§ I. - PROVINCES D'OCCIDENT.
J'ai beaucoup dit sur les Césars ; je n'ai pas tout dit
encore sur leur époque et sur le monde romain. Il y a chez les nations
quelques grands traits qui ont besoin d'être pris à part, dégagés des
événements de leur vie. Cette tâche me parait plus nécessaire et plus grave,
lorsqu'il s'agit du siècle qui a vu naître le christianisme, du siècle où
l'esprit de l'antiquité, uni et coordonné sous le sceptre romain, semblait
avoir rassemblé toutes ses forces et se tenir en bataille contre son ennemi.
Ainsi l'empire : — sa constitution politique et militaire,
— sa force au dehors, — son unité au dedans, — son bien-être matériel, sa civilisation
extérieure ;
Ensuite les doctrines : — soit dans la philosophie, soit
dans la religion ; — leur origine, leurs combats, leur mélange ; — leur
puissance morale ;
Enfin les mœurs : — sous le double point de vue de la
société et de la famille ; telles qu'elles se manifestent dans les phases
habituelles de la vie d'un peuple, sur les places publiques, sous le toit
domestique, dans les arts, dans les lettres, sur les théâtres.
Voilà, ce me semble, trois points auxquels on peut tout
rapporter, et qu'il suffit d'envisager pour prendre une idée complète de ce
qu'était le monde païen au moment où il se trouva en face du christianisme.
Mais avant d'aller plus loin, il est bon de connaître le
terrain sur lequel nous marchons. Jetons d'abord les yeux sur la forme
extérieure de cet empire dont Rome était souveraine, et de ce monde que Rome
gouvernait.
On peut distinguer, en effet, l'empire romain et le monde
romain : le premier avait des limites officielles et certaines ; le second, à
proprement parler, ne finissait qu'avec la renommée du peuple romain et le
bruit de ses armes. L'empire, c'étaient les provinces gouvernées par les
proconsuls : le monde romain, c'était de plus cette ceinture de royautés et
de nations vassales, tributaires, alliées, qui, à des degrés divers,
reconnaissaient la suprématie de Rome ou subissaient son influence. Dans
cette échelle de dépendance ou de liberté, dire qui était sujet, dire qui
était libre, est impossible. Les rois de Commagène, de Damas, et vingt autres
dont les noms nous sont à peine connus, humbles serviteurs des proconsuls,
payaient l'impôt, subissaient la loi du cens, et leurs modestes souverainetés
formaient à l'orient comme les marches de l'empire. Plus loin, l'Ibère et
l'Albain, princes barbares du Caucase, étaient, dit Tacite, protégés par la grandeur romaine contre la domination étrangère[1] ; l'Arménie,
royauté fille de la royauté parthique, habituée néanmoins à recevoir ses rois
de la main des Césars, flottait éternellement entre Rome et les Arsacides[2] ; et le Parthe lui-même,
ce fier ennemi, plus d'une fois rendit hommage à la suzeraineté romaine. Où
commençait la puissance de Rome ? où finissait-elle ? Elle n'avait pas de
limite rigoureuse, suzeraine là où elle n'était pas maîtresse, alliée
prépondérante là où elle n'était point suzeraine : Sénèque parle de ces
régions placées au delà des frontières de l'empire, pays d'une douteuse
liberté[3]
Si l'on veut pourtant fixer, autant qu'il se peut faire,
une frontière à cette puissance illimitée : l'Océan à l'ouest ; au midi l'Atlas
ou le désert d'Afrique, les cataractes du Nil, les confins de l'Arabie
heureuse ; à l'orient l'Euphrate, l'Arménie, la mer Noire ; au nord enfin, le
Rhin et le Danube : telles étaient à peu près les frontières de l'empire[4]. Ajoutez, par
delà la mer des Gaules, une grande partie de l'Ile de Bretagne ; par delà le
Pont-Euxin, le royaume du Bosphore, vassal des Romains, et dont quelques
contrées étaient sous leur souveraineté immédiate.
Au centre de cet empire, entre toutes ces régions et tous
ces peuples, le grand intermédiaire, le grand lien matériel était la Méditerranée ;
admirable instrument des vues de la Providence pour la civilisation et pour
l'unité, bassin unique au monde, construit tout exprès sans doute pour être
témoin de l'accomplissement des plus grandes destinées du genre humain.
Juste-Lipse, avec cet enthousiasme que la science, même au XVIe siècle,
savait parfois revêtir, nous peint cette mer, centre
de la grande fédération romaine, coupée par tant de promontoires, partagée en
tant de bassins divers ; sorte de grande route ouverte au commerce des
peuples ; jetée à travers le monde comme un baudrier sur le corps de l'homme
; ceinture magnifique enchâssée d'îles comme de pierres précieuses, qui
resserre et qui réunit en même temps qu'elle distingue et partage[5]. Par cette mer
sans flux ni reflux, par ce grand lac, les climats les plus divers, les races
les plus éloignées, les produits les plus variés de la terre se rapprochent
et se touchent ; le noir fils de Cham, le Grec ou le Celte enfant de Japhet,
l'Arabe ou l'Hébreu descendant de Sem, en un mot, les trois parties du monde
antique sont, grâce à elle, à quelques journées l'une de l'autre. Par le
Pont-Euxin et le Tallais, elle remonte jusqu'aux steppes de la Tartarie ; par le Nil
jusqu'aux cataractes d'Éléphantine. Peu de jours de route la mettent en
communication par l'Èbre avec le Tage et la côte de Lusitanie, par le Rhône
avec le Rhin et les mers du Nord, par le Nil avec la mer Rouge et les Indes —
chemin longtemps abandonné, et qu'aujourd'hui (1841)
la civilisation va reprendre —. A ces bords si admirablement dessinés de la
main de Dieu, et découpés en tant de formes diverses pour mêler plus
intimement la terre que l'homme habite à la mer qu'il parcourt, jamais ni les
grands hommes, ni les grandes choses, ni les grandes cités n'ont manqué.
L'unité romaine s'est façonnée autour de cette mer ; l'unité chrétienne l'a
embrassée tout entière, tant que l'unité chrétienne n'a pas été tronquée par
le schisme. Le sacrifice de la croix s'est accompli près de son rivage ; et
depuis la croix, là ont été remportés tous les triomphes du christianisme,
depuis le naufrage triomphant de saint Paul jusqu'à la victoire de Lépante.
L'empire de Charlemagne s'est étendu sur ses bords pour faire contrepoids à
celui des califes ; sur ses bords, l'Espagne a soutenu contre le Coran sa
lutte de huit siècles ; la longue guerre des Croisades n'a fait que
revendiquer pour la
Méditerranée le beau titre de lac chrétien. La croix de
saint Pierre est debout près de cette mer et domine le monde. Tout ce qui a
été grand et puissant a eu vers elle une sorte d'attraction : les barbares y
étaient poussés comme par une impulsion du ciel ; le mahométisme l'a envahie
avec fureur, et a été près de la conquérir ; les puissances du Nord viennent
se baigner et se fortifier dans ses eaux. A tout ce qui s'est tenu éloigné
d'elle, il a manqué une certaine vérité, une certaine civilisation dans la
grandeur. Alexandre et César sont nés près d'elle, Bonaparte dans son sein ;
Charlemagne est venu conquérir son rivage : les quatre plus grands noms de
l'histoire profane. Près d'elle se sont élevées Rome et Carthage, Venise et
Corinthe, Athènes et Alexandrie, Constantinople et Jérusalem. Et si l'on en
croit aujourd'hui les préoccupations des politiques et leurs regards tous
tournés vers cette mer, les grands combats et les grandes choses vont y
revenir, et c'est là, comme autrefois, que se jugeront les questions
décisives pour l'humanité.
Or, cette admirable mer n'était que la grande artère de
l'empire romain, le chemin de ronde des légions. La flotte de Fréjus et celle
de Misène la parcouraient incessamment, portant à l'Espagne ou à la Syrie les ordres ou les
envoyés de César. Autour de son bassin se rangeaient les provinces romaines ;
les plus riches et les plus puissantes étaient celles qui se baignaient dans
ses flots.
Quinze provinces sous la République, dix-neuf
selon la première organisation d'Auguste, trente-trois à la fin du règne de
Néron, partageaient cet empire. Entre ces provinces dont chacune serait un
royaume, une distinction est à observer.
Une ligne, à peu près identique au 17e degré de longitude
du méridien de Paris, sépare au nord la Dalmatie de l'Épire ; puis, traversant la mer
Ionienne, laisse à droite l'Italie, à gauche la Grèce ; puis tombe en
Afrique, près de la ville de Bérénice, entre les colonies grecques de la Cyrénaïque, et les
déserts où, à la race libyque, se mêlent quelques descendants des colons
phéniciens. Si nous oublions la
Sicile, grecque par son origine et ses arts, romaine par
ses relations intimes avec l'Italie, cette ligne se pose assez bien entre les
deux grandes influences qui formaient la civilisation de l'empire,
l'influence grecque et l'influence romaine. Cette distinction n'est point
factice : Rome la sentait et s'en rendait compte. Ni ses procédés de
gouvernement, ni la marche de sa politique ne furent les mêmes en Orient et
en Occident, chez le Grec ou chez le barbare. Auguste, en traçant sa division
des provinces, au lieu de rattacher la Cyrénaïque aux provinces voisines d'Afrique ou
d'Égypte, la joignit à la
Crète, séparée d'elle par la mer, mais comme elle grecque
et civilisée.
Au point de vue de la civilisation, l'Italie et la Grèce étaient donc les
deux foyers de cette vaste ellipse que l'on appelle l'empire romain, les deux
métropoles auxquelles, plus ou moins, chacun des peuples se rattachait. La Grèce, la première, avec
une admirable puissance d'expansion, toute libre et toute spontanée, avait
semé des colonies sur tous les rivages, sur les bords du Pont-Euxin, sur le
Danube, jusqu'à l'entrée de la mer de Tauride. La côte d'Asie était grecque
comme elle ; la Sicile
était toute sienne. La côte de Naples s'appelait la Grande-Grèce.
Cyrène, colonie grecque, déployait aux portes du désert une
merveilleuse civilisation ; Marseille, cité phocéenne, avait ouvert à la Grèce l'entrée de la Gaule ; à la suite des
Phéniciens et des Carthaginois, la
Grèce était arrivée en Espagne. Les conquêtes d'Alexandre
avaient amené l'Orient à sa science et à ses mœurs ; et cet empire de
quelques années, démembré, comme celui de Charlemagne, le lendemain de la
mort de son fondateur, avait donné naissance à vingt monarchies
gréco-orientales, en Égypte, en Syrie, dans l'Asie Mineure. La Grèce enfin avait fondé
Alexandrie et Byzance. De nos jours, des médailles grecques ont été trouvées
jusque dans la Bactriane
et près des Indes ; et, si nous tenons compte des simples traces laissées par
les voyageurs, bien longtemps avant les Romains, Pythéas avait exploré la Grande-Bretagne,
Néarque visité l'Inde, et Ératosthène nous la peint telle que nous la
connaissons aujourd'hui.
La civilisation romaine, au contraire, avait dû prendre
une autre route. L'Italie, admirablement placée, défendue au nord par les
Alpes, se prolongeant au midi vers la Grèce et l'Afrique, entre les deux mers qui lui
servent de rempart à droite et à gauche ; l'Italie était gauloise par le
nord, grâce aux invasions celtiques qui avaient peuplé la Cisalpine ; grecque
par le midi et par ses colonies opulentes qui firent donner le nom de
Grande-Grèce à la partie méridionale de la péninsule. Les peuples italiques
proprement dits, et leur chef le peuple romain, se trouvaient donc entre les
Celtes et les Ioniens, entre la barbarie et les lumières. Ils reçurent la
civilisation et la transmirent. Les arts leur vinrent de Corinthe et
d'Athènes ; ils les portèrent à Narbonne et à Vienne, d'où les conquêtes de
César devaient les mener plus loin encore. De plus, la lutte héroïque contre
Carthage, ce moment décisif de la vie du peuple romain, lui avait ouvert par
une autre porte le' monde occidental. La Sicile, l'Afrique, l'Espagne, lui furent
livrées, d'abord comme la lice du combat, puis comme le prix de la victoire,
l'héritage de l'ennemi vaincu. L'accession de l'Orient, même à la considérer
comme conquête, ne fut que secondaire ; les républiques épuisées de la Grèce, les royautés
mutuellement hostiles des généraux d'Alexandre, coûtèrent peu d'efforts aux
Romains, et tombèrent sans peine dans leurs filets. Mais l'Occident demanda
plusieurs siècles de lutte ; aussi, c'est en Occident que la conquête romaine
devait être fructueuse, et que Rome devait gagner le titre de peuple
civilisateur.
Montrons donc cet Occident soumis, gouverné, civilisé par
l'influence romaine, nous passerons ensuite à l'influence grecque et à
l'Orient. Dans l'Occident était véritablement la force de l'empire ; la
culture et la population active étaient là. Là se rencontre le génie
d'Auguste, comme aussi le génie auxiliaire de son lieutenant Agrippa. Ce sont
douze ans de voyage (ans de Rome 714-726)
d'Auguste et d'Agrippa, qui ont civilisé la Gaule et l'Espagne. C'est à cette époque, dans
une assemblée générale tenue à Narbonne, que le partage et le gouvernement de
la Gaule ont
été réglés. C'est alors qu'ont été tracées ou complétées ces routes qui,
partant de Milan, vont rejoindre d'un côté Cadix et l'Océan ; de l'autre
Boulogne et la mer du Nord. Alors aussi les deux contrées ont reçu de la
munificence des empereurs leurs plus magnifiques monuments, tous marqués du cachet
de la même époque. Nîmes, cette ville d'Auguste, qui semble avoir fait du fils
d'Atia son génie populaire, Nîmes a vu s'élever sa Maison carrée et cet aqueduc que nous appelons le Pont du Gard ; en même temps que se
bâtissaient, dans des formes pareilles, le temple de Vénus à Almenara, les
immenses aqueducs de Ségovie et de Tarragone. Narbonne, Vienne, Fréjus, Lyon,
s'embellissaient des magnificences- romaines, en même temps qu'Antequerra,
Mérida, Tarragone, Cordoue, recevaient de la libéralité de César ces temples
et ces amphithéâtres, dont les vestiges debout à chaque pas nous étonnent
encore[6].
Aussi, sous l'influence de ces grands civilisateurs, la
barbarie recule vers le nord, les forêts disparaissent, les routes marchent
en avant, les fleuves deviennent navigables, les canaux se creusent. Le midi
de la Gaule
n'est plus une province, dit Pline, c'est l'Italie[7] ; forte,
laborieuse, économe, féconde, comme l'Italie, hélas ! ne l'est déjà plus ;
féconde en hommes et en richesses (magna parens frugum... magna virum). Toute cette contrée porte
la toge (Gallia
togata), parle la langue latine ; elle est, je le croirais
volontiers, plus romaine que Rome elle-même. Narbonne, le port de toute la Gaule, par lequel la Méditerranée se met
en communication avec l'Océan ; Marseille, cette université gallo-grecque,
qui, depuis un demi-siècle, enlève à Athènes les étudiants romains, et dans
laquelle s'unissent avec bonheur la politesse grecque et l'économie
provinciale[8]
: voilà les deux ports par lesquels la civilisation est arrivée chez les
peuples celtiques. Marseille depuis longtemps l'amena de la Grèce, et fit pénétrer
dans les Gaules la science et les arts helléniques ; Narbonne reçoit de son
proconsul les traditions romaines, et les transmet aux peuples avec toute
l'autorité du commandement. Puis de Marseille, la civilisation remonte à
Lyon, la colonie de Plancus, la cité favorite des Césars, si puissante et si
belle au bout de cent années d'existence[9] ; — Lyon à son
tour commande à toute la Gaule
celtique (Gallia
Lugdunensis) ; vaste triangle dont le sommet est Lyon et
dont la mer d'Armorique (la Manche) est la
base ; — des bords de cette mer une nuit de navigation conduit jusque dans
l'inculte et sauvage Bretagne. Voilà la route que suivent la civilisation et
le trafic : dans toutes ces contrées, les navires remontent et descendent les
fleuves, les légions arrivent, les envoyés de César amènent avec eux les
arts, l'industrie, les habitudes de la paix. Ici, sur les bords du Rhône, un
peuple barbare de la Gaule,
les Cavares, grâce à la colonie d'Orange, étaient déjà sous Tibère de
véritables Romains par la langue, par les mœurs, quelques-uns par le droit de
cité[10]. Là, près de
l'Océan, l'Aquitaine, qui au temps d'Auguste ne savait bâtir qu'en bois et en
paille[11], élève à
Saintes, ville toute romaine, un arc de triomphe en l'honneur de Tibère et de
Drusus[12].
Ainsi la
Gaule se civilise et s'amollit. La Gaule Belgique
elle-même, ces peuples, au temps de César, les plus belliqueux de tous les
Gaulois, la Gaule
Belgique ne sait plus se défendre. Quand les hordes
germaines passent le Rhin, quand les riches plaines de la Dyle sont menacées, un cri
s'élève et appelle Rome au secours. Rome, qui combattit quatre-vingts ans
pour dompter la Gaule,
sourit maintenant de ce qu'elle appelle l'inertie gauloise[13]. Le sentiment
national de ces peuples s'est perdu dans le sentiment romain. Le temple
d'Auguste, à Lyon, ce magnifique édifice où, en face des deux fleuves[14], un collège de
prêtres offre chaque jour des sacrifices au dieu Octave, où soixante statues
des peuples de la Gaule
entourent la statue de cet empereur ; ce temple est le vrai symbole de
l'unité et de la nationalité gauloises. Donner des soldats, des chevaux, de
l'argent, à Germanicus prêt à venger Rome contre les Germains, est l'unique
gloire du patriotisme gaulois. Sous Tibère (an
de J.-C. 21), Sacrovir se révolte encore au nom de la nationalité
celtique ; mais cette révolte de débiteurs fugitifs et de gladiateurs
échappés est facilement vaincue[15]. Sous Néron (an 68), Vindex se révolte, mais, contre
l'empereur, non pas contre Rome ; il se révolte, je dirais volontiers comme
Romain, irrité dans son orgueil et sa dignité romaine, contre un César qui
joue de la flûte et chante au théâtre.
De la Gaule,
la conquête et la civilisation se sont de bonne heure embarquées pour la Bretagne. La
Bretagne, sœur de la Gaule,
mais sœur plus barbare, est peuplée par les mêmes races, parle les mêmes
langues, présente les mêmes noms aux voyageurs[16]. Elle a encore
un autre lien avec elle dans une religion puissante, sévère, positive. Les
dogmes du druidisme, confiés à la seule mémoire de ses prêtres, n'en sont que
plus précis et plus ineffaçables ; ses rites inspirent la terreur ; son
clergé est façonné par une éducation sévère, accoutumé à la réflexion par un
silence de vingt ans, gouverné par une hiérarchie inflexible[17]. Le druidisme,
qui apprend à l'homme à mépriser une vie qui doit renaître[18], est le grand
appui du courage et du patriotisme chez les peuples celtiques. Aussi Rome
l'a-t-elle combattu de bonne heure, et, pour détruire ces autels souillés de
sang humain, la politique s'est trouvée d'accord avec la philanthropie[19]. Mais le
druidisme a cherché un refuge dans la Bretagne ; c'est l'île sacrée, l'école de ses
prêtres, le dépôt de ses plus profonds arcanes. César ne se fût pas cru maître
des Gaules, s'il ne fût allé montrer ses aigles aux sauvages tatoués des
bords de la Tamise.
Claude, qui avait achevé dans la Gaule l'extermination des
druides, déjà condamnés par Auguste et proscrits par Tibère, Claude a passé
le détroit, et est venu attaquer cette île que Rome, dans son ignorance,
appelle un monde[20]. Après dix-neuf
ans de guerre (ans 42-61), après des
révoltes et des massacres, le druidisme est forcé dans son dernier repaire ;
l'île de Mona (Anglesey) est attaquée
par les troupes romaines, dont les chevaux traversent à la nage les eaux de
la mer. Une foule pressée bordait le rivage ; au milieu de ce bataillon
fanatique, des femmes, des furies, les cheveux épars, agitaient des flambeaux
et poussaient des hurlements ; des prêtres, les mains levées au ciel,
faisaient entendre d'abominables imprécations. A cette vue, le soldat romain
hésite un moment ; puis il s'anime, renverse l'ennemi, égorge les druides,
détruit leurs autels[21] ; et, encore
aujourd'hui, on montre les troncs coupés de ces chênes immenses où les
adorateurs d'Hésus venaient cueillir le gui sacré.
La
Bretagne cependant n'était point encore romaine. Les arts
romains y arrivaient, mais y arrivaient lentement. Des temples s'élevaient au
dieu Claude ; la colonie de Camulodunum (Colchester)
avait un cirque et un amphithéâtre ; la colonie de Londres était déjà le
centre du commerce. Mais la
Bretagne était la dernière venue des conquêtes romaines :
Rome, dit Tacite, l'avait domptée jusqu'à l'obéissance, non pas encore
jusqu'à l'esclavage[22].
J'ai insisté davantage sur ces peuples celtiques, nos
aïeux. Du reste, la marche de Rome était la même partout, et je puis
rapidement passer sur l'Espagne et sur l'Afrique.
L'Espagne marche de pair avec la Gaule. Ce sont, dit
Tacite, les deux plus opulentes provinces du monde[23]. Dans l'Espagne,
comme dans la Gaule
et plus encore que dans la
Gaule, le midi, la fertile Bétique, déjà préparée par la
civilisation grecque, a facilement subi le pouvoir, les mœurs, la langue,
l'habit du vainqueur. Dans l'Espagne comme dans la Gaule, le nord a plus
longtemps résisté : ce prolongement des Pyrénées, qui suit la côte nord de la
péninsule, est le refuge éternel de l'indépendance espagnole ; de là sont
sortis Pélage et les royaumes chrétiens, et de nos jours ces insurrections
provinciales qui ont pris pour drapeau la royauté de Charles V et de Charles
VII ; là vivaient, au temps de la conquête romaine, ces Cantabres et ces
Astures qui chantaient lorsqu'on les mettait sur la croix, et dont les femmes
tuaient leurs enfants pour qu'ils ne devinssent pas esclaves[24]. Mais partout le
mouvement est rapide vers la civilisation romaine ; Auguste, pour contenir
les provinces du nord, y avait placé trois légions, seule force militaire de
l'Espagne ; Néron n'en a conservé qu'une[25]. Nulle terre ne
semble avoir été plus favorisée par la domination romaine, et lui avoir gardé
plus de reconnaissance : nulle ne semble avoir accepté avec moins de
répugnance le culte impie des Césars. Les peuples d'Espagne à Tarragone,
comme les peuples gaulois à Lyon, ont élevé à Auguste leur temple national ;
ils ont sollicité le bonheur d'en élever un à Tibère[26]. L'Espagne a
contribué avec la Gaule
pour l'expédition de Germanicus. Mais aussi l'Espagne est semée de monuments
romains ; d'immenses aqueducs amènent l'eau dans ses cités ; des routes
magnifiques la coupent en tous sens ; partout des temples, des cirques, des ponts,
des palais, des amphithéâtres s'élevant au bord de la mer, et combinant par
un goût admirable les beautés de l'art avec la plus grande merveille qui soit
sortie de la main de Dieu. Nulle cité antique, quelque peu importante, qui ne
montre aujourd'hui encore un de ces superbes débris. Ce n'est pas assez :
l'Espagne s'enrichissait de la pauvreté manufacturière de l'Italie ;
non-seulement ses vins et ses huiles, mais ses armes et ses tissus arrivaient
sans cesse de l'Èbre et du Guadalquivir au Tibre ; la maitresse du monde,
devenue, par l'insuffisance de son industrie, tributaire de ses propres
sujets, ne payait à aucun d'eux peut-être un plus lourd impôt qu'à l'Espagne.
Suivons maintenant cette côte de Libye que Carthage a
faite si commerçante et si riche, que Rome possède si laborieuse et si
fertile. Rome a hérité de sa puissante ennemie ; Rome, par ses guerres
patientes, a encore agrandi l'héritage ; elle a poursuivi dans les gorges de
l'Atlas, dans leurs gourbis épars (mapalia), dans leurs villes de boue et
de paille, ces nomades de Jugurtha et de Tacfarinas, tant de fois fugitifs,
tant de fois ralliés[27]. D'un côté, les
souvenirs de Carthage, relevée par César et par Auguste de l'abaissement
jaloux où le sénat l'avait tenue ; de l'autre, l'importance du grenier
africain qui nourrit Rome pendant huit mois de l'année, ont tourné vers cette
côte de la Méditerranée
toute l'attention du pouvoir. Nulle part Rome n'a semé plus de colonies,
élevé plus de villes à son image. Pline compte, dans les trois provinces
africaines, quatorze colonies, dix-huit municipes, quatre villes latines. Ces
colonies ont été placées comme des sentinelles pour veiller sur l'Afrique
romaine : par delà les colonnes d'Hercule, sur la côte qui regarde les fies
Fortunées, Zilis et Lyxos se baignent dans les eaux de l'Atlantique ; Tanger (Traducta Julia)
garde le détroit ; sur la
Méditerranée, Utique sert à contrebalancer Carthage ;
Cartenna, Césarée, Saldæ, veillent sur la côte ; Cirta (Constantine), comme une vedette avancée,
épie le désert[28].
Maintenant, si nous traversons ces sables libyques, qui
ont coûté à Caton trente jours de marche et de souffrances ; si, après avoir
passé les Syrtes, nous apercevons un édifice s'élever dans le lointain, ce ne
sera plus le toit de paille de l'Africain, la hutte informe du Numide :
regardez ! ce sera quelque chose de pur et d'harmonieux comme le temple grec
; c'est la ville de Bérénice, c'est la Cyrénaïque : c'est un autre monde qui commence.
Ici, tout à coup, séparé seulement par cette bande de sables, le monde
oriental, le monde de la Grèce
apparaît devant vous. Rome ne règne ici que par ses proconsuls et ses
licteurs ; c'est la Grèce
qui règne par la langue, par le culte, par les mœurs. Cyrène, oasis de la
civilisation jetée au milieu du désert, Cyrène a courageusement défendu sa
nationalité grecque contre les barbares. Nous entrons dans la seconde partie
du monde romain, dans cet Orient qui est tombé sous la loi de Rome, déjà tout
civilisé par la colonisation grecque et par la conquête d'Alexandre.
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