LES CÉSARS JUSQU'À NÉRON

 

AUGUSTE.

 

 

§ I. — CÆSAR OCTAVIANUS. - ÉTABLISSEMENT DE LA MONARCHIE.

Nous allons assister à la dernière révolution de la Rome républicaine ; après cela, tout va changer. Le seul écrivain ancien qui ait raconté d'un seul trait les annales de la république et celles de l'empire, Dion Cassius, après avoir dit l'avènement d'Auguste[1] : Ce qui s'est passé depuis, ajoute-t-il, nous ne saurions en faire l'histoire de la même manière que nous avons fait celle des siècles précédents. A l'époque républicaine, tout ce qui se passait, même loin de Rome, était rapporté au sénat et au peuple. Les écrivains ne manquaient pas pour le répéter ; et quoiqu'il t'eût sans doute, par crainte ou par faveur, par amitié ou par inimitié, des altérations de la vérité dans quelques-uns de ces écrits ; dans d'autres écrits, au contraire, dans les actes publics, la vérité peut se retrouver. Mais depuis le changement de gouvernement, presque tout s'est fait en secret, ou, même pour ce qui s'est passé en public, la certitude nous manque encore. On soupçonne toujours que tout s'est fait et s'est dit au gré de l'empereur ou de ceux qui participaient à sa puissance ; que par conséquent bien des faussetés ont été répandues dans le public ; bien des faits ont été cachés, enfin toutes choses racontées autrement qu'elles ne s'étaient passées. De plus, l'étendue même de l'empire et la multitude des affaires a rendu plus difficile de garder de tout un exact souvenir... Désormais donc, je me bornerai pour les choses importantes à reproduire les récits qui en ont été faits par d'autres, vrais ou altérés, en y ajoutant parfois mon jugement personnel lorsque, par ce que j'aurai lu, vu ou entendu, je serai en droit de croire que les choses se sont passées autrement qu'on ne les raconte d'ordinaire[2].

Malgré ce scepticisme du Grec Dion Cassius, un peu défiant vis-à-vis des documents romains, je crois l'histoire que nous racontent Tacite, Suétone et lui-même, aussi sûre ou peu s'en faut que toute autre, aussi sûre peut-être que l'histoire des siècles modernes, où la vérité finit par se noyer dans la multitude des documents. Mais ceci prouve quel changement va s'opérer dans la vie du monde.

Aussi, à partir du temps des empereurs, ce que nous allons faire maintenant, c'est moins de l'histoire que de la miniature historique, de la physiologie humaine. Nous voudrions savoir quelle sorte d'homme c'était qu'un Tibère, un Domitien, noms répétés tant de fois, et qui apportent à nos esprits des idées si complexes, si peu lucides. Nous voudrions faire comme le philosophe Apollonius qui vint d'Asie pour voir Néron et pour apprendre quelle sorte de bête c'était qu'un tyran.

Un homme, quelquefois un enfant, doué tout uniment du pouvoir de vie et de mort sur cent ou cent vingt millions d'âmes intelligentes, sur toutes les rives du bassin de la Méditerranée — cet admirable et éternel théâtre de la civilisation et de l'histoire —, sur l'univers policé, en un mot ; cet homme, fou furieux et sanguinaire, faisant tomber les têtes au hasard, massacrant par partie de plaisir ; — et cet homme supporté, honoré, adoré par tout ce qu'il y avait au monde d'orgueil, d'intelligence, d'énergie ; — et cet homme, quand au bout de quinze ans un proscrit plus heureux avait frappé au lieu de mourir et prévenu le message du licteur par un coup de poignard, remplacé à sa mort par un homme tout pareil, — et l'ordre social de cette époque fondé sur l'inexplicable délire du souverain et l'inexplicable patience de ses cent vingt millions de sujets : voilà le problème qu'on nous propose, sans y songer beaucoup, quand on nous raconte au collège l'histoire de l'empire romain.

Il y a une raison à tout cela. Chercher cette raison pourrait être un des objets de notre travail. Poser le problème est déjà quelque chose d'assez curieux ; descendre dans le cœur de ces hommes si puissants par les circonstances, si faibles par la pensée, si démesurés par le crime ; examiner ce qui se passait là, faire la phrénologie de ces têtes historiques ; déterminer quel était le mobile, la passion, la constitution d'un Caligula ; faire enfin une place dans la nature humaine à ces idiosyncrasies si étranges : c'est pour la science, ce nous semble, un assez curieux travail. Nous ne voulons pas faire autre chose.

César est si grand, son époque si importante dans l'histoire du monde, que prononcer seulement son nom, c'était faire de l'histoire. Nos études biographiques commenceront à Auguste.

Celui-là ne semblait pas né pour être un grand personnage. Quand on vint lui dire, à Apollonie en Épire, où il faisait sa rhétorique, que César, son grand oncle et son père adoptif, venait de mourir et l'avait fait son héritier, il dut avoir un peu peur. Il faut dire de quoi se composait la succession de César : c'était d'abord une vengeance à poursuivre ; si elle ne s'accomplissait pas, la proscription ; si elle s'accomplissait, le pouvoir ; de toute manière, une guerre à soutenir, des légions à payer, des amis onéreux de tout genre à garder à son service ; mille privilèges de toute espèce à conserver en dépit du sénat au profit de ceux qui les tenaient ou du testament de César ou des testaments supposés par Antoine ; des legs immenses à solder au peuple romain. Telle était cette succession qu'il fallait accepter ou refuser ; les guerres civiles ne souffraient pas de bénéfice d'inventaire, et les premiers agents que le jeune Octave devait se procurer pour réclamer ses droits d'héritier, c'étaient des soldats.

Les légions, les vieux soldats de César virent donc venir devant leur front de bataille un pauvre jeune homme blême, boiteux, tout tremblant. Il avait peur du tonnerre, croyait aux songes et aux présages ; il ne parlait en public qu'après avoir appris son discours par cœur ; il craignait le froid et le chaud, ne sortait que la tête couverte, ne voyageait qu'en litière. Faute de santé, il n'avait guère fait qu'une campagne avec César. L'aristocratie se moquait de sa roture. Il était cependant d'une grande famille du bourg de Velletri et d'une famille dont la branche principale jouait à Rome un rôle important depuis trois générations. Mais l'autre branche s'était longtemps contentée des honneurs municipaux ; le premier de cette branche, le père du futur empereur, était venu s'établir à Rome et était entré au sénat. Son grand-père, disait-on, avait été banquier (lisez usurier). Ta mère t'a couvert de farine[3], lui disait cette gentilhommerie romaine qui le prétendait petit-fils d'un meunier. Ce n'était donc ni la naissance, ni le courage, ni l'activité, ni le génie, ni la clémence de César — Octave, en un jour, fit périr trois cents chevaliers ou sénateurs — : c'était tout autre chose, et sans doute il fallait autre chose.

Les grands hommes commencent une guerre civile, un habile homme la finit. Il n'est guère donné de l'achever à celui qui y a pris une part trop active. Henri 1V, s'ii eût été zélé protestant, n'eût pu en finir avec la Ligue, avec laquelle il ne fit que transiger. Bien prit à Bonaparte de n'avoir été en 92 qu'un petit lieutenant d'artillerie ; autrement, qu'aurait pu être, au 18 brumaire, le royaliste ou le patriote de 92, homme déjà classé, déjà usé, jeté au rebut avec tout son parti ? Entre la position de tous ces hommes, Octave, Henri IV, Napoléon, il y a une analogie qui me frappe : c'est qu'aucun d'eux n'avait pris parti irrévocablement pour personne. Celui-là, chef des protestants, était allé à la messe après la Saint-Barthélemy ; celui-ci n'avait pas traité Antoine, l'ami de César, mieux que Brutus, meurtrier de César ; cet autre avait fusillé des royalistes dans la rue Saint-Honoré, et sauvé des émigrés en Italie, comme Henri IV assiégeant Paris faisait, dans son humanité et dans sa politique, passer des vivres aux Parisiens ; Louis-Philippe, soldat républicain de 92, venait en 1830 de conquérir un titre de cour sous les Bourbons. C'est à ces hommes-là, hommes de politique ambiguë, mais habile, hommes sans parti et qui se trouvent être du parti de tout le monde, qu'il appartient de venir, quand on est las, quand on est dégoûté, quand les partis sont tombés en discrédit auprès des masses, apporter ce grand bien, alors apprécié, la paix. Quand la Ligue toucha à sa fin, il s'établit entre les protestants et les catholiques, ou pour mieux dire, entre les royalistes et les ligueurs, un tiers parti, celui des politiques, c'est-à-dire des gens qui mettaient de côté la grande question de la guerre civile, la question religieuse. Ainsi se résolvent les grandes questions politiques, on les met de côté. Ce parti-là, qui fit à Paris la satire Ménippée, fit à Rome les Géorgiques de Virgile et les Satires d'Horace.

de ne serai pas long dans le récit de ces dernières guerres civiles après la mort de César. Il n'y avait plus que des querelles d'homme à homme : mais à l'intérêt de l'histoire succède l'intérêt du drame ; l'histoire romaine n'est nulle part aussi romanesque. Un des grands historiens de celte époque est Shakespeare ; Horace et Virgile peuvent servir à le compléter.

Antoine régnait à Rome. Chose étrange ! c'était l'Afrique, la Syrie et la Macédoine qui soutenaient le parti romain ; en Italie, il n'était représenté que par Cicéron et quelques vieux sénateurs. Antoine régnait, non comme consul ni comme chef de parti, mais comme exécuteur testamentaire de César. Il donnait des charges, nommait des sénateurs, faisait des rois — on acheta de lui une royauté pour un billet de 10.000.000 sesterces[4] —, il dominait comme une bacchante tout ce peuple qui voulait être dominé : tout cela en vertu du testament de Csar ; toute puissance au monde devait désormais porter le nom de César. Le testament de César était infini, on découvrait de nouveaux codicilles chaque jour ; on affichait chaque jour de nouveaux décrets au Capitole ; les diplômes posthumes du grand homme se vendaient à beaux deniers comptants dans le gynécée de Fulvie, et passaient de là dans le commerce[5].

Quant à Octave, son courage était cette résolution froide, qui ne se jette pas dans le-danger sans en calculer toutes les chances. L'enfant de vingt ans, qui, malgré les larmes de sa mère, prenait le redoutable nom de César, vendait tous ses biens, et jetait dès l'abord son va-tout dans cette périlleuse entreprise, n'eut qu'à réfléchir un moment et prit bien vite parti centre Antoine qu'il faillit même faire assassiner. Il avait acheté une armée en allant de ville en ville, l'argent à la main et la harangue à la bouche, recruter à 500 deniers (560 fr.) par tête les colons, vieux soldats de César (711)[6] ; cette armée, il la mit au service du sénat, humble citoyen, patriote dévoué, refusant les faisceaux, appelant Cicéron son père, prêt à pardonner, semblait-il, aux meurtriers de César. Le sénat l'applaudit, le féta, le chargea de fleurs de rhétorique, mais compta bien le jouer. Cicéron, en l'embrassant et en se donnant l'air de le protéger, disait : C'est un enfant qu'il faut élever pour s'en défaire : ornandum puerum, tollendum. Je ne saurais traduire ici le jeu de mots du grand orateur.

Mais ce fut cet enfant qui joua les vieilles tètes du sénat. A la première bataille devant Modène, Antoine est vaincu, mais les deux consuls tués, si heureusement pour Octave, qu'on le soupçonna d'avoir dirigé le fer ennemi. Le sénat, débarrassé d'Antoine, croit n'avoir plus besoin d'Octave, ne tient plus compte ni de lui ni des promesses qui lui ont été faites. Octave alors change de drapeau, se réconcilie avec Antoine, qui fuyait à travers les Alpes, appelle Lepidus qui tenait la Gaule, rallie tout le parti césarien et militaire, passe le Rubicon, et vient sur Rome. Le sénat, effrayé, demande pardon, accorde ce qu'il refusait. — Mais deux légions lui arrivent ; il se ravise, reprend ses concessions, fait fortifier Rome. — Octave serre Rome de plus près ; terreur nouvelle ! Le sénat tremble et court au-devant de lui. — Cependant le bruit court que deux légions désertent Octave ; sur la foi de ce commérage, le sénat se rassemble encore, s'enthousiasme, parle république et liberté ; Cicéron harangue. — Mais la nuit vient, on réfléchit : le bruit est douteux ; le sénat se disperse, honteux de son courage, et Cicéron se fait vite emporter dans sa litière.

L'alliance fut alors scellée entre Octave, Antoine et Lepidus. Leurs soldats même y aidèrent, et ordonnèrent un mariage entre Octave et une belle-fille d'Antoine, fiancée à un autre. Ainsi les soldats disposaient des familles : c'était bien peu de chose, il est vrai, qu'une jeune fille et un mariage ; on se débarrassait si vite de l'un et de l'autre !

La première conférence des triumvirs eut lieu dans une île du Réno, près de Bologne. Deux ponts furent construits pour y arriver. Antoine par la rive droite, Octave par la rive gauche, s'y rendirent chacun avec cinq légions, qu'ils laissèrent à quelque distance ; trois cents hommes gardèrent de part et d'autre la tête du pont. Lepidus visita l'île avant de leur donner le signal d'y entrer. Antoine et Octave se fouillèrent réciproquement : jugez des agréables rapports qui existaient entre ces honorables amis.

Trois jours se passèrent à dresser une liste de proscrits. Chacun fournissait à cette liste un de ses amis et recevait un de ses ennemis en échange. Antoine céda la tête de son neveu ; Lepidus, celle de son frère ; Octave, après avoir résisté trois jours, consentit à la mort de Cicéron. Il est vrai qu'en définitive le neveu et le frère furent sauvés, mais Cicéron ne le fut pas. — Voyez cette scène, admirable dans Shakespeare.

En entrant dans Rome, ils proclamèrent qu'ils n'imiteraient ni la cruauté de Sylla, ni l'imprudente clémence de César ; que la richesse ne serait pas un crime, qu'ils ne tueraient même pas tous leurs ennemis, qu'ils proscriraient un petit nombre seulement des plus méchants, mais qu'enfin il fallait un peu de sang pour satisfaire le soldat. Le nombre des proscrits fut fixé d'abord à 17, mais dès le lendemain, il s'augmenta de 130, puis de 150, puis d'un nombre infini. Suivait la défense ordinaire de sauver les proscrits, la récompense aux meurtriers, et la promesse qu'on n'inscrirait pas leurs noms, précaution contre les révolutions futures.

Cette proscription fut de toutes la plus abominable. Comme cela s'est toujours fait depuis le galant Sylla jusqu'à l'incorruptible Robespierre, toutes les haines, toutes les vengeances privées, vinrent à la curée ; mais ce que cette proscription eut de pire, c'est que les passions politiques qui lui servaient de prétexte étaient à leur période de refroidissement.

Quoi qu'en eussent dit les triumvirs, il s'agissait d'argent par-dessus tout : un homme fut tué pour une opale, Verrès pour des vases de bronze, reste de son butin en Sicile. Quiconque avait tué un homme, faisait inscrire le nom de cet homme sur la liste des proscrits, et le meurtre restait impuni. Il fallait de l'argent aux triumvirs, de l'argent aux soldats. Antoine qui, aux ides de mars, s'était fait livrer par la veuve de César 4.000 talents (26 à 27 millions de francs) laissés par le dictateur ; Antoine qui, selon Cicéron, avait payé, des ides de mars au mois d'avril, 40 millions de sesterces de dettes ; Antoine, qui, au jugement du sénat, avait gaspillé au préjudice du trésor public 700 millions de sesterces (196.000.000 fr.)[7] ; Antoine avait toujours besoin d'argent. Les proscriptions finies, les triumvirs déclarèrent qu'il leur fallait encore 800 millions. On peut le comprendre quand on voit un soldat demander sans façon qu'Octave lui abandonne la succession de sa propre mère.

On compte[8] que 300 sénateurs, 2.000 chevaliers périrent. Les détails de la mort de Cicéron sont partout. Elle fut noble, touchante, et compense les quelques faiblesses de sa vie. Il défendit à ses esclaves de s'armer pour lui, tendit la tête hors de sa litière, et mourut sans phrase[9]. Fulvie saisit cette tête comme sa propriété, la bafoua, cracha dessus, perça la langue d'une aiguille, et fit exposer sur les rostres, où sa voix avait tant de fois retenti, la tête du grand orateur. Il est vrai que Fulvie, veuve de Clodius, veuve de Curion et femme d'Antoine, avait trois maris à venger de l'éloquence de Cicéron. Fulvie avait ses proscrits à elle ; on apporta un jour une tête à Antoine : Je ne connais pas cela, dit-il ; portez à ma femme. C'était la tête d'un homme qui avait refusé de vendre sa maison à Fulvie. Du reste, Antoine et Lepidus se laissèrent quelquefois fléchir ; Octave, qui avait consenti avec plus de regret aux proscriptions, une fois les proscriptions ordonnées, ne fléchit jamais.

Pour flétrir ces proscriptions renouvelées à toutes les époques de l'histoire, et qui à toutes les époques ont trouvé des panégyristes, je ne puis mieux faire que de citer quelques paroles d'un homme d'esprit et d'un homme de cœur : Les splendeurs du règne d'Auguste ne doivent pas faire oublier ces barbaries. L'histoire n'a pas — ou plutôt elle ne devrait pas avoir — d'amnistie. Robespierre eût-il, si on ne l'avait pas exécuté, mis fin, comme il est probable (?), aux horreurs qui déshonoraient la sainte cause de la révolution, Ces horreurs n'en resteraient pas moins attachées à son nom. Le sang demeure sur les mains qui l'ont versé, quand ce ne serait qu'une goutte. Il n'y a qu'une goutte de sang sur la main de lady Macbeth ; mais, comme dit Shakespeare, tous les parfums de l'Arabie ne pourront pas l'effacer[10].

Quittons ces horreurs. Un certain nombre de proscrits se sauvèrent, le monde n'était pas encore fermé tout entier à un proscrit. Il y eut chez les femmes, chez les esclaves, de nobles dévouements qui ne se retrouvent plus au temps des empereurs : un fils prit son père proscrit sur ses épaules, l'emporta à travers tout Rome, et le conduisit jusqu'au port d'Ostie, à la face des triumvirs, aux applaudissements du peuple ; Julie, mère d'Antoine, fut obligée de cacher son propre frère dans sa maison, se mit en travers de la porte, en disant aux soldats : Vous commencerez par tuer la mère de votre général, puis vint, comme coupable du recel d'un proscrit, se dénoncer à son propre fils, qui s'irrita, mais fut obligé de faire grâce.

Brutus et Cassius après le meurtre de César avaient fait la faute énorme de quitter l'Italie, ignorant qu'une guerre civile s'achève là où elle a commencé. Octave et Antoine, rassasiés de proscriptions, menèrent enfin contre les meurtriers-de César leurs légions, qui ne trouvaient plus à piller en Italie (712). La question était avant tout : nourrir les soldats.

Plutarque à écrit avec un reste d'enthousiasme républicain la dernière campagne de ces derniers Romains, Brutus et Cassius. Ces élèves des philosophes sous les pas desquels se réveillait un souffle de l'ancienne liberté grecque, à qui Athènes dressait des statues à côté de celles des tyrannicides Harmodius et Aristogiton, étaient autre chose que des niais ou d'obscurs fanatiques. Notre siècle est trop porté à prendre parti contre les vaincus : la vieille Rome devait tomber, je le veux bien, mais elle ne tomba pas sans quelque dignité. Voyez, dans Plutarque, ces derniers entretiens de Brutus et de Cassius, admirablement traduits par Shakespeare et pleins d'une certaine beauté grave et philosophique. Brutus, dans sa défaite, put se glorifier de n'avoir été trahi par personne. On vit même un Lucilius, afin de sauver son général, se laisser prendre, se faire passer pour Brutus, demander la mort comme une grâce ; quand il eut été reconnu, Antoine, touché de ce dévouement, embrassa Lucilius, et lui demanda la faveur d'être désormais son ami[11].

Mais la fatale doctrine du suicide devait hâter leur perte. Brutus, qui avait eu le courage de blâmer la mort de Caton, la veille du combat changea de pensée. Quand lui et Cassius se séparèrent, en se disant avec un sourire grave, qu'ils étaient sûrs, sinon de vaincre, au moins de ne pas avoir à redouter le vainqueur, ils ne comprenaient pas combien ils affaiblissaient leur cause ; dix ans de combats les avaient lassés, et le suicide était un facile expédient pour se dispenser de lutter jusqu'au bout. Il y eut chez eux, comme chez Caton, une singulière précipitation à mourir. Brutus, pour en finir plus tôt, hâte un combat inégal contre un ennemi qu'il pourrait affamer ; Cassius, sur un malentendu commis par un esclave, croit sa cause perdue et se donne la mort. Brutus, une fois vaincu, désespère tout de suite et se jette sur l'épée de son affranchi, en s'écriant : Folle vertu, vaine parole ! je t'ai crue une réalité, tu n'es que l'esclave de la fortune ! Il semble que l'ombre de César, qui tourmentait les nuits de Brutus, soit toujours errante autour d'eux et tourne leurs épées contre leurs propres cœurs ![12]

Le monde restait donc à partager entre Antoine et Octave. Lepidus était déjà à peu près mis de côté, et le titre de grand pontife lui tenait lieu de royaume. Il sembla après ce partage, que tout l'honneur et tout le profit fussent pour Antoine, qui avait déjà toute la gloire du combat de Philippes. La Grèce et l'Orient lui étaient échus, c'est-à-dire des richesses immenses, une royauté facile, un avenir de conquêtes, une guerre populaire et désirée contre les Parthes. A Octave, au contraire, à ce pâle triomphateur qui, malade le jour du combat, s'était tenu dans sa litière, à cet ennemi froidement cruel, insulté par les prisonniers républicains qui saluaient Antoine avec respect ; à Octave, l'Occident pauvre et demi-barbare, l'Italie épuisée, 170.000 vétérans à payer, qui chacun avaient la promesse d'un lot de terre et de 20.000 sesterces[13].

Les difficultés le pressaient de toutes parts. L'Italie était inculte, déserte, couverte de tous les routiers que lui avaient légués dix ans de guerre civile. Les vétérans, plus nombreux et plus insatiables que jamais, se faisaient à eux-mêmes leur part. Capoue, Bénévent, Crémone, dix-huit des plus belles cités furent traitées en pays conquis. Octave lui-même le déclarait : il n'y avait plus de titre de propriété que celui des vétérans ; il fallait que tout patrimoine passât de la toge à l'épée[14]. Octave ne les maîtrisait plus, ils envahissaient de leur chef ; si on leur donnait Crémone, ils y ajoutaient Mantoue, à cause du voisinage :

Mantua, væ miseræ nimium vicina Cremonæ !

L'Italie, si abattue qu'elle fût, se révolta contre cette oppression ; des bandes de colons dépouillés affluèrent à Rome ; le peuple de Rome s'irrita.

Mais les vétérans de leur côté, au seul bruit d'un adoucissement accordé à l'Italie, se soulèvent, tuent un de leurs centurions et jettent son cadavre sur le chemin d'Octave (713). Dans ce désordre, se révoltent à la fois, sous la conduite de Fulvie, femme d'Antoine, et de L. Antonius son frère, spoliateurs et spoliés, soldats et paysans[15]. Fulvie, l'épée au côté, passe des revues, harangue les troupes, a une cour de sénateurs et de chevaliers, parle de rétablir la république. Une réunion de soldats députés par toutes les légions s'assemble à Gabies, fait dresser un tribunal pour les juges et des estrades pour . les plaideurs, somme les chefs rivaux de comparaître devant elle ; Octave obéit docilement ; mais Fulvie refuse et se moque de ce sénat botté.

D'un autre côté, Sextus Pompée, échappé aux armes de César, tient la mer. Pirates, proscrits, esclaves fugitifs, tout vient à lui. Il occupe la Sicile et la Sardaigne ; il intercepte les convois d'Afrique. J'aime ce hardi flibustier, ce fils de Neptune, qui change la pourpre romaine contre les vertes couleurs de l'Océan ; homme grossier, au langage barbare, Africain ou Espagnol autant que Romain, ou plutôt citoyen et roi de cette nation de forbans que son père avait cru détruire, et qui, n'ayant plus de patrie, avait pris ses galères pour patrie ; au demeurant, un des plus honnêtes gens de cette époque, qui, au moment où les triumvirs promettaient 100.000 sesterces par tête de proscrit, affichait dans Rome qu'il en donnait 200.000 pour chaque proscrit sauvé ; qui ne concluait pas un traité sans stipuler liberté pour les esclaves et retour pour les exilés ; qui par une trahison aurait pu se rendre maître du monde et ne voulut pas trahir[16].

Il y eut cependant un moment de paix. La guerre de Pérouse, cette guerre de paysans révoltés, s'était terminée par un flot de sang et par un holocauste de trois cents chevaliers ou sénateurs, immolés aux mânes de César le jour anniversaire des ides de mars. Fulvie, vaincue, était morte de colère, laissant une lettre à Antoine à moitié effacée par ses larmes. Antoine arrivait en Italie (714) demander avec quelques centaines de vaisseaux des explications à Octave. Mais les soldats, à qui la paix était profitable, ordonnèrent la paix. D'un autre côté, le peuple de Rome, affamé par la flotte de Sextus, se révoltait, se battait trois jours contre les troupes d'Octave, et lui aussi ordonnait la paix entre les triumvirs et Sextus ; le peuple avait un faible pour cet aventurier. Bon gré, mal gré, on fut amis : Octave avait déjà épousé une belle-sœur de Sextus ; Antoine, sur l'ordre des soldats, dut épouser Octavie, la sœur d'Octave, déjà mariée une fois et que le sénat dispensa de son année de veuvage. Soldats et peuples étaient las de ces interminables guerres. On partagea le monde encore une fois ; Antoine garda l'Orient, Octave l'Occident, Sextus eut les îles, l'Achaïe et la mer (715).

Octave, maître de l'Occident, jugea vers ce temps-là que César était suffisamment vengé, et fit raser la barbe que, depuis la mort du dictateur, il laissait pousser en signe de deuil[17].

Mais quelle que fût la situation d'Octave à Borne et dans l'Occident, l'Orient et son maître devaient s'entendre à merveille. Ce n'est pas qu'Antoine ne fût un rude déprédateur, et que l'Asie ne lui ait payé jusqu'à 200.000 talents (1.341.000.000 fr.) ; mais Antoine était si fou, si somptueux, si oriental ! Ce nouveau Bacchus, qui avait été reçu aux portes d'Éphèse par toute la population déguisée en bacchantes et en faunes, jouait de si bon cœur son rôle de satrape et de dieu ! D'ailleurs, il avait vu Cléopâtre. Cléopâtre était belle, mais non d'une beauté extraordinaire ; l'amante de Jules César et de Sextus Pompée n'était plus dans le premier éclat de sa jeunesse. Mais son esprit merveilleux, ses railleries impertinentes, son insolence de courtisane, enchantèrent Antoine ; elle le séduisit en l'humiliant, en se montrant plus prodigue, plus inventive, plus extravagante que lui. On sait son arrivée à Tarse, où Antoine l'avait sommée de venir rendre compte de sa conduite dans la guerre de Philippes ; comment elle apparut sur un vaisseau tout doré, aux voiles de pourpre, sous un pavillon en forme de ciel étoilé, au milieu d'Amours et de Néréides, avec un appareil tout à fait digne de Thétis ou de madame de Pompadour ; comment le peuple, à son approche, courut en foule sur le rivage, et laissa Antoine seul sur son tribunal. Antoine fut charmé de cet affront, charmé d'être battu dans sa lutte quotidienne de fêtes et de banquets, charmé de ces festins où Cléopâtre distribuait aux convives les lits de pourpre, la vaisselle, les litières même et les esclaves qui les avaient apportés. Ce fut un bonheur pour lui que d'apprendre le savoir-vivre à l'école de cette Égyptienne, de faire initier sa simplicité italienne aux mystères de la vie inimitable, de se laisser envelopper, lui vieux soldat marse, dans les fascinations de ce serpent du Nil ; enfin, de la suivre à Alexandrie, d'y courir les rues avec elle la nuit en habit d'esclave, cassant les vitres et insultant les passants, souvent injurié, parfois battu ; de mettre en tiers dans la fête les Alexandrins, courtisans spirituels qui faisaient leur cour en jouant des tours d'écoliers à leur prince et lui faisaient pêcher dans le Nil un poisson tout salé[18].

Pendant ce temps, Octave travaillait patiemment, laborieusement, habilement, à pacifier, à soulager, à fortifier l'Occident. Il venait à bout de Sextus Pompée (718), et savait même se faire aider par Antoine à vaincre ce rival qui plus tard aurait été pour Antoine un utile auxiliaire. Il rendait la Sicile à l'empire, il purgeait l'Italie des brigands, rétablissait un peu d'ordre dans la confusion des guerres civiles. Il entrait enfin dans les voies d'une politique nouvelle, douce, tempérante et modérée ; ne voulait pas de triomphe ; laissait seulement écrire au bas de sa statue, Our avoir rétabli la paix longtemps troublée : il n'était ni conquérant, ni grand pontife, ni même tribun ; simple préfet de police, n'usurpant les attributions de personne, parlant toujours du rétablissement prochain de la république ; il laissait s'accumuler les torts d'Antoine, et, maître du monde à vingt-huit ans, il avait la patience d'attendre (715-721).

Mais enfin (721) la mesure est comblée. Antoine, quoique toujours marié à Octavie, et bien que, dernièrement encore, il ait épousé Minerve et se soit fait payer par les Athéniens mille talents comme dot de leur déesse, Antoine épouse solennellement Cléopâtre. En plein gymnase, à Alexandrie, sur une estrade d'argent, Cléopâtre et lui, s'assoient ensemble sur deux trônes d'or. Cléopâtre, sous le costume d'Isis, est proclamée reine d'Égypte et de Libye, avec son fils Césarion qu'Antoine reconnaît pour fils de César. Les fils d'Antoine et de Cléopâtre sont déclarés rois des rois, monarques l'un de la Syrie, l'autre de l'Arménie et du Pont ; ils apparaissent, chacun avec le costume de son royaume, entourés d'une garde étrangère. Et Antoine envoie aux consuls à Rome le récit officiel de cette cérémonie, en même temps que la pauvre Octavie, répudiée, reçoit l'ordre de quitter sa maison de Rome, et en sort baignée de pleurs aux yeux du peuple indigné (722).

Octave avait beau jeu. Il est bien vrai que, de son côté, il avait épousé et répudié qui il avait voulu. Ainsi, — d'abord fiancé à Servilie, il la repousse. Puis ses soldats, pour le réconcilier avec le parti d'Antoine et de Fulvie, lui font épouser Claudia, fille de Fulvie ; mais bientôt, brouillé avec la mère, il lui renvoie sa fille (711). Un peu plus tard, il éprouve le besoin d'une réconciliation avec Sextus Pompée ; il épouse Scribonia, belle-sœur de celui-ci, déjà mère et deux fois veuve (714). Mais deux ans après, Livie vient auprès de lui implorer la grâce de son mari proscrit ; il fait grâce au mari, mais il lui prend sa femme ; avec la permission du pontife, il répudie Scribonia le jour même de ses couches, et il épouse Livie (716), enceinte de six mois : dans la cérémonie du mariage le mari de Livie joua le rôle de père.

Mais en tout cela la dignité romaine n'était pas blessée : Octave n'avait pas épousé une reine ; il restait, selon la morale de son temps, digne Romain et même époux fidèle. Antoine, au contraire, ce galant adorateur qui suivait à pied la litière de Cléopâtre, qui échangeait la chaise curule contre le trône et le prétoire contre la tente royale, qui gravait le nom de Cléopâtre sur les boucliers des soldats romains, qui lui promettait l'empire dont il devait transporter le siège à Alexandrie ; Antoine, qui non-seulement se déclarait l'époux de Cléopâtre, mais déclarait héritier de César le fils bâtard de Cléopâtre et de César, en même temps qu'il faisait rois les autres enfants de cette Égyptienne ; Antoine, qui prenait le nom d'Osiris comme elle s'était faite Isis, et ordonnait qu'après sa mort on le plaçât dans le tombeau des Ptolémées ; Antoine oubliait la majesté romaine autant que la fidélité conjugale[19]. C'était l'Orient avec sa barbarie, disait-on, qui se soulevait contre Rome la victorieuse ; c'était le chien Anubis et les dieux monstres de l'Égypte, qui déclaraient la guerre aux dieux romains[20] ; c'était Cléopâtre avec le sistre égyptien ; c'était l'eunuque Mardion et les coiffeuses de Cléopâtre[21] ; traînant après eux les peuples de l'Aurore et les armes bigarrées de l'Orient[22], contre lesquels Octave menait l'Italie, le sénat, le peuple, les pénates et les grands dieux[23].

L'Orient et l'Occident se rencontrèrent donc à Actium (2 septembre 723), comme ils s'étaient déjà rencontrés deux fois à Pharsale et à Philippes. Cette dernière journée des guerres civiles fut celle où combattit le plus grand nombre d'hommes. Octave amenait en Grèce 80.000 fantassins et 12.000 chevaux, il avait 260 vaisseaux sur la mer Ionienne : Antoine, 100.000 fantassins, 12.000 chevaux, 500 vaisseaux, plusieurs rois : le tout sans compter les auxiliaires, c'est-à-dire les soldats non Romains.

Mais il restait peu des vieilles troupes de César. A mesure qu'il y avait plus d'hommes dans la guerre civile, il y avait moins de soldats. Le combat ne fut pas long. Cléopâtre était toute prête pour la fuite ; et lorsqu'Antoine la vit, avec les trente vaisseaux chargés de ses trésors, traverser toute la flotte les voiles hautes et gagner le large, il ne songea plus à combattre, passa dans une galère avec deux amis, aborda le vaisseau de Cléopâtre, s'assit à la poupe, tandis qu'elle était à la proue, et demeura, la tête cachée entre ses mains, sur ce navire qui emmenait sa fortune.

Achevons ce roman de la guerre d'Actium, inspiré par Cléopâtre à l'amour d'Antoine, comme déjà César avait eu pour elle son roman de la guerre d'Alexandrie. Antoine arrivait en Égypte triste, silencieux, pensant au suicide ; Cléopâtre, au contraire, rentrait à Alexandrie comme en triomphe, avec des guirlandes à ses vaisseaux. Cléopâtre veut le rejeter dans les plaisirs ; mais ce ne sera plus la vie inimitable, ce sera la société des inséparables dans la mort ; Cléopâtre essaie des poisons sur des criminels. Mais en même temps, elle députe auprès d'Octave ; Antoine offre de se tuer pour sauver la reine ; la reine pour se sauver est prête à livrer la vie d'Antoine.

Octave cependant à qui elle a livré Péluse, la clef de l'Égypte, est devant Alexandrie. Antoine, désespéré, donne un dernier repas à ses amis, les dispense de combattre une fois encore avec lui, ne veut plus que ses soldats et ses gladiateurs. Mais au milieu du silence de la nuit, un bruit tumultueux, des chants, des voix de bacchantes se font ouïr ; Bacchus, son dieu, Bacchus l'abandonne ; ses soldats passent à Octave, et il rentre en criant qu'il est trahi par Cléopâtre.

Cléopâtre, qui le trahissait, n'en demeurait pas moins maîtresse de son âme. Elle se cache, et fait croire qu'elle s'est tuée. Antoine rougit d'être moins courageux qu'elle, et se frappe de son épée. Mais, blessé et presque mourant, il apprend qu'elle est vivante, qu'elle est cachée dans un tombeau ; l'amour le ressaisit, il se fait porter vers elle. La reine, enfermée par des herses et des verrous, n'ose lui ouvrir. Alors, à la vue d'une foule de spectateurs, elle et ses femmes hissent sur des cordes jusqu'auprès d'elle Antoine expirant qui lui tend les bras. Cléopâtre baise sa blessure, lui demande de vivre, l'appelle son maître et son empereur. Antoine meurt, se félicitant encore de n'avoir été vaincu que par un Romain (août 724).

Octave pourtant négociait avec Cléopâtre. Il lui avait même envoyé un de ses affranchis lui persuader qu'il était amoureux d'elle : le prudent Octave calculait que Cléopâtre était riche, et que cette reine de l'Orient ferait un bel effet à son triomphe. Il la savait enfermée dans le tombeau avec tous ses trésors, sur un bûcher d'étoupes et de cinnamone, prête à se donner la mort et à détruire ses richesses. La négociation était délicate. Octave tantôt lui faisait espérer de garder sa couronne, tantôt la faisait craindre pour la vie de ses enfants. Quand il vint la voir, Cléopâtre, pleurant à ses pieds, essaya sur lui ces enchantements qui avaient séduit César ; mais le froid Octave ne fut jamais amoureux qu'autant que sa politique en eut besoin[24]. Octave ne voulait que l'amuser jusqu'au moment du départ pour Rome, afin d'assurer aux regards des badauds romains cette Magnifique portion de son butin triomphal.

Mais un soldat d'Octave, Dolabella, a vu la reine, s'est épris d'elle, et parvient à lui faire savoir que dans trois jours on l'emmène à Rome. Alors Cléopâtre obtient du vainqueur la permission d'offrir une dernière libation sur le tombeau d'Antoine. Ce devoir accompli, elle écrit à Octave une lettre où elle lui demande d'être ensevelie auprès de son époux ; et les envoyés d'Octave, venus trop tard, la trouvent morte, ses deux femmes mourantes auprès d'elle ; l'une d'elles arrangeait encore le diadème sur sa tête[25].

Octave revint à Rome ; trois triomphes l'y attendaient (726). Le sénat, qui vint en corps au-devant de lui, lui apportait avec son serment de fidélité la puissance tribunitienne et même la divinité pour toute sa vie. Octave n'accepta qu'une partie de ces honneurs, demanda même à être délivré du fardeau du gouvernement, et tout ce que le sénat put obtenir, c'est qu'il resterait dix ans encore chargé de mettre en ordre la république. La révolution, néanmoins, si atténuée qu'il pouvait la faire, était complète, la guerre civile était finie, le temple de Janus venait d'être fermé pour la première fois depuis deux cent six ans[26].

Telle est l'histoire de l'élévation d'Auguste — je lui donne désormais ce surnom de courtoisie que le sénat venait de lui décréter[27] —. Il ne faut pas se le dissimuler. Ce n'avait été là une fortune ni pure ni grandiose. Il n'y avait chez Auguste ni les vertus morales par lesquelles les hommes, quoique rarement, quelquefois pourtant, se laissent séduire ; ni le génie militaire qui les éblouit à coup sûr. Il n'y avait que l'habileté (pour ne pas dire la perfidie) et le succès qui couronne si souvent la perfidie. Il est vrai qu'être habile et réussir, cela suffit pour gagner ce que les hommes appellent gloire, pour séduire les contemporains et la postérité, plus aveugle presque toujours que les contemporains eux-mêmes.

Cependant il faut être juste ; ce pouvoir, si mal gagné, donna le repos au monde. Examinons, sans partialité et sans prévention, sans lieu commun et sans paradoxe, ce qu'Auguste a su faire de sa puissance. Cet examen ne nous mènera pas à le réhabiliter. Car, à côté des succès et même des mérites, les torts et les crimes subsistent. Mais cela nous mènera à reconnaître, que, dans l'ordre politique, le bon sens seul devrait- suffire pour nous enseigner à faire le bien : il ne remplace certes pas la conscience, il pourrait au moins lui venir en aide.

La tache était effrayante. Que trouvait Auguste dans Rome, devenue son bien par droit de succession et par droit de guerre ? Beaucoup de lassitude, beaucoup d'épuisement, aucun principe. César avait succombé en voulant établir quelque chose sur les ruines de l'aristocratie romaine ; il avait détruit et n'avait rien fondé. Le peuple adorait son nom, mais ne s'était pas soucié de prendre les armes pour Antoine, le chef du parti extrême chez les Césariens. Le parti contraire, républicain et aristocratique, s'était jeté à la hâte sur son propre glaive, comme Brutus dans les plaines de Philippes. Mais ce qui était effrayant, c'était le désordre de la société : il faut se figurer vingt ans de guerre civile, quinze ans d'une atroce anarchie ; il faut songer que, pendant une période de cinquante ans peut-être, rarement un personnage un peu notable mourut dans son lit ; il faut se souvenir que chaque homme un peu important remettait à son affranchi de confiance deux meubles nécessaires : un stylet pour écrire ses lettres et un poignard pour lui donner la mort quand l'heure viendrait ; il faut se demander ce qui pouvait rester debout après de telles commotions. Le sénat, que César avait mêlé de tous les barbares par lui vaincus, qu'Antoine après César avait flétri à son gré de tous les sénateurs posthumesorcini, comme on les appelait — dont il lui avait plu de lire les noms dans le testament de César ; le sénat était une cohue de plus d'un millier d'hommes, sans dignité et sans loi[28] ; Octave n'osait y venir qu'avec une cuirasse sous sa toge, dix sénateurs armés pour sa garde, et faisait fouiller tous ceux qui arrivaient. Les chevaliers, c'est-à-dire ceux qui avaient été jadis l'aristocratie d'argent, avaient au théâtre des places d'honneur qu'ils n'osaient aller prendre de peur que leurs créanciers ne vinssent les y saisir ; leurs quatorze bancs étaient presque déserts. Tout l'ordre des magistratures était confondu ; il y eut en un an soixante-sept préteurs, et la questure fut donnée un jour à un enfant encore revêtu de la robe prétexte. Rome était pleine de bravi ; sur les routes, on arrêtait les voyageurs pour les faire esclaves. Les peuplades indépendantes des Alpes descendaient de leurs montagnes et infestaient le nord de l'Italie. Enfin tout cet empire, pillé, dévasté, mis à sec par tous les partis, demandait de quoi vivre, et tendait à Auguste, non pas des mains suppliantes, comme disent les poètes, mais bien plutôt des mains mendiantes ; les patriciens et les grandes familles lui demandaient de quoi payer leurs robes de pourpre et leur cens de sénateur ou de chevalier ; la population oisive et croissante de Rome, du blé pour vivre ; l'Italie dépeuplée, des laboureurs ; les provinces, une diminution d'impôt ; le monde tout entier était comme un mendiant aux pieds d'un seul homme.

Le fils du banquier de Velletri était bien mieux placé là que le brillant César. Ces caractères pâles, incertains, équivoques, mais habiles, sont admirables en pareil cas. Octave ne s'appuya ni sur un principe ni sur un parti ; il chercha à secourir chacun, sans fâcher personne. il avait été cruel quand il avait eu à soutenir une lutte violente ; la lutte finie, il fut clément — ce qui n'est pas en ce cas un grand mérite et ce qui cependant est assez rare — ; lui du moins savait qu'en politique, quoi qu'en aient dit des niais sanguinaires, ce sont les morts qui reviennent.

Il était riche, presque seul riche en ce temps ; riche du patrimoine de César et du trésor d'Alexandrie, riche de la sagesse avec laquelle il avait su faire économiquement la guerre civile, riche des legs de ses amis, qui, selon la coutume romaine, ne mouraient pas sans lui laisser quelque chose de leur bien[29]. Avec cette fortune bien ménagée, il soulagea tout le monde, paya les legs énormes de César, donna des secours aux grandes familles — faisant ainsi sa pensionnaire de l'aristocratie son ennemie — ; il fit même et par quatre fois différentes l'aumône au trésor public plus pauvre que lui[30], poliça et tranquillisa l'Italie, amena du blé d'Égypte, et maître du trésor immense des Ptolémées, au lieu de le garder pour lui, comme eût fait tout autre et même César, il mit dans la circulation cette masse énorme d'or et d'argent ; l'intérêt de l'argent diminua des deux tiers, et les terres d'Italie doublèrent de valeur[31]. Les dieux eurent aussi une large part à sa libéralité : il donna à Jupiter Capitolin 16.000 livres d'or, 50 millions de sesterces de perles et de pierreries ; il fit de ses statues d'argent des trépieds pour Apollon ; les autres dieux eurent, des couronnes d'or que lui offraient les villes, 3.500.000 sesterces[32].

Mais ce n'était là que le premier appareil mis sur la plaie. La guérison du mal devait exiger bien d'autres soins. Il fallait donner une forme durable à cette situation provisoire de l'empire ; et c'est à cette époque (725) que Dion Cassius nous peint Octave entre Agrippa et Mécène, comme Corneille nous le peint entre Cinna et Maxime, délibérant sur la monarchie et la république.

Je me permets de croire cependant que cette délibération ne fut pas bien sérieuse. La question était tranchée depuis longtemps. J'ai dit comment la loi Julia, en appelant au droit de cité une partie de l'Italie, devait rendre, au jour où elle serait prise au sérieux, le gouvernement républicain impossible. Et depuis, César avait encore étendu le droit de cité à la Cisalpine ; Antoine l'avait vendu à la Sicile et à bien d'autres[33]. Ce qu'on appelait le peuple romain était un monde et ne pouvait être gouverné comme une ville. Qui eût imaginé de convoquer sur les sept jugères (1 h. 75) du Forum de Romulus[34] cette assemblée de plus d'un million d'hommes, habitant tous les points de l'empire[35] ?

Et de plus, l'âme manquait aux institutions républicaines ; elles étaient impuissantes et faussées. La république était moralement déchue, comme elle était matériellement impossible. Auguste le savait trop bien : eût-il déposé l'empire, l'empire fût tombé aux mains d'un autre.

Tout cela est vrai, et cependant la république romaine était un grand nom. Malheur à qui eût voulu l'effacer t Malheur à qui eût parlé de royauté et fait voir le bout d'un diadème ! Une velléité de couronne avait coûté à César sa popularité et sa vie. La liberté romaine avait trop de racines dans le passé pour pouvoir être arrachée et jetée brutalement au feu comme un tronc inutile. La liberté romaine avait du moins cela pour elle, qu'elle avait été, non le patrimoine d'un petit nombre, mais le droit de tous ; que tous ses privilèges, ses lois Porcia et Sempronia, la publicité de son Forum, le vote au Champ de Mars, l'assistance, sinon la participation aux grandes affaires de la république, tout cela était le bien incontesté de quiconque avait l'honneur de s'appeler citoyen romain. Il ne fallait pas dépouiller ce titre de la gloire qui lui appartenait : il fallait laisser à cette Rome un sénat, des consuls, les faisceaux, le nom de république ; elle pouvait sacrifier la chose ; elle eût combattu pour le nom.

Aussi Auguste tourna-t-il la question ; et tout en s'attribuant la puissance de la royauté, il en rejeta le nom, les insignes, la pompe, éclat inutile là où la royauté n'a pas de fondement dans l'histoire, dangereux là où les souvenirs de l'histoire lui sont hostiles. Octave n'est point roi, Dieu l'en garde ! il sait ce que peut coûter la fantaisie de ce vain titre. Il n'est ni autocrate, ni tyran, ni même dictateur, comme a eu la folie de l'être son oncle César, qui ne savait pas si bien la valeur des mots ; au contraire, quand on a voulu le nommer à cette dignité, il a supplié à genoux, la toge entr'ouverte, qu'on la lui épargnât. Il refuse les temples et les autels. Il s'irrite si on l'appelle seigneur. Il n'a point de palais, mais une maison ; point de courtisans, mais des amis ; point de chambellans autour de lui, mais, comme tout le monde, ses affranchis et ses esclaves. Il s'appelle de son nom, Caïus Julius César Octavianus, simple citoyen de Rome, chargé de mettre en ordre la république, suppliant de dix en dix ans qu'on le soulage de ce fardeau, et ne souhaitant rien plus que de rétablir le gouvernement républicain[36]. Le sénat — après la mort de Lépide (741), mais pas plus tôt — l'a déclaré grand pontife, dignité républicaine ; le sénat l'a déclaré imperator, ce qui est encore un titre de la république ; le peuple l'a fait plusieurs fois consul, autre dignité de la république ; censeur, il n'a pas voulu accepter à perpétuité ce titre purement temporaire sous la république, il a seulement accepté le titre de Régulateur des mœurs et des lois[37] ; tribun, il n'a pu l'être, en sa qualité de patricien — tant il est vétilleux en fait de légalité —, et le sénat lui a donné non le tribunat, mais seulement la puissance tribunitienne — laquelle implique comme de raison l'inviolabilité du tribun —. Ainsi, sans rien changer aux titres, sous le seul nom de prince qui n'était ni défini ni officiel[38], avec un scrupule de légalité digne de Caton, Octave réunissait toute la puissance religieuse, domestique et militaire : la république n'était pas détruite, au contraire elle vivait incarnée en lui. Rappelez-vous nos monnaies, sur lesquelles on lit : République française, Napoléon empereur.

Eh quoi ! le peuple n'avait-il pas repris son droit de suffrage[39] ? Le peuple ne faisait-il pas les lois ? Le vote de l'Italie n'était-il pas au contraire plus sérieux depuis qu'il était permis à chaque cité de voter dans ses propres murs, et d'envoyer à Rome son suffrage cacheté[40] ? Auguste, il est vrai, tenait la haute main sur les comices, empêchait le peuple de prendre trop au sérieux son rôle d'électeur, et de retomber dans les discordes de la liberté républicaine[41] ; mais aussi la liberté républicaine avait eu de tels orages !

La république demeurait donc partout en titre officiel : elle avait ses consuls, ses préteurs, ses questeurs, ses tribuns. Mais à travers ce magnifique et creux étalage, la monarchie se glissait humblement ; elle dressait peu à peu son administration extra-officielle, machine plus simple, instrument plus maniable, système moins rigoureusement et moins pompeusement régulier. Auprès des magistrats, fonctionnaires élus, gratuits, temporaires, fonctionnaires de la loi et non du prince, elle mettait les préfets, fonctionnaires choisis, payés, dépendants, révocables à souhait. Les consuls pouvaient se pavaner sous leurs robes de pourpre, et faire de beaux sacrifices aux féeries latines ; mais le consulat était peu de chose, titre sans pouvoir, honneur partagé qu'on ne laissait pas longtemps dans les mêmes mains, royauté dangereuse si elle et duré toute l'année, et que par des substitutions on réduisait d'ordinaire à un semestre. C'était le préfet de la ville.qui avait toute l'administration dans Rome, et jusqu'à cent milles au delà ; — le préfet du prétoire commandait la force militaire de l'Italie ; — le préfet de la flotte commandait la force navale ; le préfet de l'annone avait la charge des approvisionnements ; — le préfet des vigiles réprimait le vol, l'incendie et toutes les violences ; d'autres préfets. avaient la garde du trésor, mal gouverné par les questeurs ; — les travaux publics, les routes, les eaux du Tibre, la distribution des blés, avaient leurs curateurs spéciaux. Il devait rester peu de chose à faire aux magistrats républicains, et ils subsistaient, comme la république elle-même, non pour l'usage, mais pour la gloire.

Quant aux provinces et aux armées qui occupaient les provinces — question importante, car c'était là que la guerre civile avait trouvé son aliment, — Auguste supplia (727), puisqu'on s'obstinait à lui imposer le fardeau de l'empire, qu'au moins ce fardeau fût allégé. Il y eut donc un partage : le sénat et le peuple — le peuple ne figurait là que pour la forme — eurent leurs provinces qu'ils administrèrent à l'antique ; César eut les siennes qu'il administra à sa guise, les plus difficiles, les plus importantes, les plus menacées, par conséquent les plus garnies de soldats. Dans les provinces du peuple trônaient des proconsuls ornés du laticlave, entourés de licteurs, mais sans l'habit de guerre et sans l'épée, signes de la puissance militaire (imperium), sans droit pour percevoir les impôts, sans pouvoir de vie et de mort ; des lieutenants de César (legati) les déchargeaient de ces soins. Au contraire de simples chevaliers, des préfets, hommes d'épée, avec plus d'autorité et moins d'appareil, gouvernaient les provinces de César. Ainsi la république avait les titres, la monarchie les pouvoirs ; il y avait double organisation, l'une antique, solennelle, sénatoriale ; l'autre nouvelle, tout obscure et dissimulée dans le droit, toute-puissante dans le fait. La monarchie était anonyme comme le monarque ; le principat était modeste comme le prince. En nom, il n'était rien ; en fait, il était tout.

Cet établissement monarchique, déguisé, mais trop peu déguisé pour tromper personne, fut cependant accepté. Bientôt, les vieilles têtes de la république, les patriotes austères commencèrent à s'adoucir. Tout finit, même les guerres civiles. Après soixante-dix ans d'anarchie, vingt ans de guerre, il était permis de souhaiter un peu de repos, même sous un tyran. Les Messala et les Pollion, républicains plus sérieux que nos républicains de l'an VIII se laissaient comme eux enchainer au char du maître[42]. Au moins n'était-ce pas la brutale tyrannie d'un Antoine au moins y avait-il quelque dignité dans cette servitude, quelque satisfaction pour les nobles besoins de l'intelligence. César, tyran de bon goût, fondait des bibliothèques magnifiques, avait autour de lui une cour de poètes, remplissait Rome de belles statues de la Grèce. Son ami Agrippa, ce vieux capitaine, proscrivant l'égoïsme artistique, allait jusqu'à demander qu'il fût défendu de posséder des chefs-d'œuvre pour soi seul et de fermer sa galerie au public[43]. Rome se faisait artiste, elle avait la prétention de peindre et de chanter mieux que la Grèce[44].

D'un autre côté, la rage de versifier prenait à toute la noblesse. Jeunes et vieux, doctes et ignorants, se couronnaient de lierre, et dictaient des vers à leur souper ; on lisait des vers aux repas, aux bains, sur le Forum. Il y avait des bureaux d'esprit, des commérages littéraires, des grammairiens faiseurs de feuilletons qui critiquaient pour gagner une vieille toge ou un repas. Asinius Pollion le premier loua une salle et des banquettes pour y étaler sa gloriole littéraire ; la mode en devint universelle, la récitation tint lieu des comices, la chaire du lecteur remplaça les rostres ; on joua au bel esprit, au lieu de jouer, comme au temps de la république, au patron, à l'homme d'État, au légiste[45]. La vieille servitude des Grecs était un excellent précepteur pour la servitude naissante des Romains. Toute une population de savants et d'artistes, Grecs pour la plupart, souvent affranchis ou fils d'affranchis, très-indifférents aux regrets de la Rome aristocratique, se mettait à décrier de son mieux le mauvais ton des guerres civiles et la grossièreté du goût républicain. Rien ne manquait à ce triomphe de la vie littéraire, ni les portes inspirés, et mélancoliques, dont le génie consistait dans la longueur de leurs cheveux, l'épaisseur de leur barbe, leurs mines sombres, leurs airs retirés[46] ; ni les classiques, pontifes et vieux sénateurs, qui tenaient bon pour leurs admirations séculaires, s'ébahissaient encore d'aise aux vers boiteux de Nævius, et trouvaient de la poésie jusque dans les chants des frères Arvales ; ni, pour se railler d'eux, la coterie romantique de Marius et d'Horace, coterie en faveur, qui écrivait des madrigaux sur lei portes du palais et venait lire ses vers au lever d'Auguste : gens de progrès qui se moquaient de ces vieux Romains, honteux de désapprendre à soixante ans ce que dans leur enfance le rude Orbilius leur avait appris à coups de férule[47].

Ce que nous prenons dans les poètes de ce temps pour des lieux communs littéraires a souvent une intention et une portée à laquelle nous ne pensons pas. Les images de paix, de joies rustiques, de bonheur paisible, ne sont pas jetées sans dessein à un siècle tout épuisé par les horreurs des guerres civiles. Quand Horace rêve les lies Fortunées pour y conduire tout ce qui reste d'honnêtes gens à Rome ; quand Virgile plaide pour le bonheur des champs, quand il maudit l'ambition républicaine et l'impiété des guerres civiles, Rome, qui a tant souffert, prend ces poètes au sérieux, et le vieux lion républicain se laisse endormir par la douceur de leurs chants[48].

Voilà pour ce qui restait de républicains et de république. A plus forte raison, les deux grandes puissances de l'époque, le peuple et les vétérans, devaient-ils accepter les institutions nouvelles. Les vétérans, c'était l'armée de César, l'armée d'Antoine, l'armée d'Octave, toute une nation de soldats qui vivait des guerres civiles et les entreprenait à prix fait, comme les condottieri italiens ; c'étaient 170.000 hommes après la bataille de Philippes, quelques milliers de plus après celle d'Actium. Redoutables amis ! Il leur fallait de l'argent : à la mort de César, Octave leur avait donné 500 deniers (559 fr.) par tête, leur en avait promis 5.000 ; plus tard, il leur distribuait encore 2.500 deniers ; après la défaite de Sextus, 500 encore, et il imposait pour cela un tribut de 1.600 talents (10.700.000 fr.) à la Sicile : Brutus et Cassius de leur côté donnaient 1.500 deniers, en promettaient 2.000 : Antoine, qui avait l'impertinence de n'en donner que cent, était quitté par ses soldats. C'était de véritables enchères. L'argent ne suffisait pas ; il leur fallait des terres : le lendemain de la bataille de Philippes, il sembla que toute l'Italie dût y passer.

Mais quand Auguste fut un peu le maître, il commença à donner des lois à ceux qui avaient été ses maîtres ; il ne les appela plus mes camarades comme avait fait César ; il se permit de casser toute une légion qui se révoltait, de nourrir de pain d'orge les soldats indisciplinés, de leur faire monter la garde sans armes, en tunique, les fers aux pieds ; il rétablit la vieille discipline que les guerres civiles avaient étrangement affaiblie[49]. Il leur donna des terres, mais au lieu d'établir ces colons dans une même province, se tenant les uns aux autres et prêts à marcher au premier signal, il les dissémina. Ceux qui restèrent sous les armes, furent envoyés combattre dans les Alpes, sur le Danube ou sur le Rhin, guerres lointaines et pauvres, où il n'y avait rien à piller : Auguste les mit loin de Rome, loin de l'Italie autant qu'il put.

Venait le peuple. J'ai dit quel était ce mélange d'affranchis et d'hommes libres, de vieux Romains et d'étrangers, de Grecs et de barbares, de citadins et de provinciaux ; cette merveilleuse cohue qui s'appelait le peuple romain et savait parfois soutenir la dignité de ce titre ; enfant gale de toutes les puissances, que l'aristocratie s'était ruinée à divertir, pour lequel on faisait venir les gladiateurs de la Germanie, les rétiaires de la Gaule, les lions de l'Atlas, les danseuses de Cadix, les girafes du Zahara, à qui on donnait de magnifiques spectacles, et en même temps du blé pour qu'il ne fût pas obligé d'aller travailler en sortant de là. Et à quoi eût-il travaillé, ce peuple gentilhomme ? tous les métiers étaient faits par des esclaves. Il lui fallait en outre — car les Grecs lui avaient donné des prétentions d'artiste — que sa ville fût belle, et, s'il logeait dans un taudis au septième étage, dans quelques-unes de ces maisons énormes où s'installait toute une tribu, comme nos maisons de location du faubourg Saint-Marceau, il fallait qu'il se promenât, les jours de pluie, sous des portiques corinthiens, qu'il fît ses affaires et qu'il entendit hurler ses avocats dans des basiliques opulentes, que ses bains fussent de marbre, ses statues de marbre, ses théâtres de marbre et de porphyre : tel était le goût de cette redoutable majesté.

Auguste, successeur de l'aristocratie, dut, comme elle, nourrir le peuple, l'amuser, lui embellir sa belle Rome. Il fallut, qu'à ses frais et par ses soins, les blés d'Égypte et d'Afrique vinssent nourrir le prolétaire romain, trop accoutumé à recevoir le pain de la main de ses maîtres pour qu'on pût songer à le faire vivre autrement. Il lui fallut jeter l'argent sur le Forum, aux hommes, aux femmes, aux enfants, à tous ceux que la dignité de citoyen romain appelait à prendre part à cette aumône solennelle. Aussi ces libéralités furent-elles ordinairement de.30, 40, 250 sesterces par tête. Après la mort de César, doublant le legs paternel, il en donna 600 ; après Actium, 400 ; plus tard jusqu'à 800 (215 fr.). Le blé, il le donna presque pour rien, quelquefois gratuitement. Il nourrit ainsi 200, 250, 320 mille hommes[50]. Du reste, il s'en fallait tant que la mendicité fût quelque chose d'humiliant, qu'il y avait dans l'année un jour où, par suite d'un vœu, Auguste lui-même, assis à la porte du palais, tendait la main aux passants.

Le peuple a-t-il faim ? il demande du pain à son maître. A-t-il soif ? il lui demande des aqueducs, il lui demande le vin à bon marché, quelquefois l'huile, quelquefois le sel. Auguste, ainsi supplié, refuse quelquefois ; mais, après tout, c'est chose commode qu'un pareil tyran. Mais surtout le peuple s'ennuie et demande des jeux. Il a bien ses fêtes compitales, ses petites réjouissances de carrefour, ornés de baladins et d'athlètes, qui sous la république étaient quelque peu mêlées de politique, se faisaient redouter et s'étaient fait abolir par César, mais que, maintenant où la politique a cessé d'être inquiétante, Auguste le lendemain même d'Actium a rétablies[51]. Mais ce n'est pas assez. Il faut les grandes solennités du cirque, du théâtre et de l'amphithéâtre. Qui les paiera ? La charge en est lourde. Elle tombait autrefois sur les édiles ; mais, comme l'édilité a moins de prix et que les jeux sont devenus plus chers, personne ne demande plus l'édilité. Auguste parfois prend cette charge pour lui-même, parfois la laisse prendre à son fidèle et opulent ami Agrippa[52], mais pour l'ordinaire il l'impose aux préteurs et aux consuls — pour ceux-là, il y avait des dédommagements à espérer[53] —. Quel que soit du reste celui qui paie, le peuple doit être satisfait ; l'Afrique, l'Asie, l'Occident, tout s'émeut pour lui envoyer des acteurs, des bouffons, des bêtes féroces, des combattants, des monstres, des saltimbanques ; on lui montre un jour un rhinocéros, un autre jour un boa de 50 pieds ; au cirque, il y a des courses de chevaux et des luttes à la grecque ; à l'amphithéâtre, des gladiateurs ; au théâtre, des histrions, des pantomimes, nouveau genre de divertissement, que les siècles suivants aimèrent jusqu'à la fureur ; à tous les coins de rues, des bouffons parlant toutes les langues, car cette Rome aux cent têtes les parlait toutes ; les jeunes gens des grandes familles viennent jouter devant le peuple, des chevaliers viennent devant le peuple faire les gladiateurs dans l'arène, un sénateur voulut y descendre.

Avec le cocher des courses (agitator) et le pantomime, le gladiateur était le favori le plus intime du grand seigneur romain, l'idole la plus chère du peuple. C'étaient là comme les coureurs de New-Market ou les boxeurs en Angleterre, les protégés, que dis-je ? les amis, les commensaux du sportsman romain ; on vivait avec eux sur le pied de l'estime comme un turf-gentleman avec un jockey. Sous la république, le gladiateur avait rempli un autre rôle, il avait eu voix dans les affaires de l'État ; mais s'il perdait sa fonction politique, il gardait sa position sociale sur le même pied que l'agitator, le sculpteur, et un peu au-dessus du philosophe. Aussi ces gens-là sentaient-ils leur importance. Les pantomimes recevaient chez eux les sénateurs, sortaient avec un cortège de chevaliers[54] : César, disait le pantomime Pylade à Auguste, sais-tu qu'il t'importe que le peuple s'occupe de Bathylle et de moi ?

Rome ne pouvait avoir ni trop de fêtes ni trop de monuments. Les obélisques de l'Égypte s'élevaient sur ses places, de nouveaux temples étaient consacrés à tous ses dieux, un Forum nouveau s'ouvrait à sa population toujours croissante, à laquelle ne suffisaient plus l'ancien Forum, ni celui de César ; des portiques, des théâtres, des basiliques étaient bâtis ou restaurés par Auguste, qui avait même la modestie de ne pas leur donner son nom, modestie dont il ne manque pas de se vanter. 67 lieues environ d'aqueducs et de canaux lui amenaient une masse d'eau, que l'on estime à 2.319.000 mètres cubes par jour. .Agrippa distribuait ces eaux en une multitude d'abreuvoirs, de piscines, de fontaines et de bains — 105 fontaines, 130 châteaux d'eau, 170 bains gratuits, 300 statues de bronze, 400 colonnes de marbre, 59 jours de fêtes[55] —. Des routes magnifiques menaient à ses portes. Auguste se chargeait, pour sa part, de refaire la voie Flaminia jusqu'à Rimini ; il distribuait les autres aux généraux vainqueurs, pour les rétablir, avec le butin de leurs triomphes[56]. Tous les hommes qui étaient restés riches recevaient de César l'ordre de travailler à l'embellissement de la cité-reine. Balbus lui faisait un théâtre, Philippe, des musées, Agrippa lui donnait avec une foule d'autres monuments, son temple de Jupiter vengeur qu'à cause de sa magnificence ou de sa forme qui rappelle la voûte du ciel, la postérité appela le temple de tous les dieux[57]. Asinius Pollion élevait un sanctuaire, non, un porche de la Liberté (atrium Libertatis) ; n'ayez pas peur, il ne s'agit pas ici de la liberté républicaine, c'est tout simplement un édifice où le préteur prononçait, sur la demande du maître, l'affranchissement de l'esclave. — En un mot, Rome était fière de cette splendeur nouvellement acquise[58]. Voyez cette ville, disait Auguste ; je l'ai reçue de brique, je la laisserai de marbre.

Les prolétaires de Rome devaient être de riches seigneurs. Agrippa leur jetait des billets de loterie qui gagnaient de l'argent, des étoffes, des meubles précieux ; Agrippa, tout le temps de ses jeux, leur faisait faire la barbe pour rien ; il leur livrait à piller des boutiques pleines de riches marchandises. Ce n'était pas assez d'enrichir le peuple durant sa vie ; en mourant, il fallait lui léguer quelque chose. Balbus lui laissait 25 deniers par tête ; Agrippa, ce donateur inépuisable, lui léguait, outre une somme d'argent, ses jardins et ses bains — il faut dire que l'usage de ces magnificences privées se perdit bientôt sous les empereurs —. Auguste déclarait dans son testament que l'héritage de son père Octavius et de César son père adoptif, d'autres successions, toute sa fortune, en un mot, avait été consacrée aux besoins de la république, et qu'il ne laissait à ses propres héritiers que 150 millions de sesterces (40.330.000 fr.). Et pourtant encore il léguait au peuple 43.500.000 sesterces[59] ; c'était plus que n'avait fait le testament si populaire de César. Il est vrai qu'Auguste, héritier de César, avait doublé les legs de son oncle, et que Tibère, héritier d'Auguste, ne paya pas, sans s'être fait beaucoup prier, les legs de son prédécesseur.

Maintenant, toutes ces largesses étaient-elles également dignes, honorables pour le peuple romain, respectables aux yeux de l'histoire ? Que Rome, cette capitale du monde, s'embellit, et s'embellit de la vraie beauté ; qu'elle couvrit son sol de monuments et de statues, empruntant les chefs-d'œuvre de la Grèce, ou, ce qui est mieux, les imitant — car j'ai en horreur la transplantation des chefs-d'œuvre et je trouve qu'ils méritent bien assez de respect pour qu'on les laisse en leur place — ; qu'Auguste se fit gloire d'être, je ne dirai pas le maçon ou l'ingénieur, mais l'architecte et l'artiste de cette transformation de la vieille Rome, qui laissait à la vieille Rome toutes ses beautés et tous ses souvenirs : je le comprends. Mais ce parasitisme de tout un peuple ; ces distributions continuelles de blé, d'argent, de vin, de viande, à titre, je ne dirai pas d'aumône — car l'aumône est respectable, et chez celui qui la fait et chez celui qui la reçoit —, mais à titre de magnificence et de largesse ; cet or gagné à grand'peine par les laboureurs des provinces et jeté aux fainéants de Rome ; Auguste pouvait-il se le pardonner ? Nous savons qu'il en eut quelques remords, et qu'il eût voulu, ou abolir les distributions périodiques de blé, ou les étendre de manière à ne pas en faire le privilège de l'oisiveté romaine. Le peuple romain était déjà un mendiant sous la république, fallait-il le faire plus mendiant encore ?

Ce qui est encore moins pardonnable, c'est cette fureur des spectacles que le pouvoir encourageait, favorisait, sanctifiait pour ainsi dire. La république n'avait pas voulu que le peuple fût assis au spectacle, afin de ne pas trop s'y complaire ; l'empire, au contraire, donnait aux spectateurs des sièges de marbre, des coussins sur ce marbre, des voiles de pourpre et d'or pour les abriter du soleil. La république n'avait pas voulu que les amphithéâtres fussent bâtis à demeure ; ils l'étaient maintenant, et le temps n'était pas loin où l'édifice le plus vaste et le plus monumental de Rome devait être, non pas un temple, mais un abattoir d'hommes. Malheur à la cité qui prend pour le centre de sa splendeur et de sa vie, non pas le sanctuaire de son Dieu, mais le boudoir de ses voluptés[60] !

Enfin, un dernier mal — et je dirai le pire, sans crainte d'être démenti par quiconque connaît la vie romaine —, un mal dont Auguste peut-être n'eut pas la conscience, c'était le développement des thermes, luxe à peu près inconnu à la république ; le seul Agrippa en bâtit jusqu'à 156. Les anciens Romains se baignaient une fois tous les neuf jours[61] ; les Romains de l'empire se baignèrent tous les jours, quelquefois même davantage. Les thermes furent le grand atelier de la dégradation physique et morale du peuple romain. Je ne puis dire ici tout ce que le bain répété, prolongé, perfectionné, raffiné, entraînait avec lui de sensualités minutieuses et recherchées, d'adorations égoïstes pour la personne corporelle, d'affaiblissement pour le corps, de dépravation pour l'âme. Les races antiques ont péri par l'excès du bain, comme les races orientales périssent par l'opium, comme les races modernes périront par l'eau-de-vie.

Dans toutes ces magnificences corruptrices il y avait en outre le germe d'une dangereuse politique. Il faut se souvenir que le peuple, dans les provinces, jouissait encore d'une certaine liberté municipale ; à Rome, il n'en avait aucune. Sacrifier les provinces à Rome, les pays laborieux à la cité fainéante, les traditions d'indépendance aux habitudes de servilité ; rendre la vie de Rome commode, abondante, désœuvrée, afin d'avoir là trois ou quatre cent mille hommes vivant et s'amusant par la grâce de César, et, par suite, croyait-on, fanatiques amis de la puissance de César ; telle fut peut-être la politique d'Auguste, et certainement celle de ses successeurs. Rome, c'était le théâtre ; les provinces, c'était le champ ou l'atelier : que les peuples soient portés à déserter l'atelier pour le théâtre, cela se comprend ; que les gouvernants les y poussent, cela se comprend moins : et cependant cela s'est presque toujours fait.

Voilà quel était le péril de l'avenir ; mais, quant au présent, ce qu'on trouvait plus noble et plus digne que ces largesses populaires, c'était de voir, au milieu de cette Rome devenue si belle, si voluptueuse, si pleine de sécurité, passer un homme simplement vêtu, marchant à pied, coudoyé par chacun, habillé comme Fabius d'un manteau de laine filée par ses propres filles. Cet homme allait aux comices voter avec le dernier prolétaire ; il allait aux tribunaux cautionner un ami, rendre témoignage pour un accusé ; il allait chez un sénateur célébrer le jour de naissance du maître de la maison, ou les fiançailles de sa fille. Il rentrait chez lui : c'était une petite maison sur le mont Palatin, avec un humble portique en pierre d'Albe ; point de marbre, point de pavé somptueux, peu de tableaux ou de statues ; de vieilles armes, des os de géant, un mobilier qui était à peine celui d'un particulier élégant[62] Ce qu'il avait eu de vaisselle d'or du trésor d'Alexandrie, il l'avait fait fondre ; de la dépouille des Ptolémées, il n'avait gardé qu'un vase précieux (vas murrhinum). Il se mettait tard à table, y restait peu, ne connaissait point le luxe des repas, si extravagant alors : avec du pain de ménage, des figues et de petits poissons, le maître du monde était content. A le voir si simple, qui aurait osé dire que c'était un roi ? — Un soldat l'appelait en témoignage : Je n'ai pas le temps, disait-il ; j'enverrai un autre à ma place. — César, quand tu as eu besoin de moi, j'ai combattu moi-même ; et César y allait. — Il fallut que, déjà vieux, à la célébration d'un mariage, il fût poussé et presque maltraité par la foule des conviés, pour qu'il cessât d'aller aux fêtes mi on l'invitait.

Et puis, cet homme pacifiait l'Italie et le monde ; c'était le conciliateur universel, l'homme des ménagements et de la paix. Il remettait les vieilles dettes, déchirait les vieilles enquêtes, fermait les yeux sur les usurpations consacrées par le temps, sur tous ces droits à demi légitimes qui restent des révolutions, et auxquels il est si dangereux de toucher. Il passait le jour et la nuit à rendre la justice ; malade, il écoutait chez lui les plaideurs. Il ne prenait pas fait et cause pour lui-même ; il condamnait à une simple amende l'homme qui avait dit : Ni le courage, ni le désir ne me manqueront pour tuer César ; enfin il écrivait à Tibère : Ne te laisse pas aller à la vivacité de ton âge, et ne t'irrite pas trop si on dit du mal de nous ; c'est bien assez si on ne nous en fait pas.

Le pouvoir d'Auguste fut certainement le plus doux que Rome mit encore subi ; parmi tant d'hommages que la flatterie lui adressa, il en est un, rare dans l'antiquité, et qui donne une noble idée de sa politique : le jour où Auguste rentrait dans Rome, on ne faisait périr aucun criminel.

Aussi nulle popularité ne fut plus digne et plus manifeste. Quand sa maison fut détruite par l'incendie, les vétérans, les décuries, les tribus, tout le peuple contribua volontairement pour la relever. Une certaine année (an de Rome 732) la peste et la famine ravagèrent la cité. Il n'en eût pas été ainsi, dit ce peuple, si Auguste, cette année-là, eût été notre consul[63]. Après sa maladie, le peuple éleva une statue au médecin qui lui avait rendu la santé ; des mourants ordonnaient qu'on remerciât les dieux en leur nom, de ce qu'Auguste leur survivait[64]. Enfin le peuple entier l'appela père de la patrie. Un emphatique louangeur de l'ancienne Rome cherche à rabaisser cet hommage ; il fut cependant assez beau : lorsqu'une députation du peuple était venue lui offrir ce titre à Antium, lorsqu'au théâtre toute la multitude ornée de lauriers l'avait salué de ce nom, Auguste l'avait refusé. Mais quand au sénat, sans décret, sans acclamation, Valerius Messala lui dit au nom de tous : Que le présage soit heureux, César-Auguste, et pour ta maison et pour toi — car ces vœux se confondent avec ceux que nous faisons pour l'éternelle félicité de la république —, le sénat et le peuple te saluent unanimement père de la patrie, Auguste versa des larmes et répondit cette fois : Tous mes vœux sont accomplis, Pères conscrits, et qu'ai-je autre chose à demander aux dieux, si ce n'est de garder jusqu'à mes derniers jours cet accord de vos sentiments envers moi ? (an 725)[65].

Il y a loin de ce simple titre noblement offert et noblement accepté, aux adulations emphatiques et monstrueuses que la bassesse et la peur imaginèrent pour les successeurs d'Auguste.

 

 

 



[1] C. Octavius, né à Velletri, le 23 septembre 691, — fils de C. Octavius et d'Atia, nièce du dictateur César. — Prend la toge virile, le 18 octobre 706, — en 709, accompagne le dictateur en Espagne, — en 710, se présente en vertu de son testament comme son héritier et son fils adoptif sous le nom de Julius César, — propréteur en 711 pour la guerre de Modène ; — le 27 novembre 711 triumvir pour le règlement des affaires publiques, et cela pour cinq ans, — consul en 711, 721, 723, 724, 725, 726, 727, 728, 729, 730, 731, 749, 752, — son triumvirat prolongé pour cinq ans en 716 ; — le 2 septembre 723, fin du triumvirat par le départ d'Antoine, — le 7 janvier 727, il est surnommé Auguste, et chargé pour dix ans de mettre en ordre la République, — en 736, ce terme prolongé pour cinq ans, — en 741 pour dix ans, et ainsi de suite, — il meurt à Nole le 19 août 767. (14 ans après J.-C.)

[2] Dion Cassius, LIII, 19.

[3] Materna tibi farina. (Suet, in Augusto, 4.)

[4] Cic., Philip., II, 37.

[5] Cic., Philip., II, 14, 16, 17, 36, 39, 40, 42.

[6] V. Nicolas de Damas, 30 ; Dion Cassius, XLV ; Cic., ad Att., XVI ; Suet., in Aug., 10. Sur la tentative d'assassinat contre Antoine, V. de plus Cic., Fam., XII, 23 ; Senec., de Clem., I, 9 ; Vell. Paterc., II, 60.

[7] V. Cic., Philipp., II, t4, 37 ; V, 4 ; XII, 5 ; Plut., in Anton. De 707 à 725, j'évalue le sesterce à 28 c. (V. M. de La Malle, t. I, p. 450.)

[8] Plut., in Anton. Appien, Livii Epitom., CXX.

[9] Plut., in Cicer. Appien, Dion, Velleius, II, 66. Divers fragments et surtout le beau morceau de Tite-Live, cités par Sénèque le père. (Suasoria, 6.)

[10] Ampère, L'Empire romain à Rome, ch. II, t. I, p. 146.

[11] V. des monnaies de Cassius : C. Cassii imp. — Libertas.

[12] O Julius Cæsar ! Thou art mighty yet !

Thy spirit walks abroad and turns our swords

Into our own proper entrails.

(SHAKESPEARE, Julius Cæsar.)

[13] Dion. Plutarque, in Anton. Lettre d'Antoine aux peuples d'Asie dans Appien, V.

[14] Appien, Bell. civ., IV et V, 13. Dion Cassius, XLVII, XLVIII. Suet., in Aug., 13. Velleius, II, 74. Virgile, Églogue, I, IX.

[15] Il nous reste un singulier souvenir de cette guerre de Pérouse. On a trouvé prés de cette ville des balles de plomb lancées par les frondeurs des deux partis, et sur lesquelles ils gravaient le nom de leur corps, des injures pour l'ennemi et leurs propres plaintes. OCTAVI XVI. — Q. SAL(vius Rufus) IM(perator) (c'était un chef du parti d'Octave). — L. ANTON. CALVE PERISTI. — C. CÆSARIS VICTORIAESVREIS ET ME CELAS. — (S) INE MASA (i. e. sine pane), — DIVOM IVLIUM… Henzen, 6836.

[16] V. les monnaies de S. Pompée avec la tête de son père, celle de Neptune, le trident, Scylla et les chiens autour d'elle, etc.

[17] V. Dion, XLVIII, 24, et les monnaies d'Auguste des années 711-718, et où il est représenté barbu.

[18] Monnaies d'Antoine avec la tiare arménienne auprès de lui (en signe de victoire sur ce pays). — CLEOPATRÆ REGINÆ REGVM FILLORVM REGVM. La tête de Cléopâtre avec le diadème. (Distribution des royaumes aux enfants de Cléopâtre et d'Antoine.)

Inscription : Au grand Antoine inimitable, son dieu et son bienfaiteur, Aphrodisius le parasite, l'an 19 (de Cléopâtre comme reine d'Égypte) et 4 (de l'investiture des royaumes susdits). — Revue archéologique, 1864.

Inscription mentionnant la date du triumvirat : M. ANTONIVS IMP. CÆSAR HI VIR R (ei) P(ublicæ) C(onstituendæ) EX A(nte) D(iem). KAL. DEC. (711) AD PR. KAL. IAN(uarias) SEXT(as) (716). Le nom d'Antoine a été effacé après sa défaite. Orelli, 594.

[19] V. les discours d'Octave, selon Dion et Plutarque ; et Horace, fidèle écho d'Octave (Épode, 9.)

[20] VIRGILE, Énéide, VIII, 698.

[21] C'est ce que disait Auguste. V. Plutarque. V. aussi l'ode allégorique d'Horace, I, 15.

[22] VIRGILE, Énéide, VIII, 685 et sqq. Et toute l'admirable fin de ce morceau.

[23] VIRGILE, Énéide, VIII, 678.

[24] Il s'attachait aux femmes, dit Suétone (in Aug., 79), pour avoir les secrets politiques de leurs maris.

[25] Pour compléter l'histoire poétique de cette époque, V. sur la mort de Cléopâtre l'ode d'Horace :

Nunc est bibendum, etc.

(I, 37.)

[26] Suet., in Aug., 32. Dion, LII.

[27] Ce nom apparaît pour la première fois sur les monnaies en 727 avec un aigle, la couronne de chêne et les mots CIVIBVS SERVATEIS.

[28] Deformi et incondita turba. (Suet., in Aug., 40.)

[29] Dans les vingt dernières années de sa vie, il reçut ainsi, selon Suétone, 4 milliards de sesterces (1.075.000 fr.). Suet., in Aug., cap. ult. Le sesterce, sous Auguste, est évalué à 27 c.

[30] Pour la fondation du trésor militaire (Suet., in Aug., 49 ; Dion. Lapis Ancyr., III), fit porter 170.000.000 sesterces (45.170.000 fr.)

[31] Suet., in Aug., 41. Dion, LI. Orose, VI, 19.

[32] Suet., in Aug., 30, 52. Lapis Ancyr., I, ad Lævam.

[33] Cicéron, ad Attic., XIV, 21 ; Phil., II, 36.

[34] Varron, de Re rust., II, 9.

[35] V. le discours de Mécène dans Dion, LII, p. 474.

[36] Suet., in Aug., 28.

[37] Dion. Suet., in Aug., 27. Fasti consulares ad annum, 725, 734.

[38] Tacite, Annal., I, 9.

[39] Suet., in Aug., 40. Tacite, Annal., I, 15.

[40] Suet., in Aug., 46.

[41] V. le dernier effort pour la liberté des comices et la conspiration légale d'Egnatius Rufus. Dion, LIII, 20, 21, 3 : ; LIV, 10 ; Tacite, Annal., I, 10 ; Appien, IV, très-bien expliqués par M. Walckenaer (Vie d'Horace, XI, 13.)

[42] Tacite, Annal., I, 1.

[43] Pline, Hist. nat., XXXV, 4.

[44] Venimus ad summum fortunæ, pingimus atque

Psallimus et luctamur Achivis doctius unctis. (HORACE.)

[45] Horace, II, Ép. I, 103.

[46] Horace, de Arte poetica, 297 et suiv.

[47] Horace, II, Ép. I.

[48] V. entre autres, les odes où Horace déplore les guerres civiles, I, 2 ; III, 6 ; Épode, 7, 16, et le morceau classique de Virgile sur le bonheur de la vie agricole, où il sait si bien jeter le blâme sur tout ce qui contrarie la politique d'Auguste.

[49] Suet., in Aug., 24, 25.

[50] Suet., in Aug., 41, 101 ; in Tib., 20. Tacite, Annal., I, 8. Lapis Ancyr., III. Dion, LV, 15. Ces textes énumèrent plus de douze distributions d'argent (congioria), y compris les legs de César et d'Auguste, montant en somme, pour chaque citoyen pauvre, à 3.600 sesterces Ajoutez 10.000 sesterces pour les distributions mensuelles de blé, gratuites ou à prix réduits (5 modii par mois et par tête). Le modius (8 litres 67) valait 4 sesterces. A supposer seulement 200.000 parties prenantes, c'est une dépense de 2.720.000.000 sesterces (732.000.000 fr.) pendant les cinquante-cinq ans du gouvernement d'Auguste.

[51] V. M. Boissier, de la Religion romaine. Virgile, Énéide, VIII, 717. Ovide, Fastes, I, 140, 145.

[52] Dion, XLIX, 42.

[53] Dion, LIV, 2, 17 ; LV, 31.

[54] Tacite, Annal., I, 77.

[55] V. Frontin, de Aquæduc. ; Lapis Ancyr., I (ad læsvam) ; Pline, Hist. nat., XXXI, 6 ; XXXVI, 6, 15 ; Dion, XLIX,42.

[56] Sur les monuments d'Auguste, le temple de Jules César (721), la basilique Julia et le Forum de César, qu'il fit achever, — ses aqueducs, — son Forum et le temple de Mars vengeur en 734,— le temple de Jupiter tonnant au Capitole, — la basilique de Lucius et de Calus, — les portiques de Livie et d'Octavie (721). Voyez Pline, Hist. nat., XXXV, 37 ; Senec., Epist., 86 ; Ovide, Fast., VI, 639 ; Dion, LI, — sur le théâtre de Marcellus (721), Plut., in Marcello, etc. En général, Suet., in Aug., 29, 30 ; Lapis Ancyr., I (ad lævam) ; Tacite, Annal., II, 49 ; Dion, XLIX, 43 ; LIV, 23 et alibi passim ; Strabon, V, 7 ; diverses inscriptions.

Sur le mont Palatin, palais d'Auguste, temple d'Apollon avec une bibliothèque (718-726), temple de Vesta, de Junon Sospita, de Bacchus. — Ailleurs, arcs de Dolabella et de Silanus (755), de Drusus (757), de Lentulus (760). Mausolée d'Auguste, élevé par lui-même (726).

[57] Théâtre de Balbus, dédié en 741, — amphithéâtre de Statilius Taurus (le premier amphithéâtre à demeure qui fut élevé dans Rome) (724). — Monuments d'Agrippa : Aqueducs (719 et 727), jardins d'Agrippa (721), Panthéon (726 d'après l'inscription encore subsistante d'Agrippa), temple et portique de Neptune (728), Septa Julia (728), Thermes (729). Voyez aussi Pline, XXXVI, 15 ; Dion, LIII, 17.

[58] Sur tout ce qui précède, Tacite, Annal.,       Pline, Hist. nat., VII, 30 ; XXXV, 2. Suet., in Aug., 29. Dion, XLI.

[59] (11.600.000 fr.) Suet., in Aug., 102. Tacite, Annal., I, 8. Il léguait aussi à chaque prétorien 1.000 sesterces ; à chaque soldat de la garde de Rome, 500 ; à chaque soldat des légions 300 ; ce qui devait bien faire une somme de 60 à 70.000.000 de sesterces (16 à 19.000.000 fr.).

[60] Ce mot m'échappait en 1867 ; avais-je donc déjà la prévision du nouvel Opéra de Paris, triste legs du second empire que la république a eu le malheur d'accepter ? (1875.)

[61] Sénèque, Ép. 86.

[62] Vix privatæ elegantiæ. (Suet., in Aug., 73.)

[63] Dion, LIV, I.

[64] Suet., in Aug., 57, 59.

[65] V. Suet., in Aug., 58 ; Ovide, Fastes, II, 121 et suiv. ; Calendrier cité par Gruter ; Juvénal, etc.