LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

TABLEAU DU MONDE ROMAIN SOUS LES PREMIERS EMPEREURS

LIVRE PREMIER. — DE L'EMPIRE

CHAPITRE II. — UNITÉ ROMAINE.

 

 

§ I. — DE LA CONQUÊTE ET DE LA SUZERAINETÉ DE ROME.

Comparer l'empire romain à une des monarchies de notre siècle serait une grande erreur. Les États modernes, depuis soixante années surtout, arrivent à ne considérer le gouvernement que comme une force, les hommes comme un chiffre, le sol comme un point d'appui. Et parce que les faits résistent, parce que la nature humaine, quoi qu'on puisse dire, ne se laisse pas réduire volontiers à cet état d'abstraction mathématique, lutter contre la nature et contre les faits devient la tendance instinctive des gouvernements. De là, dans le pouvoir même le plus doux, une certaine crainte de ce qui est libre et spontané, le besoin de tracer à l'homme une ornière, et de l'emboîter, s'il se peut, dans une route dont il ne puisse dévier : les rails et la vapeur appliqués aux êtres humains seraient pour bien des politiques le beau idéal du pouvoir. —De là encore une tendance, parfois puérile, à combattre par l'excès de la symétrie cette irrégularité qui est le propre de l'indépendance humaine, à délimiter le sol, à régler les conditions, à niveler, s'il se pouvait, les pensées, sans avoir égard aux diversités de traditions, d'instincts, d'habitudes. Un peuple n'est plus qu'un nombre donné de milliers d'âmes, un pays un nombre donné de lieues carrées ; en un mot, pour parler avec Catherine, on voudrait écrire sur la peau humaine comme on écrit sur le papier. — De là enfin la nécessité qu'on s'impose d'une action et d'une lutte perpétuelles. Si un gouvernement n'est qu'une force, le jour où il cesse d'agir, il cesse d'être. Si le libre arbitre de l'homme est un ennemi, il faut lutter sans cesse ; car le libre arbitre réagit toujours : et comme d'un jour à l'autre sa force contenue peut éclater, comme d'un jour à l'autre l'intelligence humaine, ce ressort indocile, peut briser le mécanisme dans lequel on prétend l'engrener, il faut être toujours sur ses gardes. Si le gouvernement des hommes pouvait marcher comme le wagon sur un chemin de fer, les gouvernants seraient enchantés sans doute de ce mouvement facile, régulier, irrésistible, fatal ; seulement ils feraient bien de prendre garde à ces volontés humaines, puissantes et redoutables comme la vapeur, condensées et comprimées comme elle, prêtes comme elle à éclater au premier choc.

Telles deviennent donc les conditions de la puissance publique : d'un côté, gouverner le plus possible, pour que l'action du gouvernement ne s'éteigne pas, intervenir en toute chose, pour tenir l'homme par tous ses intérêts et tous ses besoins ; — d'un autre côté, s'armer le plus possible de vigilance et de force, pour prévenir et combattre une explosion toujours à craindre ; — en un mot, développer chaque jour davantage ce qu'on appelle administration, police, force militaire.

Eh bien ! ces trois moyens de gouvernement, Rome les écartait ou peu s'en faut. Ce que nous nommons assez vaguement puissance administrative n'était pas un des privilèges de sa souveraineté : Rome n'administrait pas, elle laissait faire. Les défiances des gouvernements modernes et leur immixtion dans les détails de la vie municipale ne furent pas son fait. Anagni pouvait relever ses temples, Marseille agrandir son port, Cordoue réparer son théâtre, sans que Rome jugeât de son intérêt ou de sa grandeur de laisser sans toit les temples d'Anagni, ou sans colonnes le théâtre de Cordoue. Le proconsul et le propréteur venaient faire le cens, lever des soldats, recueillir les tributs, ouvrir à travers les provinces un canal dont César les dotait, ou construire une route dont l'empire avait besoin ; il agissait, il n'empêchait pas : système différent, plus libéral peut-être, moins paternel ; qui plait aux cités en veillant moins sur elles, respecte leur liberté et néglige leurs intérêts, les traite non comme des pupilles qu'il faut protéger et défendre, mais comme un fils maitre de ses droits, que le père de famille veut laisser libre, même de se ruiner.

Cette autre puissance que nous appelons proprement du nom de police existait-elle ? Dans les provinces, les villes veillaient à leur propre sûreté, et l'autorité du proconsul arrêtait plutôt qu'elle ne provoquait leur justice. Quant à des craintes habituelles de complot, à l'inquiète recherche de quelques semences de révoltes nationales, il n'en est pas question. L'évidence du pouvoir de Rome en était la garantie ; sa supériorité inouïe suffisait pour maintenir les esprits dans le respect. Il semblait que de si haut l'œil de César dût pénétrer partout, et qu'ai lieu de penser à une trame longuement ourdie, il fallût ou se révolter ouvertement, ou se soumettre. Rome avait, dans les provinces, quelques soldats contre une révolte possible ; elle n'avait pas d'espions contre les conspirateurs.

Et même cette force militaire, cette puissante milice qui avait conquis le monde, n'était pas le suprême garant de son obéissance. C'est ici le trait le plus merveilleux Rome, cette. fille de Mars, qui avait conquis le monde par les armes, gouvernait le monde presque sans armes. Ses vingt-cinq ou vingt-huit légions — 160 à 180.000 hommes[1] c'est tout ce qu'il y avait de forces romaines — n'étaient pas occupées, croyez-le, à faire la police des provinces et à maintenir les sujets de Rome sous la loi[2]. Huit sur la frontière du Rhin veillaient contre la Germanie ; trois, ou peut-être cinq, étaient sur le Danube, quatre enfin sur l'Euphrate ; une seule gardait l'Afrique contre les incursions des nomades ; la Bretagne, récemment domptée, en avait trois : c'étaient là les contrées pour lesquelles l'invasion étrangère était à craindre. Mais l'Italie et l'Espagne étaient presque sans soldats ; mais tout l'intérieur de la Gaule n'avait pour garnison que douze cents guerriers romains. L'Égypte-, ou plutôt Alexandrie, était gardée par deux légions, parce que l'Égypte nourrissait Rome. Mais l'Asie Mineure tout entière, si riche et si peuplée, obéissait à des gouverneurs désarmés. Trois mille hommes jetés au delà de la mer Noire gardaient cette côte inhospitalière, et assuraient aux Romains l'obéissance des rois du Bosphore. Les autres rois répondaient à Rome de la tranquillité de leurs royaumes, et à leurs propres frais, avec ce que Rome leur permettait de lever de soldats, faisaient la police pour elle. Quant à la mer, quarante voiles sur le Pont-Euxin suffisaient à la tranquillité de cette mer et aux libres communications de Rome avec ses sujets. Une flotte sur l'Adriatique à Ravenne, une autre à Misène, et une à Fréjus, c'est-à-dire peut-être 18.000 matelots[3] sur toute la Méditerranée, protégeaient l'Italie, portaient les ordres de César à l'Espagne, à l'Afrique, à la Grèce, à tout l'Orient. Cette faiblesse des moyens matériels dans un empire qui pourtant ne fut jamais sans quelque guerre, semble merveilleuse, lorsqu'on la compare aux onéreux armements des puissances modernes et aux sacrifices énormes qu'elles s'imposent en pleine paix, seulement pour maintenir leur situation au dehors et assurer la tranquillité de leurs États.

Non, ce n'étaient ni ces moyens modernes d'administration et de police, ni l'autorité de la force militaire, qui constituaient Rome maîtresse du monde. Rome, qui avait eu tant de forces à faire plier sous elle, semblait à peine s'être préoccupée des résistances qui pouvaient entraver son pouvoir. Loin de là ; la souveraineté et le gouvernement, qui sont pour nous une seule et même chose, étaient pour elle deux choses toutes distinctes. Glorieuse d'être souveraine, elle était peu jalouse de gouverner. Mille puissances indépendantes, des royautés et des républiques la dépouillaient de cette action journalière du pouvoir, dont les princes modernes sont si jaloux. Sa puissance n'était pas, comme celle des souverainetés d'aujourd'hui, un ressort, invisible moteur d'une immense machine, et qui, lorsqu'il s'arrête, n'est plus qu'un jouet fragile et méprisé : c'était bien plutôt la lourde épée de nos pères, qui, jetée dans un coin de l'arsenal, inspire encore le respect, et, sûre de sa force, peut, sans qu'on l'oublie, demeurer longtemps dans le fourreau.

La force de Rome était toute morale. Les gouvernements qui entrent dans les voies de l'esprit moderne répudient davantage, à mesure qu'ils y entrent, toute force dérivée du passé. Il leur faut des moyens actifs, présents, visibles, des moyens qui soient acceptés par une logique toute mathématique, pour faire entrer le monde dans l'ordre tout mathématique qu'ils ont conçu : la géométrie ne s'accorde pas avec les souvenirs. Rome, au contraire, n'était point géomètre. Ne cherchant pas une loi rationnelle, elle pouvait accepter comme appui de son pouvoir tout ce qu'il y a de moins rationnel (je ne dis pas de moins raisonnable) dans la vie humaine, les espérances, les sentiments, les souvenirs. Rome fondait son pouvoir sur le passé. Il faut, pour la bien comprendre, remonter au passé, connaître la nature de sa conquête, tenir compte de la force de ses institutions républicaines et de l'impulsion que son sénat lui imprima pendant six cents ans.

Un principe surtout me parait frappant dans les institutions romaines ; un résultat me semble visible dans l'histoire du peuple romain. Ce principe, c'est l'identité dans la république de Rome des deux puissances civile et militaire ; le résultat, c'est la lenteur, la patience, l'habileté politique dans la conquête.

La distinction du pouvoir civil et du pouvoir militaire, si féconde en querelles dans les États modernes, n'existait pas chez le peuple romain. Il fut à la fois et le plus guerrier et le plus politique de tous les peuples. La nation, c'était l'armée ; chacun à son tour marchait sur l'ordre du consul, faisait une campagne, puis venait reprendre la toge et la charrue. Ce qu'on appelait comices par centuries était dans l'origine une réunion de l'armée ; le peuple s'y rassemblait hors de la ville, en armes, classé, comme la légion, par manipules et par cohortes ; et, si le drapeau qui flottait au Janicule était retiré en signe d'alarme, l'assemblée était dissoute. A son tour, la légion c'était la cité : civitas armata, dit Végèce[4]. Au milieu du camp et de l'appareil militaire, s'élevait à côté de l'autel le tribunal, symbole de la puissance pacifique, où le consul et le préteur, magistrats civils en même temps que chefs de l'armée, rendaient la justice comme ils l'eussent rendue au Forum. Rome gouvernante et Rome combattante est une seule et même chose. Où la légion a campé, la cité s'est installée ; où l'étendard s'est déployé, la hache et les faisceaux ont paru.

Que résulte-t-il de là ? C'est que la tête gouverne le bras ; c'est que la pensée politique, ne divorçant jamais d'avec la force militaire, nécessairement la domine et la dirige ; c'est que la conquête, au lieu d'être aveugle, immodérée, aventureuse, est habile, mesurée, intelligente ; c'est que, le même homme étant toujours politique et soldat, la conquête que le soldat accomplit est toujours résolue, dictée, modérée par la politique.

Quand une brigade de la grande armée a touché un pays, Napoléon, le jour même, déclare que ce pays lui appartient. Il décrète la déchéance de ses rois ; il y installe un roi son cousin ; il y intronise son code, ses préfets, ses volontés. Lui demanderez-vous de quel droit ? Le sort des armes l'a rendu maitre ; l'intérêt et le besoin du monde sont de lui être soumis. Lui demanderez-vous si son œuvre est durable ? Il ne le sait pas. Sa force est viagère : sans postérité, comme il fut sans aïeux, il n'a pas pouvoir sur l'avenir. Napoléon, homme politique, est obligé par la force des choses à conquérir en soldat, non en politique ; comme un Pyrrhus, non comme un Alexandre.

Napoléon n'est qu'un homme ; Rome est un peuple : voilà pourquoi Rome suit une marche toute différente. Rome est un peuple, et le général même qui combat pour elle ne combat pas avec la pensée d'un homme dont la vie est courte, mais avec la pensée d'un peuple qui se sent éternel. Pourquoi se hâter ? pourquoi escompter sa victoire et s'exposer à la compromettre ? Rome sera patiente, parce qu'elle a les siècles devant elle.

Ainsi, Rome, dans sa miséricorde, fait rarement usage de ce droit antique qui livre le vain.cu à la merci du vainqueur, par lequel l'homme devient esclave, le temple devient lieu profane, la terre devient la propriété du peuple victorieux. Rome épargne l'ennemi qui se soumet, même quand elle le déclare tributaire et fait sa terre province romaine ; la pire destinée qu'elle lui prépare, c'est l'assujettissement, non l'esclavage. L'homme reste libre, le temple respecté ; la terre, qui de droit est la propriété du peuple romain, demeure aux vaincus à titre d'usufruit et de tolérance. Là où Rome commande, il ne doit y avoir que des hommes libres[5].

Ainsi encore, Rome, quand elle s'attribue la force politique, le commandement militaire et l'impôt, laisse subsister d'ordinaire la loi, la coutume, les dieux, la langue, les magistrats. L'édit de son proconsul respecte les coutumes nationales. Rome n'est point possédée du démon de gouverner, de changer, de légiférer, comme nous disons. Elle consent à laisser les peuples ce qu'ils sont. Un pays vaincu est pour elle autre chose que trois ou quatre pouces carrés sur une carte, libre espace pour effacer et pour écrire.

Souvent sa modération va plus loin. La souveraineté politique elle-même est chose à laquelle Rome ne touche qu'en hésitant. Elle n'a point hâte de proclamer et de décréter ses conquêtes, d'étendre ses domaines, de dénombrer plus de sujets, d'écrire sa grandeur dans les almanachs. Maîtresse de fait, souvent elle ne veut pas l'être de nom. Quand la défaite de Philippe lui livre la Grèce, elle déclare la Grèce libre et souveraine[6] Quand un Archélaüs lui lègue la Cappadoce, elle affranchit la Cappadoce[7]. Elle tient — et il faut lui en savoir quelque gré, que d'ambitieux n'ont pas eu le même bon sens ! — à la réalité plus qu'aux dehors officiels du pouvoir[8]. Elle ne semble occupée qu'à déguiser sa souveraineté de fait sous les noms les plus modestes et les plus acceptables apparences. Au lieu de dire : sujets, empire, contingent forcé, elle dit : alliés, fédération, troupes auxiliaires, les républiques ses voisines, les rois ses confédérés. Des sujets mécontents ne valent pas à ses yeux des alliés soumis. Ces alliés ou ces frères du peuple romain, qui souvent ont été ses ennemis[9], que Rome a épargnés ou défendus, Rome les honore, elle ne veut rien leur ôter de leurs droits[10] ; elle prétend, au contraire, ajouter à leur grandeur et à leur gloire[11]. Aussi, non-seulement gardent-ils ces signes distinctifs de la nationalité, la langue, les mœurs, le droit civil, la religion : mais les signes mêmes de la souveraineté leur restent ; la loi (νόμος), le territoire (χώρη), le gouvernement (πολέτεια)[12]. Ce sont des peuples libres qui ont mis leur liberté en commun avec celle de Rome ; ce sont des étrangers, dit le jurisconsulte, qui jouissent chez nous de leur liberté, comme chez eux nous jouissons de la nôtre[13].

Mais alors, que lui sert d'avoir vaincu ? Qu'a-t-elle gagné à tant de triomphes ? Une seule chose : quatre lignes écrites dans le traité d'alliance, mais quatre lignes que la loquèle du jurisconsulte romain a dictées, et que l'épée romaine saura commenter au besoin ; car ce n'est pas seulement le politique, c'est le jurisconsulte qui marche à côté du soldat.

Ce que Rome exige de ses alliés, c'est, dit le traité, de n'avoir d'amis ni d'ennemis que ceux du peuple romain ; c'est un moyen de maintenir la paix du monde. C'est ensuite d'avoir égard comme il convient à la dignité du peuple romain[14] ; juste aveu de la grandeur et de la puissance romaines.

Le résultat de ces conditions est facile à comprendre. La première est la circonlocution la plus polie qui puisse être employée pour dire à un peuple qu'il renonce à son droit de paix et de guerre, qu'il abdique sa souveraineté extérieure et sa dignité de nation armée. Si maintenant le peuple allié est menacé par les barbares, si un roi voisin lui fait injure, quelle sera la défense, si ce n'est Rome ? Par là, les peuples se déshabituent de la milice, leur force s'amollit, et les nations qui ont résisté avec le plus de gloire, au bout de cinquante ans, ne savent plus combattre.

Par là aussi les armes romaines s'installent sur le territoire des alliés. Rome a-t-elle besoin d'un passage pour ses troupes ? Au nom des droits de l'hospitalité réciproquement stipulés, Rome, voyageant en la personne de ses magistrats et de ses armées, fait héberger par la cité amie, drapeaux et soldats, tribuns et préteurs ; et la tessère d'hospitalité, ce noble gage des amitiés antiques, finit par ne plus être qu'un billet de logement[15].

Or, comme l'armée romaine est la cité romaine, comme le préteur qui la commande est un magistrat, comme l'aigle, signe de guerre, est aussi un signe de commandement pacifique et régulier, qu'arrive-t-il ? Sans brusque passage, sans rien qui avertisse, sans cette transition, difficile pour les peuples modernes, de l'occupation temporaire par le soldat à la durable installation d'un gouvernement légal ; un simple voisinage militaire se trouve être bientôt une domination politique ; le siège de gazon d'où le général harangue ses soldats devient le tribunal d'où le magistrat romain rend la justice au peuple soumis. Aucun nom n'a changé, le sénat n'a pas prononcé ces mots menaçants de province et de proconsul ; et néanmoins le peuple allié et sa terre libre, avec quelques franchises municipales de plus, se trouvent sous la main de Rome à peu près autant que le peuple sujet et la province romaine.

Or, pour confirmer et pour dénommer d'une façon légale cette domination subreptice, Rome tient à la main la seconde clause du traité : Vous respecterez honorablement la majesté du peuple romain, clause si naturelle et si légitime, que Rome la sous-entend lorsqu'elle n'est pas écrite. Cette clause, dit le jurisconsulte, est l'aveu, non d'une souveraineté, mais d'une prééminence. Le peuple allié de Rome n'abdique pas sa liberté. Nos clients à Rome sont libres aussi, mais libres à un rang inférieur et avec d'autres devoirs que nous. La nation alliée, libre comme eux, est comme eux inférieure, cliente et vassale comme eux[16].

C'est sous ces noms de suzeraineté, de clientèle, de patronage, que se déguise la domination réelle des armes romaines. A vrai dire, elle n'a pas de nom officiel, et surtout le mot d'empire n'est jamais officiellement prononcé. C'est en vertu de ce patronage, qu'au sein des villes alliées les ambassadeurs romains connaissent, dirigent, décident tout, ont leur parti et le font mouvoir ; — que l'allié, d'abord exempt d'impôts, finit par contribuer, sous une forme ou sous une autre, à l'entretien des soldats qui le défendent ; — que le propréteur ou le légat romain, seul portant le glaive au milieu d'un pays désarmé, devient nécessairement seul arbitre de toutes les querelles, seule barrière à tous les désordres ; — qu'enfin, la ville cliente n'étant pas en droit de juger son suzerain, tout dissentiment entre un Romain et un étranger appartient à la justice du préteur ; — que par là en un mot s'établissent, sans éclat et sans bruit, la puissance financière, la police, la juridiction de Rome[17].

Maintenant, — si l'esprit national s'aperçoit de cette sourde et clandestine conquête ; si l'État allié veut reprendre au sérieux son indépendance ; si le patriotisme républicain ose se réveiller ; si un fils de roi ou l'héritier prétendu d'une dynastie éteinte se montre au peuple et le soulève, ce n'est pas seulement une guerre, c'est une révolte. C'est — pour transporter à la façon romaine les termes du droit privé dans le droit public — un client ingrat envers son patron, et qui par son méfait a abdiqué la liberté. Rome suzeraine déclare félon (rebellis) son vassal. Rome, qui épargne les soumis, s'armera de toute sa puissance pour écraser ce superbe :

Parcere subjectis et debellare superbos.

Et quand il aura succombé sous l'invincible puissance des armes romaines, livré par le droit antique à la merci du vainqueur, trop heureux si Rome ne le transplante pas sur des rives étrangères, trop heureux si la miséricorde romaine lui laisse son bien et sa liberté corporelle, il faudra qu'il accepte la domination romaine tout entière et toute patente. Ce peuple ne sera plus allié, mais sujet et tributaire ; cette terre sera province ; l'impôt sera payé dans toute sa rigueur ; le proconsul exercera tous les pouvoirs. Rome est dans son droit ; Rome a su ne jamais en sortir, et, comme un rusé plaideur, attendre sur le terrain légal le faux pas qui devait lui livrer son adversaire.

Ainsi, par la puissance des armes et par l'adresse de la politique, le monde devenait sujet ou vassal de Rome. Au bout de six siècles d'existence, et avant l'ère des Césars, elle avait conquis de nombreux domaines. Elle avait créé autour d'elle une vaste fédération, au milieu de laquelle, seule puissance armée, suzeraine universelle, sœur aînée de cette grande famille, elle était le centre et le noyau autour duquel les peuples s'aggloméraient. Ce n'est pas l'empire du monde, dit Cicéron, c'est le patronage du monde qui est entre les mains de Rome[18].

Mais entre ces peuples, pour lesquels la raison suprême des rois n'existe plus, qui sera l'arbitre, si ce n'est le patron parmi ses clients ? le suzerain parmi ses vassaux ? l'aîné parmi les frères ? Rome, la présidente de cette fédération du monde, parmi ses respectueux confédérés. Aussi, de bonne heure, Rome s'est-elle posée comme médiatrice et comme gardienne de tous les droits. De bonne heure, sa politique a été d'être présente partout, d'intervenir dans les querelles, de prendre parti pour le droit des gens. Ce rôle de lieutenant de police du genre humain, cet office de redresseur de torts et de pacificateur universel (pacisque imponere morem), a été depuis longtemps accepté par le sénat. Y a-t-il querelle ? Les ambassadeurs des deux peuples rivaux iront soumettre leurs griefs au sénat. Y a-t-il soupçon ? Le sénat mande devant lui les magistrats de la ville accusée. Y a-t-il trouble ? y a-t-il désordre ? Le proconsul intervient. Y a-t-il injure envers le nom romain ? la république alliée a-t-elle osé toucher la tête sacrée d'un citoyen de Rome ? Il faut bien que le juge soit le vengeur de son propre grief ; le sénat cite devant lui la ville coupable et la déclare déchue de sa liberté[19]. Le droit de récompenser marche avec celui de punir ; avec le droit de conférer des privilèges celui de les ôter. Rome est la grande dispensatrice, le censeur universel, qui juge les mérites des peuples, qui leur distribue ou leur retire l'indépendance, le droit de cité, l'exemption d'impôts[20]. Le peuple romain pense qu'à lui seul appartient de prononcer sur la liberté et le droit de cité, et le peuple romain a raison[21]. Plus tard, Rome, avec plus d'orgueil encore, dira : Qu'il a plu aux dieux d'établir qu'à elle appartient de donner ou d'ôter à son gré, et de ne pas reconnaître un autre juge qu'elle-même[22].

Ainsi cette domination, née de la force militaire, se maintenait par un principe tout pacifique ; ainsi Rome, cette victorieuse, tenait le monde en respect, non avec l'étendard ou avec l'épée, mais avec le tribunal et le bâton d'ivoire du préteur. Au milieu de ce monde, où elle se vantait à bon droit d'avoir fait taire le bruit des armes, Rome siégeait comme ce tribunal rêvé par l'abbé de Saint-Pierre pour terminer les querelles des nations : et, à la vue de ces peuples, de ces républiques, de ces rois conservant une faible part, mais une certaine part de souveraineté et d'indépendance, et cependant forcés de poser les armes et de soumettre leurs griefs à une justice suprême, l'orgueil de la philanthropie romaine n'était-il pas excusable ? Ces mots, notre paix, la paix romaine, violer la paix de Rome[23], n'étaient-ils pas le langage d'une légitime fierté ?

Telle était cette sagesse et cette modération romaine, que, selon saint Augustin, Dieu récompensa en lui abandonnant l'empire du monde, et qui a reçu même les louanges de l'Esprit-Saint : Par le conseil et par la patience, disent les saintes Écritures, les Romains s'étaient assujetti de très-lointaines provinces, avaient vaincu des rois venus des extrémités du monde..., avaient imposé à d'autres un tribut..., avaient ruiné et soumis à leur empire les royaumes et les lies qui leur avaient résisté ; tandis que, à l'égard de leurs amis et de ceux qui étaient en paix avec eux, ils conservaient avec soin leurs alliances..., et quiconque entendait prononcer leur nom les redoutait... Ils taisaient régner ceux auxquels ils voulaient bien donner aide pour régner, chassaient du trône ceux qu'ils voulaient en chasser, et ainsi s'étaient-ils élevés à une très-grande puissance. Alors cependant nul des Romains ne portait le diadème et ne se revêtait de la pourpre afin de se rendre plus grand que les autres, mais trois cent vingt sénateurs tenaient conseil pour le peuple afin d'agir dignement[24] en son nom.

Au sénat, en effet, appartenait cette œuvre de la conquête du monde, si patiemment conduite durant tant de siècles. Mais, en même temps, un autre travail s'accomplissait pour assujettir plus complètement le monde à l'unité romaine, et ce travail, quand le sénat quitta les rênes de l'empire, n'était pas encore achevé.

 

 

 



[1] La légion sous Auguste était de 6.000 hommes et 300 chevaux. Tacite, Annal., II, 62. Tite-Live, XXIV, 24. Ovide, Fast., III, 128. Plutarque, Rom. Quæst., 30.

[2] V. Tacite, Annal., IV, 5 ; Josèphe, de Bello, II, 16 ; Tacite, Hist., passim. Les villes sont sans garnisons ; une cohorte ou un escadron suffit à la garde d'une nation entière. Aristides rhetor, de Urbe Roma.

[3] Les deux flottes prætoriæ de Ravenne et de Misène portaient chacune une légion ou 6.000 matelots (Végète, V, 1) ; les deux flottes vicariæ de Fréjus et du Pont-Euxin, chacune 3.000. — V. Tacite, Hist., II, 83 ; Annal., IV, 5. — En outre, deux flottilles sur le Rhin et sur le Danube (Tacite, Annal., I, 58 ; XII, 30 ; Florus), de 24 voiles chacune. Lipse, de Magn. Rom., I, 5.

[4] Lipse, de Magn. Rom., II, in fine.

[5] Dion Chrysostome, Orat., 31. Seuls parmi tous ceux qui ont régné, vous commandez à des hommes libres. Aristides rhetor, de Urbe Roma. La liberté est donnée à la Grèce, après la défaite de Persée, afin que toutes les nations sachent bien que les armes du peuple romain sont destinées, non à imposer l'esclavage aux peuples libres, mais à rendre la liberté aux peuples esclaves. Tite-Live, XLV, 18. — Peuples libres en Sicile au temps de la république (Cicéron, in Verrem, III, 6 ; V, 47). D'autres en Espagne. — Tant que l'empire du peuple romain se maintenait par des bienfaits, non par des iniquités, nous combattions pour notre défense ou celle de nos alliés ; et le résultat de la guerre était ou un acte de clémence ou une sévérité vraiment nécessaire. Pour les rois, pour les peuples, pour les États, le sénat était un port et un refuge. Nos magistrats et nos généraux mettaient leur principale gloire à défendre justement et loyalement, soit nos provinces, soit nos alliés. Nous étions les protecteurs bien plutôt que les maîtres du monde Cicéron, de Officiis, II, 8. Tout cela a changé sous Sylla, ajoute-t il, et dans la déroute des guerres civiles. — Et depuis, l'empire romain, en retrouvant la paix, a dû revenir à la tradition du sénat.

Ailleurs : En défendant ses alliés notre peuple est devenu maitre de la terre entière. Cicéron, de Rep., III, 28 ; apud Nonium, IX, 6.

[6] Elle lui accorde le jus integrum, liberté, souveraineté, l'exemption d'impôt. — V. Polybe, Tite-Live, Senec., I, Benef., 16.

[7] Strabon.

[8] Tacite, Annal., XV, 34.

[9] César, de Bello Gal., I, 45.

[10] César, de Bello Gal., VII, 33.

[11] César, de Bello Gal., I, 43.

[12] Dion Chrysostome, Orat., 31. V. sur tout ceci Spanheim, Orbis Romanos.

[13] Proculus, Dig., 7, de Captivis.

[14] EOSDEM QUOS POPULOS ROMANOS HOSTES ET AMICOS BARBANT. — MAJESTATEM POPULI R. COMITER CONSERVANTO. (Cicéron, pro Balbo, 16, 35.)

Cette formule encore employée sous Trajan. Dion, apud Xiphilin, LXVIII, 9.

Ainsi le traité avec les Latins, sous Tarquin (an de Rome 220) : Haud difficulter persuasum Latinis quamquam IN EO FŒDERE SUPERIOR ROMANA RES ERAT. (Tite-Live, I, 52.)

[15] V. Tite-Live, XLIII, 7 ; Ulpien, l. III, § 13, 14 ; Digeste, de Munerib.

[16] Proculus, Dig., 7, de Captivis et postiminio (XLIX, 15). V. aussi Tite-Live, I, 52.

[17] V. Tite-Live, XXX, 57 ; XLV, 29. Byzance libre paye le tribut. Pline, Hist. nat., IV, 11. Tacite, Annal., XII, 62.

[18] Patrociuium orbis terræ verius quam imperium. (Cicéron, de Offic., II, 8.)

[19] Je ne cite que les exemples contemporains de l'époque des empereurs : Auguste ôte la liberté ou l'immunité à beaucoup de villes qui, pour la plupart, l'avaient achetée d'Antoine. Suet., in Aug., 47. Dion, LII, LIV. — Tibère de même (Suet., in Tiber., 37), entre autres à Cyzique (an 25), qui n'achevait pas son temple à Auguste et qui avait emprisonné des citoyens romains. Tacite, Annal., IV, 36. Dion, LVII. — Claude aux Rhodiens, puis il la leur rend (ans 46 et 52. Dion, LX. Suet., in Claud., 16) ; aux Lyciens (an 43. Suet., in Claud., 45. Tacite, XII, 58).

[20] Immunitas, coloniæ immunes. V. Pline, III, 3, 4 ; Digeste, 8, § 7, de Censibus (L. 15). — Ilion, en vertu des édits de César (Strabon, XIII ; Callistrat., Dig., 17, § 1, de Excusat. (XXVII, 1), et de Claude (Suet., in Claud., 25. Tacite, Annal., XII, 58. Pline, IV, 1), jouissait de ce droit. — La Grèce, d'après l'édit de Flaminius. — Rhodes et d'autres villes. — Marseille (Justin, LX1II). — Leptis en Afrique (César, de Bello Africano, 7).         — Tarse et Laodicée, par un édit d'Antoine. Appien, Bell. civ., V. — Colophon, Smyrne, Plarasa, Aphrodise, en Asie (S.-C. rapporté par Chishull, d'après les inscriptions).

[21] Cicéron, in Verrem, I, 1.

[22] Tacite, Annal., XIII, 56.

[23] Pax romana, dit Sénèque. Tacite, Annal., XIII, 30 : Ne pacem nostram turbarent. Et Pline déjà cité : Immensa pacis nostræ majestas.

[24] I Macchabées, VIII, 1-4, 11-15.