L'AMOUR, LE VIN ET LES JÉSUITES Dubois dépeint par Saint-Simon. — Sa naissance. — Esquisse de son rôle politique. — Son caractère. — Il veut être cardinal. — Se contente d'un archevêché. — Sacre. — La première communion. — Mot du cocher de M. de Mailly. — Mot de Nocé. — Chanson. — Les Cambrais. — Affaire du chapeau. — Laffiteau. — Promesses. — Clément XI résiste ; le cardinal Conti, le Dormeur, signe la promotion par avance. — Épigramme. — Brocards sur le cardinal Dubois. — Ses auxiliaires : l'amour, le vin et les jésuites. — Rapports avec la Fillon, la Marinaccia et Laura Piscatori. —Dubois ne se grise pas. — La passion du vin. — Il faut boire beaucoup. — Les jésuites soutiennent Dubois. — Actes de grande autorité. Après les faits et gestes de John Law, après les péripéties, tantôt ridicules, tantôt dramatiques (en Bretagne), de la querelle commencée depuis longtemps entre les Légitimes et les Légitimés, viennent se placer les intrigues de Dubois, qui sont une des grandes faces de l'histoire de la Régence. Se figure-t-on la Régence sans Dubois, ou Dubois sans la Régence ? Il nous faut remonter aux commencements de ce petit homme maigre, effilé, à mine de fouine. Tous les vices, dit Saint-Simon, la perfidie, l'avarice, la débauche, l'ambition, la basse flatterie, combattaient en lui à qui demeurerait le maître.... Il s'était accoutumé.... à un bégaiement factice, pour se donner le temps de pénétrer les autres.... Une fumée de fausseté lui sortait par tous les pores. Guillaume Dubois, né à Brive-la-Gaillarde, le 6 septembre 1656, était fils d'un apothicaire de cette ville. On l'éleva presque par charité dans un des collèges de la capitale. Il fut bientôt précepteur chez des particuliers, obtint ensuite la protection du chevalier de Lorraine, compagnon de débauches du duc d'Orléans, père de Philippe d'Orléans. Il devint successivement précepteur et secrétaire des commandements de Philippe. Dubois s'employa à faire conclure le mariage de son élève avec une fille naturelle de Louis XIV, mademoiselle de Blois, une légitimée. Cela lui valut une abbaye. Fait conseiller d'État, dès le commencement de la Régence, il se livra aux travaux diplomatiques, lia ensemble les maisons de Hanovre et d'Orléans, eut le ministère des affaires étrangères, ligua la France avec l'Angleterre et l'Autriche contre l'Espagne — triple Alliance —, reçut une pension du gouvernement anglais, et renversa le ministre espagnol Alberoni. Voilà son rôle politique esquissé ; il nous reste à dépeindre le type moral, C'était chose profondément triste que de voir cet homme, vicieux de cœur, mais plein d'esprit, aimable de caractère, d'une volonté persévérante, s'emparer du due d'Orléans par tous les moyens, même les plus immondes, dit Henri Martin, précepteur le matin, entremetteur le soir. Dubois était devenu le valet indispensable, parfois dominateur de son maître dont il connaissait et exploitait les défauts, jouissant d'une familiarité équivoque, et d'autant plus fort qu'il était moins estimé du Régent. Celui-ci affectait de donner à Dubois les noms de coquin, de fripon, de drôle, de b..., et d'autres encore composant le vocabulaire des roués. Dubois acceptait ces titres d'amitié ou de mépris, comma, on voudra, marchait ferme vers son but, échouait d'abord, revenait à la charge, ménageait au duc certaines surprises d'amour, le faisait rire et le désarmait. Malgré les quelques gentilshommes à principes, malgré les roués souvent furieux contre lui, malgré l'opinion publique, le fils de l'apothicaire triomphait. Le maitre et le valet semblaient être solidaires. On put desservir bien des gens auprès du duc d'Orléans, niais, en fin de compte, on n'atteignit jamais Dubois, dont les mœurs étaient universellement décriées, dont les aventures galantes avaient inspiré bien des chansons, entre autres celle qui commence ainsi : Monsieur l'abbé, où allez-vous ? Vous allez vous casser le cou, etc. Si l'abbé eût été encore un libertin actif, peut-être se perdu par quelque intrigue de ruelle ; mais il était, sous ce rapport, hors de service quand il s'occupa de haute politique, et il sut exploiter le libertinage des autres, au moment où ses propres excès l'obligeaient à plier bagage. Toul ce que les pamphlétaires ont dit de Dubois ministre, relativement à ses amours, manque d'exactitude ; il ne lui restait de son passé amoureux qu'une audacieuse impertinence à l'égard des femmes. S'il assista aux soupers du Régent, ce fut comme convive d'habitude, plus prêt à profiter des indiscrétions commises par ses compagnons de table, qu'à se livrer franchement aux joies de la débauche. Nous avons remarqué, avec Louis XIV, qu'il se grisait peu. Aussitôt qu'il eut un pied dans l'arène gouvernementale, notre abbé, pour qui les faveurs s'étaient succédé sans interruption, rêva l'autorité du grand Richelieu. Être cardinal et premier ministre, telle fut sa devise. Ses succès diplomatiques en Hollande et en Angleterre lui permirent de compter sur la réussite de ses projets ultérieurs. Il voulut obtenir le chapeau pour se mettre à l'abri des événements de la France, et, suivant les pronostics d'Alberoni, il ne fit plus rien qui ne fût dirigé vers ce but. L'influence des cardinaux déplaisait à la France, aussi bien sous le Régent que sous Louis XIV ; pour faire changer d'opinion à celui-là, Dubois persuada au monarque anglais ; Georges Ier, d'en écrire au duc d'Orléans, lequel lui-même en écrivit au pape à différentes reprises, assuré que le chapeau de Dubois importait. à la politique anglo-française. Clément XI refusa. Il n'était pas satisfait de la protection accordée aux jansénistes par le Régent. Alors Dubois prit le Gascon Laffiteau, jésuite, pour agent à Rome, lui donna l'évêché de Sisteron, et lui envoya le plus d'écus possible, afin que cet homme de saillies et d'amabilité, pût se rendre favorables les neveux du pape. Ce rie furent que négociations dans toute l'Europe. Dubois néanmoins, ne conquit pas d'un seul coup le chapeau. Une mitre était plus facile à obtenir. L'archevêché de Cambrai, illustré par les vertus de Fénelon, devint vacant. Georges Ier, roi d'Angleterre, demanda ce siège au Régent pour Dubois, dont la requête n'avait d'abord pas été agréée. Es-tu fou ? toi archevêque ! Et qui osera seulement te faire prêtre ? s'était écrié le duc d'Orléans. Dubois, archevêque, serait presque forcément cardinal alléguait de son côté le roi Georges. Ce siège donnait, paraît-il, la qualité de prince de l'Empire. Le temps ferait le reste. L'abbé demanda de nouveau l'archevêché en question au Régent. — Tu m'as étonné, mais je veux t'étonner à mon tour : je te l'accorde. En effet, Dubois se vit donner le siège de Cambrai, à l'indignation de tout ce qu'il y avait d'honnête en France. Au Val-de-Grâce, il eut un sacre magnifique, auquel assista la cour, dans lequel officièrent Rohan, Tressan et Massillon. Une matinée avait suffi pour lui donner tous les ordres du sacerdoce, dans la chapelle de Triel, près Poissy. Ce fut alors, rapporte un historien, que, Dubois demandant à celui qui le sacrait préalablement la prêtrise, le diaconat, le sous-diaconat, les quatre ordres mineurs et la tonsure, le célébrant, impatienté, s'écria : Ne vous faudra-t-il pas aussi le baptême ? Les polissons disaient que le sacre était un secret inventé par le Régent pour faire. dire à ce nouvel archevêque sa première messe ! On pense bien que Dubois n'alla jamais dans son diocèse, el, que les brocards ne l'épargnèrent pas. Plus tard, selon les bruits populaires, le cocher de Dubois se querellait avec celui du cardinal de Mailly, archevêque de Reims. Chacun d'eux faisait valoir son maître. Le cocher de l'archevêque de Reims dit que M. de Mailly sacrait le roi. — Voilà grand'chose, dit le cocher de Dubois ; mon maître sacre Dieu tous les jours (J. de Barbier). Le comte de Nocé dit au Régent : — Comment, monseigneur, vous faites cet homme-là archevêque de Cambrai ? Vous m'avez dit que c'était un chien qui me valait rien ! — C'est à cause de cela, répondit le duc d'Orléans ; je l'ai fait archevêque afin de lui faire faire sa première communion. Le mot réussit. Il circula une chanson, dans laquelle on remarquait ce passage : Je suis du bois dont on fait les cuistres, Et cuistre je fus autrefois ; Mais à présent je suis du bois Dont on fait les ministres. Enfin les femmes de la halle appelèrent certains poissons des candirais ; l'expression demeura en usage dans la bourgeoisie, d'où elle monta dans les rangs élevés[1]. Plus Dubois obtenait de dignités, moins la cour et la ville l'estimaient. Lui, il visait plus haut. Bientôt, ne cessant de briguer le cardinalat, il rendit
des services au pape, dans l'affaire de la bulle Unigenitus, que l'on
ordonna d'accepter (4 août 1720).
Lettres sur lettres envoyées à Rome ; dans les unes, Dubois s'indignait qu'on
marchandât avec lui ; dans d'autres il se regardait comme heureux s'il n'y
avait que lui de sacrifié pour l'Eglise ; dans toutes il promettait de
l'argent aux neveux du saint Père, à ses familiers, au pape lui-meule. Le 22
juin 1720, il écrivait à Laffiteau : Je ne vous
répète rien de ce que je me ferais une gloire et un plaisir de faire à
l'égard de Sa Sainteté : soins, offices, gratifications, estampes, livres,
bijoux, présents, toutes sortes de galanteries ; chaque jour on verra quelque
chose de nouveau et d'imprévu pour plaire et qui surprendra lorsque je serai
en droit de le faire par reconnaissance. C'est le fonds de mon naturel. Je ne
puis me résoudre à faire la moindre démarche qui puisse être soupçonnée
d'intérêt ; mais je n'épargne rien lorsque je puis agir et répandre par pur
goût. De France, à leur tour, des esprits malins envoyaient à Rome des satires contre l'impétrant : il ne croyait pas à Dieu ! il était marié il avait des enfants ! etc. Toutes choses fort répandues, mais non prouvées. Dubois en triomphait ; seulement, la chute du système de Law rendit vaines ses promesses. Le 17 décembre, Laffiteau écrivait à son persévérant agent : Pour comble de disgrâce, parut l'édit du 21 mai, et voilà le coup de massue qui fut porté à l'affaire du chapeau. Le pape, entendant dire qu'il n'y avait plus d'argent en France, désespéra d'en recevoir aucun secours. Notre disette est cause d'un mépris, d'une défection générale. Toutes les victoires de Louis XIV ne l'ont jamais rendu si respectable à Rome que ses largesses, et s'il eût été pauvre, sa disette aurait flétri tous ses lauriers. Pas d'argent, pas de chapeau. Nouvelles promesses de Dubois. Le solliciteur fit plus pour activer ses affaires : il envoya à Rome Armand Gaston de Rohan, cardinal-évêque de Strasbourg, grand-aumônier, controversiste en renom, courtisan hors de ligne, considéré par les jésuites comme le chef des constitutionnaires, et vanté par les roués des deux sexes, à cause des soupers de La belle Éminence. Clément XI, aussi fin que ceux qui le voulaient séduire, ne se méprit pas aux motifs de la brillante ambassade. Très-souffrant, d'ailleurs, il dit à Laffiteau : — Vos cardinaux me croient déjà mort, et viennent préparer le conclave ; mais, à leur arrivée, je leur prononcerai une homélie sur Marie Salomé et les autres femmes qui achetèrent des parfums, et vinrent de grand matin oindre le corps qu'elles ne trouvèrent plus. Et le pape mourut (19 mars 1724), sans avoir accordé le chapeau à Dubois ! Les intrigues changèrent d'allures, devinrent princières : le cardinal de Rohan prépara le conclave, au moyen de sommes considérables, de diners somptueux et de largesses telles, qu'un seul prélat résista aux fatuités de M. de Rohan Celui-ci, assure-t-on, allait jusqu'à entretenir par des bains de lait la fraîcheur de sa peau. Jamais les Italiens n'avaient vu un si galant cardinal. Les mandataires de Dubois à Rome, renforcés de Tencin, s'occupèrent de faire élire un pape engagé par avance à donner le chapeau tant convoité. Monseigneur de Rohan entra au conclave les mains pleines ; en les ouvrant, il prouva à l'influent cardinal Albani que l'archevêque de Cambrai ne payait pas seulement de promesses, et lui montra les sûretés des paroles et la présence des objets. Ce qui opéra infiniment sur l'esprit d'Albani[2]. Conti, vieux prélat, épaisse nature, toujours assoupi — d'où son surnom le Dormeur —, et d'une nullité d'esprit complète, signa les conditions des agents de Dubois, et termina l'affaire si longtemps traînée en longueur, esquivée par Clément XI. Conti fut élu pape (8 mai 1721). Albani reçut trente mille écus promis, et Dubois entra, deux mois après, dans le sacré collège. Le libertin cardinalisé coûtait, pour sa nouvelle dignité, huit millions à la France, sa promotion coûtait encore plus cher à Rome, dont on sut flétrir la honteuse condescendance en cette occasion. Un poète écrivit. Pour avilir l'éclat de la pourpre romaine, Et lui faire porter l'opprobre de la croix, Le Saint-Père n'a cru de route plus certaine Que de l'enchâsser dans du bois. Partout les gens de bien — lisez les ennemis du Régent et de son factotum — se soulevèrent d'indignation ; un déluge de brocards tomba sur l'étrange cardinal. Citons ces vers : Or, écoutez la nouvelle Qui vient d'arriver ici, Rohan, ce commis fidèle, A Rome a bien réussi, Mandé par Dubois, son maître, Pour acheter un chapeau. Nous allons le voir paraître Et couvrir son grand cerveau. Que chacun s'en réjouisse ! Admirons Sa Sainteté, Qui transforme en écrevisse Ce vilain crapaud crotté. Après un si beau miracle, Son infaillibilité Ne saurait trouver obstacle Dans aucune faculté. Les mœurs de Son Éminence, Son esprit de probité, Sont aussi connus en France Que sa grande qualité. On sait d'ailleurs les services Qu'il a rendus au Régent. Aussi, pour pareils offices, Fillon au chapeau prétend[3]. Un plaisant dit que le pape était le meilleur cuisinier qu'il y eût ; qu'il avait fait d'un m...... un rouget, et Barbier, de son côté, trouva que le pape était bon teinturier, d'avoir su mettre un m..... en écarlate. Parvenu à ses fins triomphant à Rome, le cardinal Dubois se rapprocha de l'Espagne, traita avec elle, et resserra les liens de parenté entre les deux branches de la maison de Bourbon : la fille de Philippe V d'Espagne dut épouser Louis XV ; ses deux fils, le prince des Asturies et don Carlos, durent épouser mesdemoiselles de Montpensier et de Beaujolais, filles du Régent (juin 1721 et janvier 1722). Sans essayer de réhabilit2r Dubois, on peut ne pas répéter toutes les infamies écrites contre sa personne. Faut-il ne voir en lui qu'un prêtre indigne, se moquant de Dieu et des hommes, qu'un précepteur dépravé, exploitant les vices de son élève, qu'un ministre pensionné, changeant de politique selon ses intérêts privés ? Soyons historien, non pamphlétaire, et reconnaissons l'habileté de ce ministre, diplomate consommé, Frontin politique dévoué à son maître, et qui, assurément, comprit son époque de façon merveilleuse. Les trois auxiliaires de Dubois furent l'amour, le vin et les jésuites. Avec cette froideur suprême de l'homme blasé et réduit par les excès à la continence, l'abbé devenu ambitieux ne manqua pas de profiter des passions amoureuses des autres. Il savait à point, depuis 1716, faire servir les femmes à ses desseins : d'où l'accusation qui pesa sur lui d'avoir procuré des maîtresses au Régent. A Londres sa galanterie avait éclaté parmi les courtisans anglais ; il avait engagé le Régent à lui envoyer des robes abattues avec des parements, dites Andriennes, pour les distribuer aux nobles dames qui entouraient le roi Georges. Bientôt, en France, dès les premiers temps de la Régence, il se garda bien de réveiller le duc d'Orléans endormi dans les voluptés. Quand le Régent, livré à la débauche, laissait à peine échapper son regard sur l'Europe, Dubois agissait à sa guise quelquefois dans l'intérêt du pays, souvent par calculs de puissance personnelle. Il avait çà et là de singulières ambassadrices, espions en jupons, qui le prévenaient des orgueilleuses menées des ducs ligués contre lui ou des projets d'Alberoni, ou de toutes autres intrigues formées dans les cours étrangères. Il débauchait les femmes, non pour son propre plaisir, mais par but politique. et ses complaisances sous ce rapport lui enlevèrent l'inimitié de plus d'un grand seigneur, Duchesse ou femme de bas étage, aucune belle ne lui semblait trop éloignée de lui, pourvu qu'elle fût capable de faire réussir une entreprise. Aujourd'hui, c'est la Fillon qui l'aide à découvrir des gens compromis dans la conspiration de Cellamare ; demain le jésuite Laffiteau, connaissant sa manière d'agir, lui écrira : J'ai offert à Monseigneur le cardinal de Rohan de gagner, pour mille écus, une certaine Mariruccia, qu'on dit mariée secrètement au duc de Poli, et qui a sur lui et sur le pape tout l'ascendant que peut donner l'esprit d'une courtisane achevée[4]. Dubois ne dédaigne l'entremise de personne : Luira Piscatori, nourrice d'Elisabeth Farnèse, l'aide à renverser Alberoni. Il y a cette différence entre le Régent et le cardinal, que le premier ne permet pas aux femmes, surtout aux plus adorées, de lui parler politique, et que le second, au contraire, accorde une influence décisive au sexe féminin. Le Régent ne donne pas d'emplois pour les sourires de ses maîtresses ; Dubois obtient tout de ses ennemis mêmes, en favorisant les femmes dans la société desquelles ils vivent. Au reste le valet tient son maitre par une autre faiblesse que celle de l'amour, — par le \ in. Autant Dubois, malgré son mauvais état de santé, était ferme devant les bouteilles, autant le Régent supportait mal le jus de la vigne ; il se grisait très-promptement ; et comme Dubois, qui avait son appartement au Palais-Royal, ne quittait guère ce prince, il pouvait escompter son ivresse, saisir les minutes propices, terminer à son gré avec le Régent ivre une affaire commencée péniblement avec le Régent à jeun. Un refus péremptoire de celui-ci était bien rare ; Dubois riait en recevant une volée d'injures de son maître, et il finissait par avoir gain de cause. Cette suprématie du vin, sous Louis XIV et la Régence, ne saurait être contestée. Plus d'une altesse royale buvait immodérément, jusqu'à perte de raison ; en 1718 la princesse de Condé, veuve du duc de Vendôme, s'enfermait dans un cabinet rempli de flacons de liqueurs ; et elle mourut consumée par l'usage des boissons fortes. Ce goût descendait du grand au petit : on buvait autant dans les maisons des champs que dans les tavernes, et les agents du cardinal Dubois se glissaient aussi bien dans les petits soupers que devant le comptoir des cabaretiers. En marge du programme de la fête que Paris donna (5 août 1721) pour la convalescence du roi, le gouverneur de la ville écrivit et signa : Il faut boire beaucoup[5]. Cependant, à mesure que les années s'écoulaient, l'amour et le vin devenaient insuffisants pour le pouvoir du cardinal. Son adresse éclata en corroborant ces deux moyens de domination par l'élément religieux. Noailles avait, au commencement de la Régence, établi assez fortement la position des jansénistes ; Dubois peu à peu s'appuya sur les jésuites, et nous venons de voir ce que ceux-ci lui prêtèrent d'influence. L'accord fut bientôt parfait entre l'abbé libertin et les soutiens de la bulle Unigenitus, qui reprirent leur rôle envahisseur, sans opposition de la part du Régent. Dubois n'ignorait pas que le père La Chaise, devenu vieux, avait prié Louis XIV de lui choisir un successeur, en l'exhortant à prendre pour confesseur un jésuite, et qu'il lui avait dit : C'est une compagnie très-étendue, composée de bien des sortes de gens et d'esprits ; il ne faut pas les mettre au désespoir... Un mauvais coup est bientôt fait, et ce n'est pas sans exemple. Maréchal, premier médecin du roi, rapporte ce récit. Louis XIV se souvint de Henri IV. Il choisit pour confesseur le jésuite Le Tellier, brisé plus tard en môme temps que le testament de son royal pénitent. Claude Fleuri, auteur de l'Histoire ecclésiastique, n'était ni janséniste, ni moliniste, ni ultramontain, mais abbé pieux et savant estimable. C'est par cette raison que le Régent l'avait nommé confesseur de Louis XV. Quand Fleuri mourut, dans sa 83e année, les idées du gouvernement ayant changé, on lui donna pour successeur Linières, de la compagnie de Jésus. Contre les jansénistes, au profit des constitutionnaires, un s'attacha à surveiller la publication des écrits, à poursuivre l'étalage et le colportage des livres et estampes, d'autant plus que, à Paris, les gagne-deniers des ports et autres de la populace soutenaient les colporteurs et les étalagistes, lesquels faisaient résistance ouverte[6]. On exila force docteurs hostiles à la bulle. Le revirement était complet. Grâce aux jésuites, Dubois eut une autorité toujours grandissante, malgré le Parlement. Il entama le conseil de régence, dont tous les membres considérables se retirèrent ; ensuite il y entra (février 1722) et le mena à sa guise. L'autocratie de Louis XIV reparut en partie ; l'absolutisme échut à Dubois. Mécontent de Villeroi, gouverneur du roi, il le fit arrêter, exiler à Lyon (10 août) et devint ministre principal. La compagnie de Jésus marchait toujours avec Dubois. Reçu à l'Académie française, le 3 décembre 1722, il reçut les compliments de Fontenelle. Chose incroyable, mais expliquée par cette entente continuelle du prélat et des jésuites, le 4 juin 1723, le cardinal Dubois, de scandaleuse réputation, présida une assemblée du clergé de France, et s'apprêta à relever entièrement l'autorité du Saint-Père. Il n'eut pas le temps d'accomplir jusqu'au bout ses projets ultramontains. |
[1] Recueil de Soulavie.
[2] Lettre de Laffiteau à Dubois, du 16 avril 1721.
[3] Mathieu Marais, 25 juillet 1721, et Journal de Barbier, t. I, p. 143. Ne pas oublier que la Fillon était une entremetteuse, qui joua, assurait-on, un rôle dans la découverte de la conspiration de Cellamare.
[4] Lettre de Laffiteau, du 23 juin 1721, citée par Lémontey.
[5] Archives de la ville de Paris.
[6] Préambules de l'ordonnance du 20 octobre 1721.