LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

CLAUDE.

 

 

§ II. — CENSURE.

La censure, cette conservatrice des anciennes choses et des anciennes mœurs, était depuis longtemps oubliée. Auguste seul avait osé réveiller ce titre inquiétant pour la mollesse des mœurs nouvelles. Le temps de la censure est passé, disait Tibère[1].

Claude fut plus hardi et reprit ce pouvoir (an 47). C'était se proclamer le restaurateur officiel de l'ancienne Rome ; c'était reprendre au bout de cinquante ans l'œuvre d'Auguste déjà ébranlée.

Ce n'est pas que l'empire ne reposât toujours sur les traditions d'Auguste, que son nom ne fût sans cesse invoqué ; aristocratique et populaire à la fois, Auguste avait donné aux institutions romaines leur forme dernière, la forme sous laquelle elles pouvaient le mieux se conserver : la grandeur romaine était demeurée telle qu'Auguste l'avait faite et comprise ; on ne pouvait être Romain qu'à la mode d'Auguste.

Et l'on tenait encore à être Romain. Les esprits officiels maintenaient la fiction d'un système dont la réalité s'en allait. Il y avait des consuls, des préteurs, un sénat, qui prenaient parfois leur titre au sérieux. Le consulat n'était qu'un vain honneur, abaissé, impuissant, réduit à quelques mois de durée ; les consuls ordinaires, qui étaient installés au commencement de l'année et lui donnaient leurs noms, étaient seuls connus ; des autres consuls passagers (substitués, suffecti), les noms même n'arrivaient pas aux provinces. On voulait cependant être consul ! on voulait léguer à sa famille son image en cire et le rang de consulaire ! Il était encore question du veto des tribuns[2]. La questure que Cicéron appelait autrefois la porte de toutes les dignités, la questure coûtait cher, depuis que Claude avait attaché à cet honneur l'obligation de donner des jeux au peuple[3] ; cependant on trouvait encore des questeurs, quoique avec peine parfois. Toute ambition n'était pas absolument morte chez ce peuple, tous les honneurs ne s'évaluaient pas en argent. Ce vide et officiel système de gouvernement républicain était encore un objet d'ambition pour les provinces, une espérance pour les secrets enthousiastes de la république, un épouvantail même pour les empereurs[4].

Car les empereurs ne comprirent pas toujours que, dans ces formes creuses, mais remplies par la grandeur du nom romain, étaient une des espérances et un des liens de la société. Ils travaillèrent à les avilir, souvent même à déshonorer ce nom romain qui leur était le gage de la soumission du monde. Pour satisfaire quelques ambitions subalternes, et comme si leur pouvoir n'eût pas été déjà trop grand pour sa sûreté, ils continuèrent à développer leur gouvernement propre ou le gouvernement de leurs affranchis. Par l'appel à César[5] qui avait remplacé l'appel au peuple, ils énervaient toutes les juridictions antiques. Leurs procurateurs, c'est-à-dire les agents de leur liste civile, se glissaient partout, dans toutes les provinces, auprès de tous les magistrats ; gens de cour, gens maniables, gens de basse ambition, pour la plupart affranchis, ils constituaient un état inférieur, mais lucratif[6] ; favoris de César et forts de son nom, agents du fisc et puissants par la prééminence du fisc ; ils s'élevaient peu à peu, devenaient collecteurs d'impôts, puis juges en matière fiscale, puis au besoin lieutenants des gouverneurs, puis enfin les égaux des gouverneurs même et des juges ; ils gagnaient en un mot tout le terrain que leur abandonnait la grandeur passagère, craintive, menacée, des magistrats officiels[7].

Claude même, zélateur de l'antiquité, mais humble sujet du favoritisme domestique, ne prit jamais la grandeur romaine du côté sérieux. Au milieu de ses préoccupations de Romain et d'antiquaire, il n'en allait pas moins dégradant les titres anciens, multipliant les honneurs sans fonctions et les privilèges sans pouvoir. Il donnait juridiction[8] aux procurateurs, ces agents d'affaires auxquels Tibère, lui, ne reconnaissait de droits que sur ses esclaves et sur ses biens[9]. Il avilissait jusqu'à la milice, ce dernier refuge de l'esprit romain, en créant une milice fictive où l'on gagnait ses grades sans quitter Rome ; il donnait des récompenses militaires à des eunuques, à un enfant les privilèges des triomphateurs — triumphalia ornamenta ; car, pour le triomphe lui-même, honneur trop imposant, il était réservé aux seuls empereurs — ; il prodiguait même cette récompense à tel point, que les plaisants de l'armée .signèrent une pétition où on lui demandait de l'accorder une fois pour toutes à tous les généraux, afin que le désir de la gagner ne leur fit pas chercher d'inutiles sujets de guerre[10].

Sans doute, pourvu que cela ne gênât pas (ce qui est le patriotisme de bien des époques), on ne demandait pas mieux que d'être Romain. S'il s'agissait de porter la pourpre consulaire, ou de brûler un peu d'encens aux pieds de Jupiter Capitolin, ou d'étaler, à la suite d'un brancard funèbre, les images poudreuses de ses aïeux, on était Romain. Mais fallait-il avoir une table moins somptueuse, des vases moins beaux ; donner sa fille comme vestale ; porter la cuirasse et les soixante-dix livres de bagage du légionnaire ; accepter les devoirs et surtout les périls d'un sénateur ; cultiver sa terre, au lieu de vivre dans Rome du blé public : on disait non. Cet esprit . romain ne passait pas au cœur. La vie privée protestait contre la vie publique, la morale individuelle contre celle de l'État.

Et de plus, l'esprit romain se perdait, parce que la race romaine se perdait elle-même. L'esprit romain n'était plus un enseignement héréditaire, mûri par une génération vieille et patiente, transmis à une génération active et nouvelle ; ce n'était qu'une leçon apprise à la hâte, que balbutiaient des écoliers : la race qui gouvernait, qui pensait, qui vivait dans Rome, subissait à chaque heure un perpétuel renouvellement.

Ce renouvellement, j'en ai indiqué les causes ; j'ai montré les efforts qu'avaient faits César et Auguste pour le combattre ou au moins le ralentir. Mais, malgré ces efforts, depuis les temps d'Auguste, quels progrès n'avait-il pas faits ?

Le patriciat avait été balayé. Sous l'épée des proscriptions républicaines, sous le glaive des exécutions impériales, sous la loi de décroissance qui menace les aristocraties exclusives, sa vie ne pouvait être de longue durée. Fondé par Romulus, disait-on, et par le premier Brutus, maintenu sans changement pendant des siècles, les guerres civiles l'avaient réduit à une cinquantaine de familles. César, chose inouïe jusqu'alors, avait fait des patriciens. Au bout de treize ans, Auguste avait été contraint d'en nommer d'autres, afin de pourvoir à certaines fonctions sacerdotales réservées aux seuls patriciens. Soixante-quinze ans après, dit Tacite, des vieux patriciens de Romulus et de Brutus, il ne restait plus personne ; des patriciens nouveaux d'Auguste et de César, quelques familles à peine[11]. Claude fut obligé d'ajouter des noms nouveaux à cette liste sans cesse épuisée[12].

La noblesse et le sénat subissaient le même sort. Les sénateurs manquaient à la curie comme les patriciens aux sacerdoces. Les anciennes familles s'éteignaient, les nouvelles refusaient. Auguste, pour faire des sénateurs, avait déjà employé la menace ; Claude usa également de rigueur, ôta l'anneau de chevalier à ceux qui ne voulaient pas devenir sénateurs ; et à un riche citoyen qui, pour échapper à cette grandeur redoutée, voulait s'établir à Carthage, il dit : Je te mettrai une chaîne d'or aux pieds pour te retenir[13].

Il ne faut pas s'étonner de ce manque d'hommes. Cette noblesse se donnait la mort à elle-même. Peut-être quelques graves sénateurs, quelques vieux généraux, de rares disciples des philosophes, maintenaient-ils encore quelque chose de cette dignité romaine que, plus tard, sous Néron, l'alliance du stoïcisme allait relever. Mais pour le reste, coudre deux doigts de pourpre à sa toge ; subir l'ennuyeux cérémonial des licteurs et des faisceaux ; s'en aller dans les marais du Rhin, ou dans les neiges de l'Helvétie ; risquer, contre les hardis Germains, ce corps délicat et blanc auquel tous les raffinements des thermes romains avaient peine à garder sa fraîcheur, tout cela semblait une triste vertu et une fausse gloire[14] ! Leur vertu était de monter sur la scène ; leur gloire, de danser au théâtre ; leur courage, de défier les gladiateurs[15]. Si la dignité romaine gênait l'histrion, si la toge était embarrassante sur les épaules du gladiateur, l'histrion secouait le Romain, le gladiateur rejetait la toge. Le fils de famille, afin d'être libre, s'arrangeait pour être dégradé, suscitait contre lui-même un accusateur, faisait prononcer contre lui-même un jugement ignominieux, afin que, dépouillé de la majesté du citoyen, et sans que l'édile y trouvât à redire[16], il pût prendre les leçons, grossir le cortège, adorer les pas, imiter les grimaces de Mnester le pantomime. La femme noble — tant sa propre dignité était devenue pesante à toute cette aristocratie ! —, sachant que les lois sur l'adultère atteignaient seulement les femmes d'un rang honorable, et que Rome, dans sa fierté vertueuse, avait cru la prostitution suffisamment punie par le déshonneur ; la femme noble quittait sa stole blanche, abdiquait ses privilèges de matrone, et courait se faire inscrire sur les registres de l'édile[17].

Et puis, lorsque, par des voluptés extravagantes, le patrimoine avait été consumé, ou bien encore, quand, par l'effet d'une loi fatale qui appauvrissait les familles anciennes, le sénateur n'avait plus le capital de 1.200.000 sesterces (316.600 fr.) exigé par Auguste, quelle ressource lui restait-il ? Faire lui-même justice de sa pauvreté, ne pas attendre la note du censeur[18], quitter humblement la curie, déchirer son laticlave, renoncer à sa place d'honneur au théâtre, vivre dans un faubourg, sans espérance, sans industrie possible ! Ou bien encore, venir aux pieds de César, amener ses enfants sur le seuil de la curie, et supplier Tibère de le pensionner ! Tibère alors, plus jaloux encore de flétrir les hommes qu'il n'était avare à les secourir, refusait souvent, accordait parfois, mais toujours d'une façon ignominieuse, se faisait dire la cause de cette banqueroute, la nature de ces dettes, faisait déposer et discuter ce bilan devant le sénat, et finissait par dire que si les pères conscrits le lui ordonnaient, il accorderait un secours de 200.000 sesterces (53.000 fr.) à chacun des petits-fils indigents de l'illustre orateur Hortensius[19].

Enfin au-dessous du sénat et de la noblesse, l'ordre équestre défaillait. Caligula avait dû, en ses jours de sagesse, le recruter dans toutes les provinces de l'empire[20]. Au-dessous de l'ordre équestre lui-même, le peuple, le vrai peuple romain manquait de plus en plus dans Rome. On voyait sur le Forum plus de tuniques que de toges. On entendait sur les places parler grec autant que latin[21].

Grâce donc à toutes ces causes : au manque d'énergie militaire et de dignité personnelle, — à la prostitution de la femme par la débauche, de l'homme par le théâtre - car il faut ici laisser, dans toute son énergie, la pensée romaine, selon laquelle ces deux choses étaient équivalentes[22] - ; — grâce au luxe, au désordre, au célibat, — à la pauvreté, suite du désordre et du luxe[23] ; — à la délation qui faisait tomber les têtes, et à la confiscation qui saisissait les biens ; — la noblesse et le sénat devenant le patriciat, l'ordre équestre repeuplant le sénat, le peuple recrutant l'ordre équestre s'épuisaient tour à tour. Les familles nouvelles devenaient de nobles familles, et périssaient comme telles[24]. Pendant que le nom glorieux des Domitii était porté par un escroc et un assassin, et devait finir avec Néron[25] ; que les Lepidi[26] s'éteignaient dans les empoisonnements, les incestes, les désastres de tout genre ; que les Silani, englobés dans la famille des Césars, étaient, comme elle, livrés au glaive du centurion ou au poison domestique, et comptaient, pendant ces quatre règnes, douze têtes proscrites ou exilées ; que les Pompées et les Syllas ne pouvaient échapper à la jalousie impériale : en même temps, les Poilions, inconnus sous la république, puissants seigneurs sous Auguste, étaient proscrits sous Tibère ; de la postérité nombreuse d'Agrippa, ce fidèle serviteur d'Auguste, qui avait illustré le nom obscur des Vipsanii, seule une femme ne périssait pas de mort violente[27]. A toute grandeur ancienne ou nouvelle, à toute gloire noble ou plébéienne, l'atmosphère de cette époque était également meurtrière.

Elle l'était, non-seulement pour les familles, mais pour les nations. Ce qui s'appauvrissait, ce n'était pas seulement le sang des aristocraties, mais celui des peuples ; ce qui tendait à décroître et à disparaître, ce n'étaient pas seulement les races patriciennes, mais les races libres. J'ai montré ailleurs que, même avant la noblesse romaine, le peuple romain avait commencé de s'éteindre ; que cette vieille race italique, plébéienne, agricole, militaire, par suite des guerres incessantes, de la concentration des fortunes, de la multiplication des esclaves, du pâturage substitué à la culture, était en grande partie disparue. Un semblable phénomène se passait dans plusieurs portions de l'empire. Les races libres et dominantes de l'antiquité avaient été des races aristocratiques, élevées pour la politique et pour la guerre, incapables de toute autre chose, et méprisant toute autre chose. A quoi étaient bonnes désormais ces races de citoyens et de soldats, dans un empire asservi et pacifié, où il n'y avait plus ni politique libre, ni guerre nationale ? Il commençait donc à se produire un remarquable phénomène qui se développa davantage dans les siècles suivants. La misère rapprochait ces races de l'esclavage. Ne pouvant plus vivre de leur vote et de leur épée, elles s'essayaient tristement, honteusement, paresseusement, à manier le pic et le marteau qu'elles avaient jusque-là abandonnés avec dédain aux mains des esclaves. Philon nous peint l'homme libre qui, réduit par la misère à la nécessité du travail, creuse la terre, porte des fardeaux, en rougissant devant ceux avec qui il a été nourri et élevé[28] ! Les mains blanches des ingénus se pliaient aux labeurs des ateliers ; des corporations d'ouvriers libres faisaient concurrence aux ergastules. Ce, fut là le douloureux commencement de l'industrie libre des temps modernes. L'antiquité païenne s'y pliait comme à une dégradation, au lieu de comprendre qu'un jour elle serait acceptée comme une gloire[29].

Mais maintenant, les anciennes races faisant défaut, comment se remplissait le monde ? Qui remplaçait ces races déchues ? Qui héritait après elles de la force, de la richesse, du crédit ?

L'ordre antique sans doute, dans une certaine mesure, y avait pourvu ; de même que le sénat se peuplait de chevaliers, l'ordre équestre de plébéiens, la cité romaine se peuplait de Latins et de provinciaux. On ouvrait même plus larges qu'autrefois ces portes de la cité qui n'avaient jamais été closes. Le Latin arrivait à la cité par trois ans de service dans la garde de Rome, par la construction d'un édifice, par l'exercice d'une magistrature locale, par la fabrication d'un navire destiné à l'approvisionnement de Rome[30]. Le Latin et l'étranger y arrivaient surtout par l'inépuisable faveur du prince : le droit de cité se vendait au palais[31].

De même aussi dans les provinces : les petites aristocraties municipales, la curie, le sénat de la ville, donnaient place, à côté d'elles, à une aristocratie plus bourgeoise, à un sénat nouveau, à quelque chose comme cette noblesse de finance qu'on appelait à Rome l'ordre équestre. Le flot démocratique montait dans ces humbles bassins comme dans le grand Océan de la nationalité romaine. Le culte du dieu Auguste, répandu, dès son vivant, dans toutes les provinces, serrait à cette révolution locale d'instrument et de prétexte. Les prêtres de ce dieu formaient un ordre intermédiaire dans la cité ; le sevir Augustal marchait sur les talons du décurion[32]. Des empereurs avaient ouvert cette porte à l'invasion des nouvelles familles ; ils faisaient ainsi la part des nouveaux bourgeois auprès des bourgeois anciens : grand sujet de litige dans toutes les républiques, antiques ou modernes, grandes ou petites, indépendantes ou non, depuis Rome et Sparte jusqu'à Zurich, Genève et les États-Unis.

Mais cette révolution hiérarchique était la moindre de toutes. Elle n'eût pas suffi pour remplir les vides de la société. Le flot de l'ordre équestre montant au sénat, de la province envahissant la cité romaine, de toutes les bourgeoisies à l'encontre de tous les patriciats, était anéanti et dominé par le flot de la race servile montant, par l'émancipation, au niveau de la race libre. Le peu de valeur de l'esclave, surtout depuis que l'ouvrier libre commençait à lui faire concurrence, avait multiplié les affranchissements ; on perdait peu à affranchir ; on y gagnait même parfois[33]. Auguste avait voulu mettre des barrières aux affranchissements ; mais, comme il arrive d'ordinaire, sa loi, faite pour arrêter un certain mouvement dans les mœurs, constata ce mouvement et ne l'arrêta pas. Ce siècle avait besoin des affranchis. Rome et le monde continuèrent à se remplir de nouveaux libres. César avait trouvé 450.000 citoyens romains ; Auguste en laissa 4.114.000 ; Claude en compta 6.944.000 : or, ce n'est pas un impossible accroissement de la race ; ce ne sont pas des concessions impériales, toujours limitées dans leur nombre, qui expliquent ce progrès ; c'est l'affranchissement des esclaves. L'affranchissement était si bien la porte de la cité que le provincial qui ne pouvait y arriver directement faisait un détour et passait par l'esclavage ; il se donnait à un Romain qui, l'émancipant ensuite, le faisait Romain. Aussi, à Rome, l'ingénu, celui qui était né libre, était comme perdu dans la multitude des affranchis, des nouveaux libres : Séparez les uns des autres, disait-on au sénat, vous verrez combien est petit le nombre des ingénus ![34]

Par conséquent — car le fils même de l'affranchi était ingénu —, Rome, en majorité, n'était pas même à une génération de la servitude. La liberté, donnée à des esclaves plus souvent que transmise à des fils, la liberté, qui aurait dû faire vivre et propager les familles, semblait au contraire leur être mortelle. Grâce à cette combinaison de luxe, de débauche et d'oisiveté qui ouvrait aux familles mille voies de ruine et nulle voie de progrès ; grâce au fatalisme, à l'ennui, au dégoût de son temps, à la fatigue de vivre ; la reine du monde, pour avoir un peuple, des chevaliers, des magistrats, un sénat, était obligée de puiser sans cesse dans le rang de la population servile. L'ergastule était la pépinière des citoyens : il fallait une multitude de captifs bretons, de gladiateurs germains, d'esclaves de toute nation et de toute langue, pour remplir les vides incessants de la population romaine. Derrière les ordres divers, qui se poussaient les uns les autres pour arriver à un plus haut degré d'indépendance et y mourir, venait la race servile qui les poussait et les annulait tous.

Ce n'est pourtant pas que depuis la république les esclaves eussent rapidement augmenté de nombre : la cessation des grandes guerres avait plutôt diminué les sources de l'esclavage ; l'industrie privée demeurait chargée de produire cette denrée ; des spéculateurs ramassaient les enfants exposés, les élevaient, puis allaient de province en province, de marché en marché, débiter ce bétail humain. Mais quel que fût le chiffre de la race servile, il devenait important par la diminution de la race libre. Par l'importation plutôt que par la propagation de la race, la population servile était la seule qui se maintint. En Italie surtout, presque seule, elle se renouvelait, parce que seule elle cultivait la terre, gardait les troupeaux, et que même l'esclavage, avec la vie agricole et l'air libre des campagnes, valait mieux, pour la propagation de l'espèce humaine, que la liberté avec les vices, la fainéantise, la vie meurtrière de Rome. Cet accroissement, au moins relatif, de la race servile, me semble incontestable, si grande qu'in puisse faire chez les écrivains de cette époque la part de la déclamation et de l'hyperbole. Dans le sénat, on n'ose faire reprendre aux esclaves le costume qui les distinguait des hommes libres, de peur que le petit nombre de ceux-ci ne devienne trop manifeste[35]. Rome est toujours tremblante devant la multitude de ses esclaves : un soldat qui, sous Tibère, les appelle à la liberté, et fait afficher des proclamations incendiaires, soulève en foule les pâtres à demi sauvages de l'Apennin ; Rome est sauvée par un coup de bonheur et demeure épouvantée, dit Tacite, en pensant à l'accroissement journalier de la population servile et à la diminution de la race libre[36]. Des gladiateurs se révoltent un instant à Préneste : le peuple de Rome, qui appelle les révolutions et en même temps les redoute, rêve déjà Spartacus et tous les désastres des guerres serviles[37]. Des femmes, Lepida sous Claude, Agrippine sous Néron, sont redoutées, soupçonnées, accusées, parce qu'elles tiennent sous leur main des milliers d'esclaves turbulents qu'elles peuvent armer contre Rome[38].

Ce flot qui montait, dépassait les unes après les autres toutes les digues ; et la race affranchie réclamait, non-seulement sa place dans le monde, mais la plus belle place. Si les lois d'Auguste étaient impuissantes à limiter le nombre des affranchissements, les lois d'Auguste et les traditions antiques étaient également impuissantes à arrêter la fortune croissante des affranchis. L'ancienne Rome avait rejeté l'affranchi dans les tribus urbaines, dont le vote était à peu près insignifiant ; mais qu'importait, puisque le peuple ne votait plus ? — Elle l'avait soumis à un patron : mais la toute-puissante faveur du prince lui accordait les honneurs de l'ingénuité, lui donnait par fiction une naissance libre[39] et une famille. — Elle avait prétendu l'exclure des légions : mais les soldats manquaient aux légions, et Auguste lui-même avait été obligé par deux fois d'armer et d'émanciper des esclaves ; il avait composé d'affranchis la garde municipale de Rome (vigiles)[40]. — L'ancienne Rome avait éloigné l'esclave des fonctions publiques : mais, dès l'époque républicaine, l'ordre des scribes, que Cicéron appelle le second ordre de l'État, se peuplait d'affranchis ; et sous les empereurs, les affranchis envahissaient toutes les magistratures du second ordre, c'est-à-dire les fonctions actives, ne laissant guère à la race ingénue que les anciennes charges curules, fonctions honorifiques, insignifiantes et pourtant dangereuses. — L'ancienne Rome avait cru fermer aux affranchis l'ordre équestre : mais le prince leur donnait l'anneau d'or des chevaliers[41] ; mais à défaut du prince, un simulacre-de jugement ou l'adoption le leur conférait[42] ; mais à défaut de tout cela, ils s'aventuraient à le prendre, et lorsque Claude voulut faire justice de ces méfaits, un seul homme lui dénonça quatre cents de ces faux chevaliers[43]. — L'ancienne Rome excluait les fils d'affranchis du sénat : mais, dès le temps d'Appius le censeur, et grâce à lui, des fils d'affranchis y avaient pris place[44] ; César en avait admis[45] ; Claude, alternant toujours entre la rigidité et la faiblesse, entre l'esprit exclusif et l'esprit révolutionnaire, jurait de n'en pas admettre ; puis, au moyen d'adoptions simulées, il y faisait entrer les affranchis eux-mêmes[46] ; les sénateurs abondaient dont les arrière-grands-pères, peut-être les grands-pères, avaient été esclaves[47]. — En un mot, la vieille Rome avait prétendu ôter à ces familles serviles, avant que trois ou quatre générations libres ne les eussent purifiées, toute importance et toute dignité : mais les affranchis de César, bien plus puissants que des sénateurs et des consuls, parfois gouverneurs de provinces, parfois même commandants d'armées, rois par intérim des royaumes que César jugeait à propos de laisser vacants, étaient, s'il y en avait une, la véritable aristocratie de l'empire. Comme les anoblis de l'ancien régime, ils se faisaient faire même des aïeux par de complaisants généalogistes. J'ai déjà dit que Pallas, sans doute par son homonyme fils d'Évandre, prétendait remonter aux rois d'Arcadie ; et quand Néron pensa à épouser l'affranchie Acté, sa maîtresse, il trouva des consulaires prêts à jurer qu'Acte descendait des rois de Pergame[48]. Néron finit même par traiter tout à fait les affranchis en aristocrates, et, quand ils étaient riches, les fit mourir comme des patriciens[49].

Les affranchis dominaient ainsi partout, depuis le palais du prince jusqu'à la dernière boutique du Forum. Ils étaient aux places les plus importantes, sinon aux plus éclatantes ; aux avenues, quand ils n'étaient pas au siège du pouvoir. Entre la noblesse orgueilleuse, appauvrie, menacée, et le peuple mendiant et famélique, ils formaient un tiers état, possédant, par toutes les fonctions de second ordre, ce que nous appellerions la puissance de la bureaucratie ; par les habitudes actives de l'esclavage, les ressources et la richesse de l'industrie ; par l'infériorité même de l'origine et des mœurs, la faveur d'un prince qui ne savait rien et pouvait tout. Ils faisaient corps : quand leur insolence envers leurs patrons amenait des plaintes au sénat et qu'on réclamait des peines nouvelles contre les affranchis ingrats (c'était le terme légal), ils trouvaient des avocats dans le sénat pour rappeler le respect dû à leur corps : Cette classe, disait-on, est partout répandue : elle remplit les tribus et les décuries ; elle recrute les cohortes urbaines, le service des magistrats et des prêtres. Un grand nombre de chevaliers, la plupart des sénateurs, n'ont pas une autre origine. Le sénat n'osait se heurter contre une classe aussi puissante, et les patrons se tenaient pour battus[50].

En a-t-il été autrement ? La pente démocratique était si forte que les esclaves eux-mêmes arrivaient à se faire craindre. Tacite loue Tibère de la modération qu'il imposait à ses esclaves. Sous Caligula, ils furent menaçants et prêts à rompre leur chaîne. Sous Néron, nous verrons des esclaves puissants, opulents, redoutés. Écoutez ce que nous raconte Épictète de son maître Épaphrodite et de son ancien camarade Félicion : Épaphrodite avait un es-. clave cordonnier qu'il vendit comme inutile. Cet esclave fut acheté par un homme de la maison de César, et devint cordonnier de César. Il fallait voir comme dès lors Épaphrodite l'honora : Que fait, je vous prie, ce bien-aimé Félicion ? Et si l'on demandait à l'un de nous : Que fait Épaphrodite ? Il a de grandes affaires avec Félicion[51]. Les nobles de Rome étaient aux pieds d'Épaphrodite, l'affranchi de César ; Épaphrodite, à son tour, était aux petits soins avec Félicion, l'esclave de César.

Ainsi montait l'homme nouveau, l'affranchi, l'esclave, tandis que descendait le noble, l'ingénu, l'homme libre. Celui-ci commençait à manier la bêche, tandis que celui-là osait prétendre aux faisceaux et à l'épée : et, dans ce double mouvement d'ascension et d'abaissement, dans cet effet de la pauvreté qui diminuait l'un, de la fortune qui faisait grandir l'autre, dans cet échange des conditions, qui imposait le travail manuel à la race libre en la mesure où la race servile en était déchargée, se préparait indubitablement le moule des sociétés chrétiennes avec le principe d'égalité qui en fait la base, la liberté de l'industrie qui en est la vie, l'abolition de l'esclavage qui en est la gloire.

Il ne faut pas se faire illusion cependant, et ce mouvement démocratique, concordant avec les grands desseins de la Providence, n'en a pas moins un caractère dont le sens moral et la dignité humaine sont profondément blessés. Ce n'est pas ici un principe généreux et juste qui se satisfait ; c'est tout simplement un fait qui s'accomplit, et quel fait ! Si les esclaves sortent de leurs fers, si les affranchis grandissent, ils ne le doivent pas à une généreuse inspiration de leurs maures ; ils le doivent rarement à leur travail ; ils ne le doivent pas même à la révolte : mais ils le doivent le plus souvent à quelque chose de pire que la révolte, à une servilité complaisante, honteuse, dégradée. Ils le doivent peut-être encore plus à la délation. C'est par elle qu'ils font la guerre aux maîtres et aux patrons ; ils les livrent avec leur fortune aux empereurs dont ils attendent leur salaire en faveurs et en argent. C'est pour cela que Caligula fut si redoutable, quand il autorisa hautement la délation de l'esclave contre le maître, de l'affranchi contre le patron ; c'est pour cela que Claude, réagissant contre Caligula, fit un véritable massacre des esclaves qui avaient trahi leurs mitres ; c'est pour cela qu'à tous les moments un peu sages du gouvernement impérial, se multipliaient les lois contre les esclaves ou affranchis dénonciateurs de leurs maîtres ; barrière que l'empereur posait aujourd'hui dans sa sagesse, que demain il levait dans sa colère[52]. Voilà comment l'émancipation s'opérait ; par le travail un peu, par la prostitution beaucoup, par la délation encore plus.

Et surtout les affranchis de César, ces puissants du siècle, ne s'élevaient ni par le travail — qui pouvait y songer au palais ? —, ni par la vie militaire — car ils n'allaient point aux armées —, ni par les magistratures — car elles leur étaient toujours interdites — ; ils s'élevaient par les services domestiques du palais, par une courtisanerie servile, souvent infâme, par leur affinité avec les vices du prince. Il y a loin du mérite qui arrive à l'intrigue qui parvient. Lorsque, dans les États modernes, et plus. en France que partout ailleurs, un Chevert ou un Fabert montait au premier rang de l'armée ; lorsque Rollin, fils d'un coutelier, recteur de l'Université de Paris, se faisait faire des excuses par un archevêque de Paris qui avait manqué à ses privilèges ; lorsque Jean Bart, ce rude matelot, se faisait respecter par les grands seigneurs dans les galeries de Versailles : personne au monde ne se fût avisé de les appeler des parvenus. Et, pour citer un exemple plus grand et plus saint, lorsque Hildebrand, le fils du charpentier, abaissait sous lui, par la seule puissance de la vérité, la tête couronnée d'un empereur, son origine était une gloire de plus. Mais quand Rome était bafouée par des hommes que l'infamie seule avait tirés de l'esclavage ; quand un Pallas donnait un soufflet au sénat ; quand un Calliste (Sénèque nous dit l'avoir vu) fermait sa porte au maître qui l'avait mis en vente, un écriteau sur la poitrine[53] ; quand Vatinius, un des plus hideux phénomènes de cette cour, garçon cordonnier, bouffon, contrefait, que Néron avait pris d'abord pour s'en moquer, mais que le nombre de ses victimes avait rendu respectable[54] ; quand cet homme, avec son franc parler insolent et son esprit de démocratie hargneuse, disait à Néron à qui ce mot faisait plaisir (tant il haïssait le sénat !) : Je te hais, César, parce que tu es sénateur[55], il n'y avait là qu'insulte, insulte basse et gratuite à tout ce qui avait passé pour grand, non pas élévation ou ennoblissement de ce qui avait été faible et petit.

Le mérite ou le talent n'était pour rien dans cette fortune des valets de chambre et des cordonniers. Le caprice du prince avait tout fait. Comme un boucher, à Constantinople, devenait grand vizir parce qu'il avait plu au sultan, l'eunuque Posidès ou l'infâme Doryphore devenait un grand homme parce que le regard céleste de Néron s'était abaissé sur lui[56], parce qu'il appartenait à la divinité de César de donner à qui il voulait, non-seulement fortune et puissance, non-seulement noblesse et gloire, mais grandeur, génie, vertu ! Nous avons une juste et triste image de ce qu'étaient les parvenus de ce siècle dans le honteux livre de Pétrone. C'est le riche et débauché Trimalcion, qui a été esclave, qui a gagné assez d'argent pour se racheter, qui a racheté sa compagne d'esclavage afin d'avoir une femme qui lui appartînt, qui est devenu sevir, qui appartient désormais à l'opulente bourgeoisie de sa ville, et qui, au milieu de ses orgies, entre les ignobles courtisans de ses débauches, bégaie, en estropiant la langue, ses vœux humanitaires pour l'abolition de l'esclavage : Les esclaves sont hommes aussi, ils ont bu le même lait, et, si je vis, ils goûteront bientôt l'eau de la liberté ! Voilà en quel lieu et par qui se trouvent le plus nettement proclamés les droits de l'homme sous les empereurs[57]. Sénèque, il est vrai, les proclamera en d'autres termes ; mais Sénèque les aura appris à une autre école qu'aux écoles païennes ; je parlerai de lui plus tard.

En voilà assez sur cette révolution. Voici venir maintenant, pour la réformer, Claude, le stylet du censeur à la main, Claude qui restaure en antiquaire l'œuvre du politique Auguste, Claude pour qui tout cela est plutôt affaire d'érudition et de cérémonial, Claude qui prend trop souvent au burlesque la pensée d'Auguste et chez lequel toute chose tourne à l'impuissance et au ridicule. Parce qu'au Forum, pour mieux assurer la foi des traités, il a tué une malheureuse truie, selon l'étiquette des Féciaux ; parce qu'à la nouvelle d'un tremblement de terre, il a ordonné un jour de repos, et à la vue d'un oiseau sinistre, des prières publiques, selon les rites anciens ; parce qu'il relève la tradition oubliée des aruspices ; tout est sauvé ! l'antique Rome va revenir ! Claude oublie seulement ses affranchis et Messaline qui, chaque jour, obtiennent du prince le contraire de ce qu'a ordonné le censeur.

Tout se passe donc selon l'ordre antique. Assis au Champ de Mars dans sa chaise curule, après avoir pris les auspices, Claude, selon la formule légale, convoqué le peuple romain par la voix du héraut : Bonheur, paix, fortune, salut au peuple romain des Quirites et à la chose publique du peuple romain, ainsi qu'a moi et à mon collègue, à notre magistrature et à notre devoir ! faites comparaître ici devant moi tous les Quirites, chevaliers, fantassins, magistrats, citoyens, les curateurs de toutes les tribus, afin qu'ils rendent compte chacun pour soi, ou l'un pour l'autre[58].

Mais Claude s'apercevra bientôt que sa Rome nouvelle n'est qu'une fille bâtarde de la Rome véritable. — Des étrangers prennent des noms romains : Rayez ces noms, dit Claude. — Un citoyen romain, personnage important d'une ville de Grèce, ne sait pas la langue latine : Dépouillez-le de la toge ; il n'est pas Romain celui qui ne parle pas notre langue[59]. — Des affranchis osent se donner pour chevaliers : Confisquez leurs biens. — Des affranchis ingrats ont manqué de foi à leur maître, lui ont suscité un délateur, ont mis son état et ses droits en question : Qu'ils redeviennent esclaves ![60] — Des avocats veulent les défendre : Prenez-y garde ! quand vous aurez à vous plaindre de vos affranchis, je me refuserai à vous rendre justice. Un homme a pris indument le titre de citoyen : Menez-le aux Esquilies, et qu'on lui tranche la tête[61]. Et Claude oublie, pendant qu'il veille avec cette rigueur sur la pureté du sang romain, que le droit de citoyen est débité au palais par Messaline, et qu'on achète un diplôme, dit Sénèque, pour un verre cassé. Et Claude, qui réprime ainsi l'insolence des affranchis de Rome, ne tourne pas la tête vers ses propres affranchis : Polybe qui marche familièrement entre les deux consuls ; Harpocras porté dans la litière, dont un décret impérial lui a permis l'usage ; Narcisse debout avec le bâton d'ivoire des questeurs, Narcisse qui est envoyé aux armées, qui veut haranguer les troupes, et à qui lei soldats rient au nez[62].

Vient maintenant à cheval, arrivant du Capitole, avec ses manteaux d'écarlate et ses guirlandes d'olivier, la procession des chevaliers. C'est toute la haute bourgeoisie romaine qui défile devant le censeur, pour lui rendre compte de ses droits, de sa vie, de ses mœurs, de sa fortune. Claude, hélas ! ne sait pas combien est difficile le métier de censeur. Pour s'enquérir de la vie privée, il emploie des commissaires qui se moquent de lui. Tel chevalier est accusé d'être trop pauvre, il montre son état de fortune ; tel autre d'être célibataire ou de n'avoir pas d'enfants, il amène ses enfants et sa femme ; celui-là, dit-on, s'est frappé pour se donner la mort, il ôte sa tunique et montre son corps sans blessure ; et le digne censeur, malgré toute sa bonne volonté d'être sévère, attrapé et baissant la tête, lui dit : Emmène ton cheval[63].

Claude seul au monde ne pouvait comprendre l'impossibilité de cette magistrature domestique, de cette enquête sur la vie et les mœurs, exercée sur la personne de six cents et quelques sénateurs, de trois mille chevaliers environ[64], de six millions neuf cent mille citoyens. Tout lui manquait pour refaire sa Rome classique, qu'il aurait dû laisser dans les livres, où elle était si belle.

Tout lui manquait et surtout le sénat. Le sénat, en effet, était encore fermé aux provinces, dont les habitants, même quand ils étaient citoyens, n'étaient pas admissibles aux honneurs. Or, tandis que l'Italie se dépeuplait, que sa noblesse devenait indigente, les fortunes trop menacées à Rome fuyaient dans les provinces ; la richesse passait aux vaincus. Le sénat s'appauvrissait donc : grand tort dans une assemblée aristocratique. Amoindri de toute façon, foulé aux pieds par Caligula et par Tibère, décimé dans tout ce qu'il avait eu d'illustre et de noble, baissant journellement la tête devant la fortune ou le crédit de quelques affranchis, il commençait à devenir une des plus tristes choses qui soient au monde, une réunion de parvenus sans mérite et d'intrigants sans fortune.

Et cependant, quand les provinces, riches, puissantes, civilisées, pressant l'Italie de toutes parts, s'enhardirent à lui disputer ses privilèges ; quand les principaux de la, Gaule, depuis longtemps citoyens, réclamèrent le droit d'honneurs, c'est-à-dire l'admissibilité aux-magistratures, par suite au sénat ; l'orgueil du sang italien se révolta. Les restes de cette oligarchie qui, pendant un siècle, avait tenu fermé à l'Italie les portes de la cité, firent une dernière fois acte de résistance et d'oligarchie : L'Italie n'était pas encore si épuisée, elle pouvait recruter son sénat. Ces richards de la Gaule viendraient donc écraser de leur prééminence les indigents patriciens ! La toute-puissance de ces étrangers chasserait du sénat le peu qui restait de noblesse Plus d'espérance ni pour l'homme bien né, ni pour le pauvre ! N'était-ce pas assez que les créatures de César, les Transpadans admis depuis un siècle au droit de cité, les Insubres et les Vénètes eussent déjà forcé les portes de la curie ?

Quant à Claude, soit à titre de libéral, soit à titre d'antiquaire, son parti était pris. Il vint au sénat armé d'un long et puissant discours, qui commençait par : Mes ancêtres, dont le premier, Atta Clausus, Sabin d'origine, etc. — Puis il reprend les choses à Numa le Sabin et à Tarquin, fils de Démarate de Corinthe, appelé en toscan Mastarna ; — de là, toutes les querelles du sénat et du peuple, avec des compliments pour Persicus le sénateur, pour Vestinius le chevalier ; — puis il s'embarque pour la Gaule, traverse Vienne, s'arrête à Valence ; et ici une grande apostrophe à lui-même : Il est temps enfin, Tiberius César Germanicus, de te révéler aux pères conscrits, et de leur faire connaître le but de ton discours, car te voilà arrivé aux extrémités de la Gaule Narbonnaise. Puis continuant son voyage, il passe par la Gallia Comata, arrive à Lyon, fait déclarer Lyon et la Bourgogne (Ædui) dignes de produire des sénateurs ; et c'est encore à Lyon que nous lisons ce discours gravé sur le marbre, et conserve dans la bibliothèque par les soins de la municipalité reconnaissante[65].

Ainsi fut résolue la question du sénat qui continuait à descendre. En même temps, à l'infime degré de l'échelle sociale se remuait la question de la race esclave qui commençait à grandir.

Ce n'est pourtant pas que le lien de l'esclavage s'adoucit. Au contraire, le temps n'était plus où l'esclave, cette chose du maître, cet animal domestique, cet être qui n'était pas une personne, s'asseyait pourtant à la table du maître, jouait avec ses enfants, prenait part comme membre de la famille (familiaris) à toutes les fêtes de la maison[66]. Avec la décadence des traditions romaines, avec l'anarchie des derniers temps de la république, avec l'affaiblissement de la censure par laquelle il était protégé, avec l'abondance et par suite le bon marché des esclaves amenés par la conquête romaine, le pouvoir du maître en fait comme en droit n'avait plus connu de limite. Védius Pollion, à qui un esclave brise une coupe de cristal, le fait jeter à ses murènes, genre de supplice qui seul lui procurait le spectacle d'un homme déchiré en même temps dans toutes les parties de son corps[67]. Quand l'esclave est infirme, malade, et qu'on ne veut pas le soigner, on le jette dans l'île d'Esculape sur le Tibre ; Esculape est chargé de sa guérison[68]. Le maître, en un mot, use de tout son droit, et le droit alors parait effroyable.

Que faire pourtant ? Ouvrir les ergastules ? émanciper les esclaves ? livrer la société à ces bêtes féroces qu'elle a tenues enchaînées, à ces hommes d'origine et de culte divers, adorateurs de dieux étrangers, quand ils adorent un dieu quelconque[69] ? Lorsqu'un moment Caïus fit pencher la balance en faveur des esclaves, lorsqu'il les lâcha contre leurs maîtres, le monde s'épouvanta à la pensée de cette émancipation de l'esclave par la délation et par le meurtre. Rome et l'Italie tremblaient devant leur population servile ; chaque maître dans sa maison tremblait devant ses esclaves : autant d'esclaves, disait-on, autant d'ennemis. Des lois sanguinaires (j'en reparlerai plus tard) protégeaient par des massacres effroyables la sûreté du toit domestique ; mais quand on mettait ces lois à exécution, Rome, elle-même, Rome, cette inhumaine, jetait un cri d'horreur. D'un côté donc, perpétuel et croissant danger ! de l'autre, pitié et profonde douleur ! Inextricable problème pour l'antiquité, qui ne pouvait satisfaire à l'humanité que par une révolution effroyable, ni assurer le repos public que par une domination atroce ! Jamais une révolte d'esclaves n'eût semblé plus motivée, jamais elle n'eût été plus funeste.

En ce qui touche la protection des esclaves, Claude fut sage, généreux et humain. S'il punit l'esclave ingrat et dénonciateur, il déclara libre l'esclave jeté dans l'île du Tibre et qu'Esculape avait guéri : le maître alors tuant son esclave au lieu de l'exposer, Claude déclara le maître homicide ; sentence nouvelle et bien hardie[70]. L'esclave eut le droit, sinon d'accuser son maître, du moins de se plaindre et d'aller embrasser la statue de César devant laquelle, sous peine de lèse-majesté, il ne pouvait être fustigé[71]. Il ne fut plus permis, sans l'ordre du juge, de le jeter aux bêtes[72] ; le préfet urbain veilla sur lui, et pourvut même à sa nourriture, que le maître rationnait parfois avec des mesures fausses[73]. En un mot, la police des empereurs, comme celle des censeurs sous la république, fut protectrice pour la classe servile : le principe de l'impersonnalité de l'esclave, toujours proclamé dans le droit civil, fut un peu mis de côté en fait de police ; et les philosophes admirent que, bien que tout soit permis envers l'esclave, le droit commun des êtres animés ne souffre pas que tout soit permis envers l'homme[74].

Mais en ce qui touche l'invasion de la cité par la race servile, Claude se sentait et bien faible et bien effrayé. Ce n'était pas seulement par les affranchissements que les fils de l'esclave se mêlaient aux fils du Romain ; c'était encore par les mariages. Beaucoup de femmes libres épousaient des esclaves : les unes, parce que le goût du célibat, dominant chez les hommes des classes riches, les laissait isolées et sans appui ; d'autres même par choix, et pour être, avec un mari de rang inférieur, plus assurées de leur indépendance. Il faut se rappeler ici que la fortune, l'éducation, la distinction de l'esprit ne manquaient pas toujours à l'esclave. De ces unions, illégales, sans doute, mais qui, moralement et religieusement, valaient tout autre mariage païen, naissaient des enfants, bâtards selon la loi, mais fils d'une Romaine, et par suite, libres, Romains, ingénus comme leur mère[75]. Par là encore le sang servile se mêlait au sang ingénu, et l'esclavage peuplait la cité. Claude estima le danger si grave, qu'il eut recours, lui protecteur des esclaves, à une mesure cruelle. La femme libre, unie à un esclave sans le consentement du maître, sur la sommation du maître dut rompre cette union ; si elle se refusait à la rompre, elle devenait esclave et tombait sous la puissance du maître ; la servitude, en s'emparant de la mère, s'assurait la possession des enfants[76].

L'œuvre de Claude était donc consommée. — Il avait même donné des soins à l'alphabet et l'avait enrichi de trois lettres nouvelles, entre autres le psi grec (Ψ) et le digamma éolique (Ϝ) qui n'y restèrent pas plus longtemps que lui sur le trône[77] : Claude l'érudit en savait moins long que Tibère, qui demandait pardon au sénat d'employer le terme grec de monopole et voulait qu'à toute force on rayât d'un décret le mot grec emblème[78]. Il faut une grande puissance pour Ôter une demi-syllabe du dictionnaire, et il n'est pas encore dit que l'arpent et la livre, chassés de notre langue de par la loi, n'y resteront pas.

Mais qu'importe ? l'œuvre de Claude était consommée. — Et pour la couronner, les dieux lui avaient gardé une dernière volupté d'antiquaire. Ce friand des choses passées, ce disciple de Tite-Live, avait trouvé dans les dédales de sa science, qu'Auguste s'était trompé en célébrant, soixante-trois ans avant lui, les jeux séculaires, et qu'il avait, lui, à les célébrer une seconde fois ; le héraut alla donc crier sur la place : Venez voir ce que vous n'avez jamais vu, ce que vous ne verrez pas une seconde fois. Proclamation usitée, mais qui fit rire : bien des vieillards avaient vu les jeux d'Auguste, de même que bien des jeunes gens devaient voir quarante ans après ceux de Domitien ; on entendit même au théâtre un comédien qui avait joué dans les fêtes d'Auguste[79].

Mais Claude ne se trompait pas tout à fait ; ces soixante-trois ans étaient un siècle. Comment les choses avaient-elles marché depuis Auguste ? que devenait ce qu'Auguste avait voulu rétablir, la nationalité, — la propriété, — la famille ? — Un mot là-dessus.

Dans la nation d'abord, — vers la fin de la république, l'esprit exclusif avait dominé ; sous les empereurs, l'esprit cosmopolite triomphait. ll ne faut pas oublier que les 6,940.000 citoyens de Claude représentaient 6,940.000 familles, c'est-à-dire 28 millions d'individus environ, tous Romains. Cette statistique était l'éclatant témoignage de l'élargissement de la cité.

Mais ces citoyens, qui étaient-ils ? Les privilèges de la cité sous les empereurs n'étaient plus les mêmes qu'au temps des consuls. Les saintes lois Porcia et Sempronia, l'exemption de la prison et du supplice, s'accordaient peu avec le droit constitutionnel de Caligula ou, de Tibère. Les citoyens n'échappaient même pas toujours à la torture, ce lot, des esclaves. Ce qu'on cherchait, dans la cité romaine, ce n'étaient donc plus les privilèges de la liberté personnelle, c'étaient des privilèges d'argent : c'était l'exemption de l'impôt personnel ; c'était la possession des terres de l'Italie, exemptées de l'impôt foncier ; c'était surtout la participation au droit civil romain, ce droit exclusif qui déniait à l'étranger et la puissance paternelle, et le mariage, et le pouvoir de tester, et même, dans le sens le plus romain, la propriété — connubium, testamentum, patria potestas, commercium, jus Quiritum, etc. — : toutes choses dont Rome faisait orgueilleusement des privilèges nationaux. En d'autres termes, c'était le privilège de faire des affaires, et d'entrer en partage avec ces six ou sept millions de propriétaires, hors desquels il ne pouvait guère y avoir de fortune dans l'univers romain. C'était, plus peut-être que tout le reste, le droit de participer dans Rome aux distributions de blé et d'argent, qui rémunéraient et entretenaient la fainéantise civique. Et, comme avec cela, sous Claude et sous Néron, le droit de cité se vendait au palais, dans la boutique des affranchis, vous comprenez qu'à cette aristocratie militaire, qu'on appelait autrefois le peuple romain, succédât une aristocratie de propriétaires affairés et de prolétaires fainéants, et que Rome, au lieu d'acquérir des cultivateurs et des soldats, ne trouvai, que des exploitants.

Aussi, par la multiplication des citoyens, tous exempts d'impôts, le trésor s'affaiblissait et l'armée ne se recrutait pas. Nous l'avons vu même sous Auguste : les nouveaux citoyens, gens riches et en crédit, se souciaient peu du service militaire, et cherchaient tous les moyens d'y échapper. Les citoyens de l'Italie ne fournissaient déjà plus guère à l'armée que les neuf ou dix mille soldats du prétoire. Les légions se composaient des citoyens romains des provinces[80] ; elles finirent par se composer d'étrangers, puis de barbares ; et cette corruption des armées romaines ne fut pas une des moindres causes de la ruine de l'empire.

En ce qui touche la propriété, — les mêmes tendances continuaient à se produire. L'oligarchie, qui possédait les terres, put bien être proscrite et décimée sous Tibère ; la grande propriété changea de mains, mais fut peu morcelée. lien tomba, il est vrai, sous le nom de congiarium ou de largesse impériale, à titre de divertissement ou d'aumône, quelques miettes aux trois cent mille lazzaroni de Rome, prime pour la fainéantise, gain facile et bientôt dissipé ; mais le travailleur de la campagne, le paysan italien, le pauvre provincial n'eut rien à gagner, et la masse des fortunes passa, des nobles et des chevaliers, aux délateurs, aux bouffons et aux affranchis du palais.

L'usure, d'ailleurs, cette plaie de la république, attirait peu sur elle l'animadversion impériale, et suivait son libre cours. Sous Auguste, nous trouvons des prêts à soixante pour cent[81]. Sous Tibère, tous les sénateurs font l'usure[82], tous les biens sont grevés. Lorsque pour porter remède à ce fléau, on ordonne aux débiteurs de payer immédiatement les deux tiers de leur dette, aux créanciers de placer en terres italiques les deux tiers de leur créance, il s'ensuit un trouble complet des fortunes : l'argent se cache ; les terres, dont on avait voulu accroître la valeur, ne se vendent plus ; c'est l'État lui-même qui est obligé de se faire banquier, et de prêter 100 millions de sesterces à la classe agricole qui ne vit que d'emprunts[83]. Tibère est sollicité de tous côtés par des nobles obérés qui le supplient de payer leurs dettes[84]. Claude, à son tour, est obligé à des mesures nouvelles, pour défendre, contre l'avarice des usuriers, l'inexpérience des fils de famille[85].

Or, ces deux moyens de fortune, l'usure et la confiscation, ne profitent qu'au petit nombre ; et cette époque, plus encore que celle qui termine les temps républicains, nous présente de ces fortunes énormes, œuvres de la misère publique. L'augure Lentulus, personnage d'une incapacité proverbiale, doit à un caprice de la faveur impériale, une fortune de 400 millions de sesterces (105.380.000 fr.)[86]. Pallas, affranchi de Claude ; Sénèque, précepteur de Néron ; deux délateurs, Éprius Marcellus et Vibius Crispus, ont chacun 300 millions de sesterces (79 millions de fr.)[87]. Narcisse, s'il faut en croire Dion, en posséda 400. Tous les affranchis des Césars ; Calliste et Polybe sous Claude ; Hélias, Épaphrodite, Polyclète sous Néron ; Icélus sous Galba ; Asiaticus au temps de Vitellius ; tous ces hommes encore marqués des fers de l'ergastule[88] ; d'autres, même encore esclaves[89], ont des fortunes immenses. Je vis un jour, dit Épictète, un homme pleurer aux pieds d'Épaphrodite (affranchi de Néron), lui embrasser les genoux, déplorer sa profonde misère : il ne lui restait plus rien au monde, disait-il, que 1.500.000 drachmes (1.500.000 fr.). Or, que répondait Épaphrodite ? riait-il, comme nous eussions fait ? Tout au contraire : Mon pauvre ami, disait-il, plein d'admiration, et tu n'as rien dit ! et tu as supporté une telle infortune ![90] Apicius, sous Tibère, dissipe pour sa table un patrimoine de 25 millions de francs, après quoi il fait ses comptes, trouve qu'il ne lui reste plus que 2 millions et demi, et s'empoisonne de désespoir[91].

J'ai dépeint assez souvent les conséquences de cette concentration des fortunes. Elles ne cessèrent pas sous les empereurs. L'extension de la grande propriété nous est représentée en des termes plus forts que jamais[92] : nous en avons une preuve singulière dans une inscription trouvée à Viterbe, d'après laquelle un aqueduc long de six milles ne traversait que onze propriétés appartenant seulement à neuf maîtres[93]. — On ne cultive plus, dit Columelle ; le premier esclave venu, un valet de pied émérite, un porte-litière affaibli par l'âge, est choisi pour régisseur d'un immense domaine[94]. — Les champs dépérissent faute de culture, des villes même d'Italie sont abandonnées, leurs remparts à moitié détruits[95]. — L'importation des blés en Italie augmente[96]. La nourriture de Rome est plus incertaine, les disettes et les séditions qu'elles amènent sont plus fréquentes que jamais[97]. — L'Italie se dépeuple ; il faut fonder des colonies dans ses villes désertes. Remède inefficace ! des vétérans qu'on y envoie, les uns, habitués par le service militaire à des climats étrangers, peu d'années après retournent habiter les provinces ; les autres, inaccoutumés aux soins de la famille, ne laissent pas d'héritiers : au bout de quelque vingt ans, Antium et Tarente sont de nouveau dépeuplées[98].

C'est assez dire que les lois maritales n'avaient porté remède à rien. — Ces lois, recueillies dans la succession d'Auguste, comme un legs précieux, s'en allaient pourtant, mal vues du peuple, maudites par les riches, en disgrâce auprès des jurisconsultes, restreintes par ceux-ci, éludées par ceux-là, affaiblies même par le favoritisme étourdi des empereurs, qui consentaient à être rigoureux envers tous, pourvu qu'il leur fut permis d'être indulgents envers leurs protégés. Tantôt on se mariait juste autant qu'il était nécessaire pour être admis à un emploi, recueillir un legs, et le lendemain un divorce vous débarrassait de cette menteuse et passagère union[99]. Tantôt, par l'adoption, on simulait la paternité, on se donnait la veille des comices un fils qu'on émancipait le lendemain, et l'on gardait, avec les honneurs de la préture[100], toute la liberté de sa solitude. Les empereurs, dans leur toute-puissance, accordaient à des célibataires les droits du père de famille le plus favorisé (jus trium liberorum) : on se trouvait époux et père par brevet impérial et par fiction de la loi. Claude, pour encourager l'importation des blés, ne sut offrir à ceux qui faisaient ce commerce une plus belle récompense que la permission de ne pas se marier ; il accorda les mêmes privilèges aux soldais. A Crotone (c'est-à-dire à Rome), dit le satirique Pétrone, il y a deux classes d'hommes, les adoptants et les adoptés : l'homme qui n'a pas d'enfants est seul honoré, seul brave, seul vertueux ; le père de famille est un proscrit. Et les pauvres pères de famille se plaignent en effet que, par des fraudes légales, on leur vole les privilèges que leur accorde la loi en dédommagement des soucis de l'éducation : Les célibataires, disent-ils, ne sont-ils pas assez heureux déjà ? Sans charges, sans soucis, ils ont pour eux et le crédit, et les soins, et le respect[101].

Ainsi, pour y être contraint par la loi, on ne se mariait pas davantage. Le célibat gardait sa prééminence. Des chicanes, des recherches fiscales, le trouble des familles, tel était le résultat à peu près unique des lois augustales[102]. Aussi, peu à peu, à mesure que les plaintes et les clameurs se multipliaient contre elles, Tibère, Claude, Néron, Trajan, s'enhardissaient à y porter la main, et, soit par une suspension temporaire, soit par une plus grande indulgence pour les unions tardives, soit par la diminution des récompenses accordées au dénonciateur, ébranlaient cette législation, le premier acte du règne d'Auguste.

Comment Montesquieu, cet esprit si éminent, n'a-t-il pas vu qu'il en devait être ainsi ? que ces lois dont il fait l'éloge, dictées à Auguste, il est vrai, par une nécessité imminente, s'attaquaient à une puissance qu'il n'est pas donné aux lois de faire fléchir ? Comment, surtout, n'a-t-il pas compris que le christianisme, dont il oppose l'esprit célibataire à l'esprit conjugal des lois d'Auguste, a sanctifié bien plus qu'il n'a multiplié le célibat ; a fortifié, loin de l'affaiblir, le principe du mariage ? Le christianisme, il est vrai, à commencer par les Évangiles et par saint Paul[103], n'a cessé de prêcher le célibat et sa supériorité sur le mariage ; toute l'antiquité ecclésiastique est pleine de cette pensée : même en admettant que le célibat obligatoire n'ait pas toujours été imposé à quelques-uns, toujours, du moins, le célibat libre et volontairement accepté est présenté à tous comme l'état parfait. Le principe est toujours le même. Mais il faut comprendre quel est ce principe : Celui qui est sans épouse, dit saint Paul, s'occupe des choses du Seigneur et des moyens de plaire à Dieu ; celui, au contraire, qui a une épouse, s'occupe des choses de ce monde et des moyens de plaire à son épouse, et il est partagé[104]. Le célibat que prêche l'Église, c'est donc un célibat pur, vie d'austérité et de dévouement, partage d'un petit nombre, sans préjudice réel pour l'accroissement des nations. Mais, d'un autre côté, il y a un célibat que combat l'Église ; c'est le célibat vicieux et profane, mal sérieux, plaie véritable par laquelle les mœurs se corrompent, le mariage plus rare est en même temps moins respecté, les générations décroissent, les peuples s'affaiblissent. En tout temps, en tout pays, il a fallu accepter le célibat comme une nécessité inévitable pour une portion quelconque de la société ; mais le célibat que la politique accepte bon gré mal gré, le christianisme le sanctifie, et, en le sanctifiant, il le restreint. En rendant le mariage plus grave, plus honoré, dès lors plus fécond, il n'a pas besoin, comme les législateurs anciens, de commander, sous peine d'amende, la paternité et le mariage : en maintenant, dans la société, un célibat pur et consacré dont la société n'a rien à craindre, il n'a pas besoin, comme les économistes modernes, d'imposer des restrictions au mariage, ou, comme le voudrait Malthus, de fonder des écoles où l'on prêche aux jeunes gens la continence, dans l'intérêt de leur fortune.

Pour mieux comprendre ce qui précède, achevons de parcourir l'univers romain.

Sortons de l'Italie : la concentration des biens, l'usure qui en est la plus commune origine, la proscription impériale qui en profite, toutes ces plaies de l'Italie ont bien vite passé les Alpes et la mer. Quant à l'usure, j'ai déjà montré[105] la tyrannie financière que les Romains exerçaient dans les provinces ; la Gaule sous Sacrovir, la Grande-Bretagne au temps de Néron, n'ont été poussées à la révolte que par la rigueur des créanciers romains[106]. Quant aux proscriptions, vous avez vu les provinces décimées sous Tibère, la Gaule opprimée par Caligula : sous Néron (pour ne pas citer d'autres exemples), six propriétaires possédaient la moitié de la province d'Afrique ; leur supplice la donna à Néron. Les grands domaines, ajoute Pline, ont perdu l'Italie ; ils perdent aussi les provinces[107]

La dépopulation marche à la suite. Toute la Grèce, dit Plutarque, ne mettrait pas sur pied 3.000 soldats. Il n'y a plus d'oracle, dit-il, parce qu'il n'y a plus même de peuple pour entendre les oracles. A Delphes, où il y avait jadis deux prêtresses, une seule suffit. Aux lieux où étaient les oracles de Tégyre et de Ptoüs, vous marchez tout le jour sans rencontrer un berger[108]. Sparte est sans habitants[109] ; de Mycènes, il ne reste plus que le nom[110]. L'Épire et les contrées voisines se dépeuplent chaque jour ; les soldats romains se casernent dans des maisons abandonnées[111].

Sur la foi de la grandeur du nom romain, quelques modernes avaient cru que le monde, sous le gouvernement des empereurs, était arrivé à un degré de population inouï. Un récent travail, en appliquant aux monuments de l'antiquité les données de la science moderne, a jeté sur ces questions une grande lumière. L'Italie continentale, peuplée aujourd'hui de 19 millions d'habitants, ne pouvait, sous les empereurs, en avoir plus, de 9 ou 10 millions[112]. La Sicile, cette contrée si bien cultivée et si fertile, ne nourrissait pas 1.200.000 âmes[113]. La Gaule, plus étendue que notre France, n'en comptait, au IVe siècle, que 10 millions[114]. En appliquant les mêmes notions à l'Égypte, on pourrait conjecturer que, sous Auguste, elle n'avait pas plus de 1.100.000 habitants[115].

Ainsi, dans l'antiquité — et l'écrivain que je cite déduit, avec une rare évidence, les causes morales du fait dont il apporte les preuves matérielles —, tout marchait vers l'affaiblissement de la population. Le christianisme seul a peuplé l'Europe : si quelque part le mouvement de la population a été constant, régulier, civilisateur, c'a été dans les temps et les pays chrétiens, et ces pauvres Pères de l'Église, dont Montesquieu se moque, au sujet de sa chère loi Papia Poppæa, ne se trouvent pas avoir été si ignorants qu'il le pense, à l'égard des choses de ce monde.

Ainsi, la sagacité et la puissance d'Auguste n'avaient fait que ralentir la marche du monde romain vers sa décadence.

 

 

 



[1] Nec id tempus censuræ. (Tacite, Ann., II, 33.) V. encore Dion, LIV, 2 ; Vell. Paterc, II, 95 ; Suet., in Claud., 16.

[2] V. sur les consuls, Dion, XLIII, 46 ; XLVIII, 35. — Sur les préteurs, Id., LVIII. 20 ; LIX, 10 ; Suet., in Claud., 23. — Sur les tribuns, Tacite, Annal., XIII, 28 ; XVI, 26 ; Hist., II, 91 ; IV, 9 ; Pline, Epist., I, 23 ; IX, 13 ; Annal., XIV, 28 ; Suet., in Aug., 10, 40 ; Dion, LIV, 30 ; LVI, 27 ; LX, 11.

[3] (An 47.) Tacite, Annal., XI, 22 ; XIII, 5 ; Suet., in Claud., 24. Ce sénatus-consulte de Claude fut révoqué sous Néron (an 54). Sur la questure, V. Cicéron, de Legib., III ; Dion, LVII, p. 613 ; Pline, Epist., VII, 16.

[4] Néron, dans son discours d'avènement (V. plus bas), et pour flatter le sénat, promet de relever la dignité romaine, la juridiction des consuls, etc. Tacite, Annal., XIII, 4.

[5] L'appel à César, suite de l'appel au peuple dans la république romaine et source du droit d'appel dans la jurisprudence moderne, date des premiers temps de l'empire. Dion, LI, 19 ; LII, 33 ; LIX, 8. Suet., in Aug., 33. Caligula, au début de son règne et au temps de sa popularité, refusa de recevoir les appels qu'on portait devant lui. Suet., in Calig., 16. C'est aussi en ce sens que Tibère, selon Suétone, laissait les affaires se traiter par le droit ordinaire (in Tiber., 31). Néron, à sou début, favorise le droit d'appel à César. (Tacite, Annal., XIV, 28. Suet., in Nerone, 17.) Le droit d'appeler à César est un des privilèges du citoyen romain. Loi 7. Dig. ad legem Juliam de vi publica (XLVIII, 6). Saint Paul, traduit devant un magistrat romain, en appelle à Néron. Act., XXII, 25, 29 ; XXV, II, 12, 21, 25 ; XXVIII, 27.

[6] Mella, par une fausse ambition, s'éloignait des honneurs ; il voulait, simple chevalier, devenir l'égal des consulaires, et en même temps l'administration de la fortune du prince lui avait paru une voie plus courte pour s'enrichir. Tacite, Annal., XVI, 17.

[7] Caïus César ôte au proconsul d'Afrique le commandement militaire et le donne à un lieutenant dont la puissance ne tarda pas à s'augmenter, et par la durée de son emploi, et par cette émulation jalouse qui pique davantage les inférieurs, tandis que les proconsuls songeaient plus à leur sécurité qu'a leur puissance. Tacite, Hist., IV, 48. V. sur les procurateurs lieutenants du gouverneur (procuratores vice præsidi) qui avaient tous les droits du gouvernement : Dion, LX, 9 ; Tacite, Annal., XII, 54 ; Hist., I, 11 ; Josèphe, Antiq., XVII, 13. Ponce-Pilate était de ce nombre. V. Tacite, Annal., XIV, 44.

[8] Sénatus-consulte (an 51). Tacite, Annal., XII, 60. Suet., in Claud., 12.

[9] Tacite, Annal., IV, 15.

[10] V. Tacite, Annal., XI, 20 ; Suet., in Claud., 12, 24.

[11] Loi Cassia, sous César. — Loi Sœnia (716 ou 725), sous Auguste. V. Tacite, Annal., XI, 25. Denys d'Halic., I, 85. Dion Cassius, LII, 42.

[12] Vetustissimum quemque e senatu aut quibus parentes clari fuerant... adscivit Cæsar. (Tacite, Annal., XI, 25.) Le père de l'empereur Othon fut de ce nombre.

Au nombre de ces patriciens fut encore P. Plautius Pulcher, fils du triomphateur (?), jadis compagnon de Drusus, fils de Germanicus ; de plus, oncle d'un fils de Claude (par sa sœur Plautia Urgulania  la première femme de Claude), proconsul de Sicile. (Inscript. de Tivoli, Orelli 723.)

Une autre inscription de Tivoli est relative à un Tib. Plautius, fils de M. Plautius Silvanus Ælianus, lieutenant et compagnon du César Claude en Bretagne, et qui depuis joua un grand rôle dans l'empire. (Ibid., 750.)

Le conquérant de la Bretagne, Aulus Plautius, fut le mari de Pomponia Græcina, chrétienne et confesseur de la foi, ainsi qu'on a lieu de le croire. Tac., Annal., XIII, 32. Suet., in Othone, 1.

Sur la diminution du nombre des patriciens, V. encore Niebuhr, t. II.

[13] Dion, LX, p. 672-684. Suet., in Claud., 24.

[14] Segnis et oblita bellorum nobilitas, ignarus militiæ eques, primores senatus longa pace desides. (Tacite, Hist., I, 88.) Militares artes, per otium ignotæ ; industriosque aut ignavos pax in æquo tenet. (Tacite, Annal., XII, 12.)

[15] Au temps de la république, jeux donnés par Scipion où ne combattent que des hommes libres et des plus nobles. (Tite-Live, XXVIII, 21.) — Sous César (708), un sénateur et un noble combattent sur l'arène ; d'autres s'emploient à dresser des gladiateurs. (Suet., in Cæs., 26, 39. Dion, XLIII, 23.) — Sous Auguste, des chevaliers romains servent comme acteurs ou gladiateurs, un autre au théâtre. (Suet., in Aug., 43 ; in Nerone, 5. Dion, LIII, LIV. Horace, 1 Ép., XVIII,36. Propert., IV, 8, v. 25.) — Des femmes nobles y dansent aussi. (Ibid.) — Un sénatus-consulte (736) interdit les jeux de gladiateurs aux fils et petits-fils des sénateurs, ainsi qu'aux chevaliers. (Dion, LIV. Suet., Ibid.) Ce sénatus-consulte est révoqué à cause de son inefficacité (764). (Dion, LVI.) — Tibère et Caligula reprochent ces goûta aux chevaliers. (Dion, LVII, p. 611. Suet., in Calig., 30.) — Claude leur interdit le théâtre (41). (Dion, LX, p. 669.) — Nous en reparlerons plus tard sous Néron.

[16] Suet., in Tiber., 35. Tibère condamna pour ce fait à l'exil. V. Tacite, Annal., I, 78.

[17] En cette année (an 19), un sévère décret du sénat condamna la débauche des femmes ; et la prostitution fut interdite à celles dont le père, l'aïeul ou le mari avait été chevalier romain. Car Vestilia, dont les ancêtres avaient exercé la préture, s'était fait inscrire sur les registres de l'édile, abusant de cette ancienne coutume, qui croyait la débauche assez punie par la publicité de sa honte. Tacite, Annal., II, 85. V. Suet., in Tiber., 35 ; Tertullien, de Pallio.

[18] Claude alors loua dans son discours ceux qui, à cause de leur indigence, s'étaient volontairement retirés du sénat, et il raya ceux qui, en demeurant dans ce corps, avaient ajouté l'impudence à la pauvreté. Tacite, Annal., XII, 52. Quelques sénateurs rayés à cause de leur prodigalité et de l'indigence qui en était la suite, entre autres un Sylla (an 17). Tacite, II, 48.

[19] Auguste avait déjà pensionné des familles nobles. — Tibère en secourt plusieurs (honestam innocentium paupertatem levavit. Tacite, Annal., II ;48) ; donne un secours de 1 million de sesterces à Propertius Celer (Tacite, Ann., I, 68) ; refuse d'en secourir d'autres (Tacite, ibid. Suet., in Tiber., 47. Vell. Paterc., II, 129. Senec., de Benef., II, 7) ; renonce à des successions en faveur des héritiers du sang, ut nobilitatem eorum pecunia juvaret. (Tacite, II, 43.) Hortalus, petit-fils de l'orateur Hortensius, avait reçu d'Auguste 1 million de sesterces. V. sa demande au sénat, sous Tibère, et la réponse sévère de l'empereur. (Id., II, 37, 38.) — Secours pareils sous Caligula. (Dion, LIX, p. 646.) — Sous Claude (an 59). (Tacite, XIII, 34.) — Sous Néron, plusieurs personnes nobles, paupertatis innoxiæ, d'autres même, qui avaient dissipé leur fortune, reçoivent un salaire annuel de 500.000 sesterces (128.000 fr.) pour quelques-uns. (Tacite, XIII, 34. Suet., in Nerone, 10. Senec., de Brev. vitæ, 8.)

[20] Dion, LIX, p. 646.

[21] Nul ne prend la toge qu'après sa mort, dit Juvénal, III. Quant à la langue, César avait donné des jeux dramatiques en grec à Rome, dit Nicolas de Damas. Tibère jugeait souvent en grec. Dion, I, VII, p. 612. — Inscriptions grecques ou mêlées de grec, nombreuses à Rome. Le grec y fut en particulier la langue des chrétiens. L'Épître de saint Paul aux Romains, et les plus anciens écrits de l'Église de Rome, ceux de saint Clément, pape et d'Hermas, étaient en grec. Selon saint Jérôme, le pape Victor, à la fin du IIe siècle, est le premier écrivain chrétien qui dans Rome se soit servi de la langue latine.

[22] Ainsi ces expressions : Equites Rom. arena fœdati. (Suet.) Cantum ne eq. Rom. arena aut ludo polluerentur. (Tacite, Hist., II, 62.) Proceres... scena polluantur. (Tacite, Annal., XIV, 20.) La jeunesse se perd par les goûts étrangers, la fréquentation des gymnases, l'oisiveté, les amours infâmes, etc. Tacite, ibid.

[23] Tout ce que je dis des plaies de l'empire et du fardeau qu'elles imposaient au prince est parfaitement résumé dans la lettre au sénat que Tacite prête à l'empereur Tibère, et qui représente évidemment la pensée de Tacite plus que celle de Tibère.

A propos des plaintes élevées par les édiles contre le progrès du luxe et le mépris des lois somptuaires ; après s'être plaint de l'étendue immense des villas, des tribus d'esclaves, de l'énorme quantité d'argent et d'or : Nous étions plus modérés autrefois, dit-il, parce que nous n'habitions qu'une seule ville ; même lorsque nous sommes devenus maîtres de l'Italie, nous n'avons pas eu de telles séductions à craindre. Mais les victoires sur les étrangers nous ont appris à consumer leurs patrimoines, les guerres civiles à consumer le nôtre... Personne ne s'inquiète de ce que l'Italie a besoin de secours étrangers, de ce que la vie du peuple romain est ballottée chaque jour par la mer et les tempêtes ; si les ressources des provinces ne venaient en aide et aux maîtres et aux esclaves, à nos terres devenues incultes, seraient-ce, je le demande, nos parcs et nos ville qui nous nourriraient ? Voilà, pères conscrits, les soins qui pèsent sur le prince. Ces soins négligés, la république est ruinée de fond en comble. Tac., Ann., III, 53, 54.

[24] Nomina... nobilium qui etiam tum supererant. Tacite, Annal., XIII, 18 (au commencement de Néron).

[25] Je parlerai ailleurs de ce Domitius, père de Néron.

[26] Sur les Lepidi, Tacite, Annal., III, 22, 32 ; VI, 27, 40 ; XIV, 2 ; XVI, 8. Suet., in Calig., 25, 36. Dion, LXIX.

[27] Tacite, Annal., III, 19.

[28] Philon. Quod omnis probus liber.

[29] V. l'Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, par M. Wallon (Paris, 1817), où cette révolution sociale, qui appartient surtout aux Ier et IIIe siècles de notre ère, est parfaitement mise en lumière.

[30] V. sur tout ceci Gaius, Instit., 33. Ulpien, III. Suet., in Claud., 19. Pline, Panég., 39.

[31] Senec., Apocoloquint. Suet., in Ner., 24. Philostrate, 41. Pausanias, Achaïe.

[32] Sur les Seviri Augustales, V. la dissertation de M. Egger dans son Examen des historiens d'Auguste. Il cite des inscriptions attestant l'existence de ces collèges dès l'an de Rome 755 à Pompéi, 762 à Vérone, 778 à Véies.

[33] Vers les derniers temps de la république et le commencement de l'empire, l'esclave dont le travail n'était pas lucratif et qui n'avait pas un prix spécial par ses talents ou sa beauté, le simple serviteur, en un mot, n'avait guère qu'une valeur de 500 deniers. (540 fr. — Quingentis empto drachmis, dit Horace, II, Satir., VII, 45.) Pour une femme, 600 sesterces (150 fr.) étaient déjà un prix élevé. (Martial, V, 66.)

L'esclave cultivateur était plus cher à cause du gain qu'il rapportait. C'est ainsi que Columelle (de Re rust., III, 3, § 8) ne craindrait pas de donner 8.000 sesterces d'un bon vigneron, tout en reconnaissant qu'on les paye en général beaucoup moins cher. C'est ainsi que pour les esclaves de travail de Caton l'ancien s'était fixé le maximum de 1.500 deniers. (Plutarque.)

Au temps de Caton, du reste, les esclaves pouvaient être plus rares que vers la fin de la république, comme aussi après le règne des premiers empereurs, la cessation des grandes guerres, jointe à la multitude des affranchissements, dut faire diminuer le nombre et hausser le prix des esclaves.

Quant aux esclaves de luxe, on sait que le prix en a varié à l'infini selon le prix et la mode. Le prix le plus élevé qui ait été payé, selon Pline, est celui du grammairien Daphnis, vendu à un Scaurus 700.000 sesterces (Hist. nat., VII, 40 (39)).

Ce peu de valeur de l'esclave ordinaire explique que l'affranchissement fut fréquent et souvent même profitable. L'esclave, sur son

pécule, achetait d'abord sa liberté, et, de plus, il s'engageait, soit à donner à son maître une part de son travail (V. les jurisconsultes De operis libertorum. Digeste, XXXVIII, I, Code, VI, 3), ou bien encore une part des frumentations, sportules, congiaires, largesses en vue des élections, qu'à titre de citoyen romain il était appelé à recueillir. (Denys d'Halicarnasse, IV, 24, sur l'an 698 de Rome. Dion Cassius, XXXIX, 21.) C'était une fonction lucrative que celle de citoyen romain indigène.

Aussi voyons-nous Auguste exclure de l'un de ses congiaires le affranchis qui n'auraient reçu la liberté que depuis l'annonce du congiaire. — Suet., in Aug., 42.

[34] Si separentur libertini, manifestam ingenuorum penuriam fore. (Tacite, Annal., XIII, 27.) Libertini, dans la langue de Tacite et de Suétone, est synonyme de liberti (V. Suet., in Claud., 24 ; Quintilien, V, 10 ; VII, 13), et il est incontestable que, d'après le droit, le fils de l'affranchi est ingénu : mais, voudrait-on ne pas prendre à la lettre ce passage de Tacite et comprendre les fils d'affranchis dans le mot libertini, le fait du dépérissement de la race libre serait encore bien remarquable. — Il est confirmé encore par ce que j'ai dit plus haut des armements d'esclaves et de la faiblesse militaire de l'Italie.

[35] Senec., de Clem., I, 24.

[36] Tacite, Annal., IV, 27. Ob multitudinem familiarum, quæ gliscebat immensum, minore in dies plebe ingenua.

[37] Tacite, Annal., XV, 40. Ut est novarum rerum cupiens pavidusque.

[38] Tacite, Annal., XII, 65 ; XIV, 7. Quant aux nombres d'esclaves possédés par des particuliers, omettons, si l'on veut, comme suspects d'exagération, les faits qui sont rapportés avec énonciation de chiffres. Mais Démétrius, affranchi de Pompée, se fait apporter tous les soirs, comme un général d'armée, l'effectif de ses esclaves. (Senec., I, de Tranquillitate, 8.) Sénèque, philosophe, se défendant contre ses ennemis qui lui reprochent ses richesses, avoue qu'il ne sait même pas le nombre de ses esclaves (de Beata vita, 17). Dans les lieux destinés à la sépulture des esclaves et affranchis d'Auguste et de Livie, on a compté jusqu'à 6.000 urnes. V. l'utile et laborieux ouvrage de M. Dezobry : Rome au siècle d'Auguste, et surtout M. Wallon, t. II, p. 144-155.

Ce que j'ai dit des armements d'esclaves, du grand nombre des affranchis par rapport aux ingénus, prouve encore l'importance de la population servile sous les empereurs. Je puis encore citer Tibère (Tacite, Annal., III, 53) et le jurisconsulte Cassius (XIV, 44) se plaignant de la multitude des esclaves.

[39] Ménodore ou Ménas, sous Auguste, fut le premier affranchi admis à l'ingénuité, 2 pr. D. si ingenuus esse dicat. Dans les inscriptions, on lit C. Cæsaris libertus ingenuus et même serves ingenuus (sous Auguste). Gori, 3. Muratori, 1007.

[40] Suet., in Aug., 16, 25. Macrobe, I, 2. Strabon, V. Dion, LV, LVI.

[41] Jus aureorum annulorum. (Dion, XLVIII, 45 ; LIII, 30. Suet., in Aug., 74 ; in Galba, 14 ; in Vitell., 12. Tacite, Hist., I, 13 ; II, 57. Digeste, XL, 10. Cod. Justin., VI, 8).

[42] Ainsi pour l'histrion Pâris. Tacite, Annal., XIII, 27.

[43] Pline, Hist. nat., XXXIII, 1, 2.

[44] Tite-Live, IX, 29. Diodore Sic., XX. Claude dans Tacite, XI, 24. Suet., in Claud., 24.

[45] Dion, XLIII.

[46] Dion et Suet., ibid. Massurius Sabinus apud Gell., V, 19.

[47] Plurimis equitum, plerisque senatorum non aliunde originem trahi. (Tacite, Annal., XIII, 27.) Néron voulut pendant quelque temps exclure du sénat les fils d'affranchis. Suet., in Ner., 15. L'empereur Vitellius avait eu, disait-on, pour trisaïeul un affranchi savetier (sutorem veteramentarium). Suet., in Vitel., 1.

[48] V. Suet., in Ner., 28 ; Xiphilin, LXI.

[49] Tacite, Annal., XIV, 65 et ailleurs.

[50] Tacite, Annal., XIII, 26, 27.

[51] Épictète, in Arrian., I, 19.

[52] Sur Caligula, V. Josèphe, Antiq., XIX, 1. Sur Claude, Suet., in Claud., 25. Marcianus, D., 5. de Jure patron. Dion, LX, p. 673, 683.

[53] Senec., Ép. 47.

[54] Tacite, Annal., XV, 34.

[55] Dion, LXIII, p. 721.

[56] V. ci-dessous, à la fin du § III, les louanges adressées par Sénèque à l'affranchi Polybe.

[57] Amici et servi homines sunt, et æque unum lactem biberunt ; me salvo, cito liberam aquam gustabunt.

[58] Varron, de Lingua latine, V, 9.

[59] Suet., in Claud., 16. Dion, LX, p. 676. — Tibère aussi avait cherché à maintenir la supériorité officielle de la langue latine. Suet., in Tiber., 71. Dion, LVII, p. 612. Valer. Maxim., II, 2, § 2.

[60] Suet., in Claud., 25. Marcian. Digest., XXXVIII, tit. 14, lib. 19. Cette jurisprudence était cependant douteuse sous Néron. Tacite, Annal., XIII, 26.

[61] Suet., in Claud., 24, 25.

[62] V. Suet., in Claud., 28 ; Dion, LX.

[63] Suet., in Claud., 16.

[64] V. Pline, Hist. nat., XXXIII, 7, 8.

[65] V. Tacite, Annal., XI, 23, 25. Claudii oratio apud Gruter.

[66] V. Macrobe, I, 10, 11. — Caton, de Re rustica, 5, 56, 59. — Plut., in Coriol., 24 ; in Cat. maj., 3, 20, 21. Dionys., Fragm. XX, 1. Senec., Ép. 47. Tacite, Annal., XIV, 44. Juvénal, XIV.

[67] Pline, Hist. nat., IX, 23. — Sur le même fait, Senec., de Ira, III, 40 ; de Clem., IV, 18. — Remarquez aussi ce passage d'Horace : Si tu fais mettre en croix un esclave qui, en enlevant un plat, aura goûté la sauce ou quelque poisson entamé, ne sembleras-tu pas plus fou que Labéon ? Or, la faute que voici n'est-elle pas et plus folle et plus criminelle ?.... Ton ami, dans l'ivresse, a taché le lit du festin, il a laissé tomber un plat usé par les mains d'Évandre.... et pour cela tu le hais et tu le fuis, comme un débiteur fuit Druson. I, Sat. III.

[68] De cette époque (an 773 de Rome) date cependant un sénatus-consulte, qui retire au juge le droit de punir arbitrairement l'esclave traduit devant lui, et lui ordonne de suivre à son égard les mêmes règles que pour les hommes libres. (Dig., 12, § 3, 4, de accusationib., XLVIII, 2.) Mais le droit de châtiment du maître resta entier et ne fut restreint que plus tard par la loi Petronia.

[69] Tacite, Annal., XIV, 44.

[70] Édit de Claude, an 47. Suet., 25. Dion, LX, p. 685. Modest., Digest., 2. Qui sine manumiss. (XL, 8.)

[71] Senec., de Benef., III, 22 ; de Clem., I, 18. Le Flamine de Jupiter était aussi un protecteur pour les esclaves. Dès qu'un esclave fugitif avait pu arriver jusqu'à lui et embrasser ses genoux, il était pour ce jour-là exempté du fouet et de toute peine plus grave. Si un prisonnier enchaîné s'approchait du Flamine, il était délié et ses liens jetés hors de la maison. Aussi, pour être plus abordable, le lit du Flamine devait-il être placé près de sa porte, et il lui était défendu d'avoir un chien auprès de lui ou dans sa maison. Plutarque, Questions romaines, III.

[72] Loi Petronia, sous Auguste et non sous Néron. Digest., 11, § 2, ad L. Cornel. de Sicariis (XLVIII, 8) 42 ; de Contrah. emptione (XVIII, 1) ; 24, de Manurnius, (XL, 1). Gellius, V, 15.

[73] Senec., de Benef., III, 22. Juvénal, XIV, 126.

[74] Cum omnia in servum liceant, esse aliquid quod in hominem licere commune jus animantium vetat. (Senec., de Clem., ibid.)

[75] Il y a trace dans les inscriptions, de mariages (ainsi qualifiés) d'esclaves avec des femmes libres, dans le temps d'Auguste, de Tibère, de Claude ou de Néron. Les femmes sont appelées conjuges, expression que du reste les esclaves entre eux ne se font pas faute d'employer. Les enfants, quand ils figurent dans une inscription, le plus souvent sont libres et portent le nom de leur mère. Il y a cependant des inscriptions d'une mère libre à son fils esclave. Tous ces mariages étant illégaux, l'enfant devait suivre la condition de la mère. (V. les textes cités par M. Wallon, t. III, p. 413. Appendice à la 3e partie, ch. II.) Une femme libre et même ingénue, ce semble, Æmilia Secunda, fille d'une Decia, est qualifiée conjux d'un esclave d'esclave (vicarius), du palais d'Auguste. (Ibid.)

[76] C. Claudianum, conseillé par l'affranchi Pallas (an 53). V. Tacite, Annal., XII, 53 ; Suet., in Vesp., 11 ; Ulpien, Reg., XI, 11 ; Gaius, I, 84-86, 91, 160. ; Paul, Sent., II, 21 a ; Marcianus, 5. Dig. de Statu hom. (I, 5) ; Cod. Theod. ad S.-C. Claud. ; Cod. Just. de S.-C. Claud. tollendo. Claude posait dans ce même S.-C. des règles bien dures et peu conformes aux principes du droit sur la condition des enfants nés d'une union entre esclave et libre : Si le père était libre et la mère esclave, les fils étaient libres et les filles esclaves. — Si la mère était libre et le père esclave, même dans le cas où le maître aurait consenti à cette union, les enfants étaient esclaves par cela seul que le maître l'avait stipulé ainsi. — Et enfin, si une femme libre s'était unie à un esclave qu'elle croyait libre, les enfants n'en étaient pas moins esclaves. — Quelques-unes de ces règles furent abrogées par Vespasien et Hadrien, propter inelegantiam juris. Gaius, I, 84 86. Sur cette partie des mœurs romaines et l'appréciation qu'en fit l'Église, V. le savant livre de M. l'abbé Dœllinger, Hippolytus und Callistus, Ratisbonne, 1853.

Divers actes législatifs de Claude :

Sur la présence du curateur aux adrogations. Modestin. V, de Adoption., Dig. I, 7.

Interdiction de l'affranchissement de l'esclave qui aura été condamné aux fers 1. Cod. Just., qui non possunt ad libertatem pervenire. (VII, 12.)

Poursuite pour faux contre le légataire qui aurait écrit sous la dictée du testateur. 3 Cod. Just. De his qui sibi adscribunt. (IX, 23.)

Sur les questions d'État. Dig. 3, § 1. Ne de statis defuncti, XL, 15.

Sur les esclaves. V. ci-dessus.

[77] Suet., in Claud., 41. Tacite, Annal., XI, 13, 14. Priscian., I, p. m. 25. Quintil., I, 7. V. les inscriptions du temps de Claude où le F renversé se voit encore. Il équivaut au V consonne.

[78] Suet., in Tiber., 71. Un puriste disait à Tibère qui employait un mot étranger : Tu peux, César, donner le droit de cité aux hommes, mais non aux mots. Suet., de Illustr. grammat., 22.

[79] V. Suet., 21 ; Tacite, XI, 11 ; Zosime, II, 4 ; Pline, VII, 48.

[80] Miles externus, provincialis. (Tacite, Annal., III, 41, 51 ; Hist., II, 21.)

[81] Horace, I, Sat., II, 14. Quinas hic capiti mercedes easecat. Comme il s'agit ici d'un usurier, il faut évidemment entendre par quinas, 5 p. 100 par mois.

[82] Nemo ea culpa vacuus. (Tacite, Annal., VI, 16.)

[83] Tacite, Annal., 16, 17. Suet., in Tiber., 48. Dion, LVIII. Pline, Ép. VI, 19.

[84] Senec., de Benef., II, 7, 8 ; Epist., 122.

[85] Sénatus-consulte Macedonianum.

[86] Senec., de Beneficiis, II, 4, 7.

[87] Tacite, Annal., XII, 53 ; XIII, 42 ; XIV, 52, 53 ; de Orat., 8. Sur la fortune de Sénèque et ses aveux à cet égard, V. de Vita beata, 17.

[88] Tacite, Hist., I, 37 et alibi.

[89] Sur la richesse des esclaves de Néron, V. plus bas, Néron, § III. Un esclave de Galba donna, pour obtenir un emploi lucratif, 1 million de sesterces (230.000 fr.) à Othon. Suet., in Othone, 5.

[90] Épictète, apud Arrian., I, 26.

[91] Senec., Consolatio ad Helviam, 10. Dion, LVII, 19. Martial, III, 22.

[92] Le territoire de tout un peuple n'est plus que l'ergastule d'un seul maître. Senec., Controv., V, 5. Jusques à quand étendrez-vous vos possessions ? Une province ne vous suffit plus. Des fleuves naissent et meurent dans vos domaines. Il faut que votre territoire environne la mer et que votre régisseur commande au delà de l'Adriatique. Senec., Ép. 89. V. aussi de Tranquililate animi, 11 ; de Benef., 8. Un seul régisseur administre une province plus grande que celle que l'on confiait à un consul. De Ira, I, 16. Il y a sans doute à tenir compte de l'esprit déclamatoire des deux Sénèques. Mais j'ai cité la lettre de Tibère au sénat. Villarum infinita spatia. (Tacite, Annal., III, 54.)

[93] Cité par M. Dureau de la Malle.

[94] Columelle, I, Præfat., 3, 11, 12. V. aussi Pline, Hist. nat., VIII, 3 ; XVIII, 4.

[95] Lucain, I, 24.

[96] Tacite, Annal., VI, 13. Columelle, Præf., 20.

[97] L'Italie ne subsiste que par le blé étranger. La vie du peuple romain est à la merci des vents et des tempêtes. Si les provinces nous manquaient, seraient-ce nos villas et nos parcs qui nous feraient vivre ? Lettre de Tibère dans Tacite. Ibid. En 19, disette dans laquelle Tibère croit devoir fixer un maximum pour le blé, et donne de plus deux sesterces au marchand par modius. Annal., II, 87. Disettes fréquentes sous Tibère. Id., IV, 6. En 32, autre disette, quoique le chiffre des importations dit augmenté. Id., VI, 13. A la mort de Caïus, Rome n'avait pas de vivres pour huit jours. Disettes sous Claude, en 42, 43, 44, 51. Tacite, Annal., XII, 43. Suet., V, 18, 19. Josèphe, Antiq., XX, 2. Act. apost., II, 28. Dion, LX, p. 676.

[98] Tacite, Annal., XIV, 27. Suet., in Ner., 9.

[99] Suet., in Tiber., 35.

[100] Tacite, Annal., XV, 19.

[101] Nec ideo conjugia aut educationes liberorum frequentabantur, prævalida orbitate. Cæterum multitudo periclitantium gliscebat, cum omnis domus delatorum interpretationibus subverteretur (sous Tibère). Tacite, Annal., III, 25.

[102] Voici la série des actes législatifs rendus à ce sujet : An 20, exemptions temporaires accordées par une commission spéciale. Tacite, Annal., III, 8. — Diverses modifications en ce qui touche les unions tardives, sénatus-consulte Persicianum et sénatus-consulte Calvisianum. Ulpien, Reg., XVI, 1-4. — Autre sénatus-consulte en faveur des unions tardives, sous Claude. Ulpien, XVI, 1, 3. Suet., in Claud., 23. — Exemptions accordées à l'armée (an 44). Dion, LX, p. 681. — A la marine marchande, en 51. Suet., in Claud., 18, 19. Instit., III, 3. Caïus, etc. — Néron réduit au quart les récompenses des délateurs. Suet., in Ner., 10. — An 61, sénatus-consulte contre les adoptions fictives. Tacite, Annal., XV, 49.

[103] Matth., XIX, 12. I Cor., VII, 1, 8, 25, 32, 34, 37, 38, 40. Apoc., XIV, 4.

[104] I Cor., VII, 31, 32 et ce qui suit.

[105] V. plus haut, t. I, Jules-César, § I.

[106] Tacite, Annal., III, 40. Dion attribue la révolte de la Bretagne en 61 aux exactions de Sénèque, qui exigea d'un seul coup le paiement de 400.000.000 de sesterces que les Bretons lui devaient.

[107] Latifundia perdidere Italiam ; jam et provincial. (Pline, XVIII, 7.)

[108] Plutarque, de Oraculorum defectu, 7.

[109] Appien, de Bell. civ., VII.

[110] Strabon, VIII.

[111] V. aussi dans le discours de Dion Chrysostome, intitulé le Chasseur, une curieuse peinture de l'état de désolation de l'île d'Eubée (sous Domitien).

[112] Économie politique des Romains, par M. Dureau de la Malle, tome I, liv. II, chap. 5-8. M. de la Malle arrive aux chiffres indiqués par un calcul fort simple, mais dont les éléments sont réunis par lui avec une grande sagacité. Il établit : 1° la consommation annuelle en blé de chaque individu ; 2° la quantité de blé que pouvaient produire les terres labourables de l'Italie, d'après les procédés de culture usités à cette époque, en y joignant le chiffre du blé importé ; — et divisant l'un de ces nombres par l'autre, il en tire le chiffre au-dessus duquel la population ne pouvait s'élever. Ce chiffre est celui de 4.978.000 pour le VIe siècle de Rome, 9.547.800 pour le temps de l'empire.

Une observation se présente sur ces calculs. M. de la Malle établit la consommation journalière de chaque individu, d'après des passages de Caton, de Sénèque et de Salluste, qui, évidemment, s'appliquent à la consommation de l'homme occupé au travail ou au moins de l'homme dans la force de l'âge. Or, pour établir exactement le chiffre de la consommation individuelle, il faudrait prendre une moyenne entre la consommation des individus des classes différentes, hommes ou femmes, enfants, adultes ou vieillards.

Cette remarque, jointe à d'autres, porte M. Wallon (Hist. de l'esclavage, part. II, ch. III) à modifier le chiffre de M. de la Malle en ce qui touche le VIe siècle de Rome et à le porter à 8.114.000. Mais il pense, et je pense avec lui, qu'il y aurait erreur à élever proportionnellement le chiffre de la population au temps de l'empire. Les importations de blé, sur lesquelles M. de la Malle se fonde pour augmenter comme il le fait le chiffre de la population italique, étaient le résultat d'un déchet dans la culture, dont elles formaient tout au plus la compensation. Tous les textes de l'antiquité et tout l'ensemble des faits historiques déposent en ce sens,. et je suis persuadé que le chiffre de 10 millions est le maximum de la population italique sous les empereurs.

Je rappelle ici que par le mot d'Italie il faut entendre, sous la république, l'Italie actuelle moins les fies, la Lombardie et le Piémont ; au temps de l'empire, l'Italie continentale seulement.

[113] V. le même ouvrage, t. II, liv. IV, ch. X. La Sicile a aujourd'hui plus de 1.600.000 habitants.

[114] Ibid., liv. II, ch. VIII.

[115] L'Égypte envoyait à Rome le cinquième de ses récoltes (Orose, I, 8) ; or, cette importation formait le tiers de l'importation totale de blé en Italie (Josèphe, de Bello, II, 28), en d'autres termes, 20 millions de modii (Aurel. Victor, Epist., 1). Reste donc 80 millions de modii pour la consommation du pays même : et si j'appliquais à l'Égypte les calculs de M. de la Malle pour l'Italie, qui fixent la consommation annuelle de chaque individu à 78 modii et une fraction, je trouverais que l'Égypte ne pouvait pas nourrir 1.100.000 habitants ; mais cette application serait très-contestable, Josèphe, de Bello, II, 16, indique un chiffre bien plus élevé.