LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE TROISIÈME — DES MŒURS

CHAPITRE III. — DE LA VIE INTELLECTUELLE.

 

 

§ I. — DES SCIENCES.

La vie de l'intelligence tient à la vie du cœur. Les œuvres de l'esprit sont une partie des mœurs publiques ; elles reflètent l'état moral d'une nation ; quelquefois elles le modifient. Voilà pourquoi, après avoir montré les peuples de l'empire dans leur vie sociale et dans leur vie de famille, je cherche à les faire voir dans leur vie intellectuelle.

En fait de trésors intellectuels, le monde était riche. Dans la philosophie, tous les systèmes de la Grèce restaient ouverts à l'investigation : toutes les questions avaient été soulevées ; toutes les notions mises en avant et combattues ; toutes les formes de la spéculation épuisées, on le pouvait croire, par une pléiade de génies supérieurs[1]. Dans les sciences, retardées, il est vrai, par des causes particulières à l'antiquité, que de notions pourtant s'étaient produites ! que d'hypothèses ingénieuses avaient été avancées ! que de vérités atteintes par la démonstration ou saisies par la conjecture ! Dans l'éloquence, que de grands modèles et de grands souvenirs ! Et, quant à la poésie, quel souffle admirable que celui qui respirait dans Homère, Sophocle, Pindare, expliqués et transmis par une tradition non interrompue, par tout un sacerdoce de rhapsodes et d'imitateurs ! Dans les arts enfin, la perfection grecque était partout proposée à l'émulation et à l'étude ; on avait sous les yeux les chefs-d'œuvre des Phidias et des Polygnote. En un mot, pour nouer la chaîne des traditions intellectuelles, on n'en était pas réduit, comme nos aïeux du XVe siècle, à deviner l'antiquité d'après des débris souvent obscurs et mutilés, déterrés après bien des âges et restitués par une traduction laborieuse ; mais on connaissait et on comprenait, par la possession pleine et entière de leurs œuvres, par la tradition et l'intelligence héréditaires de leur pensée, par la lumineuse auréole d'une gloire sur laquelle le temps n'avait jeté aucun nuage, — dans la philosophie et dans la science, Pythagore, Platon, Aristote, —dans l'éloquence, Cicéron et Démosthène, — dans la poésie, Homère et Virgile, — dans les arts, Phidias, Ictinus, Zeuxis.

Mais tous ces modèles ou appartenaient à la Grèce ou s'étaient formés en l'imitant. Le génie romain répugnait naturellement à la vie intellectuelle. Son caractère pratique, son prosaïsme politique et guerrier, son patriotisme rigide, combattaient l'art et la science, d'abord comme abstraits et inapplicables, puis comme entachés d'origine grecque, enfin comme des occupations inférieures, presque serviles, propres à énerver des âmes de soldats. Virgile, remontant à l'antique esprit et aux vieilles traditions romaines, sait réunir en quelques vers le triple anathème lancé par la sagesse des aïeux contre l'éloquence, contre les arts, contre les sciences de la Grèce :

Excudent alii spirantia mollius ærea,

Credo equidem ; vivos ducent de marmore vultus ;

Orabunt causas melius, cœlique meatus

Describent radio, et surgentia aidera dicent.

Tu regere imperio populos, Romane, memento,

Hæ tibi erunt artes, pacisque imponere morem,

Percera subjectis et debellare superbos.

D'autres (je le veux bien) sauront mieux que toi inspirer à l'airain le souffle de la vie ; ils feront sortir du marbre l'image vivante des formes humaines, ils auront une voix plus éloquente ; ou bien avec le compas ils mesureront les régions du ciel, et diront les évolutions des sphères. Toi, Romain, n'oublie jamais à quels arts tu dois ton étude : sache qu'il t'appartient de gouverner les peuples, de leur imposer les devoirs de la paix ; d'épargner ceux qui se soumettent, de briser ceux qui se révoltent.

Ainsi la politique romaine laissait dédaigneusement aux vaincus les travaux de l'intelligence. Ce fut seulement à une époque tardive, en forçant sa nature, par imitation et par mode, sans une inspiration qui lui fût propre, que le génie romain s'y prêta. De plus, il y a dans les études intellectuelles un point où l'extrême culture produit le raffinement et la décadence, où les richesses acquises enfantent la pauvreté, où la supériorité du passé écrase le présent. Alors le besoin de nouveauté qui existe dans l'âme humaine, jette presque forcément les esprits hors du vrai. Sous prétexte d'originalité on arrive à la fausseté, à la minutie, au mauvais goût. On rétrograde pour ne pas être stationnaire. La science en grandissant se popularise, et en se popularisant elle s'affaiblit. Le génie ne peut être commun à tous ; quand il y a de l'instruction pour tous, il n'y a de vraie science pour aucun, de même que la manie des arts dans le public étouffe souvent l'inspiration chez les artistes. La poésie, la philosophie, l'éloquence, l'inspiration artistique, ne sont pas choses populaires ; la loi de l'égalité leur est mortelle.

Le sentiment et la tradition de ce déclin fatal, destiné à suivre les époques les plus parfaites du génie humain, était vulgaire dans l'antiquité. L'anathème primitif qui pesait sur elle l'avait conduite aux doctrines du fatalisme ; l'expérience de la prompte décadence des choses humaines l'amenait à voir dans cette décadence une des lois du destin. Cette loi, elle la subissait, elle la connaissait, elle l'acceptait bien plus que nous. Le génie de l'homme n'avait pas, pour aller s'y retremper, la source inépuisable da beau et du vrai. Aussi cette grande fusion sous le sceptre romain des peuples, de la civilisation, des idées, n'apparut-elle à personne comme la préparation d'un vaste développement intellectuel. Tant de ressources acquises ou réunies n'empêchèrent pas les esprits de s'abandonner à la décourageante idée d'une décadence inévitable. J'ai cité ailleurs Sénèque et Virgile[2]. Un autre écrivain du même temps, après avoir observé combien les arts, l'éloquence, les lettres avaient reculé depuis l'époque des grands modèles, ajoute : La perfection en toutes choses est un point auquel on s'arrête difficilement : qui n'avance plus doit reculer. L'ardeur que nous mettons à suivre nos modèles se ralentit bientôt quand nous nous sentons incapables ou de les dépasser ou de les égaler. Le zèle s'éteint avec l'espérance, et on renonce même à suivre lorsqu'on désespère d'atteindre[3].

Pour bien comprendre le tableau qu'il nous faut tracer de cette décadence des arts, des sciences, des lettres, disons ce qu'étaient les sciences, les lettres et les arts à leur point de départ hellénique, et ce qu'ils devinrent dans le monde romain.

Et d'abord, — la tradition d'un côté, la spéculation philosophique de l'autre, étaient les deux éléments de la science antique. Si nous exceptons la médecine, l'observation, les longues expériences, les faits acquis par l'étude tenaient peu de place dans l'enseignement, : les moyens matériels manquaient souvent pour observer ; les résultats de l'expérience ne se conservaient et ne se propageaient qu'avec peine. Et de plus, l'intelligence, agissant par elle-même, ou appuyée sur les traditions antiques, croyait arriver plus vite au but.

L'antiquité n'était donc pas éloignée d'admettre une science primitive qui avait dû éclairer au commencement les premiers pas du genre humain. Le précieux dépôt ne s'en était, pas conservé tout entier. Les fragments qui en demeuraient étaient le plus souvent cachés par des symboles, enseignés dans le secret des mystères, voilés par l'allégorie. Voilà pourquoi les livres et les chants sacrés, les oracles, les traditions sacerdotales, jouent encore un rôle dans l'histoire de la science hellénique.

Pour suppléer à ces trésors perdus, l'antiquité ne connaissait guère qu'une chose, le travail philosophique de la raison humaine. Tandis que la notion moderne morcelle les sciences à l'infini, la notion antique ne faisait des sciences qu'une branche de la philosophie. Le physicien, l'astronome, le géomètre, étaient avant tout philosophes, ou ne tardaient pas à le devenir. L'abstraction, l'hypothèse philosophique était la source ou au moins le refuge de la science ; elle était en tout cas sa maîtresse.

Du reste, ne médisons pas de la science antique ; cette contemplation philosophique a bien sa grandeur, on pourrait dire sa certitude. Grâce à elle, la plupart des lois que les modernes ont découvertes par l'observation avaient été comprises par l'analogie. L'idée de la gravitation était presque vulgaire dans l'antiquité[4]. L'attraction de Newton était indiquée par Empédocle. Pythagore plaçait le soleil au centre du monde et connaissait le mouvement de la terre. La sphéricité du globe, l'immobilité des étoiles fixes, le double mouvement des corps célestes, bien d'autres théorèmes de la science moderne avaient été pressentis ou devinés par les philosophes. Ceux-ci avaient conclu, nous avons expliqué. Ceux-ci avaient atteint la vérité par la réflexion et par l'instinct, nous l'avons confirmée par l'expérience.

Mais, il faut l'ajouter ici, les lois de la nature ainsi devinées restaient, sauf dans les sciences mathématiques, sous une forme vague et indéfinie. Conçues comme vérités, elles n'étaient pas écrites comme lois. Le plus souvent elles demeuraient de pures opinions philosophiques, simples corollaires de tel ou tel système, douteux apophtegmes de telle école ou de tel maitre, contestables et contestés par les autres. La science n'acquérait donc ni d'une manière générale, ni d'une manière définitive ; les travaux accomplis pouvaient toujours être perdus. Les siècles apprenaient peu les uns des autres ; l'esprit humain gardait mal ses richesses.

Un homme vint pourtant qui, héritier des traditions pythagoriques par l'école de Platon, des dogmes scientifiques de Démocrite et d'Empédocle par la science générale de son temps, sut encore ajouter aux enseignements de l'antiquité et au travail de son propre esprit une expérimentation plus vaste et plus habile qu'on ne l'avait encore faite. Aristote, aidé par Alexandre, dont les conquêtes ouvraient un champ plus large à son observation, entra dans la voie toute moderne de l'expérience, et ne laissa pas que de garder un haut degré d'aperception philosophique, qui le fit arriver plus d'une fois à la connaissance des lois supérieures par le pur travail de la pensée. Grâce à lui, pénétrèrent dans la science une foule de notions nouvelles que la gloire des modernes a été, je ne dirai pas de dépasser, mais souvent de recueillir.

Mais la science, comme tout le reste, est sujette au déclin ; elle recule, elle oublie, elle dément la vérité qu'elle a reçue. Aristote lui-même à certains égards n'est-il pas moins avancé et moins exact qu'Hérodote, ce narrateur presque mythologique, venu deux siècles avant fui ? Le genre humain n'a-t-il pas laissé dormir dans un oubli de vingt siècles la notion des pythagoriciens et de Platon sur le système du monde, jusqu'au jour où, tombée dans l'intelligence de Copernic, elle s'y est réveillée et l'a mis sur la voie de ses découvertes[5] ? Hérodote, dont nous nous moquions, ne savait-il pas en fait de zoologie ce que nous ne savions pas encore il y a soixante et dix ans ? II a fallu la campagne d'Égypte, et l'un des meilleurs juges de notre siècle, pour éclairer notre ignorance et rendre au père de l'histoire sa réputation de véracité[6].

Ainsi ne nous étonnons pas si après Aristote la science antique commença à décliner. A mesure que l'antiquité s'éloignait de son point de départ, les traditions allaient en s'altérant. A mesure que la philosophie devenait plus frivole, la spéculation philosophique appliquée aux sciences était plus défaillante. Quand triomphaient, comme je l'ai fait voir ailleurs, la sophistique et la rhétorique, quand la pensée était abandonnée pour le mot, la conclusion pour le syllogisme, il est clair que les grandes conceptions devaient manquer, soit dans l'étude du monde intellectuel, soit dans celle du monde visible. Ainsi, les deux grands soutiens de la science antique, la tradition et la spéculation, lui faisaient défaut en même temps.

On aurait pu attendre sous l'unité de la conquête romaine un développement nouveau de l'esprit d'observation Le génie romain, plus exact et plus positif que le génie grec, semblait plus propre aux investigations patientes et à la connaissance rigoureuse des faits. Mais l'aversion pour la philosophie et la science dominait toujours l'esprit romain. Rien ne nuit au développement scientifique comme le désir trop exclusif d'une application immédiate : ceux qui ne veulent de la science que ses résultats pratiques ne les ont même pas. Le Romain était exact sans être curieux ; il ne sut employer son esprit d'exploration et de recherches que dans les intérêts de sa politique, pour le pauvre et déplorable résultat de lever un peu plus d'hommes et de ramasser un peu plus d'impôts.

La géographie elle-même, que cette grande unité de l'empire aurait dû éclaircir, restait sur une foule de points d'une obscurité ou même d'une ineptie désespérante. La géographie mathématique n'eut que cent ans plus tard ses timides commencements. Lorsque Tacite veut nous faire connaître la forme de la Grande-Bretagne, il la compare à un bouclier, ou si l'on aime mieux à une double hache[7] : on faisait des cartes d'après une pareille donnée. La science, aux yeux de Rome, était beaucoup moins noble, je ne dirai pas que sa politique, mais que ses plaisirs. Les proconsuls se donnaient grand'peine pour faire chercher de la pourpre, de l'ivoire, du bois de citronnier, des bêtes pour l'amphithéâtre. Mais quant à l'exploration scientifique des contrées ignorées auprès desquelles ils résidaient, ils n'y songeaient pas. Interrogez-les là-dessus, dit Pline, ils vous répondront par le premier mensonge venu[8].

La science cependant était professée, répétée, transmise ; elle avait ses livres et ses écoles. Pline, qui fut son martyr, a dressé dans son vaste ouvrage comme un inventaire de toutes les connaissances humaines. Sénèque a porté dans la physique la pénétration ingénieuse de son esprit. Mais la science n'en allait pas moins s'altérant par une tradition souvent fautive, obscure, inintelligente. Et je ne sache pas une grande pensée scientifique acquise par la réflexion ou par l'expérience dont on puisse faire honneur à cette époque.

Comparez Pline à ceux qui l'ont précédé, et vous verrez quel singulier progrès la science avait fait en quatre siècles. Pline n'en est plus à reconnaître ces grandes lois de la nature qu'avait soupçonnées ou découvertes la philosophie ancienne. Avec la croyance vulgaire, Pline remet la terre au centre du monde d'où l'avait éloignée Pythagore[9]. En dépit de Platon, d'Anaximandre, de Cicéron même, chez lesquels la loi de la gravitation nous est apparue exprimée en termes d'un bonheur et d'une précision singulière, Pline viendra vous dire que ce n'est pas l'attraction vers un même centre, mais la tendance en des sens contraires qui forme la cohérence et l'unité du monde : Les corps pesants tendent vers le point le plus bas, les corps légers vers le point le plus haut, ils se rencontrent, et par leur résistance ils se soutiennent.  Il faut que la terre soit soutenue par l'atmosphère qui l'environne. Sans elle, elle quitterait la place et se précipiterait vers les lieux bas[10].

Mais surtout, Pline ne veut pas que la science ose dépasser la sphère où se meuvent nos planètes. Aller plus loin, reconnaître d'autres soleils que le nôtre et d'autres terres que celle que nous habitons ; mesurer la distance des astres ; semer dans l'infini un nombre infini de mondes, c'est être insensé. Cette idée le révolte, que la pensée humaine puisse dépasser les limites du système solaire, et contenir ce qu'un monde ne contient pas. Le savant ne connaît rien au delà de Saturne ou de Vénus ; le philosophe se refuse à admettre que l'intelligence n'est point bornée par l'espace[11].

Reste maintenant ce qu'on peut appeler la mythologie de la science, ces contes de physique ou d'histoire naturelle, cette géographie populaire, dont les traces abondent dans les écrits de Pline. J'ai dit ailleurs quelque chose de ses superstitions. Mais après avoir vu ce qu'il raconte à titre de merveilles et de prodiges, il est curieux de savoir ce qu'il donne comme choses toutes simples et comme phénomènes naturels. Les fables poétiques que l'on pardonne à Virgile ; celle de l'hippomanès, philtre amoureux que l'on arrache au poulain nouveau-né[12] ; celle des cavales qui sont fécondées par le vent[13] ; celle des androgynes, des centaures, des femmes changées en hommes et des femmes accouchées d'un éléphant[14], sont gravement copiées par Pline.  Il faut avouer qu'il a un peu de peine à croire, sur la foi de Mégasthène, à l'existence des Astomes qui n'ont point de bouche et ne se nourrissent que d'air et de parfums[15]. Mais après tout, ces peuples-là ne sont-ils pas des Éthiopiens, des fils de Vulcain, que ce grand ciseleur a pu modeler dans sa fournaise, selon tous les caprices de son imagination[16] ? Dites-moi si cette zoologie fabuleuse est assez loin de celle d'Aristote ? si cette géographie de Pline est assez en arrière de celle de Strabon, qui cependant écrivait à peine trente années avant lui, esprit grave, mesuré, critique, attentif à dégager l'histoire de la mythologie[17] ?

Je pourrais citer à l'infini ces enfantillages de Pline. L'allégorie, le mythe poétique avaient caractérisé l'enfance du genre humain ; le conte prosaïque, la niaiserie populaire caractérisaient sa vieillesse. Aux époques primitives, un peu de science était caché parfois sous une enveloppe frivole ; maintenant sous une enveloppe savante se cachait beaucoup d'ignorance et de crédulité. Les fables, pour être moins poétiques, n'en étaient pas plus sensées. Le monde décrépit et sans imagination ne savait plus inventer de nouveaux contes : il radotait éternellement ses vieilles histoires.

 

 

 



[1] Les siècles qui nous ont précédés nous appartiennent. Ces illustres philosophes des temps passés sont nés pour nous instruire et pour nous guider... Nous pouvons discuter avec Socrate, douter avec Carnéade, nous reposer avec Épicure, vaincre la nature humaine avec les stoïques, la dépasser avec les cyniques, vivre, comme le monde lui-même, en communauté avec tous les siècles, etc. Senec., de Brevitate vitæ, 14.

[2] Lisez, comme développement très-ample de ce qui ne peut être qu'indiqué ici, le savant livre de M. Nisard : Études sur les poètes latins de la décadence.

[3] Velleius Paterculus, I, 17. Le morceau tout entier de Velleius est utile à citer : Je ne puis m'empêcher de noter ici une réflexion qui a souvent occupé mon esprit sans que j'aie pu l'amener à une clarté parfaite. Peut-on, en effet, s'étonner assez que dans chacun des arts tous les génies supérieurs se trouvent réunis en un étroit espace de temps ?... Une seule époque et une époque assez courte a vu la tragédie illustrée par l'inspiration divine d'un Eschyle, d'un Sophocle, d'un Euripide. Une même époque a vu l'ancienne comédie de Cratinus, d'Aristophane, d'Eupolis. Ménandre, et ses contemporains plutôt que ses rivaux, Philémon et Diphilus, ont, en peu d'années, donné le jour à la comédie nouvelle et n'ont point laissé d'imitateurs. Ces philosophes que nous énumérions tout à l'heure, nés de l'inspiration socratique, combien peu d'années sont-ils venus après la mort de Platon et d'Aristote ? Avant Isocrate, après ses premiers disciples et ceux dont à leur tour ils furent les maîtres, qui fut grand parmi les orateurs ? Le temps où vinrent tous ces hommes illustres est si court, qu'il n'en est pas deux qui n'aient pu se voir.

Et il en est chez les Romains comme chez les Grecs. A moins de remonter à des essais grossiers et aux inventeurs de l'art, Accius et ses contemporains représentent toute la tragédie romaine. Cécilius, Térence, Afranius, sont venus à peu près au même temps donner à la langue latine sa grâce et sa gaieté comique. Quant aux historiens, si vous comptez Tite-Live parmi les anciens, si vous négligez Caton et quelques autres perdus dans une obscure antiquité, un espace de moins de quatre-vingts ans les a tous vus naître. Les poètes ne sont venus en abondance, ni plus tôt, ni plus tard. Quant à l'art oratoire et à la perfection du langage parlé, mettons encore à part le même Caton : et alors (j'en demande pardon à Crassus, à Scipion, à Lélius, aux Gracques, à Fannius, à Servius Galba), cette gloire a éclaté tout entière dans la personne ou sous les yeux de Cicéron. Peu d'orateurs avant lui peuvent nous plaire : aucun ne mérite notre admiration si ce n'est ceux qu'il a vus dans sa jeunesse ou qui ont pu le voir dans son vieil âge. Il en est de même chez les grammairiens, chez les sculpteurs, chez les peintres, chez les ciseleurs. Plus on s'enquerra du temps où ils ont vécu, plus on reconnaîtra que l'époque des chefs-d'œuvre n'a pas été longue. Quand je cherche les causes qui ont réuni aux derniers siècles tant de génies pareils, qui leur ont inspiré la même ardeur, qui leur ont procuré la même gloire, j'en trouve plusieurs que je ne tiens pas pour certaines, mais que j'ose croire vraisemblables, et surtout celle-ci : l'émulation fait vivre les talents ; tantôt l'admiration, tantôt l'envie fait naître des imitateurs ; dans l'ardeur de cette lutte, on ne tarde pas à s'élever haut. Mais il est difficile de s'arrêter à une telle perfection... Ceux qui viennent ensuite, trouvant la place prise, cherchent une place nouvelle..., etc. Id., I, 15, 17.

[4] Terra solida et globosa undique in sese nutibus suis conglobata. (Cicéron, de Nat. deor., II, 39.) Omnes ejus partes medium capessentes nituntur sequaliter. (Ibid., 45.) V. aussi de Republ., VI, 9 ; Academ., II, 38, 39.

[5] Inde ego occasionem nactus cœpi de terræ mobilitate cogitare. (Copernic, Préface adressée au pape Paul III.)

[6] V., dans les Mémoires sur la campagne d'Égypte, les travaux de M. Geoffroy-Saint-Hilaire.

[7] Tacite, Agricola, 10.

[8] Pline, Hist. nat., V, 1.

[9] Pline, Hist. nat., II, 5.

[10] Pline, II, 5.

[11] Furor est mensuram ejus animo quosdam agitasse atque prodere ausos, alios rursus occasione hinc consumpta aut hic data innumerabiles tradidisse mundos, ut totidem rerum naturas credi oporteret aut, si una omnes incubaret, totidem tamen soles totidemque lunas et cætera etiam in uno et inmensa et innumerabilia sidera... Furor est profecto, furor egredi ex eo et, tamquam interna ejus cuncta plane jam nota sint, ita scrutari extera, quasi vero mensuram ullius rei possit agere qui sui nesciat, aut mens hominis videre quæ mundus ipse non capiat. (Pline, II, 1.)

[12] Æneid., IV, 515, et Georg., III, 280.

[13] Pline, VII, 3. Ex feminis mutari in mares non est fabulosum, (Ibid.) — Il range tous ces faits dans le petit nombre des faits incontestés (confessa).

[14] VIII, 66, 67 (42). Pline dit encore de ce dernier fait ; constat, il est certain.

[15] VII, 2.

[16] Universa vero gens Ætheria appellata est, deinde Atlantia, mox à Vulcani filio Æthiope Æthiopia. Animalium hominumque effigies monstriferas circa extremitates ejus gigni minime mirum, artificis ad formanda corpora effigiesque cælandas mobilitate ignea. (VI, 30.)

[17] Si cette opinion sur Pline parait trop sévère, qu'il me soit permis de m'appuyer sur l'autorité d'un nom pour lequel l'illustration scientifique est héréditaire : Passer d'Aristote aux auteurs qui l'ont suivi, à Pline, etc., c'est retomber de toute la hauteur qui sépare l'invention et le génie de la compilation fleurie et de la causerie spirituelle... Pline n'est qu'un compilateur plus élégant peut-être..., mais tout aussi peu scrupuleux... Aristote avait pris soin, quatre siècles auparavant, de réduire à leur juste valeur la plupart de ces inepties populaires. M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, Essais de zoologie générale, 1re part., I, 5.