LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE QUATRIÈME. — DU NÉO-STOÏCISME ET DU CHRISTIANISME

CHAPITRE PREMIER. — DU NÉO-STOÏCISME.

 

 

§ III. - VICES ET IMPUISSANCE DU NÉO-STOÏCISME.

La philosophie nouvelle, nous venons de le dire, repoussait toute spéculation et prétendait n'enseigner que la morale. Mais quelle base donner à cette morale ? En vertu de quelle puissance dicter à l'homme ses devoirs ? C'est la question qui se présentait nécessairement devant elle et qui se présente à nous lorsque nous lisons Sénèque.

Aussi cet homme, qui repousse le dogme à chaque instant, malgré lui revient au dogme, c'est-à-dire à ces idées panthéistiques qui lui furent léguées comme le vieux mobilier de Zénon. Sans cesse, malgré ce que nous venons de citer tout à l'heure, il voit en Dieu l'âme universelle ; dans les âmes humaines, de pures émanations de son essence[1] ; dans le monde, un grand animal mû et conduit par Dieu comme le corps l'est par son âme[2] ; dans la matière, quelque chose d'éternel, d'universel, de coexistant à Dieu. Au-dessus de ces deux grands êtres universels, si je puis ainsi m'exprimer, Dieu et la matière, il faut que quelque chose soit, pour les rapprocher et les tenir unis ; et quelle autre chose, sinon une loi fatale, suprême, invincible, à laquelle sont soumis et les corps et les âmes, et les génies ou les dieux, et Dieu lui-même ? Enfin Sénèque attend l'incendie universel par lequel finira cet accident que nous nommons création, par lequel les êtres étant détruits, l'unité primitive se rétablira, la matière retournera à son état d'élément, les âmes à leur source qui est l'âme divine. Ces dogmes, dont j'ai parlé ailleurs, sont le fonds habituel de Sénèque, le lieu commun sur lequel il brode, le thème auquel il revient forcément.

Mais, n'est-il pas facile de le voir ? Sénèque, s'il eût été habitué à poursuivre avec plus de soin les conséquences de sa pensée, se fût aperçu dans quelle contradiction il tombait. Tout à l'heure, pieux adorateur de la divinité, il relevait, il purifiait la prière, il la justifiait contre les fatalistes[3] ; mais bientôt, en vertu de ce principe que les dieux sont soumis comme nous à la fatalité, il viendra nous dire que nous avons peu de chose à craindre des hommes, rien à craindre des dieux[4], par conséquent aussi rien à espérer. Tout à l'heure, il reconnaissait la puissance, la bonté, la suprême vertu de Jupiter ; il voyait en elle la source de la vertu des hommes : et le voici nous disant que le sage doit sa sagesse à la philosophie, c'est-à-dire à lui-même ; que, soumis comme Jupiter à une loi suprême et accomplissant comme lui cette loi, le sage est son égal[5], son supérieur même[6], parce qu'il a plus d'obstacles à vaincre et plus de travaux à soutenir. Le dogme du Portique enlève à la morale de Sénèque toute la force que pouvait lui donner le sentiment religieux.

Devant ce dogme viennent aussi tomber ces idées que nous admirions, de résignation, de respect, de confiance en la Providence. La Providence n'est plus maîtresse du monde, Dieu n'est plus tout-puissant ; un invincible destin l'entraîne comme nous, et, quelle qu'elle soit, la puissance impérieuse qui a ordonné les lois du monde est éternellement liée à ses propres décrets[7]. Dieu voudrait le bien ; il ne le peut, ou du moins il ne peut le faire complet. Faible a artisan, qui n'a pu changer la matière mauvaise sur laquelle il travaillait[8], il ne fait le bien des uns que par le mal des autres ; et la consolation du sage sera, non pas une tendre et filiale confiance envers Dieu, mais ce triste raisonnement qu'a reproduit l'anglais Pope dans son poème, long sophisme sans poésie : Mon mal est partiel, le bien qui en résulte est général ; ma souffrance est nécessaire pour le bonheur du monde. Il se consolera, dit Sénèque, avec l'univers[9].

Devant la doctrine du Portique la notion de l'âme immortelle va tomber aussi. Sénèque serait bien tenté de la donner pour soutien à sa morale ; il développe, non sans chaleur, ce que cette croyance a de consolant et de noble[10] ; il comprend ce qu'elle a d'utile et de salutaire il sait que la foi primitive de tous les peuples l'a acceptée, et le consentement de tous les peuples est à es yeux un grand indice de vérité[11]. Et cependant il doute[12], et cependant il nie parfois[13], et même pour être conséquent il devrait nier toujours. Si l'âme de l'homme n'est qu'une portion de l'âme divine, une fois libre et dégagée, peut-elle ne pas se réunir à son tout ? La volonté et la pensée de l'homme peuvent-elles ne pas aller se confondre avec la volonté et la pensée universelle ? L'âme, cette étincelle de l'éther — car je ne sais trop si Sénèque conçoit l'être complètement spirituel[14] —, ne doit-elle pas, une fois remontée aux régions supérieures, se perdre dans cet océan éthéré qu'on appelle Jupiter, qu'on appelle Dieu[15] ? l'être particulier de l'homme, le sentiment du moi, en un mot ce qui nous rend susceptibles de peine ou de joie, de punition ou de récompense, peut-il subsister après la mort ?

Sénèque lutte, il est vrai, contre cette logique du stoïcisme ; mais ce qu'il peut rapporter de cette lutte, c'est tout au plus le doute. Sa philosophie ne sait pas se tenir à la hauteur où Platon était monté ; les beaux Myes du Phédon se sont dissipés au souffle sceptique de Carnéade ; il se peut bien que Socrate mourant n'ait entretenu ses disciples que d'illusions. Sénèque, en un mot, est revenu des profondeurs de la philosophie sans rien de certain sur notre sort à venir. Il a des paroles magnifiques sur 'immortalité des âmes, sur les épreuves par lesquelles elles se purifient, sur la félicité des justes, leur union, leur claire vue de toute chose, et la plénitude de vie qu'ils retrouvent dans leur patrie, dans leur ciel, lorsque enfin ils ont satisfait à leur origine qui sans cesse les ramenait en haut. Thème brillant ! lumineuse hypothèse que son discours le mène quelquefois à embrasser ! Certitude ? non ; et quand, dû milieu de ces magnifiques espérances, on rappelle Sénèque à d'autres pensées, il se plaint qu'on lui fasse perdre un si beau rêve[16].

Ainsi, ni le sentiment pieux envers. la Divinité, ni la soumission à la Providence, ni la croyance à une autre vie ne peuvent être les véritables soutiens de la morale stoïcienne. Ce que Sénèque nous en a pu dire, combattu par ses propres doctrines, se réduit à l'état de phrase sonore et de parole retentissante (velut æs sonans et cymbalum tinniens, dit saint Paul[17]).

Et cependant nous avons vu le stoïcisme imposer à l'homme de nobles devoirs, mais des devoirs qui pèsent à sa nature. Or, quand on demande à la vertu humaine de grands sacrifices, il est bon de lui faire comprendre qu'ils sont nécessaires : cette vertu si haute, il faut la rendre possible, il faut nous donner une raison pour y croire, une raison pour la pratiquer. Or, voici le grand mot de la science, le principe et le soutien de la vertu : il ne s'agit que d'une seule chose et d'une chose facile : suivre notre nature. Là est la consommation de tout bien[18].

En effet, disent les néo-stoïciens, à chacun des êtres, la nature a marqué sa loi, destiné sa fonction, donné la qualité qui lui est propre et qu'il doit développer en lui, s'il veut remplir parfaitement sa place dans l'économie du monde. Une bonne épée n'est point celle dont la garde est ornée de pierreries, mais celle dont le fil est tranchant et la pointe aiguë. Un bon navire n'est pas celui qui a sa poupe dorée, mais celui que l'eau ne pénètre pas et qui résiste aux tempêtes. De même aussi chaque créature est bonne ou mauvaise, non par les accidents qui sont hors d'elle, mais par la qualité qui lui est propre, par son aptitude au but pour lequel elle est faite.

Or, la qualité distinctive, la loi innée, la fonction spéciale de l'homme, c'est la raison. Si sa raison est imparfaite, il manque à la loi de sa nature ; il n'est homme qu'imparfaitement. Si sa raison est parfaite, il accomplit entièrement sa loi : il est homme parfait.

Que sera donc le bien, que sera le mal pour l'homme ? Le bien ou le mal de sa raison. Le bien suprême, c'est une raison parfaitement droite, parfaitement réglée sur la loi naturelle de l'homme[19]. Le mal, c'est une raison viciée, déviant de son but, faussant sa nature. Le bien de la raison s'appelle la vertu (honestum) ; le mal de la raison s'appelle-le vice (turpe). L'un comprend tout ce qu'il faut désirer, l'autre tout ce qu'il faut craindre[20]. En dehors de ces deux termes il n'y a pas autre chose que des accidents venus du dehors, qui ne font pas que la raison soit meilleure ni qu'elle soit pire : richesse ou pauvreté, santé ou maladie, puissance ou faiblesse, choses indifférentes, simples avantages ou simples inconvénients extérieurs[21], dont la raison seule, par la manière dont elle les accepte, peut faire ou des biens ou des maux. Être couché dans un festin, ou placé sur un chevalet, sont en elles-mêmes choses indifférentes : mais l'un peut devenir un mal si la raison se laisse corrompre par la volupté ; l'autre un bien, si la raison le subit avec courage, et de sa souffrance se fait une vertu[22].

Or, la foule des hommes, trompés par ces biens, effrayés par ces maux prétendus, dévie de sa route, oublie sa nature, flétrit sa raison. La foule, ce sont les insensés (stulti, insani, ιδιωτικοί). Le disciple de la sagesse (proficiens, studiosus), c'est celui qui, mieux instruit, travaille à atteindre le grand but de son être, et, s'il n'arrive pas à la perfection, en approche du moins[23] ; celui qui cherche à vivre selon la nature, selon la raison, à effacer en lui l'amour des faux biens, la crainte des maux prétendus. Mais le sage, l'homme type, est celui qui, en amenant sa raison à son parfait développement, a accompli sa nature et consommé en lui le bien suprême. La perfection de la raison contient toute perfection : aussi le sage est-il parfaitement libre ; car son âme ne ressent pas les entraves apportées à la liberté de son corps : — parfaitement sain ; car nulle maladie ne saurait troubler l'équilibre de son âme : — parfaitement riche ; car il ne saurait souffrir d'aucune des atteintes de la pauvreté : il ne peut rien perdre ; car il ne sentira le manque de rien. Sa vertu est le bien suprême et complet que nul caprice de la fortune ne peut lui ôter[24].

Certes, il y a de l'élévation, de la noblesse, du désintéressement, dans ce système : cet idéal du sage, but de tous les efforts, quoique impossible à atteindre, ne manque pas de grandeur. Mais n'y a-t-il pas dans cette doctrine quelque chose qui nous choque d'une manière invincible ? et n'est-il pas évident dès le premier abord qu'elle ne saurait reposer que sur une erreur ?

Quoi donc ! ce serait pour vivre selon notre nature que la vertu nous serait commandée ! En s'élevant à cette vertu surhumaine, chimérique, impossible, la sagesse ne ferait que suivre sa nature ! Tous les vices, dit Sénèque, sont contre la nature[25]. C'est donc la nature qui nous commande le dévouement, l'abnégation, l'héroïsme ! qui nous fait braver la pauvreté, redouter le plaisir[26] ! qui nous interdit la pitié ! qui nous défend de pleurer nos fils ! La nature nous a engendrés sans vices, (d'où les vices nous viennent-ils donc ?) sans superstition, sans perfidie ; et même aujourd'hui (je voudrais savoir si Sénèque en était bien sûr) le vice n'est pas tellement maitre du monde que la majorité des hommes ne préférât le bûcher de Regulus au lit efféminé de Mécénas[27].

Et remarquez cependant qu'ailleurs, par une sorte de révélation, Sénèque nous dit : L'homme est bien méprisable s'il ne s'élève au-dessus de ce qui est humain[28]. Ailleurs il parle de vaincre avec les stoïciens la nature humaine[29] ; et son sage, ce type suprême, est si loin de notre nature, que, né dans le cerveau des philosophes, il n'a jamais existé que dans leur cerveau : ni Cléanthe, ni Zénon, ni Caton même, n'ont été des sages ; tout le stoïcisme en convient.

Qui ne voit ici la double erreur du Portique ? D'abord il méconnaît la nature complexe de l'homme. Parce que l'homme est un être raisonnable, il l'imagine et le traite comme un être tout entier de raison, libre et des besoins du corps et des affections du cœur et de l'empire que l'imagination exerce. Il ne veut pas voir que, non-seulement pour la raison, mais aussi pour le corps, pour l'imagination, pour le cœur, l'homme a des biens à désirer, des maux à craindre. Il prend pour le tout ce qui n'est au plus que le principal.

Et, d'un autre côté, il ignore (et, il faut le dire, il ignore forcément) que la nature actuelle de l'homme n'est pas sa nature primitive, qu'un principe nouveau y est entré et a changé la disposition première du Créateur. C'est là la grande erreur, l'erreur fatale de l'antiquité. Pourquoi le vice, si mauvais devant notre raison, est-il si adhérent à notre nature ? Pourquoi, si contraire au bien de tous, est-il si intime à chacun de nous ? Cette question est la pierre d'achoppement de toute la philosophie païenne. Souvent pénétrante sur d'autres points, elle bégaie sur celui-là.

Ainsi la base s'écroule, le principe est faux. Et, parce que la vertu stoïcienne repose sur une erreur, elle est par cela même plus hyperbolique et plus rigide. Voyez comme Sénèque est dur à l'homme. Il ne croit pas notre courage faillible ; il a pour nos souffrances des consolations pires que la souffrance : Tu es malheureux : courage ! la fortune t'a jugé son digne adversaire ; elle te traite comme elle a traité les grands hommes[30]. — On te mène au supplice : courage ! voilà bien les croix, le pal qui va déchirer tes entrailles, et tout le mobilier du bourreau ; mais voilà aussi la mort. Voilà l'ennemi qui a soif de ton sang ; mais auprès de tout cela voilà aussi la mort[31]. Que la mort te console !

Voyez de quelle étrange façon, dans son exil, ce tendre fils console sa mère : il lui rappelle tous ses autres malheurs, la perte d'un mari, celle d'un frère, et ce sein qui avait réchauffé trois petits-fils recueillant les os de trois petits-fils. Me trouves-tu timide ? J'ai fait étalage de tous tes maux devant toi. Je l'ai fait de grand cœur, je ne veux pas tromper ta douleur, je veux la vaincre... Oui, ta blessure est grave. Elle a percé ta poitrine, pénétré jusque dans tes entrailles. Mais regarde les vieux soldats qui ne tressaillent même pas sous la main du chirurgien, et lui laissent fouiller leurs plaies, découper leurs membres, comme si c'étaient ceux d'un autre... Vétéran du malheur, point de cris, de lamentations, de douleurs de femme. Si tu n'as pas encore appris à souffrir, tes maux ont été sans fruit. Tu as perdu toutes tes douleurs ![32]

Il fait de même pour toutes les mères et pour tous les deuils : La perte d'un fils n'est pas un mal. C'est sottise que de pleurer la mort d'un mortel. Le sage peut bien perdre son fils : des sages ont tué le leur ! Voilà tout ce qu'il a de consolations pour la gémissante famille humaine.

Et il ne faut même pas que la vertu trouve en elle quelque satisfaction ; il ne faut pas qu'on la recherche pour le plaisir intérieur qu'elle procure. Comme Dieu, Sénèque élève durement l'homme de bien. Il défend qu'on ait pitié de lui[33]. Enfin son suprême modèle est le sage de Zénon, l'homme que n'atteint aucune faiblesse, aucune passion, aucune sympathie humaine, parfait jusqu'à l'insensibilité, Dieu moins la bonté et la miséricorde. Il n'est au pouvoir de personne de lui rendre service ni de lui nuire ; l'injure ne l'atteint pas, il a la conscience de sa propre grandeur[34]. Il n'est jamais ni pauvre, ni exilé, ni malade, parce que son âme (je dirais son orgueil) lui tient lieu de richesse, de santé, de patrie.

Le sage se garde de tomber dans la compassion. La pitié, que de vieilles femmes et de petites filles ont la simplicité de prendre pour une vertu, est un vice, une maladie de l'âme, une pusillanimité de l'esprit qui s'évanouit à la vue des misères d'autrui, un excès de faveur pour les malheureux, une sympathie maladive qui nous fait souffrir des souffrances d'autrui, comme nous rions de son rire ou bâillons de son bâillement.... L'âme du sage ne peut être malade, il ne s'attriste pas de sa propre misère ; peut-il s'attrister de celle d'autrui ? Le sage ne s'apitoie jamais ; il ne pardonne pas[35].

Et, à côté de ces exagérations de vertu, de cet héroïsme insensé, que trouvez-vous ? Tous les niais refuges d'une vertu fausse ; les mille raisons secondaires, au lieu d'une raison forte et supérieure, convoquées pour soutenir une base qui plie : Ne craignez pas la pauvreté. Le pauvre voyage en paix, il n'a pas peur des voleurs. — Ne pleurez pas trop vos enfants ; une douleur prolongée n'est pas naturelle. La vache à qui on a ôté son veau mugit un jour ou deux, puis retourne au pâturage. L'homme est le seul animal (Sénèque s'en étonne !) qui regrette longtemps ses petits[36].

Que d'exigence et en même temps que d'impuissance ! S'il y a souvent du philosophe dans Sénèque, en vérité, il y a souvent du rhéteur, laissez-moi dire du Pasquin.

Si maintenant le stoïcisme a possédé une force réelle, s'il a produit quelques vertus, cette force n'a rien de logique ; elle ne repose ni sur une pensée ni sur une doctrine ; cette force c'est tout simplement de l'orgueil et un orgueil qui arrive jusqu'à l'impiété. La vertu de Dieu est de plus longue vie que celle du sage : elle n'est pas plus grande. Jupiter n'est pas plus puissant que nous, il est moins courageux ; il s'abstient des plaisirs, parce qu'il n'en peut user ; nous, parce que nous ne le voulons pas.  Il est en dehors de la souffrance, nous au-dessus d'elle[37].

Oui, sans doute, l'orgueil, et l'orgueil de la vertu, peut bien soulever quelques âmes extraordinaires ; mais pour nous, âmes vulgaires, nous, plébéiens, il faut une moins creuse nourriture, une espérance plus satisfaisante que cette superbe et perpétuelle contemplation de nous-mêmes. En vain, dites-vous que la vertu est égale pour tous, qu'elle ne reconnaît ni esclaves, ni affranchis, ni chevaliers ; votre philosophie, ô Sénèque ! ne sera jamais que celle du petit nombre. Ni vous, ni aucun de vos maîtres n'avez créé une doctrine qui fût le moins du monde populaire. Vous vous plaignez que le peuple vous décrie ! Aristocrates de l'intelligence, n'êtes-vous pas les premiers à décrier le peuple, à parler avec mépris de cette multitude sans philosophie, de ces âmes viles, insensées, vulgaires, qui forment la plus grande part du genre humain[38] ? Mais qu'est-ce donc qu'une morale qu'un petit nombre de disciples est seul capable de recevoir, qui laisse le plus grand nombre en dehors d'elle, en dehors de ce qu'elle nomme l'accomplissement de la nature humaine, le but et le bonheur de la vie ?

Vous avez cependant, et c'est par là qu'il faut finir, un mot à leur portée. Vous ne les avez pas tellement dédaignés que vous ne leur ayez confié le secret d'un grand remède contre les misères de ce monde : vous leur apprenez qu'ils ne souffriront qu'autant qu'ils le voudront bien. Dieu leur tient la porte ouverte : lorsqu'ils auront assez du séjour de ce monde, rien n'est plus facile que de mourir[39].

Mais quoi ! si nous devons à la Providence comme vous le disiez, une soumission parfaite[40], ne devons-nous pas. attendre le jour où elle nous ordonnera de sortir de ce monde ? pouvons-nous, selon l'expression de Pythagore, lâches déserteurs, quitter sans l'ordre du général le poste qu'il nous a confié ? — Sénèque ne nous répond pas, mais il nous crie : Vous fermez la porte à la liberté humaine. Le suicide est un bienfait de la Providence qui ne permet pas que l'homme soit malheureux, si ce n'est par sa propre faiblesse[41]. Sénèque a besoin du suicide pour justifier la providence de Dieu.

Mais en quel temps, de quelle manière, pour, quel motif le sage se donnera-t-il la mort ? — Sénèque ne le sait trop. Tantôt il prétend régler le suicide ; il veut qu'on ne se tue que raisonnablement ; il ne veut pas qu'on se laisse vaincre par la douleur corporelle[42], ou par la crainte du supplice : se tuer pour échapper à la main du bourreau, c'est faire sur soi-même l'office du bourreau. Tantôt il se laisse entraîner par l'abominable folie de son siècle : Que l'âme s'échappe, qu'elle rompe son lien, qu'elle prenne à son gré le lacet ou le poison ; la vie et la mort ne sont-elles pas choses indifférentes ? Avons-nous de puissantes raisons de vivre, pour ne pas vouloir mourir sans des raisons puissantes[43] ? Le sage, au lieu d'attendre la dernière extrémité, dès le premier revers de la fortune, commencera à penser au suicide[44]. Ainsi, donnant à l'homme sa pleine liberté, la philosophie autorise, en fait de mort volontaire, tous les désirs, toutes les fantaisies[45] : l'homme réfléchi se tuera pour satisfaire à sa raison, l'homme courageux pour échapper au malheur, l'homme fantasque et dégoûté pour suivre son caprice[46]. En un mot, l'homme est son propre maître, le seul arbitre de sa vie[47]. Le suicide est la grande conclusion de la philosophie.

Resterait seulement comme le remarque saint Augustin à concilier ce besoin du suicide avec la vie bienheureuse qui selon les stoïciens est le privilège du sage.

Mais cette conclusion du philosophe ne sera-t-elle pas aussi la conclusion du vulgaire ? Le siècle, sans tant de recherches et d'études, n'a-t-il pas su arriver à ce suprême trésor de la sagesse ? Fallait-il tant parler de l'autorité de Dieu sur l'homme et de l'obéissance due aux ordres d'en haut[48], pour en venir à établir, par le suicide, la souveraineté de l'homme sur lui-même ? A quoi bon tant de travaux, tant de préceptes, ces laborieux apprêts de fermeté et de constance, ces prédications héroïques auxquelles peut suppléer une ressource vulgaire, plébéienne, peu philosophique (άφιλόσοφος) : une piqûre de canif dans les veines ? A quoi bon cette prétention de guérir les plaies de l'humanité lorsqu'on ne fait qu'agrandir la plus hideuse de ces plaies ? A quoi bon ce mépris pour le siècle, ce dédain pour le vulgaire sans philosophie, lorsqu'on en vient tout juste, comme conclusion dernière, à la conclusion vulgaire du siècle ? Pourquoi enfin tant de théories du devoir, que l'on termine et que l'on renverse par l'enseignement du suicide, l'acte héroïque, l'acte suprême de l'égoïste, qui rompt tout lien, annihile tout devoir, et laisse toute chose sans garantie contre l'homme ?

Voilà donc avec toutes ses misères, ses contradictions, ses erreurs, cette sagesse du Portique si orgueilleuse et si impuissante ! Quand vous lisez Sénèque, ne voyez-vous pas à chaque page deux principes se combattre en lui ? Tantôt c'est l'orgueil philosophique appuyé sur l'ancien dogme stoïcien, tantôt c'est la lumière naturelle de l'âme humaine augmentée par une influence du dehors que l'on ressent et que l'on devine. C'est parce que cette duplicité de principes l'embarrasse, et que ces influences diverses le poussent tour à tour, qu'il écarte les questions supérieures, qu'il fuit l'abstraction, qu'il prétend tout réduire à la pratique. Il veut éviter de remonter à la source, il craint d'arriver au fond des choses et de rencontrer là une contradiction trop palpable. Seulement il oublie que cette sagesse pratique, livrée à elle-même, reste sans fondement et sans efficace ; que le dogme est la raison du devoir ; que la morale chancelle quand le dogme s'efface, quand il est vicieux ou imparfait ; que tout réduire à la morale, c'est discréditer même la morale.

Aussi cette philosophie vague et inconséquente comme son siècle n'a-t-elle pas autorité sur lui. Elle ose reprendre les vices et ne sait point les corriger. Sans droit pour se faire obéir et sans lumière pour se guider, doublement dangereuse par son aveuglement et son orgueil, elle impose à l'homme d'excessifs devoirs dont elle ne peut donner le motif, en même temps que dans son impuissance et sa faiblesse, elle le soustrait à ses devoirs véritables et lui laisse une funeste liberté. Chancelante, boiteuse, contradictoire, gouvernée par des instincts et des traditions qui se combattent, elle se montre religieuse envers le ciel, et plus tard elle met orgueilleusement son sage au-dessus de Jupiter. Elle se flatte par moments de l'éternelle félicité des âmes, et vient ensuite nous parler de ce grand tout dans lequel les âmes iront se perdre et se confondre. Elle impose à la nature un accablant fardeau, et prétend cependant ne faire autre chose que suivre les lois de la nature humaine. Elle reconnaît l'égalité des créatures humaines, et cependant elle confine la sagesse et la vertu dans un cercle étroit de disciples. Elle prêche le devoir et admet la fatalité. Elle enseigne la résignation et pousse au suicide.

Le monde en définitive n'attendait rien et ne pouvait rien attendre de cette philosophie. Il n'entrevoyait pas là un germe de résurrection ni de salut. Non, encore une fois, le monde était sans espérance : princes, sénateurs, esclaves, philosophes, riches ou pauvres, puissants ou proscrits, ne se fussent pas imaginé qu'en fait de religion le culte des Césars, en fait de politique le gouvernement des délateurs, en fait d'humanité les combats de l'amphithéâtre, en fait de chasteté les jeux de Tibère à Caprée ou de Néron sur l'étang du Tibre ne fussent pas la loi éternelle du genre humain. Encore moins soupçonnait-on qu'un jour, ils seraient, non pas seulement abolis, mais impossibles.

 

 

 



[1] Ép. 31 ; de Provid., 1 ; de Vita beata, 32.

[2] Universa ex Deo et materia constant. Deus ista tempera quæ circumfusa rectorem sequuntur... Quem in mundo locum Deus obtinet, hunc in homine animus ; quod est illi materia, in nobis corpus est. (Ép. 65.) Quid est Deus ? mens universi ; quod vides totum et quod non vides totum. (Nat. quæst., proœm.) Vis (Deum vocare) mundum ? Ipse enim est quod totum vides, et se sustinet vi sua. (Ibid., II, 45.) Totum hoc quo continemur, et Deus et unum est. (Ép. 92.) — Et Lucain :

Jupiter est quodcumque vides, quocumque movemur.

(Pharsale, IX.)

[3] Sénèque concilie très-bien l'utilité de la prière avec l'immutabilité des lois divines : Les expiations et les prières ne combattent pas la loi du destin, elles sont dans la loi même. Certaines choses ont été laissées comme en suspens par les dieux, pour tourner à bien si nous prions. Cette alternative même est une des lois du destin. Nat. quæst., II, 37.

[4] Nec mortem horrebimus, nec deos... Non homines timere, non deos. (Ép. 75.) Deos nemo sanus timet. (Benef., IV, 19.) Nullius nec hominis nec Dei timorem. (Ép. 17.) Deorum hominumque formidinem ejecit, et scit non multum esse ab homine timendum, a Deo nihil. (Benef., VII, 1.)

[5] Ex superiore loco homines videntem, ex æquo deos. (Ép. 41.)

[6] Aliquid est quo sapiens antecedat Deum. Ille naturæ beneficio non suo sapit. (Ép. 53, 73.) Sénèque se réfute assez dans un autre passage : Parce que la vertu de Dieu est naturelle, ne louerons-nous pas Dieu de cette vertu que nul ne lui a apprise ? Oui certes nous le louerons. Si cette vertu lui est naturelle, c'est qu'il se l'est donnée à lui-même, car la nature n'est autre chose que Dieu. Apud Lactance, Inst. Div., II.

[7] Irrevocabilis humana et divina cursus vehit... Deus scripsit quidem fata, sed sequitur. Semel jussit, semper paret. (De Provid., 5.) La même idée, Benef., VI, 23.

[8] De Provid., 5.

[9] Solatium cum universo rapit. (De Provid., 3.) Dieu dit au sage : Je ne pouvais te soustraire aux maux terrestres : j'ai armé ton âme. De Provid., 6.

[10] Ép. 102.

[11] Ép. 117.

[12] V. Ép. 57, 63, 102. — Ailleurs il parait plus affirmatif. Consol. ad Polyb., 28 ; ad Helv., 8 ; II, ad Marciam, 23, 24 et s. ; Ép. 26.

[13] Ad Marciam, 19. — V. aussi Ép. 54.

[14] Animus qui ex tenuissimo constat... qui adhuc tenuior est igue... dit Sénèque, pour expliquer comment l'âme trouve moyen de sortir de quelque manière que le corps périsse. Ép. 57.

[15] Ad Marciam, 26 ; Ép. 24, 66. Sur l'origine divine des âmes, la belle Épître 41.

[16] Ép. 102. V., à la fin du volume, cette épître tout entière dans laquelle Sénèque exprime un doute, et non une négation comme le croient d'ordinaire ceux qui la citent, et la fin de la Consolation à Marcie, morceau éloquent et curieux, plein de notions chrétiennes.

[17] I Cor., XIII, 1.

[18] Ép. 41.

[19] Ép. 71, 76.

[20] Sola bona quæ honesta, mala quæ turpia. (principe dominant de la morale stoïcienne.) V. Épictète. — C'était aussi celui du cynique Démétrius. Senec., de Benef., VII, 2. — Et quant à Sénèque lui-même, V. Ép. 71, 76.

[21] Ép. 74.

[22] Senec., Ép. 71.

[23] V. Senec., Ép. 41, 71, 76.

[24] Nihil perdet quod perire sensurus sit. (Senec., de Constantia sapientis, 5.)

[25] Ép. 122.

[26] In voluptate (disait Démétrius) nihil est quod hominis naturam proximam diis deceat. (Benef., VII, 2.)

[27] De Vita beata, 3 ; Ép. 122 ; de Providentia.

[28] Natur., quæst., I, 1.

[29] De Brevitate vitæ, 14.

[30] De Providentia, 3.

[31] Ad Marciam consolatio, 20.

[32] Ad Helviam consolatio, 3.

[33] Nunquam boni viri miserendum (De Provid., 1.)

[34] De Const. sapientis, 3.

[35] Misericordia est ægritudo animi... Sapiens non miseretur.. Non ignoscit, etc. — Ces passages, extraits de Sénèque (de la Clémence, II, 4, 5 et 6), expriment la pure doctrine du stoïcisme, comme on la trouve aussi établie par Cicéron (Tusculan., III, 4, 9, 10 ; IV, 8, 20, 26, 37) et combattue par saint Augustin. (Cité de Dieu, IX et XIV). Sénèque, en adoptant cette doctrine, cherche à l'adoucir par des distinctions au moins subtiles. V. encore de Tranq. animi, 15 ; de Ira, II, 15 (nec latronem oportet esse nec prædam, nec misericordem nec crudelem), 17.

[36] Ad Marciam, 7. V. aussi Ép. 99.

[37] Ép. 73 ; de Providentia, 6.

[38] Οί πόλλοι, όχλος άφιλόσοφος, ίδιωτικοί. Épictète, passim. Et Sénèque : Prospera in plebem et vilia ingenia deveniant. (De Providentia, 4.) Le caractère aristocratique de la philosophie ancienne se montre également dans Cicéron : La philosophie évite la multitude, elle lui est suspecte et odieuse. (Tuscul., II, 1.) Il avoue cependant que l'épicurisme, mais lui seul, a été quelque peu populaire ; si bien qu'il a touché non-seulement la Grèce et l'Italie, mais la barbarie tout entière. (De Finib., II, 16.) Il se moque de cette tendance à aller chercher des sages parmi les ignorants comme on est allé chercher Cincinnatus à la charrue. (Ibid., II, 7.)

[39] Ante omnia cavi (c'est Dieu qui parle aux hommes) ne quis vos teneret invitos. Nil feci facilius quam moni. (De Provid., 6.) V. aussi Ép. 117 ; de Ira, III, 15.

[40] Ép. 74, 78, 107, 108.

[41] Ép. 70.

[42] Ép. 58, 70. V. aussi Ép. 104, in princ.

[43] Ép. 77.

[44] Ép. 70. V. aussi 9, 22.

[45] Ép. 70.

[46] Mori velle non tantum prudens, nec fortis aut miser, sed fastidiosus potest. (Ép. 77.) V. encore 29, 91, 120, de Provid., 6. — Sénèque dit ailleurs tout le contraire : Nil stultius quam fastidiose mori. (Ép. 24.)

[47] Ép. 65 ; de Vita beata, 19, 25 ; de Provid., 2.

[48] O vitam beatam quæ, ut finiatur, mortis quœrit auxilium ! Et le reste... Augustin, de Civit. Dei., XIX. 4.