LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

APPENDICES AU TOME DEUXIÈME.

APPENDICE C. — SUÉTONE, TACITE, PLINE LE JEUNE ET TRAJAN, SUR LES CHRÉTIENS.

 

 

Je tiens à réunir ces divers passages, les plus anciens où le nom des chrétiens se soit présenté sous une plume païenne. Quoique bien connus sans doute, et quoique j'en aie déjà donné le texte plus ou moins complètement dans d'autres ouvrages, il me semble toujours utile de les rapprocher ici.

1° Suétone, parlant de l'époque de Claude, ne fournit sur le christianisme qu'un renseignement vague et inexact :

(Claude) expulsa les Juifs qui, excités par Chrest, causaient à Rome des tumultes perpétuels. (In Claudio, 25) (Judæos impulsore Chresto Romæ assidue tumultuantes expulit.)

2° Mais, arrivé au temps de Néron, il est un peu plus explicite sans être plus juste : parmi les actions louables de Néron, il compte ceci :

On infligea des supplices aux chrétiens, hommes d'une superstition nouvelle et malfaisante. (In Nerone, 16.) (Affecti suppliciis Christiani genus hominum superstitionis novæ et maleficæ.)

3° Tacite, au sujet de Néron, est tout aussi prévenu que Suétone, sans mieux définir le motif de sa haine. Voici le morceau entier dont j'ai cité une partie dans le texte :

Ni les secours humains (après l'incendie de Rome), ni les largesses du prince, ni les expiations offertes aux dieux, n'affaiblissaient le sentiment populaire qui attribuait l'incendie aux ordres de Néron. Pour faire cesser ces rumeurs, Néron voulut mettre des accusés à sa place, et soumit aux tortures les plus raffinées, ces hommes, détestés pour leurs méfaits, que le peuple nommait chrétiens. Ce nom leur venait de Christ — Christ évidemment est pour Tacite un nom propre et non pas comme pour nous un surnom — qui, sous le règne de Tibère, avait été livré au dernier supplice par le procurateur Pontius Pilatus. Et cette détestable superstition, momentanément réprimée, avait reparu de nouveau, non-seulement dans la Judée où elle était née, mais aussi dans Rome où affluent et se maintiennent les crimes et les hontes du monde entier. On saisit donc, d'abord ceux qui avouaient, puis, sur leurs dénonciations, une multitude énorme, convaincue moins du crime de l'incendie que de la haine que leur portait le genre humain. Et l'on ajouta la raillerie à leur supplice  ; les uns, couverts de peaux de bêtes, périrent déchirés par des chiens  ; d'autres furent mis en croix  ; d'autres furent réservés pour être à la fin du jour livrés aux flammes et servir de flambeaux nocturnes. Néron avait prêté ses jardins pour ce spectacle, et il célébrait les jeux du cirque, sous le costume de cocher, se mêlant au peuple, ou conduisant son char. Aussi quoique ce fussent des coupables dignes du dernier supplice, ces tortures, infligées sans une pensée de bien public, mais pour satisfaire la cruauté d'un seul homme, faisaient naître la compassion. (Annal., XV, 44.)

4° On a voulu aussi considérer comme emprunté à Tacite le passage suivant de Sulpice-Sévère qui en effet fait assez souvent des emprunts à cet auteur. Sulpice-Sévère raconte qu'après avoir pris Jérusalem, Titus mit en délibération s'il détruirait le temple. Quelques-uns s'opposaient à cette destruction  ; mais d'autres et parmi eux Titus disaient qu'il fallait détruire le temple, parce que c'était un moyen sûr de détruire et la religion des Juifs et celle des chrétiens, deux religions contraires l'une à l'autre et cependant sorties de la même source : les chrétiens étaient venus des Juifs, et la racine détruite, le rejeton ne tarderait pas à périr. (Quippe has religiones, licet contrarias sibi, iisdem tamen auctoribus profectas, Christianos ex Judæis extitisse ; radice sublata, stirpem facile perituram. Sulp.-Sévère, Hist. Eccl., II, 44 (ou 30).) Si le passage est emprunté, comme on voudrait le croire, à un des livres perdus de Tacite, il faut dire que Tacite était en contradiction avec Josèphe, lequel attribue à Titus la résolution bien arrêtée de conserver le temple.

5° Enfin, après Tacite et Suétone interrogeons leur ami et contemporain PLINE LE JEUNE et leur empereur Trajan. Pline ne parle pas en historien, mais en magistrat  ; il ne conte pas les faits des temps de Glande ou de Néron, mais il juge les faits de son temps. Il voit, plus de trente ans après la persécution de Néron, le christianisme toujours officiellement condamné ou par un édit formel du prince, ou au moins par une jurisprudence administrative bien établie  ; mais, en même temps, il atteste l'extension que le christianisme a prise, sa publicité, sa notoriété, les progrès qu'il a faits  ; et malgré le préjugé populaire que Tacite et Suétone admettent en le motivant si peu, malgré la loi ou la tradition administrative à laquelle il obéit, malgré lui-même, on peut le dire, il atteste l'innocence des chrétiens  ; son embarras est une grande preuve en leur faveur. Voici le texte de cette correspondance officielle :

Pline à Trajan empereur, salut.

Je me suis fait une loi, Seigneur, d'en référer à toi sur tous les points qui sont pour moi un objet de doute. Qui, en effet, peut mieux que toi mettre fin à mon hésitation ou instruire mon ignorance ? Je n'ai jamais assisté aux procès contre les chrétiens : aussi ne sais-je ni ce qu'il faut rechercher ni ce qu'il faut punir. Je me suis demandé avec beaucoup d'hésitation s'il y a une différence à faire selon l'âge des accusés, ou si au contraire l'âge le plus tendre doit être traité comme celui de la pleine vigueur  ; s'il y a lieu de pardonner au repentir, ou si au contraire, quand on a été une fois chrétien, peu importe qu'on ait cessé de l'être  ; si enfin c'est le nom que l'on punit, même en l'absence de tout méfait, ou seulement les méfaits qui se rattachent à ce nom. Dans le doute, voici ce que j'ai fait à l'égard de ceux qui m'étaient dénoncés comme chrétiens. Je leur ai demandé s'ils étaient chrétiens  ; quand ils se sont déclarés tels, j'ai renouvelé une et deux fois la question, en les menaçant du supplice. — Singuliers accusés auxquels on ne leur demande que de nier leur crime ! — Quand ils persévéraient, je les ai fait conduire au supplice. — Duci, jussi, remarquez ce petit mot anodin, usité du reste dans le style administratif de cette époque. V. Sénèque, de Tranquillitate animi, 14. Je ne doutais pas, en effet, quelle que fût la nature du fait qu'ils avouaient, qu'il n'y eût lieu de punir leur obstination et leur inflexible entêtement. — Leur entêtement à dire la vérité ! — J'ai trouvé parmi ces insensés des citoyens romains dont j'ai noté les noms pour les envoyer à Rome. Bientôt le fait même de ces procédures a multiplié les dénonciations et des cas particuliers se sont rencontrés. Une dénonciation anonyme m'a été présentée, portant les noms de plusieurs personnes qui nient être chrétiennes ou même l'avoir jamais été. Ces hommes ont, après moi, invoqué le nom des dieux  ; en face de ton image que j'avais exprès fait apporter avec les statues des dieux, ils ont offert le vin et l'encens  ; enfin ils ont maudit le Christ — ce que jamais, dit-on, on n'obtient de ceux qui sont véritablement chrétiens — ; et je les ai mis en liberté. D'autres, nommés par le même dénonciateur, ont commencé par se dire chrétiens, puis ont rétracté cet aveu, disant qu'ils l'avaient été, mais qu'ils avaient cessé de l'être, les uns depuis trois ans, d'autres depuis plusieurs années, quelques-uns même depuis vingt ans. Tous ont vénéré ton image et les statues des dieux  ; ils ont aussi maudit le Christ. Ils affirmaient, du reste, que leur faute ou leur erreur se réduisait à ceci : qu'ils se réunissaient un jour marqué, avant le lever du soleil ; chantaient en se répondant une hymne au Christ comme Dieu  ; s'engageaient par serment, non à un crime quelconque, mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne tromper personne, à être dépositaires fidèles  ; qu'ensuite ils se séparaient, puis se réunissaient de nouveau pour un repas commun, — entre les deux sexes ? — mais innocent  ; usage que, du reste, ils ont abandonné depuis l'édit où, conformément à tes ordres, j'ai défendu les hétairies. — En latin collegia, autrement les associations non autorisées. V. l'appendice G sur ce sujet dans mes Antonins, t. III, et Pline, Ép., X, 43 — Aussi, ai-je cru d'autant plus nécessaire de chercher, même en soumettant à la torture deux femmes esclaves, qu'on disait être diaconesses (ministre), parmi eux, à savoir ce qu'il y avait de vrai dans ces assertions. Mais je n'ai rien trouvé qu'une misérable et excessive superstitionsuperstitionem pravam et immodicam —. Aussi ai-je suspendu l'enquête et j'ai hâte de te consulter. La question me parait digne de ton attention, surtout à cause du grand nombre de personnes menacées. Car déjà grand nombre de tout âge, de toute condition, de tout sexe, sont dénoncées et le seront. Ce ne sont pas en effet seulement les villes, mais les bourgs et les campagnes que cette contagion superstitieuse a envahis. Il ne me parait pas impossible de l'arrêter et de la guérir  ; il est déjà certain que les temples à peu près abandonnés recommencent à être fréquentés, que les cérémonies religieuses, longtemps interrompues, sont reprises, que l'on trouve de loin en loin à vendre les victimes pour lesquelles on avait grand'peine à trouver des acheteurs. D'où l'on peut conclure que grand nombre d'hommes pourront être ramenés si on ouvre la porte du repentir. (Ép., X, 97.)

6° Voici maintenant la réponse de l'empereur à son proconsul, réponse tout aussi embarrassée que la demande et qui ne sait pas mieux définir cet insaisissable délit de christianisme :

Tu as suivi, mon cher Secundus, la marche que tu devais suivre en examinant l'affaire de ceux qui t'ont été dénoncés comme chrétiens. Rien à cet égard ne peut être défini d'une manière générale et sous une forme précise. — Neque enim in universum aliquid quod quasi certam formam habeat, constitua potest —. Il ne faut pas les rechercher  ; s'ils sont dénoncés et convaincus, il faut les punir, sauf pourtant que celui qui niera être chrétien et en donnera la preuve par ses actes, c'est-à-dire en rendant hommage à nos dieux, quelque suspect que soit son passé, obtiendra grâce par son repentir. Mais les dénonciations anonymes ne doivent être comptées pour rien  ; ce serait d'un détestable exemple et ce n'est pas de notre temps. (Pline, Ép., X, 98.)

Le dernier mot est une protestation contre les temps néroniens. Mais, du reste, empereur et proconsul, l'un dans son laconisme, l'autre dans sa prolixité, jouent le rôle de Pilate. Pilate ne trouve pas de crime chez Notre-Seigneur Jésus-Christ — nullam invenio in eo causam  ; eux n'en trouvent pas non plus chez les chrétiens, si ce n'est leur persévérance à être chrétiens. Pilate condamne cependant par peur des Juifs qui lui crient : Tolle, crucifige eum  ; eux condamnent par peur des dénonciateurs païens. Si on ne dénonce pas, ils se tiennent cois, sans que la chose publique coure pour cela le moindre danger ; si l'on dénonce, ils obéissent et versent le sang.