LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME PREMIER

LIVRE PREMIER. — COMMODE ET LA GUERRE CIVILE APRÈS SA MORT - 180-197

CHAPITRE II. — COMMODE RÈGNE PAR LUI-MÊME (189-193).

 

 

Commode régnera donc désormais par lui-même, car il ne semble pas qu'un nouveau favori ait succédé aux favoris sacrifiés. Comme chez tous les tyrans, la défiance chez Commode croissait avec les années ; il dut craindre qu'un nouveau Pérennis ou un nouveau Cléandre ne sacrifiât le prince, afin de ne pas être sacrifié par lui. Il se résigna donc à prendre en main les rênes de ce gouvernement, si simple et si facile du reste, que Tibère avait légué à ses imitateurs.

Toujours est-il qu'à cette époque les proscriptions redoublent. Tous les hommes importants deviennent dangereux, tous les dénonciateurs deviennent dignes de foi. L'histoire ne nous donne guère ici qu'une liste de noms propres. Les deux Préfets du prétoire qui ont succédé à Cléandre, Julianus et Regillus, sont bientôt punis de leur grandeur momentanée. Julianus avait cependant témoigné une rare complaisance : comme il était un jour chez l'empereur, en grand costume, entouré de ses officiers, Commode par divertissement l'avait jeté tout habillé dans la piscine où il se baignait ; puis l'avait fait danser nu devant les dames du palais, le visage grimé et des cymbales à la main. Des familles meurent tout entières : deux Silani et leurs enfants, trois Petronii dont un était beau-frère et un autre neveu du prince, Pactumeius Magnus et sa famille[1], Julius Proculus et sa famille[2] ; et enfin Annia Faustina, cousine de Marc-Aurèle, déshonorée, puis proscrite par le fils de Marc-Aurèle. A Émèse, Julius Alexandre voulut, dit-on, se révolter contre les meurtriers impériaux. Assailli dans sa chambre, il sut se débarrasser d'eux, s'élancer à cheval, et s'enfuir pour aller chez les Parthes. Un jeune homme, son ami, fuyait avec lui, mais, le voyant épuisé de fatigue et hors d'état d'aller plus loin, Alexandre ne voulut pas le laisser en arrière ; il aima mieux le tuer et se tuer avec lui. On vit encore périr les enfants de ce Cassius qui avait jadis conspiré contre Marc-Aurèle ; Marc-Aurèle les avait, non-seulement épargnés, mais laissé parvenir aux honneurs ; et, au début de son règne, Commode, par un noble mouvement, s'était refusé à réveiller le souvenir de cette conspiration : mais à la fin de son règne, il ne se la rappela que trop. Pour se débarrasser des enfants de Cassius, il inventa un prétendu complot au moyen duquel ils furent condamnés à être brûlés. Nul personnage tant soit peu important ou inquiétant ne lui échappait donc. Restaient seuls les généraux, qu'à la tête de leurs armées les meurtriers officiels n'osaient atteindre : Commode voulut au moins avoir des étages de leur fidélité, il retint leurs fils à Rome.

Il n'avait donc plus maintenant qu'à se réjouir. Rome, il est vrai, continuait à se plaindre ; un incendie avait détruit le magnifique temple de la Paix, chef-d'œuvre de l'architecture flavienne, et anéanti non-seulement les trésors qui appartenaient aux dieux, mais ceux que, faute d'un lieu plus sûr, beaucoup de particuliers y déposaient ; le feu avait même dévoré une partie du palais des Césars et de leurs archives. Il est vrai encore, des assassins couraient les rues, et une bande de sicaires, comme cela s'était vu au temps de Domitien, faisait métier de tuer à prix d'argent, au moyen d'aiguilles empoisonnées, les gens qu'on lui désignait. Il est vrai enfin, la peste, la terrible peste des premières années de Marc-Aurèle était reparue et s'établissait dans l'Empire, pour deux ou trois ans, devenant ainsi la maladie endémique de la société romaine ; en vain croyait-on la chasser avec des parfums qu'on faisait brûler de toutes parts, elle immola dans Rome jusqu'à deux mille hommes le même jour.

Mais ces dangers et ces malheurs ne troublaient pas le repos de Commode. Il sortait trop rarement et trop bien escorté, pour avoir à craindre les piqûres d'aiguilles dans les rues. Le temple de la Paix pouvait brûler sans inconvénient pour lui ; il n'y déposait pas ses revenus, aussi promptement dépensés qu'ils étaient facilement acquis. Le palais des Césars, il avait cessé de l'habiter ; les archives, il ne s'en souciait guère. Rome elle-même eût-elle péri tout entière, peu lui importait ; -après une courte apparition dans cette ville pour se féliciter avec son peuple de la chute de Cléandre, il avait cessé d'y demeurer. Contre la peste enfin, ses médecins lui avaient conseillé le séjour de Laurentum, à cause du voisinage de la mer sans doute, et, dit-on, de la multitude des lauriers dont l'ombrage et le parfum passaient pour un préservatif : sur cet heureux rivage, le fléau respectait le maître du monde.

Il n'avait donc plus qu'à se réjouir. Quelles étaient ses joies ? On nous les décrit telles qu'il nous est difficile de croire à tant d'immoralité jointe à tant d'extravagance. Cependant, si le lecteur a eu la patience de lire les huit volumes d'histoire romaine que je lui ai infligés, il a pu remarquer que l'extravagance poussée jusqu'à des limites presque surhumaines a été le fait de bien d'autres empereurs romains ; il a pu remarquer aussi qu'elle a été croissant de génération en génération. Néron a dépassé Caligula, Commode va dépasser Néron, d'autres dépasseront Commode ; et leurs historiens, divers de temps, d'origine, de caractère, se justifient les uns les autres. De plus, nous avons ici un témoin des meilleurs :Dion Cassius, en commençant le récit du règne de Commode, nous avertit qu'il n'est plus seulement historien, mais témoin oculaire ; Dion Cassius était homme fait à cette époque, il vivait à Rome, il siégeait dans ce Sénat que Commode se plaisait à persécuter ; il a vu le tigre de ses propres yeux, il en parle comme s'il sentait encore la griffe du monstre sur son épaule[3]. Hélas ! dénier la vraisemblance d'un fait comme trop atroce ou trop insensé, c'est faire à la raison et à la vertu de l'homme plus d'honneur qu'elles ne méritent.

Entrons donc dans cette villa de Laurentum, dans laquelle, las de l'Empire, ayant signé en bloc cinquante édits, ou bien ayant écrit au bas d'une lettre, le seul mot vale (adieu), le fils de Marc-Aurèle se repose à l'ombre des lauriers de son jardin. Que fera-t-il aujourd'hui ? Nous sommes au siècle d'or — c'est ainsi que par un décret du Sénat l'ère de Commode a été officiellement appelée — ; nous sommes la veille des kalendes du mois Herculéen — car, par un autre décret, le calendrier a été changé, et six des mois de l'année ont été décorés des noms ou surnoms de Commode[4]. Mais, même au siècle d'or, même dans le mois Œlius ou dans le mois Amazonius, même quand on est maitre du monde, on s'ennuie. On a lu sur une trentaine de lettres ou édits qu'on signait, cette formule magnifique, mais à la fin insipide : L'empereur César Lucius Ælius Aurelius Commodus Auguste, pieux — il a pris ce surnom le jour où il a fait consul un des amants de sa mère —, heureux, Sarmatique, très-grand, Germanique, Britannique, Pacificateur du monde, Invaincu, Hercule romain, Grand Pontife, revêtu de la Puissance tribunitienne pour la dix-huitième fois, Imperator huit fois, Consul sept fois, Père de la patrie, aux Consuls, aux Préteurs, aux Tribuns du peuple et au Sénat Commodien — car le Sénat aussi a pris ce surnom, par dérision, dit l'historien ; mais s'il riait, soyez sûr qu'il riait bien bas —, au Sénat heureux et Commodien, salut[5]. Oui, sans doute on est Sarmatique, on est heureux et pieux, on est tout cela huit ou dix fois comme on est huit fois Imperator, on est même dieu, on est Hercule — c'est une flotte Commodienne Herculéenne qui, par une grâce particulière de l'Empereur, amène dans Rome les blés de l'Afrique[6]. On s'est fait voter une statue d'or du poids de mille livres, où l'on figure avec les attributs herculéens, une vache et un taureau. Mais qu'importe ? On s'ennuie.

Ce n'est pas qu'on n'ait employé utilement sa matinée. On a rempli sa bourse que les plaisirs de la veille avaient vidée. On a vendu aux ambitieux les préfectures, les charges, les honneurs ; aux malfaiteurs le pardon ; aux condamnés l'atténuation de leur peine ; aux suppliciés une diminution de souffrances ; à leurs familles le droit de les enterrer : par contre, aux ennemis la mort de leurs ennemis ; à un proscrit riche un autre proscrit à titre de remplaçant. On a trafiqué avec ceux qui trafiquent du crédit impérial et on a traité de compte à demi avec ses propres affranchis qui traitent avec le public. De plus, comme on célèbre aujourd'hui son jour de naissance, on s'est fait donner par chaque sénateur, femme ou enfant de sénateur, deux pièces d'or ; par chaque membre des sénats provinciaux, cinq deniers[7]. Pour un prétendu voyage qu'on n'a point fait et qu'on n'a jamais pensé à faire, on s'est fait donner par souscription des frais de route qui ont augmenté d'autant la caisse du jeu et de l'orgie. On est donc riche aujourd'hui, on peut jouir ; mais à quoi dépenser son argent ? et où trouver, même pour de l'argent, des amusements qui amusent ?

Arrive Marcia, chargée de divertir son redoutable époux : Que veut faire mon maitre ? dit-elle ; veut-il faire préparer le cirque et revêtir l'habit de la faction verte pour remporter de nouvelles victoires ? ou bien l'Hercule romain demande-t-il sa peau de lion et sa massue ? Marcia lui avait donné ces fantaisies herculéennes ; puisqu'il fallait un rôle de comédie, elle eût voulu lui inspirer le goût d'une comédie un peu virile. Mon maître sait que je suis amazone et que j'aime les combats. Veut-il que je prenne le casque et la cuirasse pour aller combattre sur les bords du fleuve Thermodon ? ou bien veut-il être amazone lui-même et combattre en habit de femme avec le courage d'un héros ?Oui, dit Commode, je combattrai, ôtez-moi ma chaussure, donnez-moi une tunique de matrone, tissue de pourpre et d'or, préparez mon arène domestique, appelez mes gladiateurs pour se faire tuer par le premier gladiateur du monde. Qui tuerai-je ? hommes ? bêtes ? éléphants ? rhinocéros ? J'ai bien dans une seule chasse tué deux éléphants, cinq hippopotames, des rhinocéros, des centaines de bêtes, toutes du premier coup, et j'ai envoyé un javelot percer la corne d'une gazelle. — Mais non, je veux épargner le sang aujourd'hui, je tuerai seulement quelques culs-de-jatte et quelques boiteux. — Je suis Hercule, apportez-moi ma peau de lion et ma massue. Ces pauvres diables seront les Titans, mettez autour de leurs jambes des serpents de toile et de carton. — Je suis Apollon, je les percerai de mes flèches.

Marcia cherche peut-être à lui suggérer quelque occupation moins sanguinaire ; elle lui parle du petit nombre de plaisanteries relativement innocentes qui ont signalé ses plus débonnaires journées. Elle lui rappelle comment une fois il s'est fait apporter sur un plat d'argent deux bossus entourés de moutarde, et dans sa clémence inouïe a bien voulu non-seulement ne pas les manger, mais les enrichir et les faire préfets ; comment une autre fois dans les mets les plus délicats, il a mêlé les immondices de ses écuries et a fait semblant d'y goûter, pour que ses convives y fussent pris : trop heureux le monde lorsque Commode n'avait que ses dégoûtantes facéties ! Mais lui se souvient de plaisanteries qui lui sourient davantage : il a fait la barbe à celui-ci et lui a coupé le nez ; il a fait le chirurgien et coupé l'artère de celui-là ; sous prétexte de tondre les cheveux, il a abattu l'oreille de cet autre ; il a fait éventrer cet homme pour voir ce que pouvait contenir son immense abdomen. Il se souvient combien il a fait à plaisir de borgnes et de boiteux ! combien de gens il a fait tuer comme trop beaux ! combien pour les avoir rencontrés vêtus à la façon des barbares ! Car il a dans sa vie privée et dans l'intimité de son appartement ses petites cruautés personnelles tout à fait indépendantes de la politique.

Marcia voudrait donner le change à ces instincts sanguinaires. Elle parle à Commode de prières et de sacrifices ; elle éveille en lui la peur des dieux. Il y a longtemps, dit-il, que je n'ai sacrifié à Isis. Mes cheveux ont repoussé depuis l'époque où je me suis rasé pour porter le saint Anubis. Te souviens-tu comment, tenant la statue en main et la faisant baiser aux serviteurs d'Isis, je la faisais durement heurter contre leurs mâchoires ? Et ces pauvres dévots, quand ils se frappaient la poitrine avec la pomme de pin consacrée, comme je les obligeais à frapper dur ? Et comment j'exigeais des prêtres de Bellone, quand ils doivent se taillader le bras avec des couteaux, qu'ils fissent couler le sang bel et bien ? Et comment j'ai pris au sérieux les épreuves qui précèdent l'initiation aux mystères de Mithra, éprouvant le courage des postulants par la vue du sang bien réellement versé ? Quoi que l'on fasse, qu'on lui parle ou de ses dévotions, ou de ses orgies, ou de ses amours, ou de ses jeux, ou de sa politique, l'homme de sang se retrouve toujours.

Encore une fois, on se récrie et on dit que tout cela est impossible ; tout cela cependant se passait presque en public. Commode ne se cachait de rien. Il avait l'habitude, dit l'historien, de faire mettre dans le journal tout ce qu'il avait fait d'infâme, d'impur, de cruel, tous ses exploits de gladiateur et de leno. Chaque fois qu'il combattait comme gladiateur, il le faisait inscrire sur les monuments publics ; il constatait qu'il avait combattu du vivant de son père 365 fois, et en tout 735 fois ; et, comme dans chacune de ces séances à l'amphithéâtre il avait pu remporter plus d'une victoire, on portait à près de mille le nombre des rétiaires, thraces, secutores, qu'il avait ou vaincus ou tués, sans recevoir jamais, on le pense bien, la moindre égratignure. Ses titres de gladiateur victorieux étaient gravés sur le marbre comme ses titres de triomphateur germanique ou sarmatique ; ils étaient gravés sur la base du colosse qui avait été jadis celui de Néron, et auquel, par une troisième ou quatrième substitution, Commode fit mettre sa tête[8]. Il inscrivait au milieu de tous ses titres impériaux, qu'il avait été 620 fois le premier parmi les secutores, ou bien, qu'avec sa seule main gauche il avait vaincu 12.000 hommes[9].

Si Dion Cassius nous parle d'après ses yeux et ses oreilles, Hérodien et Lampride eux-mêmes nous parlent d'après le marbre, d'après le bronze, d'après l'auteur contemporain, Marius Maximus enfin, et d'après le Moniteur du temps ; car il y avait un Moniteur contrôlé, surveillé et même rédigé par le Gouvernement. Pourquoi douter ? Est-ce qu'une certaine limite de grossier bon sens, et d'élémentaire honnêteté une fois franchie, tout n'est pas possible ?

Tout est possible, et forcément tout va croissant. A la treizième année de son règne (192), Commode, ayant successivement sacrifié son Antéros, son Pérennis et son Cléandre, n'ayant plus que trois sœurs vivantes de la nombreuse postérité de Marc-Aurèle, ayant fait litière de consulaires, de sénateurs, de gens riches, de préfets du prétoire, de chambellans et d'autres favoris, Commode était dieu, recevait des sacrifices ; il se montrait en Hercule, en Mercure, en femme, selon qu'il lui plaisait, rarement en homme, en Empereur ou en Romain. Rome lui paraissait disposée à tout subir, et il prétendait, en la rendant témoin d'un nouvel avilissement de sa personne, lui infliger un nouvel outrage.

Il s'agit ici de quatorze jours de fêtes que Dion nous raconte, non sans un certain frisson de terreur rétrospective. Rome voyait rarement son maître ; depuis la chute de Cléandre, Rome lui plaisait peu. Rome ne trouvant plus de ministre à qui s'en prendre de ses souffrances n'avait que son souverain à qui imputer la peste, la disette, l'incendie de ses temples, les exactions et les bourreaux ; Rome n'aimait pas son maître et son maître se tenait éloigné d'elle.

Cette fois cependant, il favorisa son peuple, il annonça qu'à l'occasion des Saturnales, il accomplirait tous les genres de combats et serait vainqueur dans tous. Toute l'Italie accourut pour le voir, dans l'attente d'un rare spectacle, mais surtout d'un grand événement. Le temple de Janus s'était, disait-on, ouvert de lui-même ; Anubis avait paru se mouvoir ; Hercule avait été vu en sueur plusieurs fois ; on avait enfin trouvé un hibou dans la chambre à coucher de Commode ; et cela deux fois, à Rome et à Lanuvium. On attendait et on espérait.

Le prince arrive à l'amphithéâtre revêtu d'une tunique à manches de soie blanche, le costume le moins romain qui puisse être imaginé. C'est sous ce costume que le Sénat le salue ; puis à peine assis, Commode revêt une tunique de pourpre brodée d'or, une chlamyde grecque, pareille à la tunique, une couronne faite d'or et de pierreries indiennes — jusque-là, nul empereur romain n'avait osé ni porter le diadème ni accepter le nom de roi. Le caducée de Mercure lui tient lieu de sceptre. Quant à son costume d'Hercule, c'est-à-dire la massue et la peau de lion, on les porte devant lui et on les place sur un siège d'or, où, même en son absence, ces insignes impériaux représentent l'Empereur.

La chasse commence. Commode est le seul chasseur, et le gibier, ce sont toutes les bêtes de la création. L'Amphithéâtre est divisé en quatre portions égales, au moyen de deux murailles de bois qui se croisent au centre, et au-dessus desquelles court une plate—forme assez large pour le passage d'un homme. C'est de là que Commode, à l'abri de la dent des bêtes et de la trompe des éléphants, peut leur envoyer ses flèches et montrer son adresse, non son courage. Laissant là son caducée, sa chlamyde, sa chaussure, nu-pieds et en tunique, il s'élance sur ce champ de bataille peu périlleux. Ses flèches atteignent les daims et les chevreuils au milieu de leur course ; il jette aux autruches des traits dont le fer en forme de croissant abat leur tête et l'on voit leurs corps décapités courir quelques instants encore. Une panthère est amenée face à face avec un esclave, elle le saisit et va le déchirer ; Commode, avec une sûreté de trait inouïe, donne la mort à l'animal sans toucher l'esclave, et cette fois sauve une vie humaine. Cent lions apparaissent dans une des sections de l'arène ; en cent coups ils tombent, tous frappés du premier coup ; tous frappés au front ou an cœur, tombent pour ne plus se relever. Dans les moments où il a besoin de repos, le merveilleux chasseur reçoit des mains de Marcia vêtue en amazone une coupe d'un vin exquis, rafraîchi à la neige, il avale d'un trait ; et nous, sénateurs, dit avec candeur le pauvre Dion Cassius, nous d'applaudir, de jeter avec tout le peuple une immense acclamation, et de crier, comme dans les festins : A ta santé ![10] Qu'on ne me reproche pas, ajoute-t-il, d'affaiblir la gravité de l'histoire en racontant ces détails. Quand de telles choses ont été faites par un empereur, que j'y ai moi-même assisté, que j'ai tout vu, tout entendu, causé de tout, j'ai cru ne devoir rien taire ici. Certes ce n'est pas nous qui reprocherons à Dion les détails qu'il nous donne ; que ne possédons-nous en entier son bavardage ? et que ne donnerions-nous pas pour que d'autres témoins oculaires dans l'antiquité eussent été aussi bavards que lui ?

Le lendemain, le spectacle recommence ou plutôt Commode est encore seul en spectacle. Mais les échafaudages ont disparu ; le prince est de plain-pied avec ses ennemis. Ses ennemis, ce sont de pauvres bêtes qui se laissent approcher, qu'on pousse vers lui, ou qu'on lui amène dans des filets ; il tue même, sans doute avec les précautions nécessaires, un tigre, un éléphant, un hippopotame. Chaque jour à midi (car ces exercices durent plusieurs jours) le spectacle est interrompu pour le dîner, et recommence bientôt pour les combats d'homme à homme. Au début, le combat n'est pas sanglant. Commode entre en lutte avec un gladiateur qu'il provoque ou que le peuple lui désigne. Le gladiateur combat armé d'une baguette ; Commode le poursuit avec le costume du secutor, tient un bouclier dans sa main droite, une épée de bois dans sa main gauche ; car il se fait gloire de se servir d'une de ses mains comme de l'autre. Commode ne tarde pas à vaincre ; son adversaire pour avoir combattu reçoit un léger salaire ; lui, pour avoir vaincu, reçoit 250.000 drachmes par jour sur le fonds des jeux, et il va embrasser sans ôter son casque les présidents des jeux, son préfet du prétoire Æmilius Létus et son chambellan Electus. Mais quand le prince s'est retiré de la scène, est remonté sur son siège, a repris son caducée et son habit de Mercure, le combat alors devient sérieux. Parmi les malheureux qui sont amenés pour ferrailler les uns contre les autres, plus d'un ne demanderait pas mieux que de faire grâce à son adversaire vaincu ; Commode ne le permet pas, il ordonne que, liés ensemble, tous deux recommencent à combattre. Il y a même des spectateurs qui périssent ; l'affluence est telle que les spectateurs envahissent l'arène et s'exposent involontairement aux coups.

Quatorze journées se passèrent ainsi, Commode toujours infatigable à combattre le peuple et surtout le Sénat infatigable à applaudir. Nous étions là à nos places de chevaliers ou de sénateurs, répétant chaque fois que le Prince avait combattu, les acclamations enthousiastes qui nous avaient été prescrites : Tu es le maître ! tu es premier ! tu es le plus heureux de tous les vainqueurs ! tu vaincras éternellement ! tu vaincras, ô Amazonien ! Les malheureux sénateurs criaient d'autant plus fort qu'ils se savaient plus menacés. Un moment nous nous sommes crus près de mourir, dit leur collègue Dion ; car ayant coupé la tête d'une autruche, il vint en face de nous, tenant cette tête dans sa main gauche, et dans sa main droite son épée sanglante ; il ne dit rien, mais par un signe de tête, il nous montra qu'il nous traiterait ainsi. En ce moment, malgré sa férocité, il était tellement risible que le rire passa sur nos lèvres, et je ne sais ce qui fût arrivé, si, pour contenir une dangereuse hilarité, je ne me fusse mis à mâcher quelques-unes des feuilles de laurier qui étaient sur ma tête, et si mes collègues, à mon exemple, n'en eussent fait autant. Au contraire, le peuple plus libre laissait percer son dégoût. Bien des hommes venaient aux portes du théâtre sans vouloir y entrer, d'autres, après avoir regardé un instant, se retiraient honteux de cette ignominie — le peuple d'alors n'était plus tout à fait le peuple du temps de Néron, auquel on ne craignait pas d'imposer l'assistance au théâtre, bon gré mal gré. On annonçait d'effroyables malheurs et des cruautés raffinées qui devaient terminer les jeux. On remarquait avec admiration l'absence de Pompeïanus, seul manquant sur les bancs du Sénat ; le gendre de Marc-Aurèle qui eût été digne de lui succéder, sommé de venir aux jeux, y envoya bien ses fils, mais refusa d'y aller : J'aime mieux mourir, dit le noble vieillard, que de voir de mes yeux le fils de Marc-Aurèle jouant le rôle qu'il joue aujourd'hui.

Le dernier jour de ces fêtes dut être le 30 décembre. Par une sorte de caprice funèbre, Commode avait proscrit ce jour-là les habits de fête ; les sénateurs étaient en habit de cheval et en manteau, comme lorsqu'ils portaient le deuil d'un Empereur[11] ; le peuple était vêtu, non de la toge, mais de la pœnula. L'Empereur lui-même était en noir. On avait remarqué que deux fois son casque déposé par lui avait été emporté par le passage par où l'on emportait les morts ; que lui-même, ayant mis la main sur la plaie d'un gladiateur blessé, se l'était ensuite portée à la tête et avait ensanglanté ses cheveux. Ces présages, dit notre historien témoin du fait, furent une grande consolation pour nous, et de toutes parts on se dit que la mort de Commode était proche.

La journée du lendemain (31 décembre) en effet allait être dans le palais une journée de vive émotion. Commode était rentré de l'Amphithéâtre, exalté par ses succès de gladiateur, fou d'orgueil et de puissance, prêt à tout mettre sous ses pieds. Il déclara que le jour suivant, jour des kalendes de janvier, où l'Empereur assis sur sa chaise curule voyait solennellement défiler devant lui pour lui rendre hommage, les consuls, les sénateurs, les magistrats, les choses ne se passeraient plus dans l'ordre accoutumé ; que, pour aller sacrifier, il sortirait en pompe, non du palais d'Auguste et de Marc-Aurèle, mais du lieu habité par les gladiateurs, non avec la toge et la chlamyde impériale, mais avec l'armure et le costume du secutor, accompagné, non par les prétoriens, mais par les gladiateurs ; qu'il ferait périr les deux consuls entrant en charge le jour même ; et que ce serait à lui, seul consul, mais surtout à lui, vainqueur dans l'arène, que le Sénat, Rome, le monde viendraient rendre hommage.

Ce dernier degré de la démence impériale, qui ne doit pas étonner après tant d'autres, épouvanta cependant le palais. Marcia se jeta en larmes aux pieds de l'Empereur, le suppliant au nom de sa propre sûreté de ne pas faire un tel affront à Rome, et de ne pas confier sa vie à une garde aussi périlleuse. Commode la repoussa durement et prononça intérieurement son arrêt de mort ; il répéta son ordre à Létus, préfet du Prétoire, à Electus, son chambellan, prescrivant que tout fût prêt dans la maison des gladiateurs pour l'y recevoir cette nuit. Létus et Electus renouvelèrent les supplications que Marcia avait fait entendre, ils ne furent pas mieux écoutés.

Fatigué de ces remontrances, Commode se retira dans sa chambre à coucher pour y faire la sieste. Ses premiers instants de repos furent consacrés à écrire sur une élégante tablette de bois de tilleul, enduite de cire, comme celles qui servaient d'agenda aux Romains, les noms de quatorze personnes. Celui de Marcia était en tête, puis venaient Létus et Electus, après eux ce qui restait encore des amis de Marc-Aurèle et les principaux personnages du Sénat. Cela fait, il posa ses tablettes sur son lit et s'endormit, sinon avec le calme d'une bonne conscience, tout au moins d'une conscience de César qui se croit assuré du lendemain.

Alors, selon le récit d'Hérodien et de Lampride qui ressemble trait pour trait, je dois l'avouer, à celui que Dion Cassius fait de la mort de Domitien[12] ; un de ces jeunes enfants qu'il était de mode d'entretenir dans les grandes maisons romaines où ils étaient des jouets pour le caprice du maître ; un de ces enfants, chargé comme c'était l'habitude, d'or et de pierreries pour tout vêtement, approcha du lit de, Commode. Il s'amusait volontiers autour du prince, il se mettait sur son lit et dans son lit ; on l'appelait Philocommodus. Les tablettes impériales lui tombèrent sous la main, et sans savoir ce qu'elles contenaient, il les emporta en jouant. A deux pas de là, il rencontra Marcia qui aimait à caresser le favori de son maître ; en l'embrassant elle lui ôta les tablettes, elle lut son nom et ceux des autres proscrits, elle appela Electus. Electus était son ami ; ils avaient été ensemble dans la maison du proscrit Quadratus ; ils s'aimaient, disait-on, et après la mort de Commode, ils s'épousèrent. Du reste, le danger commun était bien suffisant pour les réunir. Electus était un Égyptien, violent et hardi ; sans perdre de temps, il mit les tablettes sous une enveloppe cachetée et les envoya à Létus. Sur cet avis, Létus arriva en toute hâte au palais, sous prétexte de veiller au déménagement du prince chez les gladiateurs ; là il vit ses deux compagnons de péril, et leur parti à tous trois fut bientôt pris.

Quelques heures plus tard, comme l'Empereur revenait de son septième bain, Marcia, qu'il aimait à choisir pour échanson, lui présenta selon l'habitude une boisson rafraîchissante et parfumée. A peine Commode l'eut—il prise, sa tête s'appesantit, il s'endormit ; Marcia et Electus renvoyèrent tout ce qui se trouvait là et restèrent pour veiller sur son sommeil. La chasse, le bain, l'orgie, l'ivresse, le sommeil se répétaient si souvent dans la journée du prince que ceci ne devait étonner personne.

Une crise cependant parut s'opérer chez lui ; il s'éveilla dans un état de vertige, puis il vomit. Bien probablement il avait rejeté le poison ; si on ne se hâtait, tout était perdu. On appela l'athlète Narcisse, jeune, robuste et hardi ; on lui promit une grosse somme d'argent, et on le fit entrer dans la chambre où l'Empereur se baignait. Commode était épuisé par la souffrance et par l'ivresse, la vigueur naturelle de ses muscles lui fut inutile, il fut promptement étouffé. Ainsi mourut à trente et un ans le fils de Marc-Aurèle[13].

Ainsi finissait elle-même cette dynastie antonine qui avait fait la gloire et le bonheur de l'Empire, et dont le nom lui demeura cher pendant de longues années. Hélas 1 elle finissait par un Néron. Quoiqu'il y ait eu, en face de Commode, quelques velléités de résistance plus vives que les Césars du premier siècle ne les avaient rencontrées ; quoique Rome, grâce à l'éducation que ses derniers princes lui avaient donnée, se soit montrée un peu plus digne ; il n'en est pas moins vrai que le principe du césarisme avait revécu, et qu'on avait retrouvé, après quatre-vingts ans d'oubli, un Néron parfait. Commode avait régné treize ans, plus que Caligula, autant que Néron, presque autant que Domitien. Cela est triste à dire, mais ces trois derniers règnes sont au nombre des longs règnes de l'Empire romain, et le plus long de tous a été celui de Tibère, le fondateur de la tyrannie. La vertu n'était donc pas toujours une sauvegarde, et l'exemple de Commode était plutôt un encouragement qu'un épouvantail pour les tyrans futurs.

 

 

 



[1] V. Digeste 92, De vulgari et pupillari substitutione (XXVIII, 5). Sa fille Magna proscrite avec lui se fit passer pour morte et reparut depuis en Asie.

[2] Nous avons l'épitaphe d'un de ces proscrits dont la mémoire fut réhabilitée après la mort de Commode.

D. M.

M. ANTONII ANTII LVPI PR...

CVIVS MEMORIAM PER VIM OPPRESSI IN

INTEGRVM SECVNDVM AMPLISSIMI ORDINIS

CONSVLTVM RESTITVTA EST SEPVLCRVM AB EO CŒPTVM

CLAUDIÆ REGILLAE VXORI ET ANTIÆ MARCELLINÆ FIL.

PIETATIS SVÆ ERGA EVM TESTIFICANDÆ GRATIA ET

NOMINIS EIVS IN PERPETVVM CELEBRANDI PERFECERVNT ATFINES

M. VALERIVS BRADVA ET ANTONIA VITELLIA.

AMICI.

Q. FABIVS IIONORATVS. T. ANNAEVS PLACIDVS

A Rome. Orelli, 890.

C'est donc Aetius Lupus et non Anicius qu'il faut lire dans Lampride, 7.

[3] Je continue maintenant, dit-il quand il est arrivé au règne de Commode, à raconter ce qui s'est passé de mon temps arec une exactitude et un détail que je n'ai pu avoir pour les époques précédentes. En effet, j'ai tout vu, et je ne connais personne, parmi ceux qui peuvent parler au public, plus en état que moi de raconter cette époque. LXXII, 18.

[4] Voici ces noms que Lampride nous a conservés : Janvier, Invictus. — Mai, Ælius. — Août, Commodus. — Octobre, Herculeus. — Novembre, Exsuperator. — Décembre, Amazonius. Dans une inscription, nous lisons encore IDVS COMMODAS. Orelli 844.

Une inscription à moitié effacée, mi-partie grecque et latine, appelle Commode le plus royal des hommes le porte-bouclier de la terre ΑΝΔΡΙΒΑΣΙΚωΤΑΤωΑΣΠΙΣΤΗ (τής) ΟΙΚΟΥΜΕΝΗΣ. Inscr. de l'an 186, à Rome, au Capitole. (Henzen, 5485).

[5] Dion LXXII, 15.

[6] Monnaie portant : TRIB. POT. XI, VIII (an 186), au revers PROVID. AVG., navire voguant sur les eaux. V. aussi Lampride, 5.

[7] Je renonce à évaluer en monnaie française les monnaies de l'empire romain. L'extrême variabilité du titre rend ces évaluations impossibles. On peut considérer la valeur de 1 franc pour le denier et de 25 francs pour la pièce d'or, comme un maximum et un point de départ après lequel, depuis le temps de Néron, la valeur n'a cessé de décroître. Voyez dans l'appendice A, quelques faits relatifs au système monétaire.

[8] Il voulait figurer là en Hercule et il avait ajouté au colosse de Néron la massue et la peau de lion, écrivant sur le piédestal : Lucius Commodus Hercules. Un plaisant mit à la suite : Je ne suis pas Lucius, Mais on me force à mentir. Non sum Lucius, sed cogunt me (Dionis excerpta apud Maium, Veteres scriptores, t. II).

[9] Le titre qu'il prenait était : Sexcenties vicies primus palus secutorum. Lampride. Quant au nombre de 12.000, Dion le donne sans une certitude absolue, LXXIL 22.

[10] Ζήσειας. LXXII, 18. En latin, vivas.

[11] Dion, 21.

[12] Dion dit seulement au sujet de la mort de Commode que, épouvantés des projets qu'il annonçait, Létus et Electus résolurent de lui donner la mort et associèrent Marcia à leur complot. Le dernier jour de l'année, pendant la nuit Marcia lui donna du poison dans de la viande de bœuf ; mais sous l'influence du vin qu'il avait bu en abondance et des bains dont il niait sans cesse, le poison fut rejeté. Commode soupçonna quelque, chose et prononça des menaces. Alors on fit venir Narcisse, etc. 22.

[13] Tertullien ne savait pas ou ne croyait pas Marcia chrétienne. Témoin ce passage, allusion évidente au meurtre de Commode : D'où sont venus ceux qui, entre deux lauriers (c'est peut-être une désignation du lieu où Commode fut tué) entourent et attaquent un César ? D'où sont venus ceux qui s'exercent à la palestre pour étrangler un empereur ?... Ce sont des Romains, si je ne me trompe, c'est-à-dire des non-chrétiens (Apologétique, 25).