LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

TIBÈRE.

 

 

§ II. - LA POLITIQUE DE TIBÈRE.

Mais ce sont là les faits et non pas les choses, les événements sans leur principe, l'énigme sans le mot. Voyons quelle était la vie, l'économie sociale de l'empire. J'ai dit comment Tibère s'était fait d'abord humblement et obscurément administrateur ; mais peu à peu, tout en rappelant sans cesse les exemples d'Auguste, il renonçait à sa politique, et, se retirant doucement de cette lutte qu'Auguste avait entreprise contre la Rome nouvelle, il laissait tomber une à une des traditions un moment relevées.

Entre la vieille Rome et la Rome cosmopolite, de quoi s'agissait-il ? D'une vaisselle d'étain ou d'une vaisselle d'or, d'une robe de laine ou d'une robe de soie — habit commun aux hommes et aux femmes, déshonneur du sexe viril[1] —, d'un faisan ou d'un attagen de moins sur la table, d'un souper de 200 sesterces (53 francs) comme le prescrivait Auguste, ou d'un souper de 10 millions de sesterces comme le fit Caligula. La question du luxe dominait tout. Il aurait fallu pour faire vivre l'État et faire vivre les pauvres que les riches se résignassent à vivre comme eux.

La puissance de l'esprit officiel chez les Romains pouvait seule soutenir un peu la vieille morale des lois somptuaires. Il y avait encore de scrupuleux édiles qui criaient au scandale quand ils voyaient sur le marché trois beaux poissons se vendre 30.000 sesterces (7.950 francs)[2], qui passaient en grondant devant les maisons de jeu, qui soupçonnaient finement qu'on ne leur disait pas le véritable prix auquel on avait acheté ces beaux vases de Corinthe. Il y avait des sénateurs qui, sans pitié pour l'embarras de leurs collègues, se plaignaient de la familiarité de ceux-ci avec des histrions et des pantomimes. Il y avait, en un mot, quantité de vieilles lois que le sénat n'osait guère attaquer, mais se souciait moins encore de remettre en honneur ; quantité de vieilles questions que Tibère aimait mieux, disait-il, traiter par lettres que de vive voix, pour ne pas vair trop de figures embarrassées autour de lui[3]. L'esprit du siècle était bien fort : Auguste lui-même, malgré les rigoristes du sénat, n'avait osé toucher à la parure des femmes[4]. Mais, singulier contraste ! Auguste, avec son esprit de grâce et de tempérament, n'en avait pas moins gêné, autant qu'il était en lui, la pente de son siècle : Tibère, en lui faisant peu à peu reprendre son cours, ne lui en faisait pas moins une mine triste et grondeuse. Quand il s'agissait de quelqu'une des questions vitales de cette époque, des lois somptuaires, des lois sur le mariage, de toutes les bornes qu'Auguste avait voulu poser contre la décadence des mœurs romaines et que chaque jour le reflux du siècle travaillait à renverser ; Tibère prenait son front ridé, sa voix d'amertume et de reproche, il parlait comme les vieux Appius ses ancêtres, et concluait cependant en faveur du siècle. Il lui ouvrait quelque porte pour échapper à la prison dans laquelle Auguste avait voulu le renfermer, ou du moins il tenait entrouvertes celles que de vieux grondeurs auraient voulu voir closes à toujours[5], Tibère cependant, en ce qui le touchait, donnait le bon exemple : très-parcimonieux pour son propre compte, il faisait servir à des repas solennels une moitié de sanglier ; et depuis que les acclamations du peuple lui avaient arraché la liberté d'un comédien, son esclave, il avait juré qu'on ne l'y reprendrait pas et ne donnait plus de spectacles au peuple. Mais c'était affaire d'économie personnelle, et, comme prince, il ne voyait pas trop de mal à ce que les grandes fortunes et les grandes familles, dont il avait toujours peur, se ruinassent en vases d'or, en habits de soie, en châteaux immenses, en multitude d'esclaves ; à ce que les âpres et insatiables passions qui dévoraient la jeunesse devinssent plus ardentes et plus amères ; à ce que les haines de famille s'aigrissent ; à ce que les grands noms vinssent e déshonorer et périr dans les dissensions domestiques, les empoisonnements et les adultères. Tout cela ne gâtait rien à sa politique.

Car, en s'éloignant ainsi de la politique romaine d'Auguste, il commençait à entrevoir une politique nouvelle et d'autres appuis. Il y avait déjà, sous la république, des lois contre ceux qui auraient diminué la majesté du peuple. Il y avait, entre autres, une loi de Sylla (Cornelia, an 671 de Rome), et une loi de César (Julia, en 706). Mais qu'était-ce que diminuer la majesté du peuple ? Ce n'était rien, c'était tout. C'était ce que nous appelons lèse-majesté, haute et basse trahison, crime politique, complots, manœuvres, mots vagues et indéfinis dont l'arbitraire généralité est nécessaire sans doute, puisque partout il y a dans les lois quelque chose de pareil.

Mais n'oublions pas que la patrie, que le peuple était dieu, divinité plus sévère que les bénins dieux de l'Olympe qui, eux, savaient entendre la plaisanterie. La sédition ou le complot était donc en même temps une impiété, et les lois de majesté — ce mot-là même n'appartient qu'aux dieux — joignaient au vague des lois politiques la rigueur des lois de sacrilège. Un mot, un sourire pouvait être un blasphème envers le dieu, aussi bien qu'une attaque à main armée était un attentat envers le souverain.

Quand finit la république, la divinité du peuple passait naturellement à l'empereur. Le César était la patrie incarnée ; la patrie était dieu, César devait être dieu. Si cela souffrit difficulté, ce fut de la part des empereurs eux-mêmes : Auguste et Tibère eurent peine à obtenir de n'être dieux qu'après leur mort. Depuis Hercule et Jupiter, ou au moins depuis Alexandre, rien n'était à si bon marché que d'être immortel.

L'empereur commençait donc à être investi de toute la sainteté du peuple ; l'empereur vivant était un souverain à défendre contre la trahison ; l'empereur mort, et bientôt même l'empereur vivant fut un dieu à venger du sacrilège[6]. La loi Julia vint donc tout d'abord s'appliquer à la majesté des empereurs, et Tibère, consulté sur la question, n'eut qu'à répondre : Observez les lois.

D'ailleurs, comme cette loi frappait tout, elle pouvait servir aussi la justice ; elle pouvait tout faire, même un peu de bien. Des chevaliers obscurs et coupables, de riches publicains qui s'étaient engraissés dans les provinces, des gouverneurs qui avaient pillé, des femmes de grande maison dont Tibère aimait à publier les désordres — utilisant ainsi la vieille morale romaine qui faisait de l'adultère un crime capital — : telles furent les premières victimes[7]. C'était un merveilleux légiste que Tibère ; habile à trouver des ressources pour toutes ses passions dans l'arsenal des lois anciennes, à cacher sous de vieux noms des scélératesses toutes nouvelles[8], homme d'une religieuse légalité, parce qu'il pensait que la légalité souffre tout ; déjà cependant âpre justicier et se cachant dans un coin du tribunal pour voir si son préteur châtiait bien[9].

Ainsi marcha-t-il humble et timide, tant que vécut Germanicus ; ainsi laissa-t-il doucement grandir sa loi de majesté[10] ; mais peu à peu il se sentit fortifié, et c'est alors qu'il sut se servir de cette jeunesse des écoles dont nous parlions.

Chez les anciens, le droit d'accuser, comme chacun sait, appartenait à tous ; l'accusation était populaire. Un jeune homme, tout frais émoulu des combats de l'école, lancé dans la lice bien des fois sanglante des partis, ne connaissait rien de mieux que de jeter dès l'abord le gant au parti contraire, de prendre un homme corps à corps et de l'accuser. La vérité de l'accusation importait peu. Il s'agissait d'obtenir une victoire pour son parti, de faire exiler un adversaire. L'accusation était le début[11], elle était plus hardie, plus brillante, plus honorée que la défense : l'humanité n'était pas une vertu chez les anciens ; Sénèque la défend au stoïcien, et Virgile dit du sage : Il n'a ni pitié pour le pauvre, ni envie pour le riche[12]. Crassus fut accusateur à dix-neuf ans, César à vingt et un, Pollion à vingt-deux[13].

Avec cela se combine un trait remarquable des mœurs anciennes. L'inimitié n'était pas, comme chez nous, quelque chose d'équivoque, qu'on avoue à peine, qui se cache sous des formes polies ou sous l'affectation de l'indifférence ; c'était quelque chose de patent, d'authentique, de formel, de déclaré. On entamait une inimitié, pour ainsi dire, comme on entame un procès ; c'était une affaire, que l'on commençait en faisant dire solennellement à un homme qu'on n'était plus son ami[14], qui se terminait en plein Forum devant des juges, en lui faisant, par sentence politique, interdire le feu et l'eau. Souvent un homme se jetait dans un parti pour être à même d'y défier son ennemi ; c'était le duel de ce temps-là. Il s'y mêlait du point d'honneur : Cicéron a besoin de se justifier par l'intérêt public d'avoir fait cause commune avec ceux qui avaient été ses ennemis[15]. On se glorifiait d'avoir des inimitiés, de les entreprendre, de les soutenir, de les mettre à fin[16] ; il y en avait d'héréditaires dans les familles[17] ; en un mot, dans l'âpreté de cette vie parlementaire, elles étaient à la fois un devoir, une gloire, un objet d'ambition : et, pour les soutenir, la grande arme était l'éloquence.

Sous l'empire, tout cela subsista, mais sans cette union avec la vie publique qui donnait à ces passions un but, une utilité, une grandeur. Il y eut, comme par le passé, des haines personnelles et des haines de famille : le désordre, le luxe, l'habitude de l'empoisonnement, l'amoindrissement des fortunes, ne faisaient que les rendre plus violentes. De ces familles dissolues et ruinées, sortait cette jeunesse que nous avons décrite, hardie, sans moralité, souvent sans argent, âme damnée de qui lui ferait une fortune et un nom, bourrée de rhétorique, sentant bouillonner en elle son ambition sans but et son inutile faconde.

Pour ces jeunes gens, comme pour leurs ancêtres, la porte de l'accusation était la première ouverte ; mais, dépouillée de la grandeur de la vie politique, cette carrière devenait tout à fait infernale ; il n'y avait plus, même en apparence, de but désintéressé, il n'y avait que la vengeance et plus souvent le métier. Ce métier était celui de délateur — célèbre dans la Rome impériale — : métier profitable ; car il avait bien fallu intéresser ce droit d'accusation ouvert à tous, sans être imposé à personne, et l'accusateur recevait de la loi une part dans les confiscations[18]. Ainsi toutes les institutions républicaines portaient leur fruit de despotisme. La délation menait plus loin encore : à faire parler de soi, à se faire redouter, admirer même, à recevoir des saluts dans le Forum, à avoir le matin des clients dans son antichambre, à se faire voir au Champ de Mars par une foule d'empressés ; on faisait trembler les familles, on inclinait sous soi l'orgueil des grandes maisons, on avait sous sa protection des villes et des provinces ; un roi était trop heureux de l'amitié d'un délateur[19].

Ceux qui commencèrent ce métier furent d'abord des hommes vulgaires, ignobles, méprisés ; mais bientôt les ambitions, les grands talents y vinrent. Les mêmes noms qui figurent dans les thèmes du professeur Sénèque, comme ceux d'illustres rhéteurs ou d'écoliers de grande espérance, les noms d'Hatérius, de Romanus Hispo, se retrouvent dans Tacite comme ceux de délateurs illustres ; nous les avons laissés à l'école, nous les revoyons au sénat en face d'accusés[20].

Et pendant que ces hommes, usant de leur liberté dans les limites légales, évoquaient, more majorum, dans le champ clos de l'accusation, toute gloire, toute supériorité, toute richesse, traduisaient devant les juges et devant le monde les désastres et les dissensions des familles, en y ajoutant le crime de lèse-majesté, complément obligé de toute accusation[21], Tibère pouvait se tenir tranquille, il n'était pour rien là-dedans ; chacun était dans son droit. Bien plus, au-dessous des délateurs, ceux qui ne pouvaient aspirer à ce noble métier formaient une armée de témoins et d'espions ; armée payée comme ses chefs, car la loi leur donnait des récompenses ; armée active, partout répandue, surveillant les pas, les paroles, entrant dans toutes les confidences, provoquant toutes les indiscrétions, les dénonçant toutes ; sans cesse en correspondance avec César, qu'elle informait secrètement et qu'elle dispensait de monter une police. Ce système d'accusation, au reste, commença doucement et modestement, comme tout se faisait sous Tibère. Longtemps il se refusa à laisser punir ceux qui l'injuriaient. Mais pouvait-il laisser impunis ceux qui outrageaient la mémoire du dieu Auguste ? S'il n'y avait que trahison à outrager Tibère, il y avait sacrilège à offenser Auguste[22]. Briser sa statue, s'habiller, se déshabiller, fouetter un esclave devant son image, le porter sur une bague ou même sur une pièce de monnaie lorsqu'on entrait dans un lieu malhonnête[23], étaient des crimes capitaux. Bientôt le portrait de Tibère devint aussi respectable que celui de son prédécesseur. Une image de César à la main, l'esclave menaçait son maitre ; sur le seuil même du sénat, une femme poursuivait de ses injures le juge qui l'avait condamnée, et si on voulait l'arrêter, mettait devant elle le portrait de l'empereur[24]. Un poète qui, dans une tragédie, avait fait adresser des injures à Agamemnon, passait pour avoir manqué de respect au pouvoir[25]. Un autre, par excès de hâte, avait composé l'éloge funèbre de Drusus, lorsque Drusus vivait encore ; c'était lui porter malheur : il fut condamné à mort. Les superstitions de l'antiquité étaient appelées au secours de la tyrannie.

Quant aux vrais motifs de l'accusation, un peu de fortune, un peu de naissance, un peu de gloire, la haine d'un délateur suffisait. L'amour de l'argent, passion longtemps inconnue à Tibère, commençait à se développer en lui. Il doublait les impôts, il ne refusait plus les héritages. En vertu d'une loi oubliée, qui ne s'appliquait d'ailleurs qu'à l'Italie, les premiers citoyens de la Gaule, de l'Espagne, de la Syrie, de la Grèce, furent condamnés pour le seul fait d'avoir eu en portefeuille plus du tiers de leur fortune[26].

Voilà ce qu'était une accusation. L'homme à qui elle tombait sur la tête était marqué du doigt comme un pestiféré ; on l'abandonnait de toutes parts ; s'il passait dans les rues, on se mettait à fuir, et puis ensuite on revenait sur ses pas, et on se faisait voir de peur d'avoir montré sa peur ; amis et parents laissaient un grand vide entre eux et lui. Il y avait une raison à cela : c'est que l'accusation, gagnant de proche en proche comme la peste, d'un homme passait à sa famille, à ses amis, à ceux qui l'avaient salué, à ceux qui l'avaient vu. Pour ne pas être accusés, amis et parents se faisaient quelquefois accusateurs. La première pierre une fois jetée au proscrit, chacun se hâtait d'y ajouter la sienne ; le moyen de se sauver était de le perdre ; le fils dénonça son père, le frère sa sœur. Un jour, un accusateur parut devant le sénat, mis à la dernière mode et le sourire sur ses lèvres. Il venait accuser son père[27]. Ainsi se retrouvaient les traditions du patriotisme romain exploitées par le despotisme impérial ; les délateurs immolaient leurs parents à Tibère, comme Brutus avait fait mourir ses fils, ou Horace sa sœur.

L'accusé presque toujours restait libre, et cependant ne songeait pas à fuir ; pourquoi ? C'est un fait qui révèle dans la société antique mille circonstances étrangères à la nôtre. L'empire était si vaste, que la fuite semblait impossible. En quelque lieu que tu sois, écrit Cicéron à Marcellus, songe que le bras du vainqueur peut t'y atteindre. Nous avons l'exemple d'un seul homme qui tâcha d'échapper à la puissance de l'empereur ; c'était un chevalier romain qui s'enfuyait chez les Parthes. On trouva cela étrange ; on l'arrêta et on le ramena à Rome. Tibère s'en soucia si peu, qu'il le laissa vivre.

Où fuir d'ailleurs ? au delà des bornes de l'empire on ne connaissait rien. L'empire romain n'était pas terminé par des limites absolument certaines ; à ses extrémités, des royaumes tributaires, des peuples barbares à demi soumis, faisaient suite aux provinces gouvernées par les préfets et prolongeaient l'influence de l'empire[28]. Où était la borne ? Les proconsuls le savaient ; les peuples le savaient à peine ; elle était là où l'on ne connaissait plus rien, là où vivaient des peuples sauvages, où la géographie devenait fabuleuse. Il fallait vivre à Rome ou y mourir, vivre dans cette lumière, comme dit Cicéron' vivre de la pleine vie du Champ de Mars et du Capitole, comme ce Vénitien exilé qui revint à Venise sûr d'y trouver son supplice, mais aimant mieux mourir à Venise que vivre ailleurs.     

Ni fuir, ni se cacher ! Ces deux espérances du proscrit, qu'à toutes les autres époques le dévouement a si puissamment aidées, étaient perdues pour le proscrit de Tibère. Personne n'avait foi en personne. Rome était pleine d'esclaves ; des esclaves cultivaient la campagne : entre l'esclave et l'homme libre il n'y avait guère de liens d'humanité ; c'était comme une autre nature. Au temps de Sylla, il y eut encore de nobles dévouements d'esclaves pour leurs maîtres. Sous Tibère, nous n'en trouvons plus ; la peur et la trahison, l'espionnage volontaire, étaient partout, et la police, faite par la trahison et la peur, était bien autrement inévitable que ne l'est la police faite par le pouvoir[29].

L'accusé paraissait donc devant le sénat, juge suprême des accusations de lèse-majesté[30]. Il se présentait seul devant tous ces hommes, courtisans, intimes complices ou tremblants ennemis du prince ; devant ces vieilles toges qui avaient, les unes à se défendre de leur illustration, les autres à garder sauve leur obscurité ; devant ces restes mutilés de l'aristocratie, ennemis les uns des autres, honteux de leurs noms, tremblants de leur gloire. En face de lui, trois, quatre, cinq accusateurs se réunissaient pour l'écraser ; s'il avait gouverné une province, elle ne manquait pas d'envoyer contre lui quelque parleur disert, tout fier de se montrer sur le grand théâtre de Rome[31]. Et ce n'étaient pas les accusateurs seulement : les témoins n'étaient point comme chez nous de simples narrateurs ; ils discouraient, invectivaient, se fâchaient aussi librement, aussi oratoirement que personne ; ils avaient été trop longtemps à l'école pour perdre les belles choses qu'ils y avaient apprises. De défenseur, il n'en est pas question ; non que la défense fût interdite, mais nul n'osait s'y risquer[32]. Alors pleuvaient, comme la grêle, les injures oratoires, l'imprécation, l'évocation, l'apostrophe, toutes les colères de la controverse, tous les souvenirs du rhéteur ; on nageait en pleine déclamation. L'accusé, renversé par l'invective, se relevait à peine, que l'hypotypose ou la prosopopée venait l'écraser ; il rendait le dernier soupir sous les foudres de l'apostrophe.

Ceci peut paraître puéril, mais rappelons-nous combien les anciens étaient puérils eux-mêmes ; la puissance des phrases était immense. Quand Manlius rut accusé devant le peuple, on crut faire beaucoup contre lui, parce qu'on lui Ôta un mouvement oratoire en lui Ôtant la vue du Capitole qu'il avait défendu. On écoutait, on admirait, on se laissait persuader en artiste ; l'immoralité du but inquiétait peu. L'habitude était vieille de séparer le talent de la conscience, d'applaudir à l'emphase des mots sans songer à la vérité des choses ; cet homme avait bien parlé, que pouvait-on lui refuser ?

A ces accusateurs, à ces témoins, s'ajoutait le grand moyen de la procédure romaine, la torture des esclaves. Seulement la loi défendait de mettre à la torture les esclaves qui appartenaient à l'accusé : en habile procureur[33], Tibère sut éluder cette loi ; il fit vendre aux agents du fisc les esclaves des accusés, et dès lors ils purent être mis à la question sans le moindre scrupule légal.

Contre tout cela, contre ces témoignages, contre ces interrogatoires par la main du bourreau, contre ces ennemis hardis, effrontés, soutenus par César, habitués à la parole, l'accusé était seul, atterré, sans faconde : il perdait la force de nier les imputations les plus menteuses. Pourtant, s'il avait du cœur, il n'en était pas toujours de même. En ce temps où chacun tremblait pour soi, lorsqu'on s'était mis au-dessus de la crainte commune, il n'était pas difficile de dominer les autres en la leur rappelant. L'accusé pouvait se grandir au rôle d'accusateur, nommer de prétendus complices, ou même, sans se reconnaître coupable, dénoncer son ennemi. Alors, pour peu qu'il eût quelque éloquence, c'était une lutte épouvantable ; ces deux hommes, l'un s'érigeant en délateur, l'autre descendu au rôle d'accusé, parlaient à outrance pour leur vie ou leur mort : vrai combat de gladiateurs, duel à mort dont Tibère était l'impassible et l'heureux spectateur, car il aimait toujours à voir aux prises l'un avec l'autre ceux qui avaient quelque puissance. Un accusateur ainsi accusé perdit la tête et s'enfuit ; Tibère le fit ramener de force pour soutenir sa dénonciation jusqu'au bout[34].

Il y a plus : après la chute de Séjan, lorsque l'on poursuivait ses amis, un des accusés osa avouer qu'il avait été de ce nombre ; mais en même temps il rappela au sénat, que le sénat tout entier en avait fait autant que lui : Nous avons flatté tout ce qui l'entourait, nous avons fait la cour à ses affranchis, nous avons été heureux de nous faire reconnaître de son portier. Ce nous le sauva. Un autre, à qui l'on demandait le nom de ses complices, commençait à les désigner parmi ses juges ; les pères conscrits tremblèrent sur leurs sièges, le désespoir de cet homme les menaçait tous : ils se hâtèrent d'étouffer sa voix par des murmures et de le condamner.

Il y avait une autre raison pour se hâter. La condamnation était presque toujours si certaine, que l'accusé, dès le premier moment, cherchait à y échapper par le suicide. Allait-il attendre dans sa maison que les pas des soldats vinssent l'avertir qu'il était temps de mourir ; que deux valets du bourreau lui passassent le lacet au cou dans un cul de basse-fosse ? souffrirait-il que son corps fut traîné aux crocs, jeté aux gémonies ; qu'on vendit ses biens sous la pique du préteur au profit du fisc ; que ses accusateurs s'engraissassent de son patrimoine ; que son testament, l'acte le plus solennel et celui qui tenait le plus au cœur du citoyen romain, fût déchiré ? En se donnant la mort, il dérobait ses restes à l'infamie, son testament à une honteuse radiation, aux mains des délateurs l'héritage de sa famille[35]. Mais si l'accusé était pressé de mourir, Tibère et le fisc tenaient à le faire vivre jusqu'à la sentence ; il y avait donc une effroyable émulation à qui irait le plus vite de l'accusé ou des juges, l'un pour sauver ses biens et sa mémoire, l'autre pour sauver les droits du trésor. — Carnutius m'a échappé, disait Tibère d'un proscrit qui s'était tué[36]. D'autres fois il fit le bon prince, et se plaignit que les accusés, en se donnant la mort, se dérobassent à sa clémence ; il ne fut jamais si miséricordieux qu'envers les morts. Des accusés dont le procès dura plusieurs jours prirent leur temps et se laissèrent mourir de faim ; un autre, qui s'était frappé d'une épée, fut amené au sénat tout sanglant, tout bandé, pansé par le bourreau ; un autre s'empoisonna devant ses juges : on ne prit pas le temps de le condamner ; qu'importait, en une telle hâte, la formalité de la sentence ? On l'emporta mourant, et on lui mit le lacet au cou comme déjà il ne respirait plus[37].

Dans une telle voie, on devait marcher vite. Ce n'était pas un tyran opprimant le peuple, c'était le peuple se déchirant lui-même au profit de son tyran. Bientôt l'accusation frappa au hasard, sur les pauvres, sur les obscurs, sur ceux que rien, si ce n'est des haines personnelles, ne lui recommandait ; des exilés, des fils d'exilés furent ramenés de quelque lointaine province ou d'une île à moitié déserte, comme des gens qui eussent fait peur. On en vil venir de tout déshonorés par la misère, hideux, en haillons, sans que l'on sût qui se vengeait ainsi[38]. Ce n'était plus vengeance, ce n'était plus soupçon ; on n'en voulait plus à tels ou tels, on en voulait au premier venu pour faire peur à tous. A la fin de sa vie, il ne s'agissait plus pour Tibère de tuer ses ennemis, mais de tuer beaucoup : c'était Marat avec ses deux cent mille têtes.

En présence de tels faits, la vie privée de cette époque nous semble marquée d'une tristesse profonde. A travers une passion de luxe qui tenait du délire, des débauches gigantesques, des plaisirs frénétiques, on savait qu'avant le lendemain matin, un petit billet d'un accusateur à Tibère ou de Tibère au sénat pouvait vous conduire à une mort ignoble dans le cachot infect de Jugurtha. Cette société sans moralité et sans croyance, ne trouvant rien en elle-même qui l'aidât à envisager avec la dignité du vrai courage ce perpétuel danger suspendu sur sa tête, s'enivrait pour l'oublier ; mais au milieu des orgies, un amer ennui la prenait au cœur. N'espérant en rien, vouée à des superstitions sinistres envers un destin qu'elle croyait aveugle, demandant à l'astrologie et aux présages la connaissance d'un inévitable avenir, fataliste et superstitieuse, sans vertu, sans philosophie, sans foi, elle croyait faire un acte de grandeur et échapper à l'inévitable loi du destin par le suicide. Le suicide, qui était la grande ressource contre Tibère, lui paraissait aussi la grande ressource contre elle-même. Tant de morts volontaires appelées et savourées avec bonheur par des proscrits dans le Forum, dans le sénat, dans la prison, partout où ils le pouvaient, accoutumèrent aisément Rome à ce genre de courage qui se fait si facilement imiter. On se tua par obéissance et par précaution, et sur un indice de la disgrâce de l'empereur, on se donna la mort afin de n'avoir rien à faire avec le bourreau. On se tua simplement par ennui de la vie (tædium vitæ) ; c'était le mot consacré. On s'enfermait dans sa chambre, on refusait les aliments, et l'on attendait sa fin. Ainsi, Lentulus, maitre d'une grande fortune, ayant eu le malheur de faire Tibère son héritier, se laissa pousser par celui-ci, à force de chagrins et de craintes sourdes, à se donner la mort. Ainsi, Cocceius Nerva, ami et commensal du prince, illustre dans la jurisprudence, inattaqué par les délateurs, se laissa mourir, Tacite le dit, de la profonde tristesse que lui inspirait son époque[39]. C'est un grand crime et de ce régime et de ce siècle que d'avoir multiplié, commandé, encouragé, presque ennobli le suicide. Tandis que Tacite qui, lui, a vu des temps meilleurs, se montre fatigué du spectacle de cette patience d'esclave qui faisait couler le sang romain ailleurs que dans les combats et qui épargnait aux empereurs la peine de tuer[40], Sénèque, qui a vécu sous Tibère avant de vivre sous Néron, Sénèque, remercie la loi éternelle qui a ouvert à l'homme tant de portes pour sortir de la vie et se montre presque fier pour son temps de la multiplicité des morts volontaires[41].

D'où venait tout cela ?

La peur était le dieu de ce siècle. Et quelle était la raison de la peur ? Pourquoi cet abandon, cet isolement du proscrit, cette trahison universelle, ce manque de foi réciproque en Ire gens qui avaient le même intérêt et couraient le même danger ? pourquoi ce peuple tremblant dans les rues, fuyant au passage d'un proscrit ; détestant Séjan et n'ayant de courage contre lui qu'après sa chute ; adorant la mémoire de Germanicus, et lorsque sa famille est proscrite, osant à peine s'émouvoir un peu dans les rues, tout en protestant de son respect pour Tibère ? pourquoi ce sénat, le représentant de l'ancienne aristocratie, servant contre elle et contre lui-même les desseins du prince ? pourquoi Tibère à son tour, le grand ressort de l'universel effroi, vieillissant dans la peur, blotti dans son nid de Caprée, consultant les astrologues sur la durée de sa vie, tremblant comme ceux qu'il faisait trembler ? Quelle était donc la cause première de cette terreur sans exception et sans bornes ?

Ce n'était pas chez le peuple la crainte d'une puissante forcé matérielle : 9 ou 10.000 prétoriens réunis sous les murs de Rome, gens qui vivaient de plaisirs, faciles à acheter, faciles à vaincre, n'eussent pas été contre une révolte de cette vaste cité une suffisante barrière. Les légions étaient disséminées sur les frontières, et disséminées par une politique qui les craignait bien plus qu'elle ne comptait sur elles : c'était auprès d'elles que les enfants de Germanicus avaient espéré trouver un refuge.

Mais il faut le dire d'abord : les masses sont bien plus inertes, leur action sur la vie sociale bien plus rare qu'on n'est tenté de le croire. En tout lieu et en tout temps, les minorités gouvernent. Dans quelques pays du Nord, des moyens parfois un peu artificiels ont appelé une minorité plus forte, mais encore une minorité, à la fiction plutôt qu'à la réalité du gouvernement. Mais déjà si vous descendez en France, vous trouverez à certaines époques la loi plus empressée à donner que les masses à recevoir ; les magnifiques droits qu'elle offre insoucieusement négligés pour un marché à faire ou pour une journée de moisson ; les salles d'élection laissées à quelques meneurs et à leurs dupes. C'est bien mieux encore dans le Midi, où la double facilité d'oublier et de vivre, les jouissances de l'oisiveté, l'heureux débarras de toute prévoyance, la vie jour à jour, heure à heure, rendent le peuple plus antipathique et plus étranger au drame trop sérieux de la vie politique ; pays ingouvernables par de tels moyens, si je m'en crois. Voyez les invalides révolutions de l'Espagne et de l'Amérique Espagnole, révolutions prétoriennes que fait un régiment, qu'un bataillon défait : et la nation, que dit-elle ? La nation est ici, au coin de la rue, assise à terre quand elle ne peut avoir de meilleur siège, mangeant son macaroni, buvant son chocolat, fumant son cigare — si la révolution lui en a laissé un —, savourant au moins, ce qu'on ne peut lui ôter, son beau soleil ; regardant la révolution passer, bien des fois ne laissant pas que d'en souffrir, mais ne songeant pas à s'en mêler ; faisant bien ou mal, mais faisant ainsi.

Ce n'est pourtant pas assez, chez des Romains surtout, pour expliquer cette patience de vingt ans, cette terreur si lâche de tout un peuple devant un vieillard sale et décrépit que le peuple à son tour faisait trembler. L'Italie, Rome elle seule, une légion, quelques grandes familles avec leurs esclaves et leurs clients, eussent pu faire une révolution. Et cependant Tibère, au milieu de toutes ses craintes, ne parait redouter qu'un assassinat et non une émeute.

Pourquoi donc ?

Voici, je crois, la cause fondamentale. La plupart des sociétés antiques reposaient sur l'égoïsme national : patriotisme dans les républiques, despotisme dans les monarchies, le principe était le même. Et croyez que le despotisme avait aussi ses héros et ses religieux dévouements. Hérodote raconte que, lorsque Xerxès, vaincu en Grèce, s'enfuit dans son royaume, une tempête s'éleva pendant qu'il traversait la mer ; le pilote déclara que le navire était trop chargé et que la vie du roi était en péril. Le pont du navire était couvert des grands de la Perse, qui avaient suivi le roi. A cette déclaration, ils vinrent tous, les uns après les autres, mettre le front à terre aux pieds de Xerxès, et se précipitèrent dans les flots. Il y a dans la simplicité de ce dévouement, quelque absurde qu'il soit, un certain grandiose qui étonne et qui vaut bien — en supposant la vérité des deux histoires — Curtius et son fameux cheval se précipitant dans l'abîme.

Dans le sein et comme à l'ombre de cet égoïsme national, croissaient, si je puis ainsi dire, une foule d'égoïsmes partiels de tribu, de caste, de corporation. Sur cet ensemble vivait le monde. L'égoïsme national, quoique fondé sur un esprit d'hostilité et de guerre, sur la haine de l'étranger — hostis veut dire à la fois étranger et ennemi —, resserrait les liens de chaque société, la faisait une, la concentrait par l'exclusion de ce qui venait du dehors ; et par les idées superstitieuses qui en étaient le principe, la ralliait plus complètement dans les républiques à l'aristocratie, dans les monarchies au souverain, qui était le nœud, et souvent même la divinité de ce système. A son tour, l'égoïsme d'association, de tribu, de famille surtout, formait entre les diverses portions de la société des liens durs, sanguinaires, mais puissants, et se rattachant tous à l'unité politique. Ce n'est pas ici le lieu de dire combien était imparfait cet ordre social, fondé en dernier résultat sur la division et la haine de peuple à peuple, par conséquent sur la guerre, l'extermination et le sang ; combien funeste à l'intérieur même des sociétés était ce système, qui, ne reconnaissant rien de sacré dans la personne de l'homme, n'admettait point de droit ni de raison que le sujet pût faire valoir contre la république, et immolait, sans égard pour la justice, l'homme à la nation, à la tribu, à la famille : tout ce que je veux dire, c'est que telle était la base de tout ordre social avant le christianisme, et qu'il ne pouvait guère y en avoir d'autre.

La conquête romaine renversa cette base ; les égoïsmes nationaux, si je puis ainsi dire, furent tous fondus dans le grand égoïsme romain ; ils se réduisirent à la proportion de quelque gloriole de petite ville. En même temps, Rome, qui, plus que toute autre cité, avait exalté en elle cet égoïsme national ; Rome, chez qui les égoïsmes partiels et surtout celui de la famille étaient aussi plus puissants ; Rome, en s'étendant à l'excès, laissa échapper la maille première de ce réseau si serré, et relâcha en elle-même tous les liens de l'égoïsme national, comme elle les brisait chez les autres peuples. Ainsi la vieille base de la société païenne fut rompue ; le monde antique n'eut plus l'appui vicieux, mais l'appui sur lequel il reposait.

Mais en même temps tout cet égoïsme de société se brisait en égoïsme individuel. Ce que la philosophie enseignait était trop vague, trop dépourvu de base ; ce que la religion contait, trop mélangé et trop puéril pour qu'il en pût naître quelque lien puissant entre les hommes. La famille elle-même qui était, pour les anciens, plutôt une rigoureuse et politique unité, qu'une sainte, naturelle et affectueuse association, la famille n'avait plus assez de puissance pour maintenir ses droits. Personne ne tenait plus à personne. Cette complète dissociation, cet anéantissement de tout lien, même de famille, est horriblement prouvé dans Tacite ; il est prouvé par l'unité même et l'unité excessive du pouvoir.

Ainsi tout le monde étant divisé, tout le monde était faible, tout le monde avait peur. Voilà le secret de cette époque. Chacun se sentait sans appui. Dans une telle situation, celui qui attaque le premier a un ascendant terrible ; il fait acte de force, tandis que les autres sentent leur faiblesse. Chacun alors ne songe qu'à soi, se voit d'avance seul à seul contre cet ennemi, lui timide contre cet audacieux, lui faible contre ce fort ; il ne pense qu'à rester coi, à faire sa paix, à se sauver aujourd'hui ; viendra demain ce qui pourra. Ainsi, le premier attaqué reste isolé ; tout l'abandonne. Tacite nous le dit : La terreur avait brisé de force toutes les relations humaines[42]. Nul ne songeait que son tour allait venir ; on ne défendait pas autrui, on n'était pas défendu. Ce sentiment vulgaire qui nous porte à éteindre le feu pour qu'il ne gagne pas jusqu'à nous cédait à la peur du moment présent. Je ne dirai pas la charité désintéressée, la charité chrétienne, mais l'égoïsme solidaire, l'égoïsme garde national, celui qui secourt les autres pour en être secouru à son tour, eût été alors une vertu sublime.

Il ne faut donc pas s'étonner de la puissance et de l'universalité de cette terreur. La terreur croit par cela seul qu'elle existe ; on a peur de la peur qu'on a eue, on tremble parce qu'on a tremblé, on trahit parce qu'on a trahi ; le simple citoyen dénonce parce qu'il a dénoncé hier ; le sénat condamne parce qu'il a condamné. Une fois le parti de la peur préféré à celui de la résistance, il n'y a plus qu'à avancer dans la même route, et, de cette façon, quelques délateurs arrivent à faire trembler tout un peuple.

Et remarquez une chose : c'est que le premier instrument de Tibère était le sénat, le corps qu'il menaçait par-dessus tout, celui dont il était le plus détesté, dont il affectait de redouter les poignards, l'ennemi presque officiel de sa puissance. Le sénat était le centre de cette vieille nobilitas qui avait été vaincue à Pharsale et à Philippes, de ces hommes qui gardaient à leur foyer les images de leurs aïeux consulaires, qui avaient encore une clientèle, donnaient parfois encore des jeux au peuple, lui bâtissaient encore quelques monuments, entretenaient ceux dont leurs ancêtres leur avaient légué la conservation : magnificence héréditaire, dit Tacite, qui n'était pas encore passée de mode[43]. Le sénat était le centre de ce gouvernement républicain que nous avons montré existant de droit, pendant que le gouvernement de César existait de fait. Le sénat, depuis que Tibère avait supprimé les comices, nommait les préteurs et les édiles — César seul nommait les consuls — ; et, bien que ces choix se fissent sous l'influence et sur la proposition de César[44], le sénat gardait assez de puissance pour maintenir dans ces charges les anciennes familles, pendant que les familles nouvelles, les familles des affranchis et des parvenus du palais grandissaient dans les magistratures bourgeoises créées par Auguste. Ce fut même un moment sérieux pour Tibère, un moment, où il sembla qu'on allait pénétrer les secrets de la puissance impériale, lorsqu'on proposa dans le sénat de nommer les magistrats cinq ans d'avance ; c'était leur garantir par la certitude du pouvoir une sorte d'indépendance, donner à la nobilitas un moyen de faire corps et de s'entendre, au gouvernement républicain un moyen de devenir sérieux[45].

Voilà pourquoi le sénat était encore une puissance ; pourquoi, dans les commencements de Tibère, il y restait une sorte de liberté, et le droit ancien de dire, à propos de tout, ce qu'on pensait des affaires publiques[46]. Voilà pourquoi Tibère, au temps de ses timides débuts, se levait devant les consuls, votait au sénat comme un simple membre et quelquefois y votait seul de son avis, renvoyait au sénat les députés des provinces et les rapports des généraux, laissait relever la coutume aristocratique de faire, lorsqu'on entrait en charge, l'éloge solennel de ses ancêtres. C'est qu'alors il croyait de. sa prudence de respecter le droit ordinaire, comme dit Suétone, le droit public officiel de l'ancienne Rome.

C'est là ce qui explique dans le sénat et cette servilité habituelle et ces velléités de courage, ces hardiesses momentanées à regimber contre les délateurs, parfois à les condamner[47]. Un Pison ne craignait pas de dire que, fatigué du spectacle des délations et de l'espionnage, il allait quitter Rome pour jamais, et c'était Tibère qui le suppliait de rester. D'impertinents sénateurs osaient prétendre devant César que, César absent, le sénat pouvait bien faire son devoir, et qu'une telle indépendance ne serait qu'honorable à la patrie[48]. C'était encore au début de Tibère ; le sénat se sentait le chef d'un système encore puissant, Tibère lui permettait cette ambition, et le sénat encouragé jouait presque à la république.

Mais plus tard le sénat paya cher sa position aristocratique et sa souveraineté officielle. Rempli des hommes que Tibère avait le plus à cœur de poursuivre, il frémissait chaque fois qu'on lui demandait une de ces illustres têtes ; mais il les livrait l'une après l'autre, espérant que peut-être l'avidité du tyran serait rassasiée, et chacun s'estimant trop heureux que ce ne fût pas son tour[49]. Ainsi, le sénat et l'aristocratie se livraient, se mutilaient eux-mêmes ; et je ne connais rien de plus caractéristique que cette simple note de Tacite : Le pontife L. Pison cessa de vivre à cette époque ; chose étrange après une telle illustration, il mourut dans son lit ! Le sénat était tellement décimé, que les sénateurs chargés de certains gouvernements furent prorogés dans leurs fonctions, faute de pouvoir leur trouver des successeurs[50].

Et maintenant, si de cette société et de ce sénat nous nous tournons vers le chef de cette terreur, le grand moteur de toutes ces craintes, nous y verrons en même temps le plus grand trembleur de tout cet empire. Examinons de plus près ce que la tyrannie faisait de ce tyran ; regardons le monstre dans sa cage qu'il avait si bien verrouillée en dedans, qu'il pouvait à peine en sortir.

Au sein de la mer de Naples, à trois milles du rivage, vis-à-vis des belles côtes de la Campanie, s'élevait Caprée, prison au dehors, au dedans lieu de délices, rocher escarpé au sommet duquel s'apercevait le faite des douze villas construites par Tibère en l'honneur des douze grands dieux, les thermes, les aqueducs, les arcades qui servaient de pont au-dessus des vallées. Ce petit coin de terre, protégé par la mer contre le bruit du continent, par le mont Solaro contre toutes les rigueurs de la saison, avait déjà plu à Auguste, qui était venu y passer quatre années. Après Tibère, Néron y vint habiter aussi, tout tyrans qu'ils étaient, amateurs de la belle nature ! Dans la grotte d'azur que l'on vient de découvrir, on a retrouvé le reste des bains de Néron ; la sensualité romaine, à qui rien n'échappait, avait creusé un souterrain pour rejoindre la mer, et goûter les plaisirs d'un bain inouï sous cette grotte merveilleuse. En approchant de l'île, on doutait de pouvoir débarquer ; l'escarpement du rocher ne laissait aux barques qu'un seul point où elles abordaient. Il y avait là une sentinelle, et l'on s'apercevait du voisinage du prince.

En effet, depuis longtemps il avait quitté Rome. Une aussi grande ville n'était pas pour lui facile à habiter. De ce mouvement et de cette vie, quoi qu'on pût faire, s'élevait une sourde clameur qui lui reprochait ses crimes : c'était un billet jeté sur le théâtre, à sa propre place ; c'était l'invective hardie, en face, en plein sénat, d'un condamné : les condamnés, seuls libres, osaient tout dire. Un autre jour, ce fut un témoin, homme simple, jaloux de bien faire, qui, croyant ne pouvoir dénoncer trop, se mit, devant les sénateurs et Tibère, malgré l'embarras de celui-ci et les murmures de ceux-là, à répéter tout au long mot par mot, ce qui dans Rome se disait en secret contre le prince. Tibère avait donc quitté Rome, fuyant ces reproches, fuyant aussi les adulations qui lui étaient insupportables, et faisant écarter durement par ses soldats le peuple courtisan qui venait s'humilier devant lui.

Une fois sorti de Rome, les astrologues l'avaient prédit, il n'y revint plus ; onze ans se passèrent ainsi jusqu'à sa mort. Ce n'était pas tante de précautions pour être en sûreté dans Rome s'il y rentrait : à la honte du sénat, il s'était fait accorder par ce corps d'y venir accompagné de gardes ; il avait ajouté qu'on fouillerait les sénateurs à l'entrée[51] : les sénateurs s'étaient prêtés à tout, et n'eurent pas même la triste récompense de voir César au milieu d'eux.

Il vint une seule fois près de Rome. Je ne sais quel instinct l'y appelait ; il y arrivait par des chemins détournés, comme pour observer cette ennemie. Je ne sais non plus quel instinct l'en détourna ; il n'était qu'à sept milles, il apercevait Rome, quand un serpent favori qu'il avait mourut rongé par une multitude de moucherons. — Craignons la multitude, elle est puissante. — Voilà le présage qu'il en tira, et il revint sur ses pas.

Voyons-le donc maintenant dans sa sûre et délicieuse Caprée. Si, à travers les gardes et les espions, au risque de la vie, vous pénétrez jusqu'à lui, vous trouverez un hideux vieillard, la face moitié couverte d'ulcères et moitié d'emplâtres, chauve, courbé, à l'haleine fétide, avec de grands yeux de chat qui voient la nuit ; taciturne, plein de disgrâce et de hauteur ; usé par des débauches monstrueuses, tristes, cachées ; couché à table, achevant de s'enivrer ; discutant avec les grammairiens, ses bons amis, sur les cheveux de Phébus ou l'âge des coursiers d'Achille, ou bien parlant bas et gravement à Thrasylle qui, la nuit venant, montera sur la tour pour étudier encore les astres.

Thrasylle était un Grec qui, à Rhodes, avait connu Tibère. Le futur empereur cherchait alors, permettez ce mot, à faire emplette d'un astrologue ; mais il avait une étrange manière d'essayer ceux qui se proposaient. Il les menait chez lui, par de hauts et horribles rochers, suivi d'un seul affranchi : du toit de sa maison, ils examinaient les astres ; Tibère consultait, l'astrologue répondait ; mais si la réponse lui paraissait suspecte d'erreur ou de tromperie, au retour, en descendant ces mêmes rochers, l'affranchi, bien bête et bien robuste, jetait l'astrologue à la mer. Quand vint Thrasylle, Tibère lui demanda d'abord son horoscope. Thrasylle lui prédit la pourpre impériale, et, dit-on même, tout son avenir. — Et toi ? as-tu pris ton propre thème de nativité — Thrasylle étudie de nouveau le ciel, puis hésite, pâlit, étudie encore, semble surpris, épouvante, s'écrie catin qu'à l'heure même le dernier danger le menace. La défiance de Tibère ne tint pas contre cette preuve de science ; il l'embrassa, le félicita sur son coup d'œil divinateur, lui donna toute assurance de salut, en fit son ami et son oracle.

Comme l'astrologue de Louis XI, Thrasylle dominait par la peur l'esprit de son maitre. Il lui arracha même des prisonniers. Tibère ne croyant pas à la Divinité, pais au destin, ayant peur du tonnerre et se couvrant la tête de laurier aux jours d'orage, n'avait de religion que son astrolabe[52]. Le fatalisme était la maladie de ce siècle, un des principes de sa dissolution, source féconde des pires superstitions, des superstitions athées.

Le prince est triste. Une lettre du roi des Parthes lui arrive, où ce souverain, peu civilisé, lui écrit : Tu es un monstre, le meurtrier de ta famille ; la plus belle action que tu puisses faire, c'est de te tuer. Lui-même, voici comme il écrit au sénat — je ne puis bien rendre la barbare obscurité de cette phrase, qui, dans un homme à qui ne manqua ni la raison, ni une certaine force d'esprit, doit faire croire au remords — : Pères conscrits, ce que je vous écrirai, comment je vous écrirai, ou enfin si je vous écrirai quelque chose, que les dieux et les déesses me fassent périr d'une façon plus cruelle que je ne me sens périr chaque jour, si je le sais[53].

Mais ce n'est pas tout ; le prince se meurt. Sa santé, longtemps conservée, cède enfin aux excès qui ont rempli sa vie ; il est vieux d'abord et décrépit. Mais s'il souffre, s'il est triste, s'il est déchiré de remords, il le cachera : Rapportez les tables, versez le vin : le festin n'a pas duré assez longtemps. Un jour, à l'amphithéâtre, il a voulu lancer un javelot sur un sanglier, ce coup l'a fait tomber épuisé. N'importe ! point de médecin ; passé trente ans, il n'y a qu'un imbécile qui puisse s'en servir. Personne ne doit soupçonner ce qui se passe, ni dans cette âme ni dans ce corps.

Les festins et le théâtre ne lui suffisent pas ; ce mourant se livre à d'étranges plaisirs. Ce vieillard dégoûtant et voûté, à qui les femmes expriment leur horreur au mépris même de la mort, a des recherches de débauches qui ne se peuvent dire. Nous laissons ces beaux détails dans la traduction qu'en fit faire, dit-on, M. le duc de Choiseul pour l'édification des bonnes gens et l'honneur de son maître, le roi très-chrétien, Louis, quinzième du nom.

Puis le soin de la justice appelait César. S'il y avait bonne justice à Rome, il n'y avait pas moins bonne justice à Caprée. Si l'on accusait dans le sénat, on accusait bien mieux encore dans le palais du prince. Seulement ici il y avait une recherche de tourments que l'on ne connaissait pas à Rome ; au lieu du simple lacet des geôliers, il y avait une carnificine, comme on eût dit la chambre de la question, d'où, après d'horribles tortures, les coupables étaient jetés à la mer. Ce n'étaient pas des accusés seulement, c'étaient des hommes invités par lui, assis à sa table, que Tibère envoyait à d'atroces supplices. Il avait mandé auprès de lui, par amitié, un homme qui avait été son hôte à Rhodes ; cet homme arrive, est pris pour un suspect et mis à la torture ; pour cacher sa méprise, Tibère le fait tuer. C'est là encore ce misérable pétri de boue et de sang, comme l'avait bien deviné un de ses précepteurs ; de vingt conseillers qu'au début de son règne il avait choisis parmi ses anciens amis, laissant à peine vivre deux ou trois ; prêt à rendre le souffle et faisant encore tuer ; enfin, lorsque, dans un repas, un nain, placé derrière lui avec ses autres bouffons, lui demandait : Que fais-tu donc de Paconius ? Pourquoi vit-il si longtemps ? réprimandant ce bouffon, mais ensuite écrivant au sénat de s'occuper de Paconius[54].

Cependant de fâcheuses nouvelles arrivaient des provinces. C'étaient la Gaule en révolte, l'Orient troublé, les Frisons que l'avidité des chefs romains poussait à la guerre, l'Arménie occupée par les Parthes, la Mésie par les Daces et les Sarmates[55]. Pendant que l'ibère suppliciait et s'enivrait à Caprée, tous les liens de l'empire allaient se relâchant. Depuis la mort de son fils Drusus, sa première sollicitude pour les affaires publiques avait sans cesse diminué. J'ai dit que la passion de l'argent s'était emparée de Tibère ; par les confiscations, le numéraire s'accumulait dans ses mains avares, et l'intérêt de l'argent haussait d'une manière désastreuse[56]. Les routes n'étaient plus entretenues[57] ; les provinces souffraient. Tibère ne s'occupait plus d'elles que pour leur demander leur contingent de proscrits, et faire passer les têtes les plus riches par les mains de son bourreau[58]. A quelques provinces, par fatigue de changer, il laissait éternellement les mêmes gouverneurs[59] : Chassez, disait-il, les mouches qui sucent le sang d'un blessé, il en viendra d'autres plus affamées que les premières et le blessé souffrira davantage[60]. Mais les mouches dont parlait Tibère étaient insatiables, et sous le règne d'Auguste, après une révolte des Dalmates : Qui vous a poussés à l'insurrection ? disait Tibère à leurs chefs captifs. — Toi-même, répondirent-ils, qui envoies pour nous garder, non des chiens, mais des loups[61]. A d'autres provinces, il ne donnait point de magistrats ; il n'osait en choisir par méfiance de tous, ou bien, par méfiance de ceux qu'il avait nommés, il ne les laissait pas partir. Toute sa pensée était de dissimuler le mal, traitant les maladies de l'empire comme la sienne propre, craignant surtout de donner trop de crédit à un homme, s'il lui permettait de faire la guerre[62].

Cette apathie, du reste, était celle de tous. Par moments, Tibère se plaignait que les hommes les plus capables refusassent le commandement des armées, qu'il fût obligé de descendre à des prières pour trouver des consulaires qui voulussent accepter les gouvernements. Il est vrai que lui-même ne donnait pas de tribuns aux légions, et qu'Arruntius, nommé depuis dix ans pour aller en Espagne, était depuis dix ans retenu par une accusation[63]. Mais qui eût reproché à Tibère sa négligence ? Chacun étant occupé de son danger à Rome, qui eût pensé aux dangers lointains ?

Lorsqu'eut lieu la révolte de Sacrovir (an 20), qui souleva deux des nations gauloises, le bruit se répandit que soixante-quatre des peuples de la Gaule étaient en révolte, que les Germains avaient été appelés à faire alliance avec eux, que l'Espagne était douteuse. Ces bruits étaient faux ; mais le présent était si triste, il y avait un tel désir de tout changement, que bien des gens s'en réjouissaient : Il s'était donc trouvé, disaient-ils, des hommes qui venaient, par les armes et la guerre, interrompre la sanguinaire correspondance de Tibère et de ses délateurs ![64]

C'est une chose étonnante que la faiblesse de ce pouvoir tyrannique ; il était terrible de près, impuissant de loin. Les provinces étaient à dessein mal assurées, l'armée négligée ; il n'y avait personne pour contenir le premier Espagnol ou Gaulois qui se révolterait. Aussi demandait-on ironiquement si ce Sacrovir allait être traduit devant le sénat comme coupable de lèse-majesté.

Il faut voir quelle était l'indépendance d'un général éloigné de Rome, aimé de ses légions, et comment, accusé d'avoir voulu faire épouser à sa fille le fils de Séjan, il écrivait à Tibère : Ce n'est pas de moi-même, c'est par ton conseil que j'ai songé à m'allier à Séjan. J'ai pu me tromper comme toi, et la même erreur ne doit pas être irréprochable chez l'un, funeste à l'autre. Ma fidélité est entière ; si l'on ne m'attaque pas, il en sera toujours de même. Mais je recevrai un successeur comme je recevrais une menace de mort. Faisons plutôt un traité : sois le maitre de tout le reste, laisse-moi ma province. Gétulicus, ce général accusé, resta en place. Tibère, vieux et détesté, n'osait rien hors de la portée de ses bourreaux ; et puis, ajoute Tacite avec une grande vérité, il sentait que son pouvoir reposait sur le préjugé plutôt que sur une force réelle[65]. Cela est tout simple : Tibère avait constitué son gouvernement sur l'isolement et la peur. Conduit dans cette politique d'abord par l'amour du pouvoir, le sentiment de la haine qui le poursuivait, la crainte pour sa propre vie, la lui avaient fait pousser jusqu'au dernier excès. Il se sentait menacé de toutes parts ; il ne s'agissait plus là de politique ni de gouvernement : c'était une lutte entre lui et les meurtriers qu'il entrevoyait partout. Son avantage n'était pas, comme l'est d'ordinaire celui des autres souverains, la force et la régularité de l'administration, la puissance et l'attachement de l'armée, ou l'adhésion traditionnelle des grands corps de l'État, ou le pouvoir habituellement partagé avec les masses et mesuré à leur avidité de manière à la contenter ; non, son avantage et sa force étaient tout simplement d'avoir plus de moyens de mort que ses adversaires, de gagner de vitesse ceux qui voulaient le tuer, d'avoir auprès de lui les prétoriens et les licteurs, de compter sur l'obligeance et l'empressement du bourreau.

Voilà où en était venue la majesté du nom de César, et à quelle gloire était arrivée cette dynastie, augmentée par les adoptions et les alliances, et qui allait s'éteignant dans des îles désertes, ou dans les culs de basse-fosse du palais. Le souvenir d'Auguste et de César, la vénération religieuse pour eux, n'entraient plus pour rien dans les moyens de force de ce gouvernement simplifié. Le premier aventurier qui eût eu l'adresse de saisir la place de Tibère à côté du licteur, et, pour première parole, aurait dit à celui-ci de tuer son prédécesseur, était sûr d'être césar aussi légitimement, aussi divinement, aussi sûrement que Tibère.

Dans une telle situation, il est aisé de penser que celui qui, pareil à Gétulicus, était sans crainte au milieu de la terreur générale, aimé et soutenu au milieu de l'isolement universel, était un homme, non à provoquer, mais à craindre.11 y a une sorte de consolation à voir aussi faibles en réalité les gouvernements les plus sanguinaires. Si on y regardait bien, on verrait que les gouvernants qui ont employé ce facile moyen de pouvoir, et qu'on a fini quelquefois par admirer pour la force et l'énergie de leur politique, y ont tous été poussés par la peur, et par suite sont demeurés, en bien des choses, d'une faiblesse et d'une impuissance incroyables.

Le système de gouvernement de Tibère fut un legs qu'il imposa presque à ses successeurs. Au milieu de l'égoïsme et de l'immoralité générale, on ne régnait guère que par la défiance ; et la défiance exercée contre tous conduisait bien vite à ce système. Quelques princes comme les Antonins osèrent régner autrement ; ils se hasardèrent à n'être pas sans cesse dans un état de tremblement et de menace. Il y eut sous ces princes un calme presque miraculeux, mais, eux passés, tout reprit comme de coutume : l'empire revint à ses allures ; la délation, l'abandon des proscrits, l'influence désordonnée de la force militaire, tout cela était resté dans les entrailles de la vie romaine. On reconnut vite comment avec un pareil régime il était aisé de tuer un empereur et de se mettre à sa place. Le maitre fut celui qui avait l'oreille du carnifex ou la faveur des prétoriens ; il n'y eut point d'autre succession, point d'autre légitimité. De là cette suite précipitée d'empereurs inconnus, nommés un jour, égorgés le lendemain ; cette multitude de césars de tout rang, de toute nation, auxquels l'histoire ne peut donner qu'un peu de pitié pour leur mort.

Ce système de décimation de l'empire, d'intimidation sans limite, de terreur, non contre des coupables ou contre des ennemis, mais contre tous, a bien eu de notre temps, ou du temps de nos pères, quelque chose d'analogue : on a vu cinq ou six hommes d'un génie certainement inférieur à celui de Tibère, mais peureux comme lui, haineux, défiants comme lui, placés par le flot des révolutions à la tête du pouvoir, effrayés eux-mêmes de la situation qu'ils s'étaient faite, choisir, à défaut d'un autre que la médiocrité de leur esprit ne leur suggérait pas, le plus facile moyen de gouvernement, la terreur. Haïs de tous, et, malgré tant de haine, assez vils pour être méprisés ; sans une puissante force matérielle autour d'eux el toujours tremblant pour leur vie ; ils ont vécu de la terreur comme Tibère ; ils ont des lois de majesté comme Tibère ; comme Tibère, un sénat qui leur obéissait à la consternation générale, et, tout tremblant, envoyait les proscrits à la mort ; comme Tibère, leurs gémonies, nos places et nos quais (nos pères l'ont vu), où ils jetaient le même jour, non pas vingt cadavres — la plus sanglante journée du tyran de Rome —, mais quatre-vingts, mais cent cadavres à la fois[66] !

Le parallèle, sans doute, serait loin d'être vrai sur tous les points. Mais ce fut, comme sous Tibère, cette décimation calculée de tout un peuple, oh il ne s'agissait plus de frapper tel ou tel, mais de frapper le plus grand nombre possible pour effrayer tout le monde. Ce fut, par suite, ces mêmes honneurs rendus à la délation, ce même espionnage, cette même police gratuite, le plus souvent exercée pour sauver sa tête ; moins encore de formes judiciaires et plus d'indifférence sur la réalité des accusations. Ce fut encore, du côté des masses, cette promptitude avec laquelle la terreur se forma, cette contagion universelle de la peur, cet oubli de toute résistance, malgré la faiblesse réelle du pouvoir ; plus de courage pour mourir que pour se défendre et pour vivre ; je dirais presque une habitude de la mort, une facilité à aller au supplice, ce qu'on a appelé la fièvre de l'échafaud.

Cette époque eut aussi ses Romanos Hispo et ses Haterius, formés par une éducation à l'antique, déclamatoire et puérile, nourris dans un air de phrases et d'antithèses ; médiocres avocats, acteurs sifflés, mauvais médecins, à qui on avait appris à admirer Brutus et Caton, et qui, adorant tout de travers l'antiquité qu'ils ne comprenaient pas, crurent l'imiter en n'imitant que son ignoble décadence ; grands faiseurs de phrases, ne tuant pas un homme sans arroser sa tête de quelques figures de rhétorique ; Anacréons de la guillotine, gens presque tous d'une médiocrité profonde.

Chez tous ces hommes, vous rencontrez la peur, premier mobile de Tibère ; chez plusieurs, son amour pour l'argent, son luxe honteux, sombre, retiré, de Caprée, ses débauches, son mélange de cruautés et de fêtes. Mais, grâce à Dieu, il y eut encore des différences : Tibère était monté sur le trône dans la situation la plus pacifique, au milieu de la société la plus régulière, toute pleine encore de l'esprit paternel, placide, conservateur, d'Auguste ; les montagnards furent jetés aux affaires au milieu d'une crise propre à étourdir de plus fortes têtes. Il fit la terreur, eux la trouvèrent.

En 1793, d'ailleurs, le monde ne vivait plus sous le règne de l'égoïsme antique. S'il y eut la même faiblesse, il n'y eut pas cette immoralité, cet abandon général, cette absence de tout dévouement ; la fuite ou la retraite ne fut pas sans espérance ; peu d'hommes furent trahis, un grand nombre admirablement sauvés ; les femmes, pour secourir, devinrent plus que des hommes ; la charité et les affections du sang défièrent le pouvoir.

Enfin, la tyrannie de Tibère, à ne la compter que de la mort de Drusus, dura quinze ans ; l'autre, plus violente, fut plus courte : au bout de quelques mois, le paroxysme de la peur enfanta le courage ; le sénat, menacé de trop près, se révolta, sentit sa puissance, et le Tibère de 93 fut écrasé. Dans la société européenne, une domination pareille ne pouvait durer longtemps : l'Europe reposait encore tout entière sur les bases de la fondation chrétienne ; dans une société pareille les sentiments d'humanité et de justice sont vivants ; si on les comprime, ils repoussent.

Nous valons mieux que les anciens. Les vertus de l'antiquité ne seraient plus des vertus aujourd'hui. On a voulu les renouveler beaucoup trop sérieusement en 93 ; beaucoup plus innocemment on a cherché à les renouveler de nos jours. Ne nous a-t-on pas prêché le sacrifice de l'homme à la patrie, des individus à la société, comme si les individus ne composaient pas la société ? Ne nous a-t-on pas parlé une fois de verser le sang de dix générations au profit de la onzième sans doute, pour laquelle on avait une prédilection singulière ? L'on a dit ailleurs : Nous aimerions mieux voir périr la moitié de la nation que si... Tout cela, il est vrai, phrases sonores plutôt que pensées sérieuses ! tout cela choses qui ne nous conviennent pas ! nous ne sommes pas les anciens, grands seigneurs de l'histoire, rois au milieu d'un peuple d'esclaves : nous sommes des bourgeois, bons et honnêtes gens, plus rétrécis dans notre puissance individuelle, ne demandant pas mieux que d'aider la machine sociale à marcher, sachant nous unir et nous exposer pour le faire, mais ne donnant pas à qui le demande notre dernier homme et notre dernier écu et ne jetant pas au hasard nos enfants à ce grand mangeur d'hommes que certaines gens appellent la patrie.

Le comité de salut public a eu ses apologistes ; pourquoi Tibère n'aurait-il pas les siens ? Déjà au dernier siècle, une langue hargneuse, parfois éloquente, du palais, un homme que son temps a trop durement traité, l'avocat Linguet, s'est chargé de cette cause ; mais lui, fait tout simplement du pyrrhonisme historique comme en a fait Voltaire, petite opposition de la philosophie à l'histoire, à laquelle un peu plus de philosophie eût fait renoncer. Tacite, Suétone, le Grec Dion Cassius, sont pour lui des conteurs, des gens prévenus, les ignorants échos de quelques rumeurs populaires ; Tibère n'était qu'un homme d'ordre, un peu sévère seulement, un bon administrateur, mais qui croyait trop Séjan sur parole, et qui, ennuyé du pouvoir, aimant le plaisir, ferma trop longtemps les yeux sur quelques légèretés de son ministre. On a médit de sa retraite de Caprée ; c'étaient des jardins délicieux, des boudoirs en rocaille et peints à la façon de Watteau, où ce vieillard s'était retiré pour se livrer à une vie douce et solitaire, où, las des affaires, jaloux de son repos et d'une gaieté rarement connue des princes, il donnait des soupers agréables et ne se montrait plus qu'à des amis par qui il ne craignait pas d'être distrait !

Sans justifier ici Tacite et Suétone, deux des historiens les plus exacts de l'antiquité, sans remarquer qu'ils sont confirmés par Dion, homme d'un autre siècle et d'une autre race, sans guerroyer contre le pyrrhonisme historique (ce serait trop long) ; qu'il me suffise de dire que l'histoire se prouve surtout par son ensemble, par cet enchainement de faits dont le premier anneau est au commencement des temps historiques et le dernier entre nos mains. Pour peu qu'on y pense, on verra que de la révolution de février, ou de tel autre événement dont nous avons été témoins, on peut remonter jusqu'à la mort de César ou jusqu'à la bataille de Cannes, par une chaîne que nul scepticisme ne pourrait rompre, dans laquelle il serait impossible de marquer l'endroit où la réalité cesse, où le roman commence.

Il faut distinguer, sans doute, et les faits de détail des faits généraux, et les témoignages éloignés des témoignages contemporains, et les écrivains frivoles des écrivains graves, et les époques conjecturales des époques historiques. Il ne s'agit ici que des grands faits et des faits sérieux ; ceux-là se prouvent parce qu'ils se touchent ; ils se prouvent parce qu'ils s'engendrent. La tradition d'un peuple vérifie celle d'un autre, la tradition d'un siècle celle des autres siècles. L'histoire a pour elle un témoin qui manque à la justice des tribunaux, parce que la justice s'occupe de faits obscurs, individuels, isolés ; elle a pour elle le plus irrécusable des témoins, quand son témoignage est sérieux et complet, la tradition.

Mais Linguet n'était pas humanitaire ; Linguet n'avait à sa disposition, ni la théorie du progrès, ni la perfectibilité de la race humaine ; notre temps a trouvé, pour les mémoires un peu compromises dans les siècles passés, d'autres apologies. Le fondement de ces apologies, c'est toujours la maxime qu'on ne cite pas : Le but justifie les moyens. Les moyens ont été affreux ; c'est à en gémir ; ils en pleuraient de chaudes larmes, ceux qui les employèrent ; mais que voulez-vous ? il fallait cela pour sauver le pays, il y avait nécessité ; autrement comment eussent-ils agi ainsi, ces hommes si purs et si vertueux ! S'ils déblayaient le terrain de la société, c'était pour y construire. Ils avaient un magnifique ordre social prêt à paraître au jour, toute une théorie de bonheur public qui n'avait plus besoin que de quelques têtes pour se développer librement. Que ne leur a-t-on laissé le temps ? Le moment même était venu ; la patrie ne réclamait plus ou presque plus de proscriptions. Cette ère de bonheur, de liberté, de richesse universelle, était au moment de commencer, et tout le monde se fût embrassé au matin du 10 thermidor !

Si je voulais, j'appliquerais cela à Tibère, et je serais bien étonné, du reste, que quelque amateur de paradoxe ne l'eût pas encore fait[67]. Je montrerais qu'il y avait eu jusqu'à lui une aristocratie oppressive, riche des biens qu'elle arrachait au peuple, pesante surtout aux provinces, qu'elle pillait tout à son aise ; je citerais Verrès et tant d'autres. Cette aristocratie, vaincue par César, n'était pas encore détruite : elle était encore riche, puissante par les souvenirs, entourée de clients, mêlée à toutes les affaires de l'État, trouvant encore mille occasions de saigner le peuple. Quant à Tibère, j'en ferais un bon homme, simple, ne demandant ni honneurs au dehors, ni flatteries, ni pompeux hommages ; aimant les plaisirs intérieurs,

Idolâtrant les arts, les banquets de famille,

comme on l'a dit de ces beaux messieurs de la Montagne ; et qui ne serait jamais sorti du calme de sa vie domestique, de sa tranquille vie de bourgeois de Rome, si le danger public ne l'eût appelé, s'il n'eût fallu affranchir le peuple et le monde, achever l'œuvre de César, établir sous un seul prince un large niveau d'égalité, une immense et touchante fraternité, de l'Arabe au Gaulois, du Maure au Sarmate. Qui pourrait nier ses vertus personnelles ? Lequel des montagnards, dont on a fait des saints, répara de ses deniers, comme le fit Tibère, tout un quartier incendié de la ville ? Si, comme on l'a dit, le comité de salu t public était tout composé d'âmes tendres, d'amateurs de littérature douce, si Robespierre se nourrissait de la Nouvelle Héloïse et avait débuté par un mémoire contre la peine de mort et par un éloge de Gresset, Tibère, lui aussi, débutait par des vers élégiaques sur la mort de son cousin Julius César ; il imitait les poètes amoureux de la Grèce, Euphorion, Rhianus, Parthénius, il faisait mettre dans la bibliothèque publique leurs écrits et leurs portraits[68]. Je le peindrais, avec des formes un peu acerbes, il est vrai, mais trop honnête homme pour ne pas déplorer dans sa retraite de Caprée le sang que la nécessité lui faisait verser, passant bien quelques nuits en larmes quand il le pouvait, épargnant des coupables — on en citerait bien deux ou trois exemples — ; mais ne laissant pas la sensibilité de son cœur empiéter sur ses devoirs patriotiques, et, pour employer le mot, gardant toute son énergie.

Toutes ces apologies sont aussi raisonnables les unes que ]es autres ; elles ont le charme du paradoxe, j'en conviens. Mais j'aime aussi le fond des choses et la vérité, et, si parfois la vérité s'accorde avec l'opinion reçue, je me résigne à suivre l'opinion. Je ne puis trouver grand mérite à cette énergie qui sacrifie, non pas elle-même, mais autrui ; ni grande justification dans ce principe de la nécessité que Milton appelle l'excuse des tyrans — les crimes ne sont jamais nécessaires — ; ni grande justesse dans l'apologie des moyens par le but, ou dans ce qu'on a appelé un jour crûment et franchement la souveraineté du but. Le but, après tout, est une théorie bonne ou mauvaise, comme on voudra, mais qui ne peut être ni vertueuse ni coupable ; il est permis à tout le monde de rêver la fraternité à la spartiate ou la loi agraire de Babeuf. Ce qui est louable ou criminel, ce sont les moyens ; c'est là ce que l'histoire peut juger ; c'est par là que se distingue le génie honnête homme de la médiocrité sanguinaire.

N'oublions pas notre première pensée, l'influence qu'eut sur l'époque de Tibère une éducation fausse et déclamatoire ; elle fut bientôt sentie, et il est curieux de voir comment plus tard on chercha à réagir contre elle. Sous Trajan, après une suite rarement interrompue pendant quatre-vingts ans de maures à la façon de Tibère, on profita du premier moment de repos pour combattre un mal que l'on sentait au fond de la société. Voyez Pline tonnant contre les délateurs ; Tacite, dès le jour où l'on put parler, reprenant à son premier principe et à son premier fondateur, Tibère, toute l'histoire de la tyrannie, et la suivant jusqu'à son terme : vrai pamphlet tout plein d'éloquence et de vérité, écrit sous la puissance d'un sentiment réel, dirigé contre un esprit qui durait encore, dicté pour ainsi dire en commun par tous ceux qui avaient vu la tyrannie et craignaient de la revoir : ce sont les mémoires de tous les honnêtes gens de Rome.

A cette tendance s'unit évidemment celle qui cherchait à réformer l'éloquence et l'éducation. Ce sont presque les mêmes hommes, Pline, Tacite, Juvénal, Quintilien ; ils réagissent contre l'école littéraire des Sénèque — car le philosophe lui-même avait été le précepteur et le faiseur de phrases de Néron —, et cela en même temps qu'ils maudissent Néron lui-même. Tout ce système de phrases, d'antithèses, d'éloquence menteuse, leur parait un mal sérieux ; ils comprennent la liaison intime entre la controverse de l'école et la plaidoirie du Forum ; ils ne veulent pas de cette rhétorique qui formait les délateurs. Lorsque Quintilien développe longuement cette thèse, que l'orateur doit être un honnête homme, ce n'est pas pour lui, comme ce serait pour nous, une vérité triviale : c'est un instinct réel qui parle ; c'est le souvenir de tout le mal qu'a fait une criminelle éloquence ; c'est tout ce qu'il peut dire, placé sous le règne des délateurs et Domitien vivant encore. Il y a chez ces écrivains un profond et évident désir d'épurer les pensées, de rectifier l'esprit, de fortifier la probité, de diriger l'ambition de toute cette jeunesse qu'ils voient grandir au-dessous d'eux, jeunesse romaine, pleine de tous les vices qui ont fait les délateurs ; jeunesse qui ne sait point le passé et à laquelle ils l'enseignent pour le lui faire détester ; qui n'a pas de règle pour l'avenir, et à qui ces hommes voudraient en donner une.

L'éducation d'aujourd'hui est ordinairement moins grecque et romaine qu'elle ne l'était il y a quatre-vingts ans. Cependant, si les idées qui tendent à voir dans la patrie, non une réunion d'hommes, mais une sorte de fantôme divinisé à qui tout doit s'offrir en holocauste ; si les doctrines antiques d'immolation de l'homme à la société, de toute-puissance de la loi, de mépris pour la propriété, de haine pour l'étranger, d'honneur attaché au suicide, sans être générales, grâce à Dieu, n'en sont pas moins en circulation dans les esprits : l'éducation y est bien pour quelque chose, par son silence, dirais-je plus, par ses enseignements. Elle montre l'antiquité, mais elle la montre à demi ; elle fait voir des fragments qu'elle n'explique pas, et laisse s'enthousiasmer de jeunes têtes pour ce qu'au collège il est encore convenu d'appeler des vertus. Je ne voudrais pas retrancher l'étude de l'antiquité, mais en donner une juste, vraie et entière intelligence ; dire ce que j'en disais tout à l'heure, qu'elle ne nous vaut pas ; que telle qu'elle fut ou telle qu'on l'a faite, elle n'est guère digne d'être imitée.

En tout — faites voir les choses dans leur vérité — : la vérité n'est pas si crue, si désenchanteresse qu'on le croit ; la vérité en histoire détrônera quelques grands hommes, mais elle relèvera beaucoup d'hommes de bien. Là où est la force et le génie, elle nous montrera souvent bien des hontes. Mais là où est la vertu, elle nous fera voir, même dans la défaite et dans l'abaissement, bien de la grandeur. Si l'histoire est bonne à quelque chose, c'est à ceci : rectifier nos idées sur le présent par la connaissance du passé.

La phrase est le tyran de notre siècle. Si j'étais écrivain, si j'avais une force et une action quelconque, je voudrais lui faire la guerre. Nous sommes encore comme les Romains, sous l'empire de la déclamation. Peu philosophique et paresseux, notre siècle se paie de cinq ou six mots qu'il prend pour des idées, et sur lesquels il vit[69]. Tout ce qui circule d'idées fausses, tout ce qu'il y a de lieux communs menteurs et paresseux, tout cela originairement n'était que des phrases, des périodes sonores qui sont passées en idées, qui passent quelquefois en actions. Le premier qui a fait l'apologie du suicide ne pensait pas à se tuer, mais bien plutôt à être de l'Académie, ou à je ne sais quel autre honneur. Sa riche période a fait périr bien du monde.

Flétrissons surtout cette rhétorique qui divinise et justifie le meurtre, soit dans le présent par adulation et par peur, soit dans le passé par un calcul de parti. C'est un des stigmates les plus humiliants de la déchéance humaine que le retour presque périodique de ces époques de proscription, comme celle des guerres civiles à Rome, des Césars dans l'empire romain, de Henri VIII et d'Élisabeth en Angleterre, de Marat et de Robespierre en France — et de leurs successeurs d'hier ! 1875 —. Pendant que la paix règne au milieu de nous, ne maudissons pas la paix ; ne nous faisons pas un triste jeu d'esprit de telles apologies et de tels panégyriques. Si nos neveux doivent avoir la tyrannie et la terreur, qu'ils la revoient maudite une fois de plus.

Pardonnez-moi d'avoir quitté, peut-être un peu plus longtemps qu'il ne fallait, la lugubre histoire de Tibère. Il était sur le continent, à Nole, lorsqu'il apprit que des accusés dénoncés par lui-même venaient d'être renvoyés libres sans avoir été entendus (an 37). Cette velléité d'indépendance du sénat lui causa une étrange colère ; il se hâtait de retourner à Caprée, retraite sûre d'où il frappait ses coups ; mais la maladie ne le lui permit pas. Il y a différentes manières de raconter sa mort. Les uns disent qu'un poison lui fut donné ; d'autres, qu'au retour d'une défaillance, la nourriture lui fut refusée[70] ; d'autres enfin le font étouffer sous des matelas au moment où, après un long évanouissement, il se réveillait et demandait son anneau impérial, qu'on lui avait ôté pendant sa léthargie. Le récit de Sénèque a quelque chose de dramatique : se sentant mourir, Tibère ôta son anneau et le tint quelque temps à la main, comme pour le donner à un autre, puis le remit à son doigt et resta longtemps immobile, la main gauche fermée ; puis tout à coup il appela, personne ne lui répondit ; il se leva, les forces lui manquèrent, il tomba au pied de son lit[71]. Dans tous ces récits, il y a une chose remarquable ; c'est la servilité envers l'homme tant qu'il a espérance de vivre, l'abandon quand la mort est certaine. S'il tombe en défaillance, sa chambre est vide ; s'il revient, ceux qui ont déjà commencé à lui succéder pâlissent, se taisent et n'attendent que la mort. Selon Tacite, on l'assassina en tremblant : pendant que Caligula, qui s'était déjà presque proclamé empereur, restait pale et stupéfait pour avoir appris le retour de Tibère à la vie, Macron, le favori de Tibère, le successeur de Séjan et le secret allié de Caligula, Macron ne dit qu'une chose : Jetez-moi un matelas sur ce vieux bonhomme et retirez-vous. Voilà le récit le plus probable de la mort de Tibère (16 mars 37)[72].

Quand la nouvelle de cette mort fut portée à Rome, on hésita à la croire, et surtout à s'en réjouir ; on craignait que ce ne fût un faux bruit répandu à dessein par les espions de Tibère. La joie éclata quand la nouvelle fut certaine. Je remarque une chose : des empereurs plus cruels peut-être que Tibère ne moururent pas sans qu'au milieu de la haine publique il ne se glissât quelque témoignage isolé de regret ; sur la tombe maudite de Néron, on apporta longtemps des fleurs ; le corps de Caligula, gardé la nuit par sa femme au risque de la vie, brûlé à la hâte, enterré en secret, fut plus tard rendu par ses sœurs à une plus honnête sépulture. Tibère, au contraire, fut enseveli avec tous les honneurs impériaux[73], malgré la haine du peuple, qui voulait qu'on jetât Tibère dans le Tibre ; mais pas un témoignage de regret et d'affection ne s'éleva sur la tombe de cet homme : lui-même n'avait-il pas fait disparaître du monde sa famille, ses amis, les hôtes de son exil, tout ce qu'il avait fait semblant d'aimer[74] ? Il y avait encore, dans l'âme dépravée de ses deux successeurs, quelque coin plus humain et plus tendre par où d'autres âmes s'étaient attachées à eux ; il n'y avait rien de cela chez Tibère, âme où tout était défiance, qui repoussait toujours, n'attirait jamais.

Il y eut après lui un fait remarquable et qui peint les mœurs publiques de cette époque : des condamnés à mort étaient en ce moment dans les prisons et les sentences ne s'exécutaient qu'au bout de dix jours. Lorsque vint le dixième jour, Caligula n'était point à Rome ; les gardiens, n'étant pas d'humeur à rien prendre sur eux, les étranglèrent dans la prison, et le peuple vit encore ces cadavres aux gémonies. Tel était le droit de ce temps : dans le doute, le plus sûr était de tuer.

Ainsi, malgré tout ce qu'il y avait de haine pour Tibère, son gouvernement vivait après lui ; il semblait qu'il fût devenu nécessaire à Rome et qu'elle le portât en elle malgré elle-même. Personne ne songea à des institutions nouvelles, à des garanties contre le retour de nouvelles calamités — et quelle garantie était possible ? —. En principe, rien ne changeait, c'était Caïus au lieu de Tiberius, toujours un Claude et un César.

Le despotisme impérial était complet. César avait déblayé la place ; Auguste avait posé les fondements ; Tibère avait construit l'édifice : tous trois bien divers de vues, mais concourant involontairement à une même œuvre. Après ces trois hommes supérieurs (quoique bien divers) pour fonder l'empire, la famille des Césars devait donner au monde trois hommes infimes pour l'exploiter. Caligula, Claude, Néron, furent les exploitants de ce pouvoir que les trois premiers Césars leur avaient fait.

 

 

 



[1] Ne vestis serica viros fœdaret. (Tacite, Annal., II, 33).

[2] Suet., in Tiber., 33. C'étaient des surmulets, poissons très-recherchés. On envoya à Tibère un surmulet de quatre livres et demie, qu'il fît porter au marché et mettre en vente. Mes amis, dit-il, je me trompe bien si ce n'est Octavius ou Apicius qui l'achète. Il fît plus que gagner son pari ; il y eut enchère entre eux deux : Octavius l'emporta, et ses amis l'honorèrent beaucoup d'avoir payé 5.000 sesterces un poisson que César vendait et qu'Apicius n'avait osé acheter. Sénèq., Ep. 95. Un de ces poissons fut payé sous Caligula 8.000 sesterces, Pline, IX, Hist. nat., 17. D'autres, 6 à 7.000 sesterces, Juvénal, IV, 15. Macrobe, II, 12.

[3] Tot a majoribus repertæ leges, tot quas divus Augustus tulit, illæ oblivione, hæ... contemptu abolitæ. (Tacite, Annal., III, 54.)

[4] Dion, LIV, 16.

[5] Actes législatifs à ce sujet : an 15, S.-C. contre la licence des pantomimes ; an 16, contre les habits de soie et la vaisselle d'or massif ; an 20, adoucissements aux lois sur le mariage ; an 21, expulsion des histrions ; an 22, délibération au sénat sur le luxe. V. Tacite, Annal., I, 77 ; II, 33 ; III, 28, 52 et suiv. ; Suet., in Tiber., 34, 37 ; Dion, LVII, p. 617.

On cite cependant un S.C. Calvisianum (26) et un S.-C. Persicianum (34), qui sur certains points aggravaient la loi sur le mariage. Ulpien, XVI, 1, 3, 4.

[6] Déjà les offenses envers l'empereur étaient qualifiées d'impiété, dit Dion, LVII, p. 607. Cette expression devint classique sous les règnes suivants.

[7] V. Tacite, Annal., II, 50 ; III, 22 et suiv. ; IV, 42, 52 ; VI, 29, 40, 47. Accusations d'inceste, VI, 10 et ailleurs.

[8] Proprium id Tiberio scelera nuper reperta priscis verbis obtegere. (Tacite, Annal., IV, 9.)

[9] Tacite, Annal., I, 75. Dion, LVII.

[10] Adolascebat interea lex majestatis. (Tacite, Annal., II, 50.)

[11] Célius a voulu, selon la tradition de nos aïeux, et à l'exemple de ceux qui sont ensuite devenus les plus illustres de nos concitoyens, chercher dans quelque illustre accusation l'occasion de faire apprécier son mérite au peuple romain..... Et plus bas : Je ne loue pas ici sa modération, ce n'est pas la vertu de cet âge ; je loue cette impétuosité de son âme, ce désir d'avancer, cette ardeur pour la gloire... Cicéron, pro Cœlio, 30, 31.

[12] Géorgiques. Bossuet se souvient de cette pensée, mais en la corrigeant admirablement : Puisses-tu, mon frère, ne jamais sentir ni dureté pour le pauvre, ni envie pour le riche ! Sermons.

[13] Tacite, de Orat., 34 ; Quintilien, XII, 6.

[14] C'est ce que fit, selon la coutume des ancêtres, Germanicus à l'égard de Pison. Suet., in Calig., 3. Tacite, Annal., II, 70. La coutume de nos aïeux, dit Tibère dans Tacite, lorsqu'ils rompaient une amitié, était d'interdire leur maison à celui avec qui ils voulaient que leurs relations cessassent : c'est ce que j'ai fait à l'égard de Labéon. Tacite, Annal., VI, 29. — A ceci se rapportent ces expressions romaines : Inimicitias suscipere, exercere, deponere (Cicéron, passim) ; amicitiam renunciare (Tacite et Suet., loc. cit.) ; hospitium renuntiare (Cicéron, in Verrem, II, 36 ; Tite-Live, XXV, 18) ; domo interdicere (Suet., in Aug., 66 ; Tacite, Annal., VI, 29).

[15] De Provinciis consul., 8. Et plus bas : J'ai reçu une injure, j'ai dû être ennemi, je ne le nie pas. 18 et ailleurs encore.

[16] Jus potentissimum quemque vexandi et inimicitiarum gloria. (Tacite, de Orator., 40.) Et ailleurs : Cécina, homme nouveau, récemment rentré au sénat, voulait se rendre célèbre par d'illustres inimitiés. Id., Hist., II, 53.

[17] Assignatæ domibus inimicitiæ. (Tacite, de Orat., 36.) Varron accuse Sabinus, cachant sous le voile des inimitiés paternelles sa honteuse complaisance pour Séjan. Id., Annal., IV, 19.

[18] Le quart dans les poursuites de lèse-majesté. Tacite, Annal., IV, 20. Sur les récompenses des délateurs et des témoins, V. Suet., in Tib., 61 ; Dion, LVIII ; Tacite, Annal., II, 32 ; IV, 30 ; VI, 47.

[19] Tacite, de Orat., 5, 6.

[20] Sur Hatérius, v. Sénèque, Declam., IV. Ce fut partout comme une rage d'accuser qui épuisa Rome bien plus qu'une guerre civile. Sénèque, de Benef., III, 26. Voici ce que dit Tacite de l'espèce d'hommes qui faisaient le métier d'accusateurs :

Le premier métier de Junius Othon avait été celui de maître de rhétorique : le crédit de Séjan le fit sénateur. A force d'effronterie, il cherchait à sortir de son obscurité première... Brutidius avait de hautes facultés ; s'il eût suivi la voie droite, il pouvait arriver au premier rang. Mais l'impatience le dévorait ; il fallut d'abord qu'il dépassât ses égaux, puis ceux qui marchaient devant lui, puis enfin sa propre ambition et son propre espoir... Annal., III, 66. — Hatérius, plus haï que tous les autres, tout affaibli par de longs sommeils et par des veilles licencieuses, assez oisif et assez lâche pour n'avoir point à craindre la cruauté même de Tibère, méditait entre le jeu et la débauche la perte des plus nobles citoyens. Ibid., VI, 4.

[21] Sénèque, de Benef., III, 38.

[22] Tibère, dit Pline, n'a placé Auguste parmi les dieux que pour inaugurer les accusations de lèse-majesté. Panég., 11. V. aussi Dion, LVII, p. 615.

[23] V. Tacite, Annal., I, 72, 74 ; II, 50 ; III, 38, 67 ; VI, 18 ; XIV, 48 ; Senec., De benef., III, 26 ; Suet., 58. Paulus soupait avec plusieurs convives, ayant au doigt le portrait de Tibère sur une pierre précieuse. Je serais un sot, dit Sénèque, si je cherchais un détour pour dire qu'il prit un pot de chambre. Maro, un des plus actifs délateurs de ce temps, s'en aperçut, prit les convives à témoin que l'image de l'empereur avait été profanée ; il dressait déjà une dénonciation, quand un esclave, qui avait tout suivi et avait dérobé à temps l'anneau de Paulus, le montra à son propre doigt. Senec., ibid.

[24] Tacite, Annal., III, 36.

[25] Suet., in Tiber., 61.

[26] Sur cette passion de l'argent : Ea prima Tiberio erga pecuniam alienam diligentia fuit. (Tacite, Annal., IV, 20 sur l'an 24. V. id. I, 75 ; III, 18 ; VI, 2, 19 ; Suet., in Tiber., 46, 49.

[27] M. Boissier, L'Opposition sous les Césars, d'après Tacite, Annal., IV, 28.

[28] Regiones ultra fines imperii, dubiæ libertatis. (Sen.)

[29] C'était là le plus affreux malheur de ce temps. Il n'était pas délation si infâme que dédaignassent d'exercer même les premiers du sénat, ouvertement quelquefois, souvent dans l'ombre. Toute différence avait cessé d'étranger ou de parent, d'ami ou d'inconnu, d'un fait nouveau ou d'un souvenir obscurci par le temps. Chacun, en hâte d'atteindre son proscrit pour se sauver lui-même, saisissait la première parole tombée dans un repas, dans une réunion au Forum, sur le sujet le plus frivole. La plupart ne voulaient que leur propre sûreté ; mais il en était que le mal de la délation avait gagnés comme une peste. Tacite, Annal., VI, 17.

[30] Tacite, Annal., III, 49, 50, 61 ; VI, 9, 11.

[31] Tacite, Annal., III, 66-76 ; IV, 15.

[32] Silanus fut accusé,... et de peur qu'un de ses parents ne vint à son secours, ou ne manqua pas d'ajouter l'accusation de lèse-majesté qui faisait du silence une nécessité et un devoir. Tacite, Annal., III, 6. Quelques exemples de dévouement. Ibid., V, 8.

[33] Callidus et novi juris repertor. Tacite, Annal., II, 30. Auguste, selon Dion, LV, serait le premier auteur de ce précédent.

[34] V. Tacite, Annal., IV, 28, 29.

[35] Dion, LVIII, p. 631 ; Tacite, Annal., VI, 29, 30.

[36] Suet., in Tiber., 51.

[37] Suet., in Tiber., 61 ; Tacite, Annal., VI, 40 ; Dion, LVIII.

[38] Tacite, Annal., IV, 13.

[39] Sur les suicides ordonnés par le prince, Tacite, Annal., VI, 10. Sur Lentulus, dit l'augure, Suet., in Tiber., 49 ; Senec., de Benef., II, 27. Il avait 400 millions de sesterces (106.250.000 fr.) Sur Nerva, Tacite, ibid., VI, 26.

[40] Annal., XVI, 16.

[41] Ep., 24, 70. De Ira, III, 15.

[42] Interciderat sortis humanæ commercium vi metus. (Annal., VI, 19.)

[43] Tacite, Annal., III, 72.

[44] Tacite, Annal., I, 15, 81 ; Dion, LVIII ; Juvénal, X, 77 ; Ovide, Pontic., VI, 9, 67 ; Suet., in Calig., 16.

[45] Tacite, Annal., II, 36.

[46] Erat adhuc frequens senatoribus, si quid e republica sentirent, loto sententiæ promere. (Tacite, Annal., II, 33.)

[47] Condamnations contre les délateurs. Tacite, Annal., IV, 21, 31 ; VI, 3, 7, 30, 48. L'accusateur le plus hardi, dit ailleurs Tacite, était saint et sacré : l'accusateur plus obscur et moins redoutable courait risque d'être puni.

[48] V. Suet., in Tiber., 31, 32 ; Tacite, Annal., II, 34, 35.

[49] On accusa en masse Asinius Pollion, Appius Silanus, Scaurus Mamercus, et avec Pollion, Vicinianus son fils, tous de haute naissance, plusieurs parvenus aux premières charges. Les sénateurs tremblèrent : c'étaient tant d'hommes illustres : qui pouvait être pur de toute alliance, de toute amitié avec eux ? Tacite, Annal., VI, 9.

[50] En l'an 33, la durée de ces fonctions fut portée d'un an à trois ou six ans. Dion, LVIII, p. h34 ; sur Pison, Tacite, VI, 10.

Voici un autre exemple de cette rare bonne fortune : Servilius Vatia avait été préteur (pas même consul), il était riche, il n'était connu que parce qu'il ne faisait rien. (Nulla re quant otio notus.) C'est pour cela qu'il put vieillir, et que tous l'estimaient heureux. Toutes les fois qu'un homme périssait, pour avoir été ami de Gallus, pour avoir été ennemi ou plus tard ami de Séjan (car il y eut un égal danger à être l'ami ou l'ennemi de Séjan), on s'écriait : Ô Vatia, seul tu sais vivre ! Il ne savait pas vivre, il savait se cacher. Du vivant de Vatia, je ne passai jamais devant sa villa près de Cumes où il se tenait enfermé sans me dire : Ici gît Vatia. — Seneq., Ep. 55.

[51] Dion, LVIII ; Tacite, VI, 2.

[52] Circa deos et religiones negligentior ; quippe addictus mathematicæ, persuasionisque plenus cuncta fato agi.... (Suet., in Tiber., 69.)

[53] Quid scribam vobis, P. C., aut quomodo scribam aut quid omnino non scribam hoc tempore, dii me deæque pejus perdant quam perire me quotidie sentio, si scio. (Tacite, Annal., VI, 6.) Suet., in Tiber., 67, rapporte cette lettre dans les mêmes termes.

[54] Sur cette justice personnelle de Tibère, V. Tacite, Annal., VI, 10 ; Suet., in Tiber., 60-72.

[55] Suet., in Tib., 41 ; Tacite, VI, 31.

[56] Tacite, Annal., VI, 16, 17.

[57] Tacite, Annal., III, 31 ; Dion, LIX.

[58] Suet., ibid., 49 ; Tacite, Annal., VI, 18, 19.

[59] Tacite, ibid., I, 80 ; Suet., ibid., 11.

[60] Josèphe, Antiq., XVIII, 8.

[61] Dion, LV.

[62] Dissimulante Tiberio damna, ne cui bellum permitteret ; nec senatus in eo cura, si imperii extrema deshonestarentur ; pavor internus occupaverat animos. (Tacite, Annal., IV, 76.)

[63] Tacite, Annal., VI, 27.

[64] Tacite, Annal., III, 44.

[65] Magisque fama quam re stare res suas. (Tacite, Annal., VI, 30.)

[66] Le même rapprochement a été fait depuis moi par M. Boissier, L'Opposition sous les Césars, ch. IV, § 3. Je ne puis que renvoyer à cette page éloquente.

[67] C'est ce qui a eu lieu, et plus d'une fois, depuis le temps où j'écrivais ; mais le plus merveilleux est l'Allemand Adolphe Stahr, selon lequel Tibère était eine edle und gute natur (une bonne et noble nature, Tiberius. Bilder aus dem Alterthum, Berlin, 1863.) il a pris pour épigraphe ce mot de Shakespeare. I am a man more sinned against than sinning (je suis un homme contre qui on a péché plus qu'il n'a péché).

[68] Suet., in Tiber., 10.

[69] J'écrivais en 1840. Mais depuis, combien de fois la France n'a-t-elle pas été sacrifiée à un mot, en 1859, en 1866, en 1870, en 1871 ! J'écrivais en 1860 une petite brochure sur l'influence des mois dans la question politique où je n'ai été, par malheur, que trop véridique.

[70] Suet., in Tiber., 73 ; in Calig., 12 ; Dion, LVIII, In fine. Zonaras, Annal., II.

[71] Sénèque, cité par Suétone, 73.

[72] Tacite, Annal., VI, 50.

[73] Son épitaphe nous est restée : OSSA TI CÆSARIS DIVI AVG. P. AVG. PONT MAX. TRIB. PAT., XXXI, IX. IMP. VII, cos V. Orelli 691.

[74] V. ce que j'ai dit plus haut du suicide de Cocceius Nerva et de Lentulus ; de la cruauté de Tibère envers ses anciens amis (Suet., in Tiber., 55) ; envers ses commensaux les grammairiens (il en fit périr un qui s'informait des lectures de Tibère pour se préparer à lui répondre). Sa froideur envers ses hôtes de Rhodes : Ce que j'ai été autrefois, je ne le suis plus, leur répond-il. Senec., de Benef., V, 25.