LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE TROISIÈME — DES MŒURS

CHAPITRE PREMIER. — LA SOCIÉTÉ.

 

 

§ IV. — LE MAÎTRE.

Mais au moins ceux-là seront-ils libres, que tant de serviles hommages et une telle licence ouverte à leurs caprices auront précipités dans ces dépravations extravagantes ? Au moins sera-t-il libre, le petit nombre de bienheureux autour duquel gravite cette multitude d'esclaves et de clients ? ce riche, cet élégant, ce délicat qui s'endort au son d'une douce et lointaine symphonie, qui se réveille au frais murmure d'une cascade ; qui, après avoir dédaigneusement tendu sa main à baiser à la foule matinale de ses visiteurs, s'avance en litière, et de là, comme du haut d'un trône, domine les tètes serviles des clients qui le suivent et de la plèbe qui passe à ses pieds ? Si Rome l'ennuie, qu'il reste chez lui : dans sa maison immense il trouve toutes les joies de Rome, le bain avec ses accessoires sans nombre et sa population de serviteurs, la palestre, les triclinium nombreux, la piscine, le vivier, le jardin ; que dis-je ? des hippodromes, des temples, des forum. Chaque maison est une ville et la cité une assemblée de villes[1]. S'il veut respirer plus à l'aise encore, il a sa villa près du golfe de Naples, sa villa sur le haut d'une montagne, sa villa dans les eaux mêmes de la mer. Il n'est guère un coin de l'Italie où il n'ait à lui ces premières nécessités de la vie romaine : des bains, une salle de festin, et une colonie d'esclaves.

Aussi sa propre satisfaction, trop facilement acquise, lui est-elle devenue quelque chose d'insuffisant et de vulgaire. Il a épuisé le bien-être, il lui faut la gloire. Le luxe n'est plus une jouissance, c'est un combat. Une maison dans les règles (domus recta) n'est pas assez ; il faut une maison inouïe[2]. De l'airain ciselé, des coupes de myrrhe, luxe vulgaire ! Que la coupe où il boit soit d'une seule pierre et d'une pierre fine ! qu'elle soit de cristal ! le danger de, la briser est un plaisir de plus[3]. Que le pavé de ses salles soit semé de pierres précieuses ! qu'il aille dans les ventes enchérir pour des sommes immenses sur des airains de Corinthe, non qu'il paie si cher la perfection du métal, l'élégance du dessin, le nom de l'artiste, mais parce qu'il paie et apprécie le nom des élégants possesseurs par les mains desquels ces vases ont passé[4] ! Avoir de délicats et de magnifiques poissons, ce n'est que gourmandise : mais faire nager, dans un bassin de marbre, des poissons que saisit la main des convives ; mais les faire expirer dans des vases de cristal pour jouir des mille nuances diaphanes qui colorent leur agonie, c'est là de la gloire ! Des thermes, des piscines, des jardins, c'est un besoin pour quiconque veut vivre : mais des jardins plantés sur le faite d'une maison, et qui la couronnent de leurs arbres agités par le vent ; mais des thermes bâtis en pleine mer, au mépris des orages ; mais une piscine immense, océan d'eau chaude, dont les vagues sont poussées par le vent : ce n'est peut-être pas une jouissance de plus, mais certainement c'est un triomphe[5].

Puis viennent toutes les fantaisies du riche ennuyé. L'un fait du jour la nuit, se lève au moment où le soleil quitte l'horizon, consacre la nuit à la palestre ; au moment où le jour commence à poindre, se met à table pour le souper. Quelle estime mérite la lumière du jour ? On ne la paie point[6]. Un autre se fait savant ; il a pour ornement de sa salle à manger de riches bibliothèques dont il n'ouvre même pas le catalogue[7]. Celui-ci, toujours inquiet et agité, tremble que les anneaux de sa chevelure ne tombent pas selon toutes les règles ; que les serviteurs qui entourent sa table, régulièrement classés d'après leur âge et la couleur de leur peau, n'aient pas exactement le même habit et la même coiffure ; que la ceinture de son échanson ne soit irrégulière ; que l'oiseau servi sur la table ne soit coupé d'une façon indécente ; qu'un des esclaves ne se trompe de mouvement ou de place ; en un mot, que tout ne soit pas irréprochable dans sa vie d'homme élégant[8]. Celui-là, au contraire, languissant, paresseux, las de la peine qu'il prend de vivre, a besoin qu'un esclave l'avertisse s'il doit monter en voiture, s'il doit prendre le bain, s'il a faim et doit se mettre à table[9]. Quelquefois, las des richesses, on essaie de la vie indigente ; on a chez soi la cellule du pauvre[10], où l'on va vivre un jour ou deux, où le couvert se met sur le plancher, où l'on mange dans des plats de terre un maigre repas, laissant reposer la riche vaisselle d'argent et d'or, afin, lorsqu'on retournera au luxe et à la jouissance, d'y trouver plus de gel. L'hiver on a des roses, l'été de la neige : sur le Forum, la robe du festin ; ce n'est pas assez, la stole des matrones. Ce qu'on veut, en un mot, ce n'est pas jouir, c'est se faire un nom. Rome est trop occupée pour qu'une folie ordinaire y fasse parler d'elle ; point de ces désordres qui se perdent dans la foule : le mérite du vice, c'est le scandale qu'il fait[11].

Parmi ces extravagances, il en est une plus étrange peut-être. Ne nous étonnons pas du luxe monumental des demeures, de ces habitations dont l'enceinte contient plusieurs arpents[12], de ces proportions immenses qu'il faut à la magnificence privée et au comfort d'un seul homme. Comment les Romains se logeraient-ils avec moins de grandeur, eux qui logent si magnifiquement leurs oiseaux et leurs poissons ! Il ne s'agit pas ici de ceux qui s'enrichissent à élever, pour la table des grands de Rome, les poissons et le gibier. Mais ce que le trafiquant fait pour sa fortune et le gourmand pour sa table, le prodigue le fait pour sa gloire. Chez lui, l'habitation des paons et des rossignols est un palais entouré de colonnes, où des bassins et des jets d'eau maintiennent la fraîcheur, où à travers des grillages la verdure des bois vient réjouir la vue des hôtes. La volière du sage Varron avait 48 pieds de large et 72 de long : à l'une des extrémités, la table s'élevait au-dessus d'un bassin d'une eau limpide ; là, pendant les grandes chaleurs, on venait, couché sur des coussins, prendre le repas de midi ; la poitrine respirait cette fraîcheur que les eaux donnent à l'air ; les yeux se reposaient sur une forêt épaisse, impénétrable au jour ; l'oreille se plaisait au chant du rossignol et au bruit des oiseaux aquatiques qui s'ébattaient dans les canaux[13]

Le vivier est un bien autre témoin encore des profusions romaines. Au bord de la mer, des canaux pratiqués dans le rocher font pénétrer Neptune, comme disent les poètes, dans de vastes bassins où se jouent, classés par espèces, des monstres marins venus de tous les rivages. Une disposition savante aide le flot à se renouveler, et empêche l'eau marine de devenir stagnante dans les bassins ; des cavernes ombreuses, des retraites profondes sont ménagées aux poissons qui les recherchent ; des stations d'été les abritent contre les chaleurs ; des rochers, transportés à grands frais, simulent, pour charmer leur imagination, les rivages de la mer. Des études infinies sur les courants maritimes et le degré de fraîcheur des eaux de la mer ont été dépensées sur cette grave question du bien-être des dorades. Les traces de la piscine de Lucullus subsisteront éternellement sur la terre de Baia et de Misène, lors même que, bouleversée par des secousses volcaniques, des ports et des lacs ne s'y trouveront plus. Et cependant Hortensius critiquait Lucullus, médiocre piscinaire, disait-il, qui ne donnait pas de retraite d'été à ses poissons[14].

Aussi n'est-ce pas, croyez-le, pour le grossier plaisir du festin que le maître entretient ses murènes bien-aimées. C'est pour les voir, les nourrir de sa main, leur jeter de petits poissons pêchés exprès pour elles ; les accoutumer à sa voix, les appeler par leur nom, leur faire baiser ses mains, les prendre, les palper, les montrer à ses amis, tenir note de leur âge et le dire avec orgueil, leur donner même des bijoux et des colliers. Quand le maître a besoin de poisson pour sa table, il l'envoie acheter à la piscine plébéienne, piscine d'eau douce où le poisson s'engraisse pour les délices des gourmands. La piscine patricienne est faite pour les délices, non de la table, mais des yeux, je dirais volontiers du cœur : Crassus pleura une de ses murènes comme si elle eût été sa fille ; il en porta le deuil, et, lorsqu'on le lui reprocha au sénat, il s'en fit gloire comme d'un témoignage exquis de sa sensibilité[15]. Mais les joies du cœur amènent avec elles leur amertume ; le luxe devient une fatigue ; cette magnificence toujours la même est fastidieuse. En dernier résultat, après avoir tout éprouvé, plaisirs, philosophie, passions, le Romain trouve que la dernière fin de l'homme, le produit le plus net de la richesse, la conclusion suprême de la civilisation et de la science, c'est la gourmandise.

Aussi, depuis longtemps, l'Italie subit-elle la loi de la gourmandise romaine. Depuis que la culture a dégénéré, l'éducation des animaux a pris sa place. Les garennes, les parcs aux huîtres, les viviers envahissent le sol qui appartenait à la charrue. Ici on engraisse des loirs ; là, dans une Ile abritée du soleil, on élève des escargots ; un homme se fait avec des grives un revenu de 60.000 sesterces[16] (15.780 fr.). Ce n'est pas assez de l'Italie : il faut que le monde soit tributaire des tables romaines ; que l'île de Chios envoie ses vins, le Phase ses oiseaux, l'Afrique ses coquillages. Ce n'est pas assez encore : il faut que l'industrie supplée à la pauvreté de la nature ; que le cuisinier sicilien et les quinze dignitaires entre lesquels se partage, dans la maison du riche, le labeur des préparations culinaires, sachent trouver dans leur imagination une variété plus grande que celle de la nature et du monde. La couronne d'or, s'ils réussissent I le fouet, si leur talent est en défaut !

Dans ces repas, dont un seul a coûté 3 millions de sesterces (762.000 fr.[17]), rien n'est assez étrange, assez inattendu ; rien ne doit paraître tel que l'ont fait les dieux[18]. Le gibier déguisé aura la forme d'un poisson. Une truie (animal propter convivia natum) apparaîtra toute gonflée des nombreux oiseaux qu'on a fait entrer dans son corps sans l'ouvrir, et au moment où on la découpera, les grives toutes vivantes iront voltiger dans la salle du festin. Un plat sera couvert de langues de rossignols, pour essayer si ce que la nature a fait pour réjouir nos oreilles ne peut pas aussi servir à notre palais. Le vin sera mêlé de roses et de nard. Au champignon brûlant, un morceau de glace succédera dans la bouche. Au palais engourdi et à l'estomac blasé, il faut des saveurs, sinon plus agréables, du moins nouvelles.  Il n'eut tenu qu'à eux de découvrir le sucre ; mais le sucre était trop fade pour leur palais blasé[19]. Loin de là ! que le poisson attende plusieurs jours ! son goût sera peut-être plus piquant. Qu'au prix de 1000 sesterces le conge[20], le garum assaisonne le repas ; le garum, ce chef-d'œuvre de l'imagination et de la science, obtenu avec tant de labeur par les macérations et le mélange ; le garum, ce grand ami du Romain, et qui lui tient lieu d'appétit.

Mais, hélas ! la nature humaine est bien débile. A ce grand festin où l'univers contribue où Rome est assise, la satiété arrive bien vite ; mais la satiété n'exclut pas le désir. On sait les ressources que met en œuvre le peuple-roi pour renouveler, quand il le veut, les joies dé sa table : l'émétique et le bain. Sénèque le dit avec une simplicité toute crue, edunt ut vomant, vomunt ut edant[21]. C'est là la dernière expression des voluptés humaines, la solution du grand problème social qui occupe les maîtres du monde : faire en un jour le plus de bons repas qu'il se peut[22].

Heureux donc le siècle de Néron ! Dites que la civilisation ne marche point ! que le génie de l'homme est épuisé ! Comme si à ce grand progrès ne venait pas chaque jour s'ajouter quelque progrès nouveau ! Heureux siècle, qui a répandu dans les salles de festin la douce atmosphère des tuyaux de chaleur ; qui a revêtu les fenêtres de la transparente pierre spéculaire ; qui, dans l'amphithéâtre, a su par des conduits cachés répandre sur le peuple une rosée rafraîchissante, parfumée de safran et de nard ; qui saupoudre l'arène de succin et de poudre d'or ; qui sait teindre et faire fondre l'écaille, de manière à lui donner l'apparence des bois les plus variés I Le siècle est grand, la civilisation marche, l'humanité progresse. N'a-t-on pas payé 6.000 sesterces (1.520 fr.) deux petits gobelets d'un verre nouveau, 70 talents (427.000) un de ces vases murrhins que Rome estime si précieux[23] ? N'y a-t-il pas chez le dieu Néron des tapis de Babylone de 4 millions de sesterces[24] ; une coupe murrhine de 300 talents[25] (1.830.000 fr.) ? Le fortuné César, pour reposer ses yeux, ne regarde-t-il pas les combats de gladiateurs à travers un miroir d'émeraude[26] ? Pour Néron, la nature elle-même devient plus féconde ; elle lui envoie, par les mains du procurateur d'Afrique, un épi de blé qui contient 360 grains. Elle renvoie de Pannonie les intendants de ses jeux chargés de masses énormes de succin et d'ambre[27]. Elle ouvre pour lui à fleur de terre les mines de Dalmatie où l'or se ramasse à 50 livres par jour[28].

Réjouis-toi donc, ô mon maître, d'être né sous le règne de Néron, le favori des dieux ! Réjouis-toi ! nous t'applaudissons, nous tes parasites, compagnons assidus, comme l'a dit un philosophe chagrin, de toute fortune qui penche vers sa ruine[29]. Voici le plus beau trophée de ton luxe et de ta gloire voici le Mazonome, le plat immense, couronné de fleurs, apporté au son des fanfares sur les épaules de tes esclaves ; le plat d'Esopus, abrégé du monde culinaire où sont accumulés coquillages, oiseaux précieux, huîtres séparées de leurs écailles, poissons dépouillés de leurs arêtes, toutes les richesses de toutes les tables de l'empire ! quelle jouissance peut manquer à ta félicité ? N'as-tu pas l'harmonie du concert pour tes oreilles, pour tes yeux la magnificence de ta demeure, pour ton palais la saveur du festin, pour ton odorat les doux parfums que les esclaves répandent ? Couché sur ton lit, entouré de soins et de caresses, doucement frictionné par un esclave ganté, quelque chose manque-t-il à tes désirs[30] ? — Mais c'en est trop : tu tombes épuisé ; que tes serviteurs te soulèvent et t'emportent comme un héros mort au champ de bataille ; ensevelis-toi dans ton triomphe au son des instruments et au chant des esclaves qui répètent derrière toi : Il a vécu ![31]

Il a en effet quelque chose de sérieux, cet adieu funèbre qui termine l'orgie. Tu vis sous un grand prince, 0 mo n maure as-tu pris garde à ce délateur que tu redoutes trop pour ne pas l'inviter chez toi, et qui a fixé sur toi un œil pénétrant au moment où, dans l'ivresse, tu as approché l'image de César que tu portes au doigt, d'un objet immonde et profane ? Ce matin, lorsque, sorti de chez toi pour augmenter la foule, distrait, nonchalant, désœuvré, tu as marché, écouté, causé, répondu au hasard ; sais-tu bien ce que tu as pu dire ou entendre ? As-tu bien pensé qu'en ce siècle, le travers le plus funeste est la manie d'écouter, que les secrets sont dangereux à savoir, et qu'il y a bien des choses au monde qu'il n'est sûr ni de raconter ni d'apprendre ?[32]

Va donc maintenant, choisis entre les angoisses du supplice et les turpitudes de l'adulation. Sauve ta vie ; baise la main et la poitrine de César, comme tes affranchis baisent la tienne ; appelle-le maître, roi, comme ils l'appellent ; appelle-le dieu, nom que tes affranchis ne te donnent pas. Cours t'essouffler à ses salutations du matin ; suis à pied sa litière ; fais des vœux pour sa voix céleste, et pour cette déesse née d'hier, la fille de Poppée : pauvre homme, esclave de Néron, comme nous sommes les esclaves ! Fais-toi étouffer pour aller entendre Néron au théâtre, et meurs de faim plutôt que d'en sortir. Ton patrimoine, tes villas, tes esclaves, toute ta gloire et ta magnificence, éclat funeste, dangereuse fortune ! Aie soin d'en léguer, par un testament bien public, une large part à Néron, une portion assez forte encore à Tigellin ou à d'autres, de peur que Néron mécontent ne te prenne le tout et ta vie en même temps. Bois ton vin de Chios, ris avec tes amis, écoute tes concerts, couronne-toi de fleurs ; sois heureux, plein de joie : mais tremble pour ta vie, et prends garde de ne pas coudoyer l'affranchi de quelque délateur !

Resterait maintenant à parler de César, le degré suprême de cette hiérarchie, le tyran suprême de tant de tyrans et de tant d'esclaves. Mais sur ce point, j'en ai dit assez, j'ai assez fait voir dans les longs développements que j'ai donnés à l'histoire de la dynastie césarienne, comment Tibère, habile homme d'État, mais ulcéré, haineux, défiant, avait à cette politique de tempérament et de mesure pratiquée par Auguste substitué la politique plus simple de l'isolement, et de la crainte ; — comment cette politique avait constitué le pouvoir impérial, sans autre relation avec la nature humaine que la peur ; — comment les successeurs de Tibère, Caligula, Claude, Néron, moins habiles que lui, avaient cédé au vertige de la position surhumaine que Tibère leur avait faite, et dans cette situation si exaltée et si périlleuse, n'avaient pu résister au double étourdissement de l'orgueil et de la crainte ; — comment au prix de quelques largesses et de quelques fêtes qu'avait toujours refusées la sombre humeur de Tibère, ils achetaient l'affection des lazzaroni et des prétoriens, se croyaient à l'abri de tous les dangers de leur puissance, et s'imaginaient pouvoir satisfaire impunément toutes leurs fantaisies voluptueuses ou sanguinaires. Et néanmoins nul d'entre eux n'échappa, nul ne périt de mort naturelle. Nul ne triompha, je ne dirai pas de la haine publique, mais des conspirations militaires et des assassins du palais.

Ainsi donc, si vous résumez en quelques mots le tableau de cet ordre social préparé par les luttes de toute l'antiquité, dont Jules César avait déblayé la place, Auguste posé les fondements, Tibère construit l'édifice : vous trouvez, je le répète, — comme base essentielle et primitive, l'esclave obéissant au maître, — à un degré plus haut, le client aux pieds du patron, — enfin le sujet prosterné devant César ; et par une fatale réciprocité, — le maître tremble au milieu de ses esclaves, — le riche ne se fait des clients parmi le peuple que pour avoir une défense contre le peuple, — et César, qui opprime Rom et le monde, redoute la populace de Rome ! Ainsi, chacun inspire la terreur et l'éprouve. Chacun a son esclave dont il a peur, et son tyran dont il se fait redouter. Double système de tyrannie et de menace, d'oppression et de terreur !

Vous rappelez-vous maintenant ce que je disais des joies et du bien-être extérieur du monde romain, et comment nous posions le problème entre la société antique, si grande dans ses formes, si heureuse dans ses dehors, si dégagée dans sa vie, et la société moderne qui nous apparaît au premier coup d'œil si gênée, si étroite, si mesquine, si tourmentée ?

Il me semble que maintenant le problème commence à s'éclaircir. Nous voyons à quel prix s'achetaient cette joie et cette liberté du riche : au moyen de l'oppression pour l'esclave, de la misère pour le prolétaire, et pour le riche lui-même, du despotisme impérial qui avait succédé au despotisme aristocratique de la patrie. Il en devait être ainsi. Pour le bien-être du riche tel que nous l'avons dépeint, un grand nombre d'esclaves étaient nécessaires. Quel capital eût jamais payé des serviteurs salariés pour tant d'offices Intérieurs, si recherchés, si compliqués, si futiles, parfois si honteux ? Il fallait donc l'esclave et l'esclave à bon marché, l'esclave pauvrement nourri, durement couché. Il fallait l'esclave méprisé de la campagne, ou, pis encore, l'esclave de l'atelier, mangeant un pain noir et dormant dans l'ergastule, pour fournir à' l'entretien de l'esclave chéri de la ville, à la parure de l'échanson, à l'éducation du chanteur, aux commodités mêmes et aux délicatesses de l'esclave en chef qui commandait ce troupeau d'esclaves.

Mais à son tour, la multitude des esclaves et des esclaves à bon marché accroissait nécessairement ce que de nos jours on a nommé la plaie du paupérisme. L'esclave n'était souvent qu'une propriété coûteuse et improductive, propriété de luxe et de vanité, qu'on trouvait profit, je ne dis pas seulement à vendre, mais à abandonner. Moins il avait de valeur, plus son maître consentait facilement à l'affranchir ; souvent, pour l'homme ruiné ou qui voulait diminuer son luxe, l'affranchissement était un moyen facile de se débarrasser d'une charge onéreuse et inutile. Or, que devenaient ces affranchis, esclaves de la veille, les pieds encore marqués de craie et le dos cicatrisé par les verges ? serviteurs inutiles, que le maître avait émancipés justement parce qu'ils ne lui donnaient pas de revenu ; instruments de magnificence et de luxe dont il s'était débarrassé en ses jours d'économie. Exclus par leur origine, à moins que le -hasard ne les fit riches, de toutes les fonctions élevées, de toutes les professions libérales ; le pécule que leur industrie avait amassé pendant leurs années de jeunesse et de travail était le prix qu'il leur avait fallu donner pour obtenir la liberté ; et ayant ainsi payé leur affranchissement au maître, l'ayant payé à l'État qui percevait sur les esclaves affranchis un impôt du vingtième de leur valeur, ils se trouvaient nus, seuls, vieux quelquefois[33], sans un sesterce et sans un ami, en face de cette triste et décevante liberté pour laquelle ils avaient soupiré si longtemps.

C'est ainsi que l'esclavage et l'affranchissement accroissaient à l'infini le nombre des prolétaires ; c'est ainsi que la multitude toujours plus nombreuse des affranchis envahissait et menaçait la société ; disputant, ceux qui étaient riches, le crédit et le pouvoir aux fils de sénateurs ; ceux qui étaient pauvres, le pain des frumentations aux plébéiens indigents. J'ai dit quels obstacles le législateur frappé de ce danger avait essayé de mettre aux affranchissements : digues inutiles, qui n'arrêtaient point le flot de la population servile débordant sur la population libre.

Car l'homme libre devait en souffrir à son tour. Et si le nombre des prolétaires s'accroissait de tant d'esclaves devenus libres, il devait s'accroître aussi de bien des citoyens libres réduits à la pauvreté. L'ancienne classe plébéienne, la classe ingénue-et sans fortune, ne s'appauvrissait pas seulement, elle dépérissait. Elle était sans industrie ; car l'industrie, condamnée par l'orgueil romain, était aux mains des esclaves, et se faisait moins par des ouvriers que par des serviteurs, dans la maison du maître plus que dans l'atelier du fabricant. Elle perdait également ses ressources agricoles depuis que la conquête du monde, si rapidement achevée après la conquête de Carthage, avait amené sur le marché de l'Italie des centaines et des milliers d'esclaves. Possesseurs à peu de frais de ces instruments de travail, et souvent, après les avoir acquis, ne sachant qu'en faire ; possesseurs également de vastes terres, les riches avaient conçu la pensée d'utiliser ces deux propriétés l'une par l'autre, l'esclave par la terre, et la terre par l'esclave. Ils avaient accru leurs domaines 'à l'infini, et entrepris comme une immense exploitation de l'Italie par les captifs qu'on leur amenait des extrémités du monde. Cette spéculation manqua, il est vrai, et devait manquer par les vices inhérents au travail servile. Mais la classe plébéienne ne s'en trouva pas moins expulsée de son champ, la race agricole réduite à la misère, l'Italie déserte et stérile. J'ai dit tout cela plus longuement ailleurs, mais je dois le rappeler en me résumant[34].

Pour cette masse de prolétaires, qu'ils fussent un débris de la classe plébéienne amoindrie chaque jour, ou qu'ils appartinssent au flot chaque jour croissant de la classe servile, ingénus ruinés ou affranchis indigents, que pouvait faire la société ? L'État leur donnait des portiques, des bains, des théâtres : ces magnificences coûtaient relativement peu, et d'ailleurs servaient au riche comme au pauvre. L'État donnait même quelquefois du pain, mais il en donnait quand il pouvait et quand il avait peur ; il en donnait au pauvre de Rome, mais non pas à celui de l'Italie, encore moins à celui des provinces ; au pauvre de la ville et non pas à celui des campagnes : il donnait du pain au mendiant, mais il ne donnait ni secours au malade, ni salaire à l'ouvrier, ni asile, ni vêtement à personne. Il y avait peur et non charité. Et cette classe des prolétaires était plus nombreuse peut-être et probablement plus misérable que celle des esclaves.

Enfin, de cette constitution de la société jointe à l'affaiblissement de tous les liens moraux qui formaient le nœud des sociétés antiques, avait dû sortir le despotisme impérial. Le gouvernement aristocratique de l'ancienne république était devenu impossible depuis que l'égoïsme des aristocraties avait été mis à nu ; depuis que le peuple avait été désabusé, par la tyrannie effrontée de ses gouvernants, des dogmes patriotiques qui formaient le lien entre ses gouvernants et lui ; depuis qu'il avait compris comment quelques centaines de sénateurs exploitaient à leur profit le culte de la patrie ; depuis surtout que l'aristocratie, ne pensant qu'à ses richesses et à ses jouissances, avait tout à fait rompu avec le peuple, avait cessé de s'appuyer sur ses clients, et, avec une violence de passions personnelles que n'atténuait aucune foi commune, s'était mise à se déchirer par des guerres intestines. Le gouvernement despotique était donc intervenu comme le seul possible ; d'un côté, pour contenir, par l'unité gigantesque de son pouvoir, ces masses d'esclaves et de prolétaires souffrants et irrités ; de l'autre, pour tenir abaissés sous un joug de fer les restes de cette aristocratie ambitieuse et divisée, aspirant au pouvoir et prête à renouveler la guerre civile. L'empereur, en un mot, était le nécessaire, mais parfois monstrueux pacificateur de cette société monstrueuse qui avait besoin d'être foulée aux pieds par un seul homme, cet homme fut-il Caligula.

Ainsi s'engendraient l'un l'autre les maux de la société. La multitude des esclaves produisait la multitude des prolétaires ; la multitude des prolétaires avait produit le despotisme impérial. Voilà ce qui fait ombre au tableau, ce qui apporte une compensation, et une compensation plus qu'équivalente, aux grandeurs et aux voluptés de la civilisation romaine.

Mais ce n'est ici que l'une des faces du problème. Pour bien connaître tous les vices de la civilisation antique, il faut la voir par un autre côté. Non-seulement la justice, la charité, la modération, manquaient à la société, dure et oppressive par sa nature, mais encore la dignité, la vertu manquaient à la famille, dégradée et corrompue à Rome même, où d'autres siècles l'avaient trouvée pure. La vie de l'homme dans la cité nous est connue, la vie de l'homme dans la famille doit maintenant se révéler à nous.

 

 

 



[1] Olympiad., apud Photium, 80.

[2] Sous le consulat de M. Lepidus et de Q. Catulus (an de Rome 674), la maison de Lepidus était la plus belle de Rome. Trente-cinq ans après, elle ne passait que pour la centième en beauté. Tel avait été le progrès du luxe. Pline, Hist. nat., XXXVI, 15.

[3] Omnis rerum voluptas periculo crescit. (Senec., de Benef., VII, 9.)

[4] V. Senec., Ép., 122, 90. — Sénèque le rhéteur, Controv., V, 5.

[5] Pline, Hist. nat., IX, 17. Senec., Quæst. natur., III, 3, 17, 18.

[6] Fastidio est lumen gratuitum. Sénèque. — Pedo Albinovanus nous racontait (vous savez comment il contait bien) qu'il avait habité une maison au-dessus de celle de Sp. Papinius. Ce dernier était aussi du nombre de ces lucifuges : Vers la troisième heure de la nuit (neuf heures du soir), j'entends des coups de fouet. Que fait-il ? demandai-je. — Il se fait rendre ses comptes (c'est à ce moment qu'on châtiait les esclaves). — Vers minuit, une clameur perçante !Qu'y a-t-il ?Il s'exerce à chanter. — Vers deux heures du matin, quel est ce bruit de roues ?Il sort en voiture. — Au lever du jour, on accourt, on appelle ; sommelier et cuisinier sont en mouvement. Qu'est-ce donc ?Il sort du bain, il demande du vin miellé. Senec., Ép. 122.

[7] Libri cœnationum ornamenta.... quorum ne indices quidem legunt. (Senec., de Ira.)

[8] Senec., de Brevitate vitæ, 12 ; Ép. 95.

[9] Senec., de Brevitate vitæ, 12. V. tout ce morceau curieux pour les détails de l'élégance romaine.

[10] Pauperis cella. (Senec., 18, 100.)

[11] Senec., Ép. 122.

[12] Sept jugères, 1 hectare 75 ares. Valère-Maxime, IV, 4, § 7. V. aussi Senec., de Benef., VII, 10.

[13] Sur les volières, V. Varron, de Re rust., III, 3 et suiv. ; Pline, Hist. nat., X, 20, 37, 50 ; Columelle, VIII, 1, 10, 41.

[14] Les plus illustres piscinaires vécurent à la fin de la république. Sergius, surnommé Orata (la dorade) fut le premier. (Pline, ibid., IX, 55 ; XXXII, 6. Macrobe, II, 14.) — Puis Licinius, surnommé Murena (la murène). (Pline, ibid.) — Puis Lucullus, Marcius Philippus, Hortensius, Hirrius, Crassus. (Phædr., II, 5. Pline, Hist. nat., IX, 55.) — Sur la rage des riches sénateurs de son temps pour les piscines, j'ai déjà cité Cicéron (Attic., I, 18, 20 ; II, 1, 9 ; Paradox., V, 2.) — Sous Auguste, Vedius Pollion (V. Pline, ibid., IX, 53). — Antonia, femme de Drusus et belle-sœur de Tibère. (Pline, ibid., 55.)

[15] Macrobe, II, 11. V., sur les piscines, Varron, de Re rust., III, 3, 17 ; Columelle, VIII, 16, 17 ; Pline, IX, 54, 55 ; Horace, Od. II, 15.

[16] Varron, de Re rust., III, 2. — Hirius prêta 6.000 poissons à César ; il en vendait par an pour 12.000 sesterces (3.350 fr.). Pline, Hist. nat., IX, 55.

[17] Senec., Ép. 95. — 400.000 sesterces consommés sur des plats d'argile. Juvénal, XI, 9. — Un repas de Caligula aurait coûté 10 millions de sesterces (2.630.000 fr.), suivant Sénèque, ad Helviam, 9.

[18] Les passages classiques sur la cuisine des Romains sont les deux satires d'Horace, II, Sat. IV et VIII ; un grand nombre de passages de Sénèque, Ép. 47, 95, ad Helviam, etc., et de Pline, Hist. nat., IX, 18, 32 ; X, 51 ; XXXI, 7 ; XXXII, 11, etc. ; plusieurs endroits de Cicéron ; Apicius, de Re cibaria. Macrobe, Saturnales III, donne le menu d'un repas pontifical.

[19] Pline nous donne la description de la canne à sucre (saccaron), qui se trouve dans l'Inde et l'Arabie, mais dont le produit n'est employé qu'en pharmacie. XII, 8.

[20] A peu près 71 francs le litre. Pline, Hist. nat., IX, 32, (17). XXXI, 8.

[21] Et epulas quas toto orbe conquirunt, nec concoquere dignabitur. Sénèque, ad Helviam, 9.

[22] Senec., de Providentia, 3 ; Ép. 47, 88, 95, 122. Pline, Hist. nat., XXVI, 3. Celse, I, 3 ; Juvénal, VI. Suet., in Vit., 13. Cicéron, ad Attic., XIII. Martial, etc.

[23] Sur tous ces faits, V. Pline, Hist. nat., XXXII, 5 ; XXXVI, 26 ; XXXVII, 2 (7, 8), etc. Les vases murrhins étaient faits avec une terre fine analogue à celle qui sert pour la porcelaine.

[24] (1.016.000 fr.) Pline, XXXVI, 26 ; XXXVII, 2.

[25] Pline, VIII, 48 ; XXXVII, 2.

[26] Spectabat smaragdo. Pline, Hist. nat., XXXVII, 5.

[27] Pline, Hist. nat., XXXVII, 3.

[28] Pline, Hist. nat., XXXIII, 4.

[29] Assectator comesque pereuntium patrimoniorum populus. (Senec., de Tranq. animi, 1.)

[30] Senec., de Vita beata, 11, Ép. 66. Martial, liv. III. Cléarque apud Athemæum, VI.

[31] Βεβίωκε. (Senec., Ép. 12.) Pacuvius, qui avait usé de la Syrie comme de son bien, après ces repas funéraires où il semblait vouloir célébrer ses propres obsèques, se faisait emporter dans sa chambre au milieu des applaudissements de ses esclaves favoris qui chantaient au son des instruments : Βεβίωκε. Sénèque dit encore ailleurs : Non convivantur, sed justa sibi faciunt. (Ép. 122.) Locus ibi luxuriæ parentatur. (De Vita beata, 11.) Les Épicuriens disaient Βεβίωται, c'est là vivre. (Cicéron, ad Attic., XII, 2.)

[32] Teterrimum vitium auscultatio, etc. (Senec., de Tranq. animi, 12.)

[33] Virgile, Églogues, 1.

Libertas quæ tarda guident respexit inertem,

Respexit tamen, et longo post tempore venit.

[34] Cette révolution économique et sociale est appréciée comme je le fais, mais peinte avec plus de détails par M. Allard, Les esclaves chrétiens, livre I, ch. I-III.