§ II. — TEMPS DES SUCCESSEURS D'AUGUSTE. Malgré le conseil d'Auguste, que Tibère appelait un ordre[1], Claude envahit Rome, en effet, aux temps de Claude et de Néron, pouvait se croire en sûreté contre les barbares. Elle était une, instruite, prévoyante, contre des peuples épars, ignorants, divisés. Profiter des querelles, encourager les révoltes, soulever des compétiteurs, se faire donner des otages que l'on renvoyait plus tard pour être rois, telle était la constante diplomatie de Rome, sur le Rhin sur le Danube, sur l'Euphrate. J'ai longtemps guerroyé en Germanie, disait Tibère, et j'ai plus fait par la politique que par les armes[3]. En effet, par sa seule politique, Rome poussait les
barbares à leur ruine. Les Germains, quand leur grande ennemie n'était plus
là, tournaient les armes contre eux-mêmes. Armin, pour avoir voulu maintenir,
par un peu de pouvoir, la ligue qu'il avait formée, Armin passait pour un
tyran et était assassiné (an 21).
Marbod, chez les Suèves plus accoutumés cependant au pouvoir d'un seul,
Marbod succombait devant des querelles intestines (an 19), et s'en allait mourir en Italie, prisonnier de
Tibère. Les deux grandes ligues teutoniques furent ainsi dissoutes. Ces
peuples guerroyaient pour leurs incertaines limites, se heurtaient,
changeaient de demeure, parfois étaient détruits, parfois venaient demander
asile sur la terre romaine. Les belles plaines de Sur le Danube, sa sécurité pouvait être plus grande encore. L'empire de Marbod s'était brisé, et, à sa place, des royautés vassales, d'humbles monarques qui recevaient leur couronne de César, habituaient la rive gauche du fleuve à l'obéissance envers Rome[4]. Ce qui restait de peuples indépendants se consumait en guerres intestines ; en face d'eux, une seule légion, paisible spectatrice de leurs combats, était debout sur le bord du fleuve, veillant à la sûreté de la rive romaine[5]. La flotte romaine recueillait les fugitifs ; Rome, afin que la guerre fût éternelle, se faisait la protectrice des vaincus. Sur l'Euphrate enfin, d'interminables révolutions affaiblissaient l'empire des Parthes. La diplomatie romaine trouvait son compte dans tous les crimes[6]. Parmi ces compétiteurs renversés et rétablis d'un jour à l'autre, qui se faisaient la guerre avec le fer ou le poison, le candidat de Rome était toujours celui qui n'était pas sur le trône. Elle avait toujours en réserve quelque jeune Arsacide qu'elle s'était fait donner comme otage et qu'elle avait façonné à la romaine : au jour des révolutions, arrivait sur l'Euphrate ce prétendant oublié, avec ses habitudes civilisées, ses compagnons grecs, son dédain pour l'ivrognerie et pour la chasse ; odieux à la noblesse, aimé du peuple. Par ces luttes perpétuelles, la puissance du roi des rois était abaissée. Rome le traitait en vassal[7] ; ces otages reçus et gardés à Rome, ces rois donnés par César, acceptés, demandés quelquefois par les Parthes[8], c'étaient, aux yeux de Rome, autant d'actes de sa suzeraineté universelle. L'Arménie, cette royauté arsacide, n'était déjà plus qu'un fief romain[9]. Ainsi rassurée contre ces trois grands ennemis, Rome avait
eu bon marché de moins redoutables voisins. Par la soumission de En effet, jusqu'où ne va pas le nom de Rome ? Quel peuple n'a entendu parler de sa grandeur ? Autour d'elle s'étend le cercle immense de ses provinces ; ces peuples sans nombre, ces milliers de villes qui lui paient l'impôt et obéissent à ses proconsuls : — plus loin le cercle indéfini de sa suzeraineté : les princes qui lui rendent hommage, les peuples germains qui, à titre d'impôt, combattent pour elle, l'Arménie à qui Néron vient de donner un roi : — plus vaste et indéfini encore, le cercle des peuples que Rome tient dans l'épouvante ou qu'elle protège, mais qui tous écoutent avec une respectueuse terreur le moindre bruit qui vient des bords du Tibre, peuples d'une douteuse liberté ; telles les nations du Bosphore et celles du Caucase, contre lesquelles Néron allait tenter une folle guerre. Jusqu'où ne sont pas allées les armées romaines ? Vers le nord-est, elles sont arrivées à trois journées de marche du Tanaïs[14]. Vers le midi, Ælius Gallus les a menées jusqu'au bout des déserts de l'Arabie, expédition malheureuse, mais où il n'a pas perdu plus de sept hommes dans les combats[15]. Suetonius Paulinus, en dix jours, est arrivé au delà du mont Atlas, et, à travers des plaines couvertes d'une cendre noire, a pénétré jusqu'au Niger[16]. Les cohortes du préfet d'Égypte ont remonté le Nil jusqu'à la capitale de l'Éthiopie, et les députés de la reine noire, Candace, sont venus se jeter aux pieds d'Auguste[17]. Un autre général est allé troubler, dans les sables africains, les peuples à demi fabuleux qui les habitent, et est revenu dans Rome triompher de vingt nations que Rome ne connaissait pas[18]. Allez plus loin. Où Rome n'a pas conduit ses armées, elle est présente par ses commerçants et ses voyageurs, par son luxe ou par sa science. Néron a fait rechercher les sources du Nil jusqu'en un lieu où des marais immenses arrêtent également le piéton et le batelier[19]. Les îles Fortunées, trop bien connues, ne sont plus le séjour des bienheureux, et depuis que le roi Juba y a établi une fabrique de pourpre, la mythologie, chassée de ces rivages, a dû porter plus loin ses traditions poétiques[20]. L'Inde, déjà pénétrée par les navigateurs macédoniens, déjà accessible par deux routes de terre, se rapproche de Rome par la découverte d'Hippalus : cet Égyptien a observé la marche des vents réguliers que connaissaient les seuls Arabes, et une flotte de cent vingt navires marchands, d'après ses instructions, S'est embarquée sur la mer Rouge ; chaque été la flottille romaine arrive dans l'Inde en quatre-vingt-quatorze jours, et revient avant l'année écoulée[21]. Enfin sur l'Océan, la conquête de Or, les peuples que Rome va chercher si loin à leur tour
viendront à elle. Le Sahara lui enverra pour l'amphithéâtre ses lions, ses
serpents énormes et sa girafe merveilleuse ; de main en main, de peuple en
peuple, l'ambre de Livonie, la soie du pays des Sères ( Au contraire, hors de Rome, hors de l'influence et de la
portée de son nom, que trouvons-nous ? Voyez ces steppes immenses qui
s'étendent entre Ainsi, près de Rome la lumière, loin de Rome la barbarie : à mesure qu'on s'éloigne d'elle, les ténèbres s'épaississent ; on arrive au. monde des fables et des chimères. N'est-elle pas en droit de se dire le centre du monde ? Bien que ses conquêtes n'aient pas dépassé le Rhin et l'Euphrate, que ses voyageurs ne dépassent guère l'Elbe et l'Oxus[31], tout ce qui est civilisé la connaît ; tout ce qui la tonnait vient à elle ; tout ce qui s'approche d'elle sent plus ou moins son influence. Son empire, comme un vaste édifice, projette autour de lui une grande ombre sous laquelle décroît et l'indépendance et la barbarie des nations. Si quelques peuples, disgraciés de Jupiter, vivent en dehors de cette influence et, comme dit Pline, de cette immense majesté de la paix romaine[32], leur obscurité permet de les oublier, et Rome ne perd pas son temps à compter tout ce qu'il y a de nations errantes par delà l'Ister[33]. Elle dit, sans soupçonner qu'on puisse l'accuser de mensonge, que toute terre habitable, toute mer navigable lui obéit[34] ; elle dit à meilleur droit encore : Il n'est pas de nation au monde qui ne soit ou subjuguée au point d'avoir presque disparu, ou maîtrisée au point d'être réduite au repos, ou pacifiée au point de n'avoir qu'à se réjouir de notre domination et de notre triomphe[35]. Et quand ses armées se trouvent en face des barbares, et que ceux-ci crient : Qui vive ? on n'hésite pas à répondre : les Romains, maîtres des nations[36]. Ainsi était constituée la puissance romaine au dehors. Maintenant c'est le secret intérieur de l'empire qu'il nous faut connaître, le secret de sa force, de sa cohésion, de sa durée, en un mot, de ce que nous avons appelé l'unité romaine. |
[1] Augustus id consilium vocabat, Tiberius præceptum. (Tacite, in Agricola, ibid.)
[2]
Voici celles de ces réunions qui ont été définitives : Sous Auguste, le royaume
des Galates (an 728). Dion, LIV. Strabon, XII. — Sous Tibère celui de
Cappadoce. Dion, LVII. Tacite, Annal., II, 42. Josèphe, Ant.,
XVII. 15 (an de J. C. 18). — Sous Caligula,
[3] Tacite, Annal., II, 17.
[4] Tacite, German., 42 ; Annal., XII, 30.
[5] Ne victores, successu elati, pacem nostram turbarent. (Annal., XII, 56.)
[6] Omne scelus externum cum gaudio habendum, dit un gouverneur romain. Tacite, Annal., XII.
[7] Claude parle au roi parthe Méherdate de Romano fastigio Parthorumque obsequio. (Tacite, Annal., XII, 11.) Déjà le roi parthe, Phraate, cuncta venerantium officia ad Augustum verterat. (Id., II, 1.) Strabon en dit autant : ils ont renvoyé leurs trophées, confié leurs fils à Auguste, soumis aux Romains le choix de leur roi. VII, in fine.
[8] Tacite, Annal., XII, 10.
[9] Armenii semper romanæ ditionis aut subjecti regis quem imperator delegisset, dit un chef romain à peu près prisonnier des Parthes ; et tout ce que répond le Parthe vainqueur, c'est : Imaginem retinendi largiendive penes nos (Romanos), vim penes Parthos. (XV, 13, 14.)
[10] Ans 17-24. V. Tacite, Annal., II, 52 ; III, 73, 74 ; IV, 4, etc.
[11] Il semble même qu'après la mort de Néron, il n'y eut plus que trois légions au lieu de quatre sur le Danube.
[12] V. Tacite, Annal., XI, 18
(an 47) ; XIII, 35 (an 59).
[13] Claude au roi parthe Méherdate (an 50). Tacite, Annal., XII, 10.
[14] Tacite, Annal., XII, 17 (an 50).
[15] An de Rome 719. Strabon.
[16] Ou plutôt jusqu'au Gyr. Pline, Hist. nat., V, 1 (an de J.-C. 42).
[17] Strabon (an de Rome 732).
[18] Cornelius Balbus sous Tibère (Pline, ibid., V, 5). Il aurait pénétré jusque vers le 25e degré de latitude.
[19] Senec., Nat. quæst., VI, 8 : Pline, ibid., VI, 29.
[20] Pline, Hist. nat., VI, 31, 37. Horace, Epod., 26.
[21] Strabon.
[22] Tacite, in Agricola, 10. Pline, ibid., IV, 30 (16) et Pomponius Mela, contemporain de Claude, parlent des Orcades, ce qui indique que ce voyage, où elles furent découvertes, diffère du voyage de circumnavigation ordonné par Agricola sous Domitien.
[23] Ultima omnium que memorantur, Thule. Pline, II, 77, 112 ; IV, 30 (16).
[24] Strabon.
[25] SENEC., Trag.
Venient annis
Secula seris
Quibus Oceanus
Vincula rerum
Laxet, et ingens
Pateat tellus,
Nec sit terris
Ultima Thule.
[26] Tanto labore, tanto itinere paratur, ex quo matrone transluceant. (Pline, II, 4.)
[27] Ans de Rome 739 et 734. Suet., in Aug., 21. Hieronym., Chronic. Orose, VI, 21. Strabon, XV, 1. Florus, IV, 12 (qui joint ici les Sères avec les Indiens). — Aurel. Victor, de Cæsaribus. Horace, Carmen seculare : Jam Scythæ responsa petunt, superbi nuper, et Indi. Et, d'après l'inscription d'Ancyre, lue en 1861 par M. Perrot plus complètement qu'elle ne l'avait été jusque-là, des ambassades des rois de l'Inde avaient été envoyées à Auguste, ce qui n'était arrivé jusque-là à aucun chef romain.
[28] V. sur ce sujet M. Reinaud, Relations de l'Empire romain avec l'Asie orientale (§ 1er, p. 114 et s.). Après avoir établi l'identité des Sères avec les Thince ou Chinois, il cite Horace comme témoin des relations politiques de Rome avec les Sères (Od., III, 29 ; IV, 15), et Florus (IV, 12) qui atteste le fait de l'ambassade, ajoutant que le teint des ambassadeurs prouvait bien qu'ils étaient nés sous un autre ciel et que leur voyage avait duré quatre ans.
Ta-thsin est le nom que les annales chinoises donnent à l'empire romain. Elles reproduisent aussi l'appellation de César (Kai-sa).
[29] Rem difficillimam assecuti sunt ut illis ne voto quidem opus sit. German., cap. ult.
Et Horace de même :
Campestres melius Scythæ
Vivunt et rigidi Getæ
Quorum plaustra vagas
rite trahunt domos.
(Ode,
III, 24.)
[30] Quod
ego, ut incompertum, in medio relinquam. (
[31] Strabon, XI, 13.
[32] Immensa pacis romanæ majestate. (Pline, Hist. nat., XXVII, 1.)
[33] Et quidquid ultra Istrum vagarum gentium est.... Gentes in quibus Romana pax desinit. (Senec., de Providentia, 4.)
[34] Josèphe, de Bello, II, 16. Denys d'Halicarnasse. — Et Virgile : Romanos rerum dominos.
[35] Cicéron.
[36] Florus, IV, 12. C'est ce que dit M. Reinaud dans son Mémoire déjà cité : Tel était le prestige exercé par le nom Romain, que jusqu'au règne du grand Constantin, le nom de Rome se trouve dans toutes les bouches, amies ou ennemies, depuis l'océan Atlantique jusqu'à la mer de Chine, depuis la mer Baltique, le Palus-Méotide et la mer Caspienne jusqu'au fleuve Niger, aux sources du Nil et à la mer des Indes, et que toute secousse qui ébranlait Rome ébranlait le vieux monde tout entier. Il n'avait pas existé d'empire pareil et l'on n'en verra peut-être plus de semblable. p. 18.