LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

CALIGULA.

 

 

§ II. — CAÏUS CÆSAR. — SES GUERRES ET SA MORT.

L'Italie semblait épuisée (an 39). La Gaule et l'Espagne, provinces opulentes, et qui avaient eu le bonheur d'être un peu à l'abri de Tibère, tentaient fort l'avidité de Caïus[1]. Les empereurs aimaient peu les provinces ; quand, par hasard, ils gouvernaient au profit de quelqu'un, c'était au profit de la populace de Rome. Un jour, Caïus, en visitant je ne sais quel fleuve ou quel bois d'Italie, déclare qu'il va faire la guerre[2]. Aussitôt les légions s'assemblent, les levées se font avec rigueur. Hommes, munitions, vivres, provisions de tout genre, gladiateurs, chevaux et cochers du cirque, comédiens, courtisanes, deux rois même : Caïus emmène de tout avec lui. Il se met en route, étrange général, marchant tantôt si vite que ses cohortes ne peuvent le suivre et font porter leurs enseignes par des bêtes de somme ; tantôt lentement, paresseusement, porté par huit hommes dans une litière, envoyant devant lui le peuple des villes voisines pour balayer les chemins et jeter de l'eau sur la poussière des routes[3].

Il passa le Rhin. Les ennemis manquaient ; les Germains étaient quelque part dans leurs forêts à pourchasser les ours ou les sangliers, et ne s'inquiétaient pas, les malheureux, d'aller se faire vaincre par Caïus. Il leur faisait pourtant de terribles menaces, dont ils avaient la hardiesse de se moquer, jusqu'à un petit prince de Caninéfates qui prit impunément en plaisanterie ce grand effort du maître. Caïus, il est vrai, avec son affectation d'énergie et de mâle vigueur, était, comme il arrive souvent, un poltron. Il venait de passer le Rhin ; il était au beau milieu de ses soldats, en voiture, dans un défilé. Par les dieux ! s'avisa de dire quelqu'un, la confusion serait grande si l'ennemi venait à paraître. Aussitôt voilà Caïus hors de voiture, montant à cheval, tournant bride. Il regagne le pont. Le pont était encombré de traînards, de goujats, de bagages. Caïus, poussé par la peur, se fait porter de main en main, leur passe à tous au-dessus de la tête, et n'est tranquille que sur sa bonne terre des Gaules.

Mais ce n'était là qu'une fausse alerte ; l'ennemi se contentait de rire et ne venait pas. Il fallait pourtant une victoire à Caïus. Il avait, je ne sais d'où, quelques prisonniers ; il les fait cacher au delà du Rhin, ils reviennent avec bruit. On lui annonce que l'ennemi arrive ; il était à table, quitte héroïquement son repas, suivi de ses convives et de quelques cavaliers, arrive dans le bois voisin ; l'ennemi avait fui. Il abat des arbres, fait élever des trophées, revient aux flambeaux, réprimande vertement ceux qui ne l'ont pas suivi, distribue des couronnes aux compagnons de sa victoire. Un autre jour il avait dans son camp de jeunes otages ; il leur fait quitter l'école où ils apprenaient le latin, les envoie au loin secrètement, se fait annoncer leur fuite, quitte encore son repas, monte à cheval, reprend et ramène les fugitifs ; puis se remet à souper, fait asseoir auprès de lui les chefs de l'armée, tout cuirassés et tout bottés encore. Voilà la misérable parodie à laquelle le monde assistait sans rire, et pendant ce temps, Caïus injuriait officiellement le sénat et le peuple de Rome : Comment ! lorsque César combat, lorsqu'il court tant de dangers, vous ne pensez qu'à d'inconvenants festins, au cirque, au théâtre, au repos de la campagne ![4]

Aussi n'était-il pas pressé de revenir à Rome. Il aimait bien mieux passer son temps en Gaule, pillant, confisquant, épuisant ce malheureux pays ; assez près de Rome pour que les proscriptions ne s'y ralentissent pas, pour qu'il pût dénoncer et faire exiler ses sœurs, pour qu'il pût faire venir le mobilier impérial, le vendre et pratiquer ces fructueuses enchères dont nous parlions tout à l'heure ; fondant, pour se divertir, ce fameux autel de Lyon, du haut duquel les rhéteurs vaincus étaient jetés dans le Rhône (bel encouragement pour l'éloquence !)[5]. Mais ce n'était pas tout : si riche et si à son aise qu'il fût dans les Gaules, son ambition ne se reposait pas. Vous avez vu le commencement de sa comédie guerrière : voici le farceur impérial sur un nouveau tréteau. C'est la Bretagne qu'il veut conquérir (an 40), la Bretagne abandonnée par la politique romaine depuis la victoire équivoque de Jules César, interdite par Auguste à ses successeurs ; conquête lointaine, stérile, pleine de dangers. Son armée est rangée sur les côtes ; ses machines de guerre sont disposées. Caïus est sur son vaisseau, il s'avance en mer, chemine un peu, puis s'en revient ; la guerre est finie. Il n'a pas vaincu la Bretagne, il a vaincu l'Océan — c'est-à-dire le Pas de Calais ou la Manche —. Il monte sur son trône : Chargez-vous, dit-il à ses soldats, des dépouilles de l'Océan, elles sont dues au mont Palatin et au Capitole. Après cela il leur fait ramasser des coquilles, leur distribue cent deniers par tête. Soyez contents leur dit-il, vous voilà tous riches ; et il bâtit un phare gigantesque comme monument de ses exploits[6].

Après tant de victoires, il voulait un triomphe. « Qu'il soit inouï de grandeur, et qu'il ne coûte pas cher, écrivait-il à ses intendants ; vous le pouvez ainsi, vous avez droit sur les biens de tous. » Des trirèmes sur lesquelles il avait vaincu l'Océan devaient être amenées par terre d'Ostie à Rome. Mais il lui fallait des captifs à mener à sa suite, et il n'avait pas fait de prisonniers. Rien n'embarrasse ce hardi bouffon ; il n'a pu prendre des Germains, il prendra des Gaulois, choisira les plus grands et les plus beaux — bon mobilier de triomphe, disait-il —, laissera croître et fera teindre leurs cheveux pour leur donner le roux germanique et la longue crinière des barbares, leur imposera des noms germains, leur fera apprendre la langue. Sotte et perpétuelle comédie que la vie de cet homme !

Voici une autre plaisanterie qui, sans sa poltronnerie, devenait sérieuse. Il se souvint un jour que plusieurs légions s'étaient mises en révolte après la mort d'Auguste ; que, tout enfant alors, il avait été menacé ainsi que son père Germanicus ; il voulut faire égorger ces légions, et ce fut à grand'peine que l'on obtint de lui de les décimer seulement. Il les rassemble donc comme pour les haranguer, sans armes et même sans épées, les fait entourer par la cavalerie ; ces braves gens soupçonnent le danger, s'éloignent à temps, courent retrouver leurs armes. Caïus s'effraie, s'enfuit, prend le chemin de Rome, cherchant sur qui se venger, et trouvant sous sa main la perpétuelle victime des empereurs, le sénat[7].

Le sénat était fort embarrassé : il avait envoyé une députation à Caïus ; Caïus l'avait mal reçue, ne l'avait pas trouvée assez nombreuse, s'était fâché surtout qu'on y eût mis Claude, son oncle, quoiqu'il eût défendu au sénat de conférer à ses proches aucun honneur. Il se plaignait qu'on n'eût pas fait assez pour son triomphe, et, à un autre côté, menaçait de mort quiconque lui parlerait de nouveaux honneurs. Le sénat, bien humblement, bien respectueusement, lui envoya une députation nouvelle pour le supplier de revenir. Oui, je reviendrai, dit-il, et celle-ci avec moi (en frappant sur la poignée de son épée). Je reviendrai pour ceux qui souhaitent mon retour, pour les chevaliers et pour le peuple ; quant au sénat, je ne serai plus ni son concitoyen, ni son prince[8].

Et en effet, si ses guerres avaient été plaisantes, son retour à Rome fut sérieux. Il ne voulut pas de triomphe ; il défendit qu'aucun sénateur vint au-devant de lui. Il avait deux livrets, appelés le Glaive et le Poignard ; plus tard on y trouva marqués les noms de ceux qu'il voulait faire mourir. Ainsi comptait-il décimer le sénat et l'ordre des chevaliers, puis quitter Rome où s'ennuyait, transférer le siège de l'empire à Antium sa ville natale, ou bien dans sa ville favorite, Alexandrie.

Alexandrie méritait bien cette faveur ; cette ville, grecque et égyptienne , idolâtre et superstitieuse comme l'ancienne Égypte, légère et adulatrice comme la Grèce, avait été la première à célébrer le culte de l'empereur : le dieu-prince Caïus valait bien après tout le dieu-bœuf Apis et le dieu-chien Anubis. Mais, au sein de cette ville aux mille déités, vivaient à part les ennemis de l'Égypte et des idoles ; à la faveur de la civilisation et du commerce Israël était revenu après des siècles sur la terre de Memphis. Dans Alexandrie, cité universelle, il y avait de tous les peuples, et entre autres, une colonie de Juifs, riche, nombreuse, se faisant respecter à force de ténacité et de conviction, maintenant sous les empereurs ses synagogues, ses lois, ses magistrats, ses privilèges. Mais entre les adorateurs de l'ibis et du crocodile et les adorateurs de Jéhovah, entre la menteuse, mondaine, changeante Alexandrie et la sévère Jérusalem, il y avait querelle depuis longtemps. La divinité de Caïus fut une occasion pour rallumer les haines. On profana les synagogues, on dégrossit à la hâte quelques images du prince pour les placer, objet abominable ! dans l'oratoire des Juifs ; à eux-mêmes, on dénia le droit de cité, qui leur appartenait depuis des siècles ; on les rejeta, comme au moyen âge, dans un étroit et obscur quartier de la ville ; ceux que l'on rencontrait ailleurs furent pris, fustigés, brûlés même.

Le gouverneur romain Flaccus favorisait ces violences. La dernière et triste ressource des Juifs était de s'adresser à Caïus : ils députèrent vers lui : les Alexandrins en firent autant. De part et d'autre on choisit les plus beaux discours : la rhétorique était de toute nation et de tout lieu[9].

Mais de tristes nouvelles attendaient sur le sol d'Italie les pauvres envoyés juifs : en débarquant à Pouzzoles, ils apprirent de la bouche de leurs frères ce qui se passait à Jérusalem. Dans le temple, dans le saint des saints, là où reposait le nom incommunicable de Dieu , Caïus avait ordonné qu'on mit sa statue. C'est ce que l'Évangile avait appelé par avance « l'abomination de la désolation dans le temple du Seigneur[10]. Jusque-là, non-seulement dans le temple, mais dans la ville, les soldats romains avaient ôté de leurs enseignes les images des empereurs ; telle était l'horreur des Juifs pour tout ce qui semblait une idole, et la tolérance de Rome pour les mœurs et les croyances des vaincus ! Aussi le gouverneur de la Syrie, Petronius, tremblant d'accomplir des ordres aussi redoutables, hésitait, tardait, rassemblait des troupes, faisait traîner en longueur le travail de la statue, sous prétexte de le rendre plus parfait. Cependant toute la nation avait pris le cilice et la cendre ; la culture des terres était abandonnée. Petronius voyait venir l'hiver, la famine, à sa suite les tribus arabes grossies par la misère des Juifs, des brigandages que Rome ne saurait réprimer : il arrivait à Jérusalem, négociant pour obtenir par la douceur obéissance aux ordres irréfragables de César. Mais voici venir à lui une multitude de peuple, rangée par classes d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, pleurant et gémissant, la tête couverte de cendres, les mains derrière le dos comme des condamnés. Voulez-vous résister au prince ? leur dit-il ; voulez-vous commencer une guerre ? Voyez votre faiblesse : voyez la puissance de César. — Nous ne voulons pas combattre ; mais plutôt que de violer nos lois, nous sommes prêts à mourir. Et cette nation entière se prosterna devant lui, la gorge découverte, pleine de résignation et de foi, laissant Petronius assez ému pour qu'il osât écrire à l'empereur et lui demander de nouveaux ordres[11].

Les choses en étaient là. Caïus ballotté en tous sens par des conseillers divers ; touché un moment par la lettre de Petronius ; décidé même en faveur des Juifs par les supplications de son ancien favori, le roi Agrippa ; puis tiraillé en sens contraire par deux ou trois bouffons égyptiens qui formaient son conseil privé : Caïus avait pris enfin son parti, il faisait faire au palais sa propre statue ; et comme il partait pour l'Égypte, il voulait la porter lui-même à Jérusalem et écrire sur le fronton du temple : Temple du nouveau Jupiter, de l'illustre Caïus.

Il y a deux écrivains qu'on a parfois appelés conteurs ; ils ne racontent pourtant que ce qu'ils ont vu, ou ce qu'ils savent par une tradition cohérente et de toutes la plus suivie. Je me permets de consulter ces deux Juifs, Josèphe et Philon. Le dernier était le plus disert des Juifs d'Alexandrie, l'orateur de leur ambassade ; il nous peint ce qu'il a vu de ses yeux ; quand il nous raconte l'audience de Caïus, c'est chacune de ses émotions qu'il nous redit, c'est un empereur tout vivant, tout parlant, tout agissant, qu'il fait jouer devant nous. Même dans la vérité majestueuse de Tacite, dans la curiosité anecdotique de Suétone, il n'y a pas cette réalité de mouvement, ce détail d'action.

Depuis plusieurs jours, les députés juifs suivaient Caïus sans pouvoir le joindre. Caïus était en Campanie, visitant ses villas, allant de palais en palais. Il leur donna enfin rendez-vous aux portes de Rome, dans la maison de Mécène, qu'il avait jointe à celle de Lamia, pour faire avec ces deux grandes demeures aristocratiques une demeure plus digne de lui. Ils trouvèrent la villa toute belle et tout ornée, des vases d'or et des statues grecques disposés partout, les salles ouvertes, les jardins ouverts ; Caïus avait voulu, tout en leur parlant, parcourir les magnificences de son palais.

Au milieu de ces grandes salles, ils trouvèrent, entre un comédien et les intendants des deux villas, un homme grand, pâle, mal proportionné, le cou étroit, les yeux creux, le regard fixe, le front menaçant et déjà ridé, peu de cheveux et beaucoup de barbe, des jambes grêles et des pieds énormes, une férocité étudiée sur sa figure qu'il composait au miroir pour la rendre plus terrible. Son costume, comme dit un écrivain, n'appartenait ni à son pays, ni à son rang, ni à son sexe, ni même à l'espèce humaine : c'était un manteau peint et couvert de pierreries, de longues manches, des bracelets, une robe de soie, une chaussure de femme ornée de perles[12].

Les Juifs n'eurent que le temps de se prosterner devant lui : Salut, dirent-ils, Auguste et empereur... Caïus les interrompit : Voilà donc ces ennemis des dieux, ces hommes qui me méprisent quand tout le monde m'adore, ces adorateurs d'un Dieu inconnu ! Les Alexandrins qui étaient là profitèrent de cet heureux début : Ce n'est pas tout, seigneur, dirent-ils ; ces hommes refusent d'offrir des victimes pour ton salut. Les Juifs protestèrent : Non, seigneur, nous immolons des hécatombes pour toi ; nous versons sur l'autel le sang des victimes ; ainsi avons-nous fait quand tu es devenu empereur, quand tu as été guéri de cette maladie qui affligea toute la terre, quand tu es parti pour la Germanie.Oui, dit Caïus, vous avez sacrifié, je ne sais à quel autre Dieu, mais pas à moi. Je ne m'en suis pas senti plus honoré.

Chacune de ces paroles glaçait le sang des pauvres députés. Mais il les laisse là, passe dans une autre salle, visite, inspecte, ordonne, cause avec l'intendant du palais, fait changer de place les beaux tableaux et les belles statues. La double députation suivait toujours, les Alexandrins triomphant, se moquant des Juifs, les raillant comme sur le théâtre, les autres, tête basse, n'attendant guère que la mort.

Tout à coup Caïus se retourne, prend un air grave : Pourquoi donc ne mangez-vous pas de cochon ? Les Alexandrins éclatèrent de rire. — Seigneur, dirent les Juifs, chaque peuple a ses lois. Certaines choses nous sont défendues, d'autres aux Égyptiens ; il y en a même qui ne mangent pas d'agneau. — Ils ont raison ; la chair en est mauvaise. Puis, après avoir ri de sa facétie : Mais enfin, sur quoi fondez-vous votre droit de cité à Alexandrie ? C'était là le grand point de la querelle. Les Juifs commencèrent à plaider leur cause. Caïus craignit que leurs raisons ne fussent trop bonnes ; il leur tourna le dos, passa en courant dans une autre salle , fit fermer les fenêtres, revint à eux : Qu'avez-vous à me dire ? Son ton était plus doux : les Juifs recommencèrent avec quelque espérance ; mais au lieu de les entendre, le voilà encore à courir, visitant des tableaux, ne voulant rien écouter. Pour le coup, les malheureux circoncis faisaient tout bas leur prière et se préparaient à la mort. Allez-vous en, leur dit enfin Caïus. Après tout, ces gens-là sont plus fous que méchants de ne pas savoir que je suis dieu.

La colère de l'empereur ne laissait plus de ressource aux Juifs contre la persécution des Alexandrins. Mais, leur dit Philon, nous devons maintenant espérer plus que jamais ; l'empereur est si irrité contre nous, que Dieu ne peut manquer de nous secourir. Belle parole que Dieu prit soin de justifier

Caïus, en effet, avait su blesser tout ce qui l'entourait : sa défiance, ses craintes pour sa vie, les discordes qu'il aimait à semer parmi ceux qui l'approchaient, les railleries qu'il faisait d'eux, les épouvantables commissions qu'il leur donnait, lui faisaient des ennemis parmi ses officiers, ses affranchis même. Entre autres, Cassius Chærea, tribun des cohortes prétoriennes, homme âgé, aux formes un peu molles, mais vieux Romain et brave soldat, était le plastron des gaietés de Caïus. S'il demandait le mot d'ordre, César lui en donnait un ridicule ou obscène qui faisait railler Ch2erea par ses compagnons ; s'il y avait quelque sanglante mission à accomplir, César, qui avait aperçu en lui un peu de compassion, ne manquait pas de l'en charger.

Un jour, au milieu des jeux du cirque, le peuple s'avisa de se lever, de réclamer une diminution d'impôts. Au cirque, d'ordinaire, l'empereur et le peuple, associés par la même passion, se rapprochaient, s'entretenaient, se faisaient et s'accordaient des demandes. Cette fois, Caïus s'irrita de cette familiarité, lâcha ses prétoriens sur le peuple, fit couler le sang. Chærea, témoin de ce massacre, plus irrité encore de ses propres affronts, n'eut pas de peine à trouver, parmi les officiers mêmes du prétoire, de vieux Romains qui n'avaient pas encore oublié la république, ou des hommes qui sentaient leur vie menacée tant qu'ils ne mettraient pas fin à celle de Caïus : il se forma une conspiration (an 41), conspiration de palais comme celle qui donna la mort à un autre fou, Paul Ier.

Les occasions ne manquaient pas : Caïus se montrait chaque jour en public ; il allait au Capitole offrir des sacrifices pour sa fille ; ou, seul, il allait célébrer quelque superstitieux mystère ; ou enfin il jetait de l'or et de l'argent au peuple du sommet de la basilique Julia, du haut de laquelle Chærea voulait qu'on le précipitât. Mais les conjurés étaient en trop grand nombre ; les uns avaient des objections contre un jour, d'autres contre un autre ; Chærea s'impatientait : Croyez-vous donc, disait-il, que le tyran soit invulnérable ?

Caïus , cependant , songeait toujours à son voyage d'Alexandrie. Avant de partir, il donnait des jeux en l'honneur d'Auguste. La foule était immense, désordonnée ; Caïus avait supprimé toutes les distinctions de places entre les sénateurs et le peuple, les maîtres et les esclaves, les hommes et les femmes ; son esprit d'égalité souriait à ce pêle-mêle, il éprouvait un vrai plaisir de démagogue à voir les chevaliers se battre pour leurs places[13]. Ce jour-là, il était gai, affable même, faisait jeter des fruits au peuple, et se divertissait en le voyant se battre pour les ramasser. Mnester, son pantomime favori, celui que sans cesse il embrassait au théâtre, celui qu'on ne pouvait interrompre par le plus léger bruit, sans être fustigé de la main même de l'empereur ; Mnester dansait. Quant au prince, il buvait et mangeait en regardant les jeux, donnait à manger à ses voisins, entre autres à un consul, qui, assis à ses pieds, les baisait sans cesse ; lui-même devait, à la nuit, paraître et danser sur le théâtre. Mais en goûtant ces ignobles plaisirs, il ne remarquait pas de sinistres présages : le sang avait coulé sur la scène, la robe du sacrificateur avait été tachée de sang ; la tragédie que l'on dansait (comme disaient les Romains) était la même pendant laquelle Philippe, roi de Macédoine, avait été assassiné ; pour la nuit, on préparait un autre spectacle, le tableau des enfers, selon la mythologie égyptienne : frivoles circonstances qu'on ne remarque qu'après l'événement, mais dont les historiens de cette époque sont remplis, et qui peuvent servir comme échantillon de leur philosophie.

Caïus voulait passer la journée au théâtre ; les conjurés, qui étaient près de lui, le déterminèrent à quitter le spectacle pour le bain et le festin. Dans une crypte, en allant au bain, il rencontra des jeunes gens d'Asie qu'on lui amenait pour paraître sur la scène. Il s'arrêta à voir leur répétition, et allait leur ordonner de venir jouer en plein amphithéâtre, lorsqu'un des conjurés, Chærea ou Sabinus, au lieu de lui répondre, le frappa de son épée à la tête. Il n'avait autour de lui que des conjurés, tous du nombre de ses officiers ; comme pour lui faire honneur, ils avaient écarté la foule. Ils revinrent sur lui, le frappèrent jusqu'à trente fois, s'encourageant par ce cri : Encore ! encore ![14] (24 janvier 41.)

Mais il faut voir ce qui suivit, et saisir, en ce moment de trouble où tout se révèle, cette société dont les éléments sont si loin de nous. Caïus fut à peine tué que ses meurtriers, comme ceux de César, se trouvèrent en péril. Des esclaves, qui portaient sa litière, arrivèrent avec leurs bâtons sur le lieu du meurtre ; sa garde la plus intime, composée de Germains, bras robustes et cervelles épaisses, se mit en mouvement à la première alarme, parcourut les rues, parcourut le palais, frappa au hasard, ne sachant qui était ou n'était pas conjuré, tua trois sénateurs et promena leurs têtes dans Rome.

Cependant le peuple au théâtre apprenait la mort de Caïus : on en doutait encore, les uns par désir, les autres par crainte de voir la nouvelle se confirmer. Il en était comme à la mort de Tibère ; on craignait que le prince n'eût fait courir le bruit de sa fin pour connaître et poursuivre ses ennemis. Il s'en fallait donc bien que tous fussent réunis dans la même pensée, Il est curieux de savoir qui étaient les amis de Caïus : c'étaient, dit Josèphe, — les soldats, associés à ses rapines ; — les femmes et les jeunes gens, enchantés de la magnificence de ses jeux, de ses largesses, de ses combats de gladiateurs, ne pensant à rien, ne possédant rien, craignant peu de chose ; les esclaves enfin, auxquels Caïus avait permis d'accuser leurs maîtres, de participer pour un huitième à leurs dépouilles, et qu'il avait en quelque sorte à demi affranchis. En ce moment, les passions et les craintes diversifiaient à l'infini la nouvelle. Tantôt Caïus n'était pas mort, on mettait un appareil à ses blessures ; tantôt il était au Forum, tout sanglant, haranguant le peuple. Personne n'osait exprimer une pensée, les complices moins que tous les autres ; personne n'osait se lever ni sortir, il semblait que le premier qui ferait un pas dans la ville serait jugé le meurtrier de Caïus.

Mais bientôt on entendit résonner au dehors le tumulte de la garde germaine ; le théâtre était investi, il n'était plus possible d'en sortir. Un instant après, les Germains y entrent ; les têtes qu'ils ont promenées dans Rome sont jetées sanglantes sur un autel ; ils veulent se venger, et sur qui se venger, si ce n'est sur tout le monde ? Le peuple est saisi de terreur ; qu'on aimât ou non Caïus, c'est à qui protestera qu'il ne l'a pas tué, à qui pleurera, à qui suppliera, à qui se jettera aux genoux de ces barbares, charmés d'avoir une fois sous leur main Rome tout entière. Mais un héraut parait sur la scène, vêtu de deuil, avec un grand air d'affliction : Caïus est mort, notre malheur n'est que trop certain ! Les têtes dures des Germains commencèrent à réfléchir ; du mort plus rien à espérer, de son successeur tout à craindre. Le profitable eût été de venger le meurtre de Caïus vivant. Ils se retirèrent donc, et, toute réflexion faite, laissèrent vivre le peuple.

Autre chose se passait au Capitole : le sénat s'y était rassemblé ; car, la basilique Julia, lieu de sa réunion ordinaire, portant le nom de César, le sénat n'en voulait plus ; et pendant qu'au Forum, peuple et prétoriens criaient vengeance contre les meurtriers de Caïus, le sénat condamnait sa mémoire, parlait d'abolir le nom et les monuments de tous les empereurs, donnait pour mot d'ordre : liberté. Une bague que portait un sénateur, et sur laquelle était l'image de Caïus, lui fut arrachée et mise en pièces ; un des consuls parla magnifiquement sur le rétablissement de l'ancienne liberté ; cette liberté, c'était son ancienne domination que le sénat ressaisissait avec enthousiasme. Les quatre cohortes urbaines, garde municipale de Rome, obéissaient au sénat et aux consuls, elles occupaient le Forum et le Capitole, et le peuple, toujours changeant, bien sûr cette fois que Caïus était mort, applaudissait à Chærea.

Ailleurs les prétoriens délibéraient à leur façon, regrettant peu Caïus qui avait bien mérité sa mort, mais songeant beaucoup à eux-mêmes : nourris, engraissés, choyés par les empereurs, qu'allait faire d'eux le sénat ? C'était un sec et peu profitable gouvernement que celui des consuls ; qu'auraient-ils à gagner ? L'absence de Rome, des marches forcées, de dures garnisons, des combats contre les Germains, chose dont ils se souciaient peu ; puis mourir au service, ou, si l'on parvenait au grade de centurion, une pauvre retraite. Décidément ils n'étaient que les soldats de l'empereur : il leur fallait un empereur ; lequel ? Peu importait. Tout en délibérant, ils pillaient le palais ; le peuple, qui ne délibérait pas, pillait avec eux : lorsque dans un coin obscur, dans une de ces pièces élevées que l'on ménageait pour recevoir en hiver les rayons du soleil, un soldat, nommé Gratus, vit des pieds sortir de dessous une portière, les tira à lui, amena quelque chose qui se jeta tout tremblant à ses genoux pour lui demander grâce de la vie. Loin de la lui refuser, le soldat se prosterna, et salua cet homme empereur. Ce personnage était Tiberius Claudius, frère de Germanicus, oncle de' Caligula, âgé alors de cinquante ans, grand amateur de grec, et depuis son enfance plastron de la famille impériale. Quelque proche qu'il fût de Caïus, celui-ci ne l'avait point tué, il l'avait gardé pour s'en amuser. Un instant avant le meurtre, Claude suivait l'empereur ; les conjurés l'écartèrent pêle-mêle avec la foule, il s'en alla dans une salle voisine ; de là il entendit du tumulte, eut peur, et se cacha ; de sa retraite derrière son rideau, il vit porter les têtes de ceux qu'avaient tués les Germains, et quand on le trouva, il tremblait de tout son corps.

Cependant les prétoriens s'étaient attroupés ; l'élu de Gratus fut tout de suite leur empereur ; quel qu'il fût, on pouvait en faire un prince ; il y a tant d'occasions où tout ce qu'il faut à un parti, c'est un homme à mettre en avant. Le ridicule, l'obscur, l'imbécile Claude représentait donc la puissance prétorienne que Caïus avait faite la première dans l'empire. Mais il avait si peur qu'il ne pouvait marcher, on le mit dans une litière ; les porteurs, effrayés comme lui, le laissèrent là et s'enfuirent ; les prétoriens le prirent avec la litière sur leurs épaules, tout triste et tout effrayé, si piteux que le peuple crut qu'on le menait à la mort, et, touché de compassion, disait : Laissez-le donc, c'est aux consuls à le juger. On le porta ainsi au camp du prétoire ; il y passa une nuit fort inquiète. Triste empereur ! mais il ne fallait pas mieux aux soldats.

Comme il arrive en pareil cas à toute assemblée, le sénat perdait le temps. Il députait à Claude, Claude répondait qu'il n'y pouvait rien, qu'il était contraint par la force ; réponse mesquine , mais peut-être habile.

S'il y avait habileté, il faut dire d'où elle venait. Les Césars comptaient à leur cour, je dirais presque dans leur mobilier, le roi des Juifs Agrippa, monarque à la suite, homme à romanesques aventures, prisonnier et condamné à mort sous Tibère, favori sous Caïus, qui, pour le dédommager de sa captivité, lui avait donné une chaîne d'or d'un poids égal à la chaîne de fer qu'il avait portée. Dans la nuit même qui suivit le meurtre, Agrippa vint en cachette et à la hâte donner la sépulture à son bienfaiteur. De là il court trouver Claude au camp des prétoriens, toujours aussi secrètement, le rassure et le fortifie, lui persuade de garder l'empire.

Agrippa était encore au camp, lorsqu'on lui annonce que le sénat le fait appeler ; le sénat, dans son embarras, ne savait à qui demander conseil. En peu d'instants, le roi diplomate peigne ses cheveux, parfume sa barbe, et, frais et paré comme un homme qui sort de table, qui n'a pas quitté sa maison, qui ne sait rien, n'a rien vu, ne s'est mêlé de rien, demandant ce qu'il y a, ce qu'est devenu Claude, ce que .veulent les pères conscrits, il parait devant le sénat. Quand on l'eut instruit, il donna son avis à son tour : Il était dévoué, disait-il, à la dignité du sénat, il lui donnerait sa vie ; mais il osait s'informer de ses ressources. Les gardes de la ville, les esclaves armés, gens nouveaux à la guerre, lutteraient-ils contre de vieux soldats comme les prétoriens. Ainsi décida-t-il une nouvelle ambassade à Claude, se fit nommer pour accompagner les députés, vit ceux-ci tomber aux genoux de Claude pour le supplier de n'accepter au moins l'empire que du sénat, les laissa faire, parvint à voir Claude en secret, lui donna de meilleures raisons encore pour tenir ferme contre le sénat, le fit répondre en homme décidé, et le quitta haranguant les soldats et distribuant de l'or.

Le sénat, repoussé dans ses tentatives d'accommodement, était donc réduit à combattre. Il songeait à affranchir et à armer les esclaves ; la multitude en était énorme, et cette ressource, au temps de la république, avait plus d'une fois décidé les sanglantes querelles du Forum. Claude, de son côté, protestait qu'il ne voulait pas la guerre ; mais, puisqu'on l'y forçait : Qu'au moins, disait-il, la ville, les temples ne soient pas souillés ! Assignez-nous un lieu de combat, hors des murs de Rome. Quand on propose de semblables conventions, il est probable qu'on n'aura point à se battre.

Qu'était-ce donc, au reste, que le sénat ? Mélange de nobles dégénérés, d'hommes nouveaux, d'affranchis, de barbares même, de quel droit se prétendait-il successeur de l'aristocratie ancienne ? C'étaient ces hommes dont la flatterie avait dégoûté Tibère ; qui avaient dressé, en l'honneur de Séjan, un autel à la Clémence ; c'étaient eux que Caligula avait vus courir en toge pendant plusieurs milles au-devant de son char ; qui l'avaient servi à table, la toge relevée, le linge autour du corps ; c'étaient eux qui, sur un seul mot d'un affranchi de Caligula, s'étaient jetés sur un de leurs collègues et l'avaient mis à mort[15]. Les anciennes fortunes avaient disparu pendant les proscriptions ; les anciens noms étaient éteints pour la plupart. Les sénateurs ne pouvaient échapper au sentiment de leur impuissance : cent d'entre eux seulement étaient venus, sur la convocation des consuls, délibérer dans le temple de Jupiter ; le reste était chez eux, d'autres à la campagne. Le sang-froid de la nuit avait amorti leur enthousiasme.

Le peuple, au contraire, qui s'était reconnu, entourait le sénat, demandait un chef unique, demandait Claude. Tout ce qui était tant soit peu soldat allait à Claude : les gladiateurs, les mariniers du Tibre, arrivaient à son camp ; les soldats mêmes du sénat vinrent heurter aux portes du temple de Jupiter, protestant contre la liberté, demandant un empereur, et ne laissant au sénat que le droit de le choisir, parti embarrassant auquel le sénat commençait à se résigner. On nommait des candidats ; Minutianus, l'un des conjurés et beau-frère de Caïus, n'hésita pas à s'offrir. Les consuls, jaloux, traînaient la discussion en longueur ; le sénat était refroidi, ennuyé, divisé, effrayé même ; car choisir un empereur, c'était plus que jamais déclarer la guerre.

Chærea cependant haranguait ces soldats ; vieux croyant à la république, il ne pouvait leur pardonner l'injure qu'ils venaient de faire, disait-il, à la dignité du sénat. Les soldats répondirent : Un empereur ! Excepté ceux qui devaient régner sous la liberté, nul ne voulait être libre. — Mais ce Claude est un imbécile ; autant aimerais-je Cythicus, le cocher du cirque. Vous venez d'avoir un prince fou, vous en prenez un stupide. — Nous avons un empereur, et un empereur sans reproche ; irons-nous donc nous entre-tuer, gens du même pays et du même sang ? Ainsi parla un soldat ; il tira son épée, les autres suivirent, et, les enseignes hautes, l'armée du sénat alla se joindre à celle de Claude.

Ce furent alors les sénateurs eux-mêmes qui désertèrent le parti du sénat, et vinrent l'un après l'autre à ce terrible camp du prétoire. Les soldats les y reçurent mal, et Claude eut grand'peine à empêcher qu'on ne les massacrât. Les prétoriens avaient fait un empereur à eux seuls et malgré le sénat ; ils voulaient que ce fût leur empereur à eux, et n'aimaient pas ces tardifs courtisans de leur victoire.

Tout marcha pourtant de bon accord : Claude entra dans Rome, décoré selon l'usage par le sénat de tous les titres impériaux, refusant selon l'usage ceux qui lui parurent trop magnifiques. Il ordonna l'oubli de tout ce qui s'était passé durant ces deux jours, et lui-même, bon homme, il l'oublia. Chærea, presque seul, fut jeté comme victime aux mânes peu considérés de Caïus. Sabinus se tua. Chærea, conduit au supplice, trouva l'épée du soldat trop peu tranchante, demanda celle dont il avait frappé Caïus, et mourut en hardi républicain. Ce courage, un reste d'idées antiques, toucha le peuple ; quand vint le jour des libations pour les morts, il ordonna qu'on en fit publiquement pour Chærea, et, ce qui est plus étrange, demanda aux mânes de ce vieux tribun pardon de son ingratitude[16].

Voilà comment échoua cette tentative de révolution. En finissant, je me demande si toute cette histoire de Caïus est possible, et je conviens que jamais accès de scepticisme ne fut en apparence mieux motivé. Suétone cependant est bien positif, Josèphe également, Philon également, Dion Cassius également. Or Suétone est Romain ; Josèphe et Philon sont Juifs ; Dion est Grec : voilà des témoins de races bien différentes. Philon est contemporain ; Suétone et Josèphe sont de la génération qui suivit ; Dion est d'un siècle et demi plus tard : voilà des témoins d'époques bien diverses. Tacite nous manque ; mais quelques endroits où il parle de Caligula nous font voir qu'il ne le jugeait pas autrement. Sénèque, témoin oculaire, atteste une partie de ces faits. D'ailleurs, si on a forgé une fausse histoire de Caligula, il faudrait qu'on eût forgé aussi une fausse histoire de Tibère, une fausse histoire de Claude, une fausse histoire de Néron, une fausse histoire de Domitien, de Caracalla, d'Élagabale ; car ce sont, à des degrés divers, des tyrannies de même nature ; elles témoignent d'un même état social, d'une même accoutumance des peuples à plier, à craindre et à se dégrader.

Car ce n'est pas Caligula lui-même qui est difficile à expliquer. Caligula est à la lettre un fou ; la prédisposition de son cerveau, l'étourdissement de l'orgueil et de la peur ; les philtres de Césonie, sa femme, je ne sais quelle cause enfin l'a mis à l'état d'un pensionnaire de Charonton. Il n'y a pas à lui chercher une politique quelconque. On en fera peut-être le protecteur des provinces contre Rome : mais non ; il pille et massacre horriblement dans les Gaules, et, dit le provincial Josèphe, de tant de contrées soumises à l'empire romain, il n'y en eut pas une qui ne souffrit de sa tyrannie[17] ; — un ami de l'égalité, un défenseur des classes opprimées : ce qui n'empêche pas le peuple d'être chargé d'impôts, battu au cirque, jeté à la mer à Pouzzoles, affamé dans Rome (au moment de sa mort, il n'y restait pas de vivres pour huit jours)[18] ; — un ennemi du génie romain : et il porte en lui ce qui caractérise le mieux ce génie, la dureté des mœurs et les inclinations sanguinaires ; c'est un Claudius, âpre et sans cœur comme ses ancêtres. A ce penchant qu'il tient de l'hérédité et de la nature, la suite de sa vie n'a ajouté qu'une seule idée nette : c'est qu'il lui faut de l'argent, et que les proscriptions seules peuvent lui en donner : le reste de l'homme est de la démence.

Et il n'est pas inexplicable non plus qu'avec sa folie, et ce genre de folie, cet homme ait été parfois aimé. Il y a peut-être une loi qui veut que les natures les plus dépravées aient un côté plus tendre qui attire à elles des natures souvent meilleures. Nous avons vu le Juif Agrippa aller la nuit, au péril de sa vie, donner une sépulture aux restes de son maitre. Ses sœurs, Julie et Agrippine, bannies, déshonorées par lui, ne revinrent de leur exil que pour transporter les cendres de leur frère dans un tombeau plus honorable. Sa femme Césonie fut plus dévouée encore : femme étrange qui, sans être jeune, sans être belle, mère déjà de trois enfants, avait subjugué l'âme de Caïus, et dont on expliquait l'empire par des philtres qui auraient en même temps assujetti le cœur et égaré la raison du prince. C'était elle qu'il montrait à ses soldats, à cheval, portant le casque et la chlamyde ; c'est à elle qu'il disait, dans un accès d'amour sanguinaire : Je mettrai le chevalet en œuvre pour tirer de toi-même la raison de cet étrange amour que j'ai pour toi. Elle seule avait dompté cette nature de loup-cervier, nature cruelle et sauvage, sans être forte et persévérante. Après la mort de Caïus, elle resta avec sa fille, couchée auprès du corps délaissé de son mari, toute couverte du sang de ses plaies, jusqu'à ce qu'on vint pour la tuer. Alors elle présenta sa gorge nue, demanda qu'on se hâtât, et mourut avec courage.

Je n'affirmerai pas non plus que Caïus ne fût point aimé d'une portion du peuple de Rome ; nous avons vu les incertitudes et les dissentiments de la foule rassemblée au théâtre. Les largesses de Caïus, la magnificence de ses spectacles, lui avaient fait des amis[19] qui, après sa mort et tant qu'il n'eut pas reçu les honneurs de la sépulture, ne manquèrent pas de voir des revenants dans les jardins de Lamia où il était déposé, et d'entendre des bruits effrayants dans la maison où il était mort[20]. Caïus, après tout, n'avait que vingt-huit ans ; on l'avait aimé tout enfant comme fils de Germanicus : laissez-le mûrir, pensait peut-être le peuple, comme ces vieillards qui attendent patiemment au retour vers le bien le jeune homme qu'ils ont vu nitre, tout en souffrant des folies de sa jeunesse. C'était un enfant gâté par la mauvaise éducation des Césars, blessé par la rigueur de Tibère, si fou, si inconséquent, si grandiose en certaines choses, si ridicule bouffon en d'autres, curieux à voir, quoique dur à vivre I Aussi y avait-il quelque part, bien bas sans doute dans la populace, un groupe d'hommes, libres ou esclaves, à qui il plaisait ; êtres si obscurs, si cachés dans leurs guenilles, ayant besoin de si peu, qu'ils n'avaient à craindre ni à souffrir grand'chose d'un empereur ; oisifs, chevaliers d'aventures, devins, grecs, esclaves ; tourbe de gens qui fourmillaient à vos pieds dans Rome, qui, pauvres et nus, vivant sans travailler, prenaient la vie en passe-temps, la politique en spectacle, César en comédien ; trouvaient Caïus original et l'aimaient.

Mais ce qui étonne, ce qui constitue le problème, c'est que cet homme ait été supporté. C'est qu'il ait eu trois ans et deux mois, depuis sa maladie, pour régner de cette façon ; que, pendant trois ans, peuple, soldats, sénat, aient consenti à un avilissement qui ne les sauvait pas : qu'on ait été trois ans sans enchaîner ce fou. Nous savons que les peuples supportent beaucoup une fois que la terreur les a pris, de même qu'une fois saisis par l'esprit de révolte, ils ne supportent rien. La Convention a été pendant dix-huit mois aussi lâche devant son comité de salut public, que le sénat l'a été pendant trois ans devant Caligula. Mais enfin, elle s'est réveillée ; et de plus, on était en révolution. A une époque régulière, et si Caligula eût été un prince moderne, six mois après sa maladie, le sénat, le parlement, les cortès, la diète, ce pouvoir quelconque qui souvent n'existe pas dans le cours ordinaire des choses, mais qu'on retrouve ou qu'on refait dans de certaines circonstances, eût nommé une régence, dépossédé le souverain, et de son palais l'eût envoyé à Bedlam. Dans l'empire romain il n'y avait pas pour cela assez d'unité, assez d'esprit public ; l'isolement et l'égoïsme faisaient que nul n'osait se mettre en avant pour tous, incertain s'il serait avoué ou non, s'il serait soutenu ou abandonné. Le pouvoir restait donc à celui qui l'avait, fût-il fou, fou furieux, fou sanguinaire.

C'est que, depuis ce temps, le monde a subi une grande réforme, la plus grande dans l'histoire, ou, pour mieux parler, la seule, certainement unique dans le passé, certainement unique dans l'avenir. Sous Caïus, cette réforme était pourtant commencée ; ceux qui l'entreprenaient ne faisaient pas, il est vrai, parler d'eux ; ils n'avaient pas débuté par un coup d'éclat comme Luther, ni par quelque livre emphatique comme Rousseau : c'étaient pour la plupart des Grecs ou des Juifs, pauvres, affranchis, en bonne partie esclaves, se réunissant dans des greniers, à la lueur de quelques mauvaises lampes ; gens peu civilisés qui parlaient un latin barbare ou un grec impur, vêtus de pauvres tuniques et faisant en commun de maigres repas ; assez peu connus pour n'être pas encore persécutés, et à qui l'histoire, avant le temps de Néron, n'accorde que cette dédaigneuse mention : Claude chassa de Rome les Juifs qui, excités par Chrest, causaient des troubles perpétuels[21].

Quant au reste du monde, il supportait, sans entrevoir ou du moins sans espérer rien de meilleur, si ce n'est du caprice d'un homme, le règne de ces Claudius métamorphosés en Césars, race dégénérée, chez qui la dureté sabine des anciens Appius était devenue un amour effréné pour le sang. Ce monde pourtant était le dernier résultat de la civilisation antique : le génie des nations primitives, l'esprit des Grecs, la politique des Romains, n'avaient si longtemps élaboré la société que pour en venir à ce progrès suprême ; c'était là ce qu'avait produit l'union sous une même loi des pays civilisés, ce résultat si désirable, ce semble, pour les philosophes, si laborieusement atteint par la politique. L'humanité avait par devers elle le labeur des plus grandes et des plus belles intelligences : dans l'ordre social, les conquêtes civilisatrices d'un Alexandre ou d'un César ; dans l'ordre intellectuel, les inspirations d'un Pythagore, d'un Socrate ou d'un Platon. L'empire avait à sa disposition — admirables instruments de la pensée — les deux langues qui avaient conquis, l'une l'Occident, l'autre l'Orient ; les orateurs parlaient grec dans les Gaules, comme les préteurs parlaient latin à Antioche : la Grèce et Rome, en venant se réunir, avaient amené chacune de son côté un monde avec elle. La plus belle poésie, un Virgile et un Homère, étaient enseignés d'un bout du. monde à l'autre ; l'art était arrivé à sa perfection.

Ces gens-là étaient donc des gens civilisés, ou du moins ce que nous appelons ainsi. La civilisation, il est vrai, ne s'étendait pas à tous ; il faut toujours, quand on parle de l'antiquité, mettre à part les esclaves. Mais quant aux maîtres, je me permets de croire que, malgré notre progrès, ils étaient, en fait de comfortable, de luxe, de commodités, en avant de nous. Voyez seulement — je ne parle pas des riches — le petit peuple de Rome assistant pour rien à des spectacles dont la splendeur nous passe, se baignant pour rien ou presque pour rien dans des thermes magnifiques, se promenant pour rien sous de beaux portiques où venaient en hiver se rassembler les rayons du soleil, ne travaillant pas, nourri gratuitement par ses empereurs, oisif et redouté comme un roi d'Asie. Ce devait être bien autre chose encore pour les heureux de l'époque, qui avaient leurs 100,000 sesterces à dépenser en un repas. Qui eût été assez fou pour imposer un devoir quelconque d'état ou de famille à ces personnes si délicates, si confortablement choyées dès leur enfance ; craignant le chaud, le froid, la faim, le vent, le soleil ; pour qui la toge était trop lourde, la chaussure romaine trop étroite, à qui il fallait des sandales et une robe de soie presque transparente ; qui, en été, se tenaient la main fraiche en maniant un pommeau de cristal ; qui avaient trouvé le moyen — et un moyen bien étranger à nos mœurs — de faire cinq repas en un jour ? Gens ayant des esclaves pour toutes choses, depuis la poésie jusqu'à la cuisine, depuis les grandes affaires jusqu'au balayage de la maison, dispensés par là de tout soin domestique, pouvant perdre leur temps au Forum, aux basiliques, au Champ de Mars, aux bains surtout, lieux d'assemblée, de conversation, de lecture ; dieux de la société si le peuple en était roi, et dieux fainéants comme ceux d'Épicure !

Mais à quoi servait ce double perfectionnement de l'intelligence et de la vie matérielle, sous un Caïus ou un Tibère, qui pouvait au premier jour de mauvaise humeur vous envoyer dire de vous mettre au bain et d'ouvrir vos veines ? Une grande partie de l'humanité était donc toujours souffrante ; l'humanité tout entière était au moins sans cesse menacée ; enfin, le règne d'un homme en délire n'était ni chose invraisemblable, ni chose impossible : c'était chose réelle et éprouvée. Voilà la civilisation antique et idolâtre ! N'est-elle pas faite pour nous faire prendre en plus grande estime notre civilisation moderne et chrétienne ?

Un mot encore, et observons ce qui demeure du règne de Caligula et de la révolution qui l'a suivi. Un nouvel élément s'est ajouté à la constitution impériale ; les prétoriens sont devenus une puissance. Cette milice privilégiée, seule force militaire de l'Italie, qu'Auguste tenait prudemment dispersée aux environs de Rome, que Tibère le premier rassembla dans un des faubourgs[22], pour être, non un pouvoir de l'État, mais un docile instrument de son pouvoir, a conquis sous Caligula toute la faveur et toute la puissance du trône. Le premier parmi les empereurs, Caligula, ce prince si peu guerrier, s'est constitué le chef de la société militaire, à l'encontre du sénat, chef nominal de la société civile.

Le mouvement qui a suivi sa mort a confirmé et constaté cette puissance. Les prétoriens ont fait un empereur sans les légions, sans le peuple, malgré le sénat. L'habitude leur vient d'être les vrais électeurs de l'empire, de se faire payer pour nommer un empereur, de se faire payer pour le soutenir ; l'habitude leur viendra de se faire payer pour le quitter. Claude et Néron ne seront que les créatures et les protégés de ces neuf ou dix mille soldats latins, ombriens ou étrusques[23], qui, à défaut de toute autre force morale ou matérielle, gouvernent Rome, l'Italie et le monde.

Mais les légions viendront à leur tour. Un jour, le soldat provincial s'insurgera contre l'omnipotence du soldat italien, et disputera aux casernes du mont Esquilin le monopole de l'élection impériale. Et, sous cet effort d'une puissance nouvelle, succombera, dans la personne de Néron, la dynastie des Césars.

 

 

 



[1] Dion, LIX, p. 656.

[2] Dion, LIX.

[3] Dion, LIX ; Suet., in Calig., 43.

[4] Sur cette guerre prétendue, V. Suet., 44, 45, 51 ; Tacite, Agricola, 13 ; Germania, 37 ; Hist., IV, 15 : Dion, LIX.

[5] Dion, ibid. ; Juvénal, Satire, I.

[6] Suet., in Calig., 46, 47 ; Dion, loc. cit. Les ruines de ce phare se voient encore près de Boulogne, appelé alors Gesoriacum (V. Montfaucon, Antiq., III, Tab. 51).

[7] Suet., in Calig., 47.

[8] Suet., in Calig., 49 ; Senec., de Ira, III, 19.

[9] V. Philon, in Flaccum ; Id., de Legatione, 9, 11 ; Josèphe, Antiq., XVIII, 10.

[10] Matth., XXIV, 15 ; Daniel, IX, 27.

[11] Philon, de Legatione, 12, 17 ; Josèphe, Antiq., XVIII, 10 et suiv.

[12] Sur la figure et le costume de Caligula, V. Suet., in Calig., 50, 52 (frons lata a torva) ; Senec., de Constantia, 18 ; de Benef., II, 12 ; Pline, Hist. nat., XI, 31 ; XXXVII, 2 ; Josèphe, Antiq., XIX, 1 ; les médailles, qui sont d'accord avec ces écrivains ; les bustes, camées, etc., qu'on reconnaît d'après ces médailles.

[13] Josèphe, Antiq., XVIII, 1 ; Suet., in Calig., 26.

[14] Sur la mort de Caïus, V. Dion, LIX, in fine ; Suet., in Calig., 6, 57, 58 ; Senec., de Constantia, 18 ; Josèphe, Antiq., XIX, 1.

[15] Dion, LIX, p. 660.

[16] Cette révolution est très-bien racontée par Josèphe, probablement d'après les souvenirs mêmes d'Agrippa. Antiq., XIX, I, 2, 3. V. aussi Suet., in Calig., 58, 59, 60 ; in Claudio, 10 ; Dion, LIX, in fine, et LX, in princ. Josèphe lui-même, de Bello, XVIII, 2, 3.

[17] Josèphe, Antiq., XIX, 1.

[18] Senec., de Brevitate vitæ, 18.

[19] Josèphe, Antiq., XIX, 1.

[20] Suet., in Calig., 59.

[21] Judæos, impulsore Chresto, assidue tumultuantes Roma expulit. Suet., in Claudio, 25. Les païens, par erreur, changeaient le nom de Christ en celui de Chrest. Lactance, Divin. Institut., IV, 7. Quand vous nous appelez Chrestiens (car vous ne savez pas bien notre nom), dit Tertullien, le nom que vous nous donnez indique la bonté et la douceur... (χρήστος, excellent au lieu de Χρίστος, oint), et vous haïssez en des hommes innocents un nom innocent lui-même. Tertullien, Apolog., 3. Sur cette persécution de Claude, V. Act. Apost., XVIII, 2, et Dion, LX.

[22] Suet., in Aug., 49 ; in Tiber., 37 ; Tacite, Annal., IV, 3.

[23] Neuf ou dix cohortes. V. Tacite, Annal., IV, 5 ; Suet., in Aug., 49 ; Dion, LV, 24.