romain, et le pacificateur de la Bretagne était pour lui un héros. De plus, Pertinax, équitable et doux, succédait à un homme d'un caractère dur ; Rome l'aima et parla tout bas de lui pour l'empire. Dion rapporte un fait un peu puéril, mais, dans la pauvreté des documents qui nous restent, il ne nous faut rien négliger. Il y avait, dit-il, un cheval de course, appelé Pertinax, appartenant à la faction verte et par conséquent favori de Commode. Ce cheval ayant gagné on cria du côté de Commode : C'est Pertinax ! Oui, dirent ironiquement les adversaires, et Dieu veuille que ce soit bien Pertinax ! faisant allusion, non au cheval, mais au futur César. Quelques années après, aux derniers jeux du cirque auxquels assista Commode, comme cet illustre coursier, retiré de l'arène, mais honoré pour ses hauts faits, était amené au cirque, avec ses sabots dorés et une housse dorée sur le dos, le cri : Voilà Pertinax ! poussé par les premiers qui l'aperçurent, fut répété par la foule, comme une allusion ou comme un présage.

Voilà donc l'homme que toutes les vicissitudes de son sort avaient fait appeler la balle de la Fortune, et qui était enfin lancé à soixante-six ans sur la chaise curule des Césars. J'ai dit ailleurs ce qu'avait été Vespasien, cet autre soldat et cet autre plébéien arrivé dans sa vieillesse à l'empire, et dont l'âge, les exploits militaires, l'origine obscure furent pour Rome autant de gages de sécurité. Pertinax était ami, et le dernier des amis de Marc-Aurèle, comme Vespasien avait été l'ami de Thraséa ; il était, comme Vespasien, l'homme de la politique augustale, l'homme du Sénat, l'homme des honnêtes gens. Il était fils de trafiquant comme Vespasien avait été fils de traitant, et à tous deux on leur reprocha leur avarice.

Ce reproche était-il mérité chez Pertinax ? On disait bien qu'avant d'être empereur, il avait agrandi son patrimoine en faisant l'usure ; on disait que, gouverneur dans les provinces, il avait vendu les emplois et les congés (ce que faisait Vespasien, même empereur) ; on disait que, pauvre et n'ayant hérité de personne, il s'était enrichi ; et Capitolin ajoute que, même empereur, il faisait faire maigre chère à ses convives. Ses premiers actes furent cependant des actes de désintéressement ; il garantit contre le fisc le respect dû aux testaments[4]. Il jura devant le Sénat (et il voulut que ce serment fût confirmé par un sénatus-consulte) de n'accepter aucune hérédité, si elle lui était léguée, comme il arrivait souvent, par un sentiment de servile déférence ou si elle entraînait un procès douteux contre la famille : J'aime mieux, dit-il au Sénat, me trouver pauvre à la tête de la République que d'atteindre le comble des richesses, au péril de ma réputation et en laissant une tache sur la mémoire d'autrui[5]. De plus, si Capitolin lui reproche son opulence, Hérodien le loue de sa pauvreté. Si Capitolin qui vivait au quatrième siècle et n'avait par conséquent jamais soupé chez Pertinax, lui reproche d'avoir servi des moitiés de laitues à ses convives, Dion, qui soupa plus d'une fois chez Pertinax, ne confirme pas ces détails de ménage, il dit seulement que la table était frugale : Les riches, ajoute t-il, et les prodigues se moquaient de lui. Nous qui mettions la vertu avant le luxe, nous chantions ses louanges.

Dion n'a pas tort : je ne dis pas l'avarice, encore moins la soif de l'argent, mais la parcimonie, j'irais jusque-là, était une vertu chez un Empereur. Ce que Paul-Louis Courier disait à grand tort d'un roi de France : l'économie est chez lui une si belle vertu qu'elle lui tient quasi lieu de toutes les autres, c'est bien plutôt d'un César romain qu'on aurait pu le dire. Demandez donc à Pertinax d'être magnifique quand il succède à un Commode ; quand il trouve les paiements arriérés, la solde de l'armée en retard, des promesses non acquittées envers les prétoriens et le peuple de Rome, et que lui-même a été obligé de leur promettre de nouvelles largesses ; quand le trésor de l'Empire se monte en tout à 250.000 deniers[6] ; et qu'en même temps les peuples crient contre mille impôts onéreux et vexatoires que Commode a établis ! Demandez-lui donc d'être magnifique comme l'a été Commode, mais d'une magnificence plus désintéressée et plus noble, et cela sans recourir aux voies et moyens de Commode qui tuait pour avoir le droit de confisquer !

Le prince nouveau venu fit ce que tout homme sage devait faire, ce qu'avaient fait Auguste, Vespasien, Trajan, Marc-Aurèle. Au lieu d'accroître la recette, il diminua la dépense. Il fit argent de ces magnificences de Commode qui avaient coûté tant d'or et tant de sang. Ce fut un étrange spectacle que cette vente publique du mobilier d'un tyran. Je me demande quelquefois si plus d'un prince ne ferait pas bien de penser à l'effet que produiraient l'inventaire, l'exposition et la vente à la criée de sa vie intime. Voici pour ce qui regarde Commode un extrait de cet inventaire : De riches doublures de soie brodée d'or mises à des grossiers manteaux comme les portaient les pâtres, les voyageurs et les soldats en faction ; — des costumes et des armures de gladiateur, en or, garnies de perles et de pierreries ; — des colliers d'honneur gagnés à l'amphithéâtre ; — des vases dans lesquels se combinaient avec l'or le plus pur, l'ivoire, l'argent, le bois de citronnier ; — des vases à formes obscènes ; — d'autres destinés à chauffer la poix et la résine pour s'épiler et se lisser la peau ; — des voitures d'une recherche inconnue jusque-là, avec un système de roues s'enchevêtrant les unes dans les autres, avec des sièges qui tournaient à volonté, pour éviter au besoin le soleil et le vent ; — d'autres voitures garnies d'un cadran dont la marche indiquait l'espace parcouru, — et bien d'autres choses, dit l'historien, dignes témoins des vices de Commode[7]. De plus, selon Dion et Capitolin, dans cette garde-robe de petit-maître, de débauché, de gladiateur et de cocher, ce qui révoltait surtout, c'était son mobilier vivant, ses concubines et ses esclaves. Dans le nombre, étaient des hommes libres enlevés par force et qu'on dut rendre à la liberté ; des esclaves fugitifs qui avaient pris le service impérial pour un refuge inviolable et qu'on dut rendre à leurs maîtres. On vendit le reste, entre autres de misérables bouffons dont le visage déformé à plaisir, dont le costume, dont les noms même, choisis par Commode parmi les termes les plus obscènes de la langue, attestaient l'épouvantable dégradation : et la vente de ce honteux mobilier donna de quoi payer une moitié au moins de ce qu'on avait promis aux prétoriens.

D'un autre côté, on faisait rendre gorge aux affranchis de Commode. Ce qu'ils avaient gagné de compte à demi avec leur empereur en vendant sa faveur, sa clémence ou sa cruauté, dut être remboursé au trésor. Et, afin de flétrir au moins ceux que l'on ne pouvait atteindre, Létus, plus âpre que Pertinax contre la mémoire de Commode, faisait afficher les noms de quelques-uns de ces misérables, et, en regard, les biens qu'ils possédaient. On reconnaissait dans les mains de ces hommes dégradés, les biens de tel sénateur, de tel consulaire, de tel honnête homme que Commode avait fait mourir ; on riait de cette ignominie et on gémissait de cette indignité.

La réaction était donc complète : et, grâce à cette réaction financière et politique, en moins de trois mois, les dépenses impériales avaient été réduites de moitié[8] ; les crédits que Commode s'était votés à lui-même pour ses magnificences infinies étaient annulés[9] ; les emprunts qu'il avait bien fallu contracter dans le premier moment d'embarras étaient remboursés[10] ; l'arriéré était payé ; les largesses promises par Commode au peuple et aux soldats étaient acquittées au nom de Pertinax ; et de plus le peuple de Rome recevait cent deniers par tête, les prétoriens au moins 1.500 deniers, ce qui était déjà une moitié des promesses personnelles de Pertinax[11]. Les approvisionnements de Rome étaient assurés, un crédit spécial alloué aux travaux publics[12], la milice encouragée par des récompenses[13], l'agriculture par des concessions de terrains vacants, que le fisc, selon son habitude, détenait sans les cultiver. Elle l'était aussi par des remises d'impôts pour les terres défrichées, par la liberté pour les cultivateurs esclaves du fisc — réagir contre le fisc et contre l'esclavage, c'était faire pour relever la fortune de l'Empire, l'inverse de ce qui s'était fait deux siècles auparavant pour la ruiner. Malgré toutes ces dépenses, et à la condition de maintenir les impôts établis par Commode, que Pertinax, au premier moment, avait voulu supprimer tous, le budget se soldait sans déficit[14].

On sauvait ainsi le moment présent de la banqueroute, et on assurait la prospérité de l'avenir. Et, dès les premiers mois, quelques-unes de ces mesures portaient leurs fruits. Non-seulement la simplicité de la vie du prince anéantissait autant que possible ce consommateur improductif qu'on appelait César, mais encore la simplicité que l'exemple du prince mettait en faveur chez les grands personnages de Rome faisait disparaître bien d'autres dépenses improductives et ruineuses[15]. Les denrées que Commode avec sa loi de maximum n'avait fait qu'aider à renchérir, sans loi de maximum tombaient à des prix meilleurs ; le peuple était plus heureux et bénissait la parcimonie du prince. Accroître le bien-être des peuples n'est pas si impossible qu'on le pense ; seulement au lieu de procéder par la contrainte ou par le luxe, il faudrait procéder par la liberté et par la simplicité. Les gouvernements n'y peuvent pas grand'chose, la bonne volonté des hommes y pourrait beaucoup.

Cette simplicité n'était pas seulement dans les dépenses, elle était aussi dans les mœurs. Après l'abus extravagant et funeste que Commode avait fait des titres, de la pourpre, des honneurs humains et même divins, un prince modeste, un prince qui, fils d'esclave et fils d'un marchand de bois, se gardait bien de désavouer cette origine, faisait un plaisir extrême et donnait une grande sécurité. Pertinax eut toujours, et certes avec raison, horreur de l'Empire et des titres impériaux, il ne prétendit jamais être que ce qu'il avait été par le passé[16]. Quand on voulut appeler sa femme Augusta, il sentit qu'il était de meilleur goût de ne pas donner ce titre à une femme qui n'était pas irréprochable ; plus sage que Marc-Aurèle, il ne voulut pas faire une nouvelle Faustine[17]. Lorsque le Sénat décréta pour son jeune fils le titre de César qui impliquait un serment, Pertinax se fit un scrupule d'imposer ce serment à la conscience d'un enfant : Mon fils, dit-il, portera le titre de César quand il l'aura mérité. Acceptant l'Empire comme une lieutenance de courte durée (et elle ne fut que trop courte), Pertinax n'avait voulu amener au palais, ni sa fortune privée, ni ses affranchis, ni sa maison, ni sa famille. Sa femme et son vieux précepteur Valérianus, avec qui il aimait à causer littérature, l'avaient seuls suivi. Son fils et sa fille avec qui il avait partagé ses biens, étaient restés chez leur grand-père. Son fils avait continué d'aller à l'école du grammairien et au gymnase comme tous les enfants de Borne ; et tous deux, élevés simplement, étaient visités de temps à autre, non par l'Empereur, mais par leur père. Pertinax eût voulu, s'il était possible, que l'humble famille du marchand de bois fût indépendante de la fortune de César. Selon le mot très-juste de Dion, il craignait que son fils ne se laissât corrompre par les espérances que son nom pouvait lui inspirer[18]. Pourquoi Marc-Aurèle n'avait-il pas eu la même prévoyance ?

A plus forte raison en face du Sénat, le souverain légal, cette modestie de Pertinax ne se démentait pas ; comme Auguste, s'inclinant devant le Sénat, ne manquant pas une de ses séances, y portant toutes les affaires de l'Empire ; causant avec chacun comme lorsqu'il n'était que préfet de Rome ; invitant familièrement les sénateurs à sa table, ou leur envoyant un plat de sa table (on trouvait seulement parfois le cadeau un peu mesquin). Pensez ici encore quel était le contraste et quelle devait être la satisfaction de ce Sénat, honni, menacé, décrié, proscrit sous Commode, et que les Césars avaient semblé ne conserver qu'à titre de souffre-douleur. Ne jugeons pas cette politique d'après celle de notre temps. Chez nous, l'esprit de Louis XIV est toujours vivant ; Louis XIV est le vrai fondateur de la monarchie française, et nous exigeons plus ou moins que tous les souverains aient du Louis XIV. Mais le fondateur de la monarchie romaine, c'est Auguste, c'est-à-dire tout l'opposé de Louis XIV, et on aimait que le souverain eût quelque chose des traits d'Auguste. Paris se raillait, il y a une trentaine d'années, du parapluie et des poignées de main d'un roi citoyen ; Home au contraire aimait à voir la pœnula et les poignées de main d'un César citoyen.

Et surtout, le résultat de cette simplicité, de cette modestie, de cette économie, c'était la clémence. On s'interdisait l'orgueil, le faste, la prodigalité, la divinité de Commode, pour s'épargner la cruauté de Commode. On pouvait jurer devant le Sénat qu'on tiendrait pour abolie la loi de lèse-majesté, et chacun avait confiance à ce serment, parce qu'il savait que la loi de majesté ne serait jamais nécessaire à un tel Empereur. On pouvait condamner aux verges, à la croix même, les esclaves dénonciateurs de leurs maîtres ; on était sûr de ne jamais avoir à solliciter de telles dénonciations. On pouvait punir tous les délateurs, grands ou petits, par les fers, le fouet et d'autres peines ; on comptait n'avoir jamais besoin d'eux. A plus forte raison, on pouvait réhabiliter les proscrits, rappeler les exilés, rendre les biens confisqués, permettre d'ensevelir les morts — car la tyrannie de Commode avait été jusque-là et avait refusé tout honneur aux cendres de ses victimes. Ce fut un triste jour, mais en même temps un jour de consolation, que celui où les parents et les amis vinrent en larmes, exhumer, de la terre où ils avaient été ignominieusement jetés, ces pauvres restes souvent mutilés et les reporter dans les sépultures de leurs familles[19]. On pouvait tout cela, on pouvait bien plus. On pouvait sans péril être non-seulement juste en faveur des vainqueurs, mais modéré vis-à-vis des vaincus ; on pouvait tempérer la réaction contre les souvenirs de Commode, sauver ses restes de l'ignominie, ses ministres de la mort, ses serviteurs mêmes d'une disgrâce. On pouvait tout cela quand on n'était ni prodigue, ni besogneux, ni dieu.

On pouvait enfin relever la sécurité et la dignité de l'Empire. C'était déjà beaucoup que de faire comprendre au monde que celui qui régnait n'était plus le fils de Faustine, forcément ennemi de son propre Empire et de sa propre armée ; Rome grandissait par cela seul qu'elle avait un autre que lui à sa tête. Malgré les accusations que Pertinax avait pu jadis encourir dans son administration provinciale, les peuples de l'Empire qui l'avaient connu se réjouirent de son avènement. Selon la coutume impie du paganisme, les cités provinciales lui dressaient déjà des autels. On lui donnait le surnom de juste que nul empereur, si je ne me trompe, n'avait encore porté[20]. Les peuples barbares, qui avaient éprouvé sa droiture dans la paix et son courage dans la guerre, tenaient l'Empire romain pour plus respectable et plus redoutable, depuis qu'il était aux mains d'un tel homme. Des députés affluaient à Rome, apportant les félicitations des peuples sujets ou alliés, les assurances de paix des peuples dont on se méfiait, la soumission des peuples révoltés. Commode, au moment de sa mort, venait de traiter avec des envoyés d'une nation barbare et leur avait acheté la paix, comme les Césars de l'école néronienne ne le faisaient que trop souvent, par un large tribut, et ces envoyés étaient déjà repartis avec leur or ; mais, Commode expiré, le préfet du Prétoire, Létus, fit courir après eux et leur fit restituer la somme qu'ils emportaient : Faites savoir à votre nation, leur dit-il tout simplement, que Pertinax est notre Empereur. Les barbares connaissaient Pertinax et ne bougèrent pas. On croit trop depuis Louis XIV, que, pour qu'une nation soit respectée au dehors, il faut qu'elle soit comprimée au dedans.

Ce que je dis ici, je l'ai dit plus d'une fois, et je serai obligé de le redire. Il y a deux types d'empereur romain : l'empereur sage, modeste, économe, modéré, clément, puissant au dehors, aimé au dedans ; c'est Auguste, c'est Vespasien, c'est Nerva, c'est Trajan, c'est Antonin, c'est Marc-Aurèle, c'est Pertinax, et plus tard ce sera Alexandre Sévère, ce sera Tacite, ce sera Probus : — l'empereur insensé, orgueilleux, prodigue, sanguinaire, redouté au dedans et méprisé au dehors ; c'est Caligula, c'est Néron, c'est Domitien, c'est Commode, et plus tard, ce sera Caracalla, ce sera Élagabale, ce sera Gallien. — Nous verrons sans cesse alterner ces deux mêmes hommes. Il n'y avait que deux manières d'être empereur romain ; il n'y avait qu'une politique pour préserver l'empire et il n'y en avait qu'une pour le perdre.

Seulement, et c'est là ce qui faisait toujours redouter une catastrophe, chacune des deux politiques avait ses partisans. La tyrannie comme la modération avait les siens. Au temps de Pertinax, la masse du peuple semble avoir été assez unanime. On parle bien de quolibets jetés çà et là par les Pasquin et les Marforio de la Rome d'alors[21], de quelques railleries sur son avarice, de certains sobriquets[22], qui lui furent donnés par ses compatriotes venus à Rome pour profiter de la fortune du nouvel Empereur et mécontents de n'avoir pu obtenir tout ce qu'ils demandaient. Mais rien de tout cela n'était sérieux ; le nom de Commode restait impopulaire, celui de Pertinax respecté. Deux classes d'hommes seulement, deux classes à part, mais puissantes, regrettaient le premier, maudissaient le second. — C'étaient d'abord ceux que les historiens grecs appellent les césariens, c'est-à-dire les affranchis et les serviteurs du palais. Par une générosité peut-être imprudente, Pertinax avait gardé le personnel du palais de Commode ; il avait laissé ses affranchis à lui dans la maison de ses enfants, il ne voulait pas sans doute qu'on lui reprochât, comme on avait reproché à tant d'autres empereurs, le crédit et l'influence de ses affranchis : mais il en résultait qu'il n'était entouré que des créatures d'autrui, de serviteurs mécontents, non pour avoir perdu Commode, mais pour avoir perdu leur crédit. — La seconde classe de mécontents, c'était l'armée de Rome, les prétoriens. Pertinax cependant ne les avait pas autrement appauvris ; il avait confirmé les dons antérieurs de Commode, acquitté les promesses de Commode, acquitté au moins pour moitié les siennes propres ; mais Pertinax n'avait pas été fait par eux, il leur avait été imposé par Létus, par Electus, par le peuple. Une phrase de son discours d'inauguration, mal interprétée, leur avait donné de l'inquiétude, et ils avaient vu, non sans chagrin, renverser les images de Commode. Mais surtout le plus mauvais signe pour eux et le plus grand tort de Pertinax à leurs yeux, c'est qu'il avait été soldat. Un soldat de boudoir et d'amphithéâtre tel que Commode était bien plutôt l'affaire de cette milice de Rome, oisive, enrichie, énervée. Un vieux capitaine, comme Pertinax, qui le premier jour de son règne donnait pour mot d'ordre ce mot : Soyons soldats et en avait pour ainsi dire fait sa devise, un vieux capitaine qui ne leur permettait ni d'insulter ni de détrousser le bourgeois, qui prétendait les habituer à une vie plus militaire et qui au besoin les eût envoyés guerroyer sur le Rhin, devait déplaire à ces hommes qui ne voulaient avoir du soldat que la paye, l'habit et l'arrogance[23]. Pertinax avait donc contre lui et la caserne et le palais, s'il avait pour lui le Sénat et la cité.

En outre, ce que Pertinax pouvait bien ignorer, un ennemi plus puissant que ceux-là allait se mettre à la tête de ces ennemis déjà si dangereux. Létus, le meurtrier de Commode, le premier électeur de Pertinax, Létus était mécontent. Préfet du prétoire, c'est-à-dire le second personnage de l'empire, il n'avait rien à demander dans l'intérêt de sa grandeur ; mais il trouvait sans doute qu'on n'avait pas assez abaissé ses ennemis. Létus commençait à exciter les soldats contre Pertinax. Une seconde révolution coûte si peu à faire à ceux qui en ont fait une première.

Sans connaître la trahison de Létus, l'Empereur savait le péril de la situation, et il en éprouvait de la tristesse. Il n'avait pas ambitionné l'empire ; à peine revêtu de la pourpre, il pensait à la quitter[24] Il eût voulu, après avoir mis en ordre les affaires publiques, les confier à une main plus jeune et à un cœur doué de plus d'espérance, afin d'aller abriter sa vieillesse dans le paisible asile de sa vie privée. Il avait fixé le jour natal de Rome, comme on disait, le 21 avril, pour être le commencement d'une ère nouvelle dans l'empire. Ce jour-là il comptait nommer un certain nombre de fonctionnaires nouveaux, soit dans le gouvernement, soit dans le palais, et se séparer ainsi de cette administration et de cette cour commodienne avec laquelle il reconnaissait qu'il était impossible de vivre. Peut-être aussi eût-il choisi ce moment pour remettre aux mains d'un autre l'empire ainsi affermi et épuré. La pourpre pesait à ses épaules, mais on ne lui laissa pas le temps de la déposer ; ce 21 avril que l'on redoutait, on se décida à le prévenir.

Déjà les projets des mécontents s'étaient révélés par des démonstrations menaçantes. Dès le 3 janvier, il y avait eu une tentative pour faire un autre Empereur ; les soldats avaient voulu appréhender au corps un sénateur illustre, Triarius Maternus Lascivius, pour le mener au camp et le faire César ; le pauvre homme leur avait échappé, nu, et était allé se cacher au palais, sous l'aile même de Pertinax ; un peu plus tard il avait quitté la ville ; et Pertinax n'avait calmé cette émeute militaire que par une ratification expresse de tous les dons que Commode avait jadis pu faire aux soldats.

Quelques jours après, c'est le consul Falco que l'on veut proclamer. Pertinax est absent, il est allé dans les ports pour veiller à l'approvisionnement de Rome. A cela se joint je ne sais quelle étrange histoire d'un esclave qui, se prétendant fils d'une Fabia de la famille des Verus, réclamait le palais impérial à titre de propriété personnelle[25]. Sur le bruit de ce complot, Pertinax revient en toute hâte ; Falco, innocent peut-être, est jugé par le Sénat. Les sénateurs, convaincus de sa complicité, allaient le condamner. Pertinax, se rappelant son serment, se lève et s'écrie : Me préserve le Ciel, que sous mou empire, un sénateur soit mis à mort, même justement ! Falco vécut paisible, ne perdit rien de sa fortune, et lorsqu'il mourut, elle passa sans difficulté à son fils.

Mais les mécontents du prétoire n'en demeuraient que plus aigris. Beaucoup d'entre eux avaient entendu au Sénat Pertinax soutenir qu'il avait donné aux soldats autant que Marc-Aurèle et Verus, quoique ceux-ci eussent trouvé 675.000.000 de deniers au Trésor et que lui n'en eût trouvé que 250.000. Il y avait une exagération dont les prétoriens furent blessés, car ces deux princes avaient donné 5.000 deniers par tête et Pertinax n'en avait pas donné plus de 3.000. Mais ce fut bien pis quand, par suite de cette conspiration de Falco dont le chef ou au moins le héros fut absous, un grand nombre de soldats furent menés à la mort sur le témoignage d'un esclave. Létus, comme chef militaire, avait seul ordonné cette exécution, mais il alléguait le nom de l'Empereur et la vengeance remonta vers l'Empereur.

Un matin donc (28 mars), comme Pertinax avait projeté de sortir du palais pour aller à l'Athénée fondé par Hadrien, entendre une lecture faite par un poète, grand nombre de soldats arrivent aux alentours pour saluer, disent-ils, le prince sur son passage. On leur annonce que le prince ne sortira pas. En effet, au moment où il sacrifiait, les entrailles de la victime ont donné des présages sinistres, et il a renoncé à cette sortie. Le premier mouvement de ces hommes est de rebrousser chemin ; niais un groupe de deux ou trois cents autres prétoriens, partis du camp, en ordre de bataille, l'épée à la main, continue sa route malgré eux et arrive aux portes du palais. Soldats et serviteurs du palais, je l'ai dit, étaient d'accord. Personne ne les signale, personne ne les arrête, personne n'avertit l'empereur. Les révoltés montaient déjà les degrés, Pertinax était occupé à donner des ordres intérieurs, quand sa femme accourt et lui annonce le danger. Pertinax avait Létus auprès de lui, il l'envoie parler à ces soldats révoltés ; mais Létus, achevant par la lâcheté son œuvre de trahison, cache son visage, prend un chemin détourné et quitte le palais. Les soldats avancent toujours, ils ont pénétré sous les portiques, jusqu'à cette salle qu'on appelle la salle à manger de Jupiter[26]. Les serviteurs du palais, loin de les repousser, les encouragent. Quelques amis se pressent autour de Pertinax, lui conseillent, ceux-ci de fuir, ceux-là de fermer les portes et de se défendre dans le palais intérieur ; il a sa garde de nuit, des cavaliers, de nombreux esclaves. Avec une généreuse imprudence et une noble confiance en son propre ascendant, Pertinax va seul, le visage découvert, au-devant des rebelles. Il les arrête et leur parle. Ce courage, cette noble parole d'un soldat, cette chevelure blanche rejetée en arrière, cette barbe tombant sur la poitrine, tout cet extérieur imposant d'ordinaire et bien plus imposant en face du péril, tient en suspens ces hommes passionnés. Vous pouvez me tuer, leur dit-il, je n'en aurai ni crainte ni regret. Seulement, à tuer un citoyen, un empereur, auquel vous n'avez rien à reprocher, pas même la mort de Commode, que gagnez-vous, si ce n'est la honte aujourd'hui et le châtiment demain ? Malheureusement en pareille circonstance, il ne suffit pas d'en imposer à quelques-uns ou au plus grand nombre, il faudrait en imposer à tous. Un seul homme qui se roidit entraîne ces hommes qui fléchissaient. Les têtes se baissaient, les épées rentraient dans le fourreau ; Pertinax parlait encore, lorsqu'un soldat de race germanique[27], appelé Tausius, pousse un cri : Voilà le cadeau que te font les soldats, dit-il, et il lance son javelot à la poitrine de Pertinax. Les multitudes sont si lâches ! A leurs yeux un homme blessé est un homme condamné. Ceux qui, devant Pertinax debout et parlant, se retiraient presque effrayés, se jettent sur Pertinax frappé et chancelant. Quant à lui, son courage ne se démentit pas. Selon quelques-uns, il fut poursuivi jusque dans sa chambre et tué au pied de son lit. Mais, selon le récit que Capitolin semble accepter comme plus probable, à la vue du suprême péril, il s'enveloppa la tête de sa toge, invoqua Jupiter Vengeur et se laissa égorger. Electus, l'époux de Marcia, le principal auteur de la mort de Commode, resta fidèlement auprès de lui et se fit tuer en le défendant. Voici donc parmi ceux qui avaient été les meurtriers de Commode, deux hommes bien différents l'un de l'autre : Létus qui livre lâchement Pertinax, Electus qui meurt courageusement pour lui. C'est une redoutable doctrine que celle du tyrannicide et sur laquelle on ose à peine se prononcer. Le poignard arrive si facilement des tyrans aux bons princes, et nous avons peine à louer Charlotte Corday, quand nous pensons aux infâmes apothéoses qui ont été faites d'un Louvel, d'un Alibaud, d'un Milano, d'un Orsini.

Du reste, on put comprendre ce jour-là, combien est aveugle la justice du poignard. Quatre-vingt-sept jours auparavant[28], elle frappait le plus détestable Empereur qu'on eût encore vu, sans excepter Néron ; elle délivrait Rome. Aujourd'hui, elle frappait l'un des plus dignes empereurs que le monde eût connu, et jetait Rome dans une terreur que les événements allaient trop justifier.

Faut-il dire cependant, au sujet de Pertinax, ce que dit son admirateur et son partisan Dion Cassius : Pour avoir voulu tout reformer en peu de temps, il a succombe, ne sachant pas, quoique du reste son expérience fût grande, qu'on ne peut sans danger redresser en masse tous les abus. Plus que tout autre chose au monde, la politique a besoin de temps et de sagesse.

Le temps en effet, sinon la sagesse, a manqué à Pertinax ; mais, si le temps ne lui eût pas manqué, ne placerait-on pas son nom au-dessus de Trajan et près de Marc-Aurèle ?

 

 

 



[1] P. Helvius Pertinax, né dans la villa de Mars près d'Alba Pompeia en Ligurie (Albe dans le Montferrat) le 1er août 126 ; fils d'Helvius Successus ; — prend part aux guerres de Néron contre les Parthes (161 et s.) — Est fait sénateur et préteur sous Marc-Aurèle. — Ses guerres dans la Rhétie et le Norique — Consul en 175 ou peu avant. — La même année, envoyé en Syrie contre Cassius. — Commande successivement dans l'Illyrie, la Mœsie, la Dacie et la Syrie. — Disgracié l'an 183, puis envoyé en Bretagne (186). — Préfet de Rome. — Empereur, le 1er janvier 193 ; — tué le 28 mars. Septime Sévère le mit au rang des dieux.

Sa femme Flavia Titiana, était fille de Flavius Sulpitianus qui fut préfet de Rome après Pertinax.

Voyez Dion extrait par Xiphilin. LXXIII ; Hérodien II ; Capitolin, in Pertinace.

[2] Ducendi ordinis dignitatem. Capitolin, in Pertinace.

[3] Ad ducenum sestertium stipendium translatus. Capitolin, in Pertinace.

[4] Legem sane tulit ut testamenta priora non prius essent irrita quam alia prefecta essent, neque ob hoc fiscus succederet. Capitolin.

[5] Aut lite perplexa, ut hæredes legitimi et necessarii privarentur... per discrimina et dedecoris vestigia.

[6] 250.000 drachmes, Dion. Decies sestertium, Capitolin.

[7] Cætera vitiis ejos convenientia. Capitolin.

[8] Imperatorium sumptum, pulsis non necessariis, ad soliti dimidium detraxit. Capitolin.

[9] Sumptus etiam omnes Commodi reddidit. Capitolin.

[10] Æs alienum quod primo imperii tempore contraxerat, solvit. Capitolin.

[11] Il y a ici une différence entre Capitolin et Dion. Selon le premier, Pertinax aurait promis 12.000 sesterces (3.000 deniers), et payé seulement moitié. Selon Dion il aurait promis 3.000 drachmes ou deniers et payé le tout. Dion LXXIII, I, 5.

[12] Ad opera publica certum sumptum constituit. Capitolin.

[13] Præmia militantibus posuit. Capitolin.

[14] Obeundis postremo cunctis muneribus fiscum parem fecit. Capitolin.

[15] Exemplo imperatoris, cum ille parcius se ageret, ex omnium continentia vilitas nata est. Capitolin.

[16] Imperium et imperialia omnia sic horruit ut sibi semper ostenderet displicere, denique non alium se quam fuerat videri volebat. Capitolin.

[17] Flavia Titiana est cependant qualifiée Augusta, et son fils César, dans une inscription trouvée à Metz (Orelli 895) ; mais cette inscription, témoignage des vœux d'un esclave payeur pour le blé dans les Gaules (ser. verna dispensator a frumento) n'a rien d'officiel. Une monnaie d'Alexandrie porte également : Τιτιανη Σεβαστη.

[18] Τή έκ τοΰ όνόματος έλπεδι διαφθαρνήναι, 7.

[19] L'inscription d'Antius Lupus citée plus haut rappelle ces réhabilitations.

[20] Agate gravée avec les tètes de Pertinax, de Titiana et de leur fils : à côté de la tête de Pertinax, ΔΙΚ (αιος, juste) ; à côté de celle de sa femme ΤΙΤ (εανη). Cette pierre gravée est relative aux jeux chrysanthins des Sardes.

[21] Omnes qui libere fabulas conferebant. Capitolin.

[22] Agrarius mergus, Chrestologus. — Mergus, est le plongeon, oiseau pêcheur ; allusion à la fortune immobilière que Pertinax se serait faite sur les bords du lac Sabatinus (Bracciano), ou de la rivière Sabatus, au moyen de l'usure. Chrestologus, diseur de belles paroles.

[23] Timebatur militia sub sene imperatore. Capitolin.

[24] Voyez le passage de Capitolin cité plus haut, et ailleurs : Voluit imperium deponere et ad privatam vitam redire. Une lettre écrite par lui et attestant son peu de goût pour l'empire avait été publiée par Marius Maximus dans sa vie de Pertinax (Capitolin, in fine).

[25] Dum sibi quidam servys, quasi Fabiæ esset filius ex Ceionii Commodi familia, Palatinam domum ridicule vindicasset, cognitus, jussus est, flagellis cæsus, domino restitui, in cujus vindicta hi qui oderant Pertinacem, occasionem seditionis invenisse dicuntur. (Capitolin).

Sur ce qui suit, voyez le même Capitolin et un fragment de Dion apud Maium, Veteres scriptores, 1, 2.

[26] Siciliæ (Sameles ?) et Jovis cænito.

[27] Unus e Tungris. Les Tungri (pays de Liège), étaient Germains d'origine.

[28] Capitolin dit deux mois et 25 jours, mais il fixe la mort de Pertinax au 28 mars, ce qui donne bien, à partir du 31 décembre, 87 jours, comme les compte Dion.

Il existe (Muratori, 345 ; Orelli, 896) une inscription trouvée à Rome, et consacrée par les habitants de Capène à Pertinax, PRINCIPI SEV (erissimo ?) FORTISSIMO DVCI ET OMNIVM VIRTV (t) VM PRINCIPI, le 14 des kalendes d'avril (19 mars), huit jours avant sa mort.

Autre inscription en son honneur avec le titre de PRINCE DU SÉNAT (qu'en effet il reprit quoiqu'abandonné avant lui) à Tarragone (Gruter, 209 ; Orelli, 897). Une autre de Lambesa, le qualifiant trois fois consul et neuf fois Imperator (trouvée à Shah-Meghala en Afrique, Henzen 401). Une autre qui doit être de Pertinax lui-même, alors commandant sur le Danube.

I. O. M.

ET MARTI

CVSTODI

P. HELVIVS

PERTINAX

PR(æfectus)

(à Sirmium, aujourd'hui Mitrowitz, Henzen 5490.)

Les monnaies de Pertinax portent : Lœtitia temporumProvidentia deorum.