LA RÉGENCE GALANTE

 

I. — LES BÂTARDS DE LOUIS XIV.

 

 

Prédictions du maçon Barbé. — L'Importune et la Merveille. — Consultation, — Couches secrètes. — Naissance des bâtards. — Leur gouvernante. Madame Scarron et Louis-Auguste. — Édit de légitimation. — Education du duc du Maine. — La marquise de Surgères. — Chambre sublime ! — Voyage à Bagnères. — Don de cent mille francs. — Madame de Maintenant. — Le camp des dévots, et les défenseurs du plaisir. — Personnages divers ; les Montchevreuil, les d'Heudicourt, Chamillard, et autres. — Un fils plein de précautions. — Faveurs accordées à M. du Maine. — Veuf à remarier. — Mariage secret. — Belle-mère burlesque. — Mécontentement du Dauphin. — Succès du Fils de Jupiter. — Fort en thème. — La petite-fille du grand Condé. — Rivalités. — Mariage du boiteux et de la manchote. — Présents de noces. — Cérémonie nuptiale. — Les hôtes du Louvre, de Marly et de Versailles. — Portrait de madame du Maine. — Les princes légitimes. — La poupée du sang. — Distinctions oiseuses. — La préséance est réglée. — Popularité du Légitimé. — Les visites du jour de l'an. — Un trône à prendre. — Le chapitre des déceptions. — Compensation : achat de la résidence de Sceaux.

 

Si l'on veut montrer jusqu'où l'orgueil peut conduire un monarque absolu dans l'oubli des règles sociales, il n'y a qu'à retracer les actes de Louis XIV en faveur de ses bâtards.

Il était impossible de se moquer plus outrageusement de la France entière, épuisée d'hommes et d'argent.

Fatigué de cacher ses nombreux adultères, Louis XIV s'avisa un jour de rayer ce mot de la langue ; puis, de ses enfants adultérins il fit des légitimés, des enfants de France, sans rien perdre de ses augustes formes, de sa réputation de prince très-chrétien, de sa majestueuse auréole. Nobles, prélats et magistrats passèrent l'éponge, et tout fut dit.

Cela se vit sous le. règne amoureux de Françoise-Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, marquise de Montespan, lorsque Marie-Thérèse d'Autriche vivait encore, non aimée de son époux qui lui faisait tant d'infidélités, non estimée même de ce roi-Dieu, qui la commettait sans cesse avec ses maîtresses.

L'altière favorite qui avait succédé à madame de La Vallière éblouissait Louis par sa surprenante beauté, par une finesse d'esprit, par un tour singulier de conversation en tout point digne de la famille des Mortemart, dont un dicton vantait le langage, et dont l'esprit, répétait-on partout, était tombé en quenouille.

Paris appelait le cercle de madame de Montespan le fleuve de l'esprit.

Vers le même temps, Paul Scarron étant mort, la veuve du poète cul-de-jatte, tombée dans la misère, avait refusé de convoler à de secondes noces, bien qu'il s'agît d'un parti avantageux ; sans doute elle avait refusé parce qu'elle se rappelait avoir reçu pour douaire l'immortalité, parce qu'elle voulait que le nom de Scarron vécût éternellement.

Ainsi disait-elle. Déjà inquiète, besogneuse, la veuve avait consulté sur son sort futur un maçon nommé Barbé, qui se mêlait d'astrologie, et que Scarron recevait souvent.

Ce Barbé, frappé de la physionomie énergique et du noble maintien de Françoise d'Aubigné, avait dit un jour :

— C'est la femme d'un estropié ; mais je m'y connais bien : elle est née pour être reine.

Le mot chatouilla agréablement les oreilles de la veuve Scarron.

Plus tard, le maçon-prophète, qui travaillait à l'hôtel d'Albret, entra dans un appartement où se trouvait madame Scarron. Il joua bien mieux encore le rôle d'inspiré. Prenant des poses et des gestes d'oracle :

— Après bien des chagrins et des peines, s'écria-t-il, enfin vous monterez où vous ne croirez pas monter. Un roi vous aimera, et vous régnerez. Mais, quoique au comble de la faveur, vous n'aurez jamais de grands biens.

A cette prophétie, la veuve Scarron fut, émue. Barbé, par des détails singuliers qui la divertirent et l'étonnèrent, ébranla quelque peu sa force d'esprit. Françoise d'Aubigné resta exposée aux railleries de ses amies présentes à cette scène d'astrologie.

— Eh ! mesdames, dit le maçon, imperturbable devin, vous feriez mieux de baiser sa robe que de plaisanter !

La prédiction, pour être accomplie, attendait le secours des circonstances ; elle ne les attendit que quelques années, pour une part ; elle les attendit longtemps pour le suprême dénouement.

Madame Scarron, reçue à l'hôtel d'Albret, y connut madame de Montespan, parente de la maréchale ; madame de Thianges, sœur de madame de Montespan, et mesdames de Coulanges, de La Fayette et de Sévigné, femmes célèbres s'il en fut, réunion d'élite, sorte de cénacle en jupons.

Madame de Montespan et la veuve Scarron se plurent mutuellement et se trouvèrent l'une à l'autre beaucoup d'esprit. Cette dernière était pauvre ; la première devint sa protectrice.

Après avoir sollicité longtemps, et vainement, auprès de Louis XIV, une pension dont son mari avait joui, madame Scarron avait résolu de s'expatrier, d'aller élever en Portugal les enfants de la reine. Mais madame de Montespan dit à sa protégée qu'il fallait rester en France.

Et alors madame de Montespan adressa personnellement au grand roi les requêtes de la veuve Scarron. Elle ne craignit pas de se rendre indiscrète. Bientôt fut rédigé un placet en forme.

— Quoi ! s'écria Louis XIV avec humeur, encore la veuve Scarron ! N'entendrai-je jamais parler d'autre chose ?

— En vérité, Sire, dit madame de Montespan, il y a longtemps que vous ne devriez plus en entendre parler ; et il est étonnant que Votre Majesté n'ait pas encore écouté une femme dont les ancêtres se sont ruinés au service des vôtres.

A ces sollicitations vives et pressantes, le monarque ne résista pas. La-protectrice triompha ; la protégée ne partit point pour Lisbonne, et reçut une pension. Madame Scarron alla remercier madame de Montespan, qui voulut achever son œuvre, et qui la présenta au roi.

— Madame, dit celui-ci, s'adressant à la veuve du poète, je vous ai fait attendre longtemps, mais vous avez tant d'amis, que j'ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous.

Bien de plus gracieux, rien de plus galant que ces paroles : c'était de l'eau bénite de cour quintessenciée.

Une amitié assez étroite s'établit entre les deux femmes, amitié d'autant plus sincère, que madame de Montespan ne pouvait être jalouse de sa protégée qui déplaisait toujours à Louis XIV, et que madame Scarron, ne s'étant pas abusée sur les compliments du roi, connaissait parfaitement ses sentiments véritables, son antipathie prolongée. Le roi, devant madame de Montespan, n'appelait madame Scarron que votre bel esprit.

Selon leur habitude, les courtisans partagèrent l'avis du maître sur la nouvelle pensionnée, et ils s'empressèrent, d'adopter cette locution charitable :

— Il est aussi importun que la veuve Scarron !

Que faisaient à madame de Montespan, favorite toute-puissante, ces petites méchancetés lancées contre sa protégée ? Les deux amies n'en continuèrent pas moins à se voir, à se parler, à sortir ensemble. Madame de Montespan était charmée du surnom de Merveille, que madame Scarron lui avait donné.

Peu après la présentation de madame Scarron à Louis XIV, madame de Montespan, fort superstitieuse, et désirant interroger l'avenir, se rendit avec la veuve du poète et madame d'Heudicourt, nièce du maréchal d'Albret, toutes deux habillées en femmes de chambre, chez la plus fameuse sorcière de Paris.

A leur entrée dans le cabinet de consultation, la devineresse, après les grimaces accoutumées, recula de surprise et d'effroi.

— Que vois-je ! dit-elle, en montrant madame Scarron. Encore un peu de temps, et votre femme de chambre sera plus grande dame que vous ! Et pour vous, ma bonne, ajouta-t-elle, en s'adressant à madame d'Heudicourt, vous ferez aussi fortune ; mais vous serez chassée de la cour à cause de votre mauvaise langue.

Ces paroles d'une sibylle dont l'histoire n'a pas conservé le nom, arrachèrent bien quelques froncements de sourcils à la Merveille ; mais, aveuglée, toujours comme une favorite ou comme un mari trompé, madame de Montespan n'en aima, n'en protégea pas moins sa créature. Et puis, des attentions, des flatteries, des cadeaux, de la part du royal amant, firent promptement évanouir des craintes fondées sur un horoscope.

Cependant, madame de Montespan perdait sa fine taille ; les roses de son teint pâlissaient.

Elle exigea que la naissance des enfants qu'elle aurait de Louis XIV échappai à la malignité de la cour, dût cette précaution leur élue funeste.

Personne ne s'aperçut de sa position intéressante, et, comme la Merveille était l'arbitre des modes, elle imagina une façon de robes, dites volantes, robes d'autant plus précieuses qu'elles avantageaient moins les tailles fines.

Une petite fille allait naître en 1669. Il fallait à madame de Montespan, pour élever cette enfant, une personne à la fois discrète et instruite.

Madame de Thianges, sœur préférée de la Merveille, se chargea de faire des ouvertures à l'Importune. Vivonne et madame d'Heudicourt s'efforcèrent de combattre les scrupules de la veuve Scarron, qui refusa net.

Ce fut toute une affaire diplomatique. MM. de Richelieu et de Louvois, dit-on, s'en mêlèrent. Cédant à des instances réitérées, madame Scarron répondit, le 24 mars 1669, à madame d'Heudicourt :

Si les enfants sont au roi, je le veux bien ; je ne nie chargerais pas de ceux de madame de Montespan. Ainsi, il faut que le roi me l'ordonne ; voilà mon dernier mot.

Louis XIV ordonna et fut obéi. La veuve Scarron se résolut à remplir consciencieusement sa mission, se condamna à une vie retirée, méprisa les railleries de ses amies, annonça dans les sociétés qu'elle quittait le monde, et loua une maison isolée au fond du faubourg Saint-Germain. Pour écarter les soupçons, même, elle pria madame d'Heudicourt de lui confer sa fille.

Madame de Montespan accoucha dans une maison écartée, avec toutes les précautions imaginables. Clément, accoucheur, arriva les yeux bandés, et se douta si peu ou parut si peu se douta du père de l'enfant, qu'il se fit verser à boire par le roi qui était présent. Quand il fallut recevoir le dépôt qui lui était confié, madame Scarron loua un fiacre dans une rue détournée, entra chez madame de Montespan avec un masque sur le visage, prit l'enfant, le couvrit de son écharpe, et remit son masque en sortant.

Malgré des soins éclairés et constants, l'élève de madame Scarron mourut à trois ans. Celle-ci la pleura ; ce qui fit dire au roi :

— Elle sait bien aimer, il y aurait du plaisir à être aimé d'elle !

Le 21 mars 1670, madame de Montespan eut de Louis XIV un second enfant, qui reçut le jour à Saint-Germain.

Cette fois, on n'osa pas introduire madame Scarron dans le château. Ce fut Lauzun, héros du libertinage, qui se chargea d'enlever le nouveau-né, qu'on n'eut pas le temps d'emmailloter, et qu'on enveloppa dans un linge. Notre gentilhomme complaisant prit l'enfant sous son manteau, et traversa l'appartement de la reine. Il tremblait toujours que des vagissements ne se tissent entendre, et porta son fardeau précieux dans le carrosse de madame Scarron, restée au petit parc.

Le second enfant de madame de Montespan fut Louis-Auguste de Bourbon ; le troisième, Louis-César ; le quatrième enfant fut une fille, Louise-Françoise.

Comme on le voit, madame Scarron devint une gouvernante émérite, et sa charge ne ressembla point à une sinécure.

Que se passa-t-il dans la maison du faubourg Saint-Germain, qu'elle habitait ? Les curieux, les indiscrets, les méchants, ne cherchèrent ils pas à découvrir- quelque chose ? Les domestiques, les chevaux et les équipages, qu'on voyait chaque jour descendre ou remonter la rue de Vaugirard, ne disaient-ils pas assez la mission que remplissait la veuve du poète, pauvre et pensionnée ? Colbert lui-même, assure-t-on, se rendit chez elle, et, pour la surprendre, entra sans être annoncé. Madame Scarron, en ce moment, caressait un des princes. En apercevant le ministre, elle ne se déconcerta pas. Pour dérober l'enfant à la vue de Colbert, elle usa d'un adroit stratagème : elle le fit emporter comme un paquet de linge. Puis elle entama de sang-froid, avec son curieux visiteur, une longue conversation.

Et Colbert sortit, ignorant ou feignant d'ignorer ce qui se passait.

Jamais une vie ne fut plus mystérieuse que celle de madame Scarron à cette époque. Je montais à l'échelle, dit-elle dans ses Entretiens, pour faire l'ouvrage des tapissiers et des ouvriers, parce qu'il ne fallait pas qu'ils entrassent ; les nourrices ne mettaient la main à rien, de peur d'être fatiguées et que leur lait ne fût moins bon. J'allais souvent de l'une à l'autre, à pied, déguisée, portant sous mon bras du linge, de la viande ; et je passais quelquefois les nuits chez l'un de ces enfants malades, dans une petite maison hors de Paris. Je rentrais chez moi le matin par une porte de derrière ; et, après m'être habillée, je montais en carrosse par celle de devant, pour aller à l'hôtel d'Albret ou de Richelieu, afin que ma société ordinaire ne sût pas seulement que j'avais un secret à garder. On le sut : de crainte qu'on le pénétrât, je me faisais saigner de peur de rougir.

Quelquefois madame Scarron conduisait les enfants à la cour. Un jour, on introduisit la nourrice chez madame de Montespan. Le roi s'y trouvait, et il demanda à qui appartenaient ces enfants.

— Ils sont sûrement, répondit la villageoise, à la dame qui demeure avec nous ; j'en juge par les agitations où je la vois au moindre mal qu'ils ont.

— Mais qui croyez-vous en être le père ? reprit Louis XIV

— Je n'en sais rien, répartit la nourrice : je m'imagine, pourtant, que c'est quelque duc ou président au parlement.

La Merveille fut enchantée de cette réponse, et le roi rit jusqu'aux larmes. Aussi, en mars 4673, comme il parcourait l'état des pensions, manifesta-t-il réellement sa satisfaction : deux mille francs étaient inscrits au nom de madame Scarron : il biffa, et mit en surcharge deux mille écus.

Quelle différence entre les sentiments du roi et ceux de la favorite pour les élèves de madame Scarron, auxquels celle-ci vouait une tendresse de mère ! Le jeune Louis-Auguste, principalement, l'intéressait au plus haut point. C'étaient des inquiétudes, des soins, un dévouement, qui inspiraient à ma-clame de Montespan des plaisanteries inconvenantes.

La marquise, en effet, était étourdie par le mouvement de la cour, dont elle faisait les honneurs avec ses deux sœurs, — trio remarquable, admirablement dépeint par l'abbé Têtu : Madame de Montespan parle comme une personne qui lit, madame de Thianges comme une personne qui rêve, et madame de Fontevrault comme une personne qui parle.

Celle qui, dans la conversation, manquait de naturel, celle qui pour un quolibet aurait perdu une amie, se révéla mauvaise mère en une circonstance grave. Le fou ayant pris à la maison où l'on cachait les princes, madame Scarron, tout alarmée, envoya un exprès à madame de Montespan, qui répondit :

— Je m'en réjouis. Le feu est signe de bonheur...

Peu à peu le roi, au contraire, eut pour ses bâtards une prédilection qui ne connut plus de bornes. Il semblait exister une solidarité de tendresse pour les enfants de la Merveille entre Louis XIV et la veuve Scarron, qui prenait pied en cour.

Bientôt, le 29 décembre 1673, les tendresses paternelles du roi se traduisirent publiquement. Il rendit, à Saint-Germain, l'édit suivant :

Louis, etc. La tendresse que la nature nous donne pour nos enfants, et beaucoup d'autres raisons qui augmentent considérablement en nous ces sentiments, nous obligent de reconnaître Louis-Auguste, Louis-César et Louise-Françoise, et leur donner des marques publiques de cette reconnaissance pour assurer leur état. Nous avons estimé nécessaire d'expédier à cet effet nos lettres patentes pour déclarer notre volonté ; à quoi nous nous portons d'autant plus volontiers, que nous avons lieu d'espérer qu'ils répondront à la grandeur de leur naissance et aux soins que nous faisons prendre de leur éducation.

A ces causes, etc., déclarons Louis-Auguste, Louis-César et Louise-Françoise, nos enfants naturels ; voulons et entendons qu'ils soient nommés, savoir : lesdits Louis-Auguste, duc du Maine ; Louis-César, comte de Vexin ; et ladite Louise-Françoise, de Nantes. Le comte de Toulouse naquit en 1678.

Point de nom de la mère dans cet acte, — innovation diversement interprétée. Le plus probable était que Louis, adorant ses enfants légitimés, voulait tenir leur origine dans le vague, pour pouvoir les élever plus tard par sa seule volonté, par sa seule toute-puissance, à une position que le nom officiellement connu de leur mère dit entachée.

La reine Marie-Thérèse vivait encore ! Il lui fallut supporter toutes les humiliations que lui causait la nouvelle position des bâtards de son mari.

Voyons quelle fut l'éducation de ces Légitimés, qui devaient créer plus d'un embarras politique pendant la Régence ; esquissons la biographie de cette famille en dehors, que madame Scarron ne tardera pas à accepter pour sienne en quelque sorte.

Tantôt la gouvernante sera protégée par les bâtards ; tantôt elle les protégera.

L'aine des vivants, le duc du Maine, était venu au monde avec un pied difforme. Néanmoins, il avait grandi ; il boitait, mais on le trouvait charmant. Quand il prit sa troisième année, quand ses grosses dents percèrent, le précieux enfant éprouva de si violentes convulsions qu'une de ses jambes se retira beaucoup plus que l'autre. Inutile de dire la mortification désolée du Dieu-roi.

Toute la faculté de médecine de Paris fut requise ; tous les remèdes furent inutilement essayés. Le premier médecin, d'Aquin, ordonna d'envoyer l'enfant à Anvers pour le montrer à un célèbre confrère. Voilà M. du Maine voyageant pour la Belgique avec sa mère prétendue la marquise de Surgères ! Il fallait bien garder l'incognito !

Les remèdes de l'empirique, très-violents, mais encore plus inefficaces, effrayaient beaucoup la marquise de Surgères, c'est-à-dire madame Scarron. Comme elle ne put supporter la vue de l'appareil, un assistant s'écria :

— Nous ne voyons pas le père de cet enfant, mais à coup sûr voici la mère.

Et le pauvre duc, honteux de ses souffrances, disait à son bourreau :

— Au moins, monsieur, je ne suis pas né comme cela : voyez ma mère ; et papa n'est rien moins que boiteux !

Après avoir passé par les mains du charlatan à diplôme, M. du Maine montrait de grandes dispositions..... pour boiter davantage.

De retour à la cour, où la gouvernante et les élèves eurent des appartements, madame Scarron fut tolérée plutôt qu'admise au jeu du roi, à ses soupers particuliers. Elle n'avait point encore triomphé des préventions royales.

Ainsi, la naissance de M. du Maine et des autres bâtards cessait d'être cachée.

Madame de Thianges donna pour étrennes au fils de sa sœur un jouet dont les courtisans admirèrent la beauté. C'était une chambre grande comme une table, et toute dorée. Au-dessus de la porte, il yi avait écrit en grosses lettres Chambre sublime. En dedans était un lit et un balustre avec un grand fauteuil dans lequel on voyait assis le duc du Maine fait en cire et fort ressemblant. Auprès de lui M. de la Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, auquel il donnait des vers pour les examiner. Derrière le dos du fauteuil était madame Scarron ; autour de lui M. de Marsillac et M. de Condom. A l'autre bout on voyait madame de Thianges et madame de La Fayette lisant des vers ensemble ; au dehors du balustre, se tenait Boileau-Despréaux avec une fourche, empêchant sept ou huit mauvais poètes d'entrer. Racine rêvait auprès de Boileau, et un peu plus loin souriait La Fontaine, à qui, de la main, l'auteur de Britannicus faisait signe d'approcher.

Chacun prodiguait aux Légitimés, au duc du Maine, au comte de Vexin, à mademoiselle de Nantes, un encens que les fils légitimes de France recevaient à peine.

Peut-être l'état maladif du premier ajoutait-il encore aux sympathies recommandées qu'il inspirait, en le rendant véritablement intéressant.

Une rechute de cet enfant combla les inquiétudes de Louis XIV. On ordonna les eaux de Barèges, et, malgré le mauvais résultat du voyage d'Anvers, madame Scarron n'hésita pas à prendre la route des Pyrénées. La gouvernante partit avec M. du Maine.

Elle écrivait alors directement au roi. Par sa sollicitude à lui donner des nouvelles de la santé de l'enfant, par le bon sens et la supériorité qu'elle fit paraître clans ses lettres, madame Scarron effaça presque complètement les mauvaises impressions de Louis XIV à son égard. Ce monarque, très-versatile dans ses opinions sur les femmes qui l'entourèrent ; ce monarque qui avait prétendu ne devoir aimer jamais madame de Montespan, et qui, ensuite, l'avait avouée pour maîtresse, et lui avait fait bâtir le charmant château de Clagny ; ce monarque qui traitait la veuve Scarron de bel-esprit, de prude, de pédante, n'était pas loin de lui rendre les armes.

Des ordres avaient été donnés au gouverneur de Guienne, au maréchal d'Albret. Madame Scarron et son élève devaient être reçus avec un grand cérémonial. M. du Maine obtint à Bordeaux les mêmes honneurs qu'y eût obtenus monseigneur le Dauphin. La Beaumelle, possesseur de la lettre du roi au maréchal d'Albret, assure que Louis XIV y parlait de la gouvernante avec l'embarras d'un homme qui commençait à l'aimer.

L'importune d'autrefois devenait chère à présent.

Un nouveau médecin, Gui-Crescent Fagon, avait soigné M. du Maine, sans réussir d'aucune manière. Les eaux de Barèges et celles de Bagnères, récemment découvertes par Fagon, fortifièrent toutefois la jambe du jeune malade. Cette demi-guérison ne fut pas, on va s'en apercevoir, leur unique effet.

Des nuages s'étaient élevés dans les liaisons de madame Scarron avec madame de Montespan. Il semblait que l'oracle rendu par la devineresse ne pût tarder à s'accomplir. Quand la gouvernante du duc du Maine revint de Barèges, la favorite s'empressa d'aller au-devant d'elle, non par amitié celte fois, mais par politique : l'absence avait augmenté le crédit de la veuve du poète, et Louis XIV changeait d'opinion sur son compte.

Tout y contribuait. Tantôt madame Scarron procurait à Louis XIV une heure agréable, grâce à elle, le petit duc lui récitait de belles fables. Tantôt elle lui ménageait une douce surprise : en revenant de Barèges elle avait présenté au roi, un jour plus tôt que celui-ci ne s'y attendait, M. du Maine marchant presque droit. Et le monarque de s'écrier :

— Ah ! madame, quel plaisir vous me faites !

Il arriva aussi qu'en entrant chez son fils, Louis XIV s'était senti touché par un tableau ravissant : madame Scarron soutenait d'une main M. du Maine, en proie à la fièvre, berçait de l'autre main mademoiselle de Nantes, et gardait le comte de Vexin endormi sous ses yeux. Les femmes de service n'avaient pu résister à la fatigue ; mais la gouvernante avait passé trois nuits auprès des enfants malades.

Un jour, enfin, le roi jouait, comme cela eut lieu souvent, avec M. du Maine. Satisfait des paroles de l'enfant :

— Vous êtes très-raisonnable, lui dit-il.

— Il faut bien que je le sois, répondit M. du Maine, j'ai une gouvernante qui est la raison même.

— Allez, reprit le roi, allez lui dire que vous lui donnerez cent mille francs pour vos dragées.

Louis XIV envoya cent mille francs à madame Scarron, qui acheta aussitôt la terre de Maintenon, érigée par la suite en marquisat. Voilà aussi, sans doute, pourquoi le vieux monarque appela madame Scarron Sa Raison, Sa Solidité.

A dater de cette époque, madame de Montespan et sa protégée, déjà très-refroidies en amitié, devinrent rivales. Pour comble, mademoiselle de Fontanges captivait aussi le tub-nargue par sa coquetterie, et principalement par sa jeunesse. Louis XIV, selon Voltaire, se sentait à la fois partagé entre madame de Montespan, qu'il ne pouvait quitter, mademoiselle de Fontanges, qu'il aimait, et madame de Maintenon, de qui l'entretien devenait nécessaire à son âme tourmentée.

Ces trois femmes tiennent la cour en suspens.

Alors, les soupçons s'attaquent à la sévère gouvernante ; des bruits compromettants circulent et s'accréditent ; la Merveille perd de jour en jour son prestige, et l'on ne doute plus, à la cour, que madame de Montespan n'ait achevé son règne.

Louis XIV a donné en public à la veuve Scarron le nom de madame de Maintenon : mais quelques courtisans se vengent de leur nouvelle dominatrice en l'appelant madame de Maintenant.

Malgré tout, les choses vont leur train. Plus madame de Montespan se montre impérieuse, plus madame de Maintenon parle au nom de la morale et de la piété. On en vient aux querelles, à une rupture ouverte, en gardant seulement des apparences de bonne intelligence. Par exemple, pendant un voyage de la cour, les deux rivales sérieuses, — Fontanges ne l'était pas, — se trouvèrent placées dans le même carrosse.

— Ne soyons pas dupes de cette affaire-ci, dit en souriant madame de Montespan à madame de Maintenon ; causons comme si nous n'avions rien à démêler. Bien entendu que nous ne nous en aimerons pas davantage, et que nous reprendrons nos démêlés au retour.

La gouvernante de. M. du Maine, n'acceptant pas jusqu'au bout cette rivalité alarmante pour les principes dont elle se prévaut, déclare tout à coup au roi qu'elle veut se retirer de là cour ; mais celui-ci la supplie, de rester. Elle est présentement aussi chère à Louis XIV qu'au duc du Maine. Elle sait égayer le monarque, l'attacher par ses grâces, par sa douceur, par sa sollicitude pour le prince légitimé.

Madame de Maintenon eut la place de clame d'atours de madame la Dauphine, et madame de Montespan demeura presque toujours à Clagny.

Pendant quelque temps, à la suite de sermons prêchés devant Louis XIV, la lutte entre la Merveille et madame de Maintenon s'envenima à un point que l'on ne saurait dire. Il existait, parmi les courtisans, deux camps opposés. Dans l'un se trouvaient les partisans de la sagesse, les hommes qui désiraient ardemment voir Louis cesser des écarts scandaleux ; on l'appela le camp des dévots. Dans l'autre se retranchaient les amis de la tolérance et les défenseurs du plaisir.

La victoire resta aux premiers.

De là, l'élévation d'une foule d'hommes, considérables d'ailleurs, en tète desquels M. (lu Maine ; de là la fortune rapide de toutes les créatures de madame de Maintenon.

Au nombre de ces créatures, on citait :

L'épais de Montchevreuil, fort honnête homme du reste, modeste et brave, qui reçut le gouvernement de Saint-Germain-en-Laye, fut attaché à M. du Maine, et devint chevalier du Saint-Esprit ;

Madame de Montchevreuil, grande, maigre, jaune, qui riait niais, et montrait de longues et vilaines dents ; dévote à outrance, d'un maintien composé, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une fée parfaite — c'est Saint-Simon qui l'a peinte — ; femme ordinaire, devant laquelle les ministres, les filles du roi même tremblaient ; ombre éternelle de madame de Maintenon, toujours fixée à ses côtés ;

M. et madame d'Heudicourt, et surtout leur fille, élevée en même temps et dans la même maison que le Légitimé : celle-ci mariée bientôt, par madame de Maintenon à un certain gentilhomme auvergnat nommé Cordebœuf de Montgon, et devenue dame du palais, contre le gré de tous ; femme laide, qui brillait d'esprit, de grâce, de gentillesse ; plaisante, amusante au possible, méchante à l'avenant — reconnaissez encore le pinceau de Saint-Simon ;

Michel de Chamillard, qui n'était encore que conseiller au parlement, mais qui, très-fort au billard, jeu favori du roi, n'allait pas tarder à devenir contrôleur-général des finances, puis ministre de la guerre, pour être enfin honteusement disgracié, et accablé sous cette épitaphe célèbre :

Ci-git le fameux Chamillard,

De son roi le protonotaire,

Qui fut un héros au billard,

Un zéro dans le ministère.

A cette galerie, nécessairement incomplète, des créatures de madame de Maintenon, il faut ajouter le médecin Fagon, le duc d'Harcourt, le chancelier Voysin, l'abbé Dangeau, l'abbé Gobelin, etc., etc.

Quant au maçon Barbé, l'astrologue, l'homme aux prédictions réalisées. on ne l'oublia pas. On le fit chercher. Il était mort ! Le bien dont la reconnaissante veuve voulait le combler rejaillit sur ses enfants.

Devant ce cortège imposant des dévots, madame de Montespan, perdue, reniée, sans prépondérance désormais, n'avait plus qu'à se retirer dans une retraite, qu'à imiter La Vallière.

Qui chargea-t-on du soin délicat de le lui faire comprendre ? Un homme qui allait par là commencer, quoique très-jeune encore, une longue série de rôles passifs : le Légitimé.

M. du Maine, en effet, essaya de persuader à sa mère qu'elle n'aurait plus de considération et serait méprisée de toute la cour, si l'amour du roi cessait. Il lui conseilla même de s'éloigner, l'assurant qu'on la rappellerait. Madame de Montespan partit, se rendit à Paris, écrivit à Louis qu'elle ne reviendrait pas. Et M. du Maine de faire transporter bien vite tous les effets de sa mère, sans son ordre, sans l'en avertir ; de faire jeter tous les meubles par la fenêtre, pour qu'elle ne repartit pas à Versailles !

C'est que le duc appartenait plus de cœur à madame de Maintenon qui l'avait élevé, merveilleusement soigné, qu'à madame de Montespan, qui avait toujours été pour lui indifférente et froide. Il se rappela que la première lui mit dit souvent :

— Quand vous serez grand, vous ne vous souviendrez plus de moi.

Il voulut prouver le contraire, et bientôt il s'établit, entre la gouvernante et l'élève, un échange mutuel d'excellents procédés. A mesure que madame de Maintenon gagna de l'empire sur l'aille du roi, la tendresse de celui-ci pour M. du Maine augmenta. Il est vrai que le Légitimé avait un beau visage et beaucoup d'esprit de conversation.

Pour lui les faveurs se succédèrent. Le 1er février 1674, il reçut la charge de colonel-général des Suisses et, Grisons. En juin 1682, il devint gouverneur du Languedoc ; en juin 1688, chevalier des ordres du roi ; en septembre 1688, général des galères.

Il fit sa première campagne avec le Dauphin, au siège de Philisbourg et à la prise de Manheim ; il se distingua à la bataille de Fleurus, où il eut un cheval tué sous lui, à Namur et à Steinkerque.

Un peu de gloire sert beaucoup un homme qui possède l'amitié d'un roi ! Le Légitimé en avait réellement bien peu ; mais les courtisans la savaient grossir, la trouver prodigieuse

M. du Maine et madame de Maintenon grandissaient ensemble en fortune et en pouvoir. La cour et la ville en parlaient, des écrits circulaient, des placards étaient affichés. On s'avisa de distribuer ce petit billet :

Le sceptre s'est trouvé sur la toilette d'une hypocrite, et la main de justice dans la manche d'un jésuite.

Au plus fort de ces intrigues, la reine Marie-Thérèse était morte en 1683. Deux oraisons funèbres avaient été prononcées sur sa tombe : l'une très-longue et très-pompeuse, par Bossuet ; l'autre très-courte et très-simple, par Louis XIV, qui pleura sa femme, et dit :

— Voilà le seul chagrin qu'elle m'ait jamais donné !

Le temps des amours adultères était passé ; et pourtant, avec un cœur prompt à la tentation comme celui du roi, il y avait encore tout à craindre. Il entrait à peine dans sa quarante-cinquième année. La maréchale de Noailles était si persuadée de la nécessité d'un second mariage, qu'elle dit à plusieurs personnes, notamment au président Hénault :

— Il faut se presser de marier convenablement cet homme-là, sans quoi il épousera peut-être la première blanchisseuse qui lui plaira.

Remarquons-le bien, car, en cour, aucun mot spirituel ne se produit sans but et ne reste sans effet. La maréchale de Noailles avait madame de Maintenon pour amie ; elle était parente de la présidente de Tambonneau, méchamment chansonnée autrefois dans un couplet dit à la collaboration de madame de Montespan et de Louis XIV.

Une seconde épouse était toute trouvée pour le roi veuf, depuis longtemps épris d'une femme supérieure, froide, sévère, de tenace volonté, et qui a dit ces mots profonds : Rien n'est plus habile qu'une conduite irréprochable.

Le Dauphin, duc de Bourgogne, chef-né des princes légitimes, hasarda quelques représentations à son père.

Mais M. du Maine, pour neutraliser l'action du Dauphin sur Louis XIV, avait été stylé à dire, et répétait sans cesse devant le roi que, quoique dans l'âge des passions, il aimerait mieux mourir que de prendre une maîtresse.

En entendant un soir parler ainsi son cher Légitimé, Louis s'écria :

— Vous ne connaîtrez donc jamais de femme, car vous ne pouvez espérer de vous marier, votre naissance ne vous le permettant pas.

— Je m'y conformerai, Sire, répondit M. du Maine, et j'offrirai à Dieu les privations que je m'imposerai.

Malgré l'avis du Dauphin, suivant les conseils du Légitimé, le grand roi préféra une alliance ridicule — plusieurs la qualifiaient ainsi — à une nouvelle liaison l'éprouvée par la morale.

Madame de Maintenon, sur la fin de l'année 1685, s'unit secrètement à Louis, et reçut la bénédiction nuptiale des mains de l'archevêque de Paris, Harlay de Champ-Vallon. Mariage longtemps problématique pour les courtisans ! Mille indices en témoignaient, bien que le roi ne donnât à son épouse que le nom de Madame. Sans doute il l'honorait autant que si elle eût été sur le trône ; mais, elle, toujours renfermée dans son appartement, occupée à des lectures, ou travaillant à des ouvrages de main, ne recevait presque personne.

Haine mortelle de madame de Maintenon contre monseigneur le Dauphin, dont elle avait reçu le surnom de ma belle-mère burlesque ! Réciprocité complète de la part de l'héritier légitime du trône. De Meudon, qu'habitait le Dauphin, partaient à chaque instant des pamphlets, des quolibets, des satires contre le ménage royal. Dans une pièce de vers, on faisait dire à la reine secrète :

Que l'Eternel est grand ! que sa main est puissante !

Il a comblé de biens mes pénibles travaux :

Je naquis demoiselle et je devins servante ;

Je lavai la vaisselle et souffris mille maux.

Et plus loin :

Lorsqu'un héros me crut encor propre aux plaisirs,

Il me parla d'amour : je fis la Madeleine, etc.

Pour venger sa femme devant Dieu, il n'y eut pas de charmantes choses que Louis XIV ne lui prodiguât. Outre une froideur marquée envers le Dauphin, le monarque affectait une tendresse inépuisable à l'égard de Madame, à qui, parfois, il écrivait des lettres d'un style tendre et du dernier galant. En voici le modèle authentique :

A madame de Maintenon.

Avril 1691.

Je profite de l'occasion du départ de Montchevreuil pour vous assurer d'une vérité qui me plaît trop pour me lasser de vous la dire ; c'est que je vous chéris toujours, et que je vous considère à un point que je ne puis exprimer, et qu'enfin quelque amitié que vous ayez pour moi, j'en ai encore plus pour vous, étant de tout mon cœur tout à fait à vous.

LOUIS.

Reine sans titre officiel, la veuve Scarron vit la prédiction du maçon Barbé s'accomplir dans tous ses détails. Elle ne possédait que sa terre, son marquisat, et une pension de quarante-huit mille livres.

— Mais, madame, vous n'avez rien à vous, lui disait souvent Louis XIV.

— Sire, répondait elle, il ne vous est pas permis de me ri en donner.

M. du Maine, au contraire, cumula de plus en plus les honneurs et les richesses. Son père lui accordait tout ce qu'il désirait. Il souhaita avoir un équipage de chasse : le roi lui donna dix mille écus pour le mettre sur pied, ordonnança dix mille écus par an pour l'entretenir ; le chevalier d'Aunay commanda l'équipage, et reçut pour cela mille écus d'appointements. Mademoiselle de Montpensier, qui travaillait à l'élargissement de son cher Lauzun emprisonné, avait cherché à attendrir Louis XIV, à obtenir de lui le pardon du gentilhomme gascon, en instituant M. du Maine son héritier pour la principauté de Dombes, le duché d'Aumale et le comté d'Eu.

Ce véritable enfant gâté ne quittait pas madame de Maintenon : dans une représentation des Quatre saisons de l'année, ils s'associèrent pour représenter l'Hiver. La marquise traitait son élève comme un prodige. Comment les flatteurs auraient-ils manqué à M. du Maine, — que madame de Maintenon soutenait deux fois, par amitié et par amour-propre ? — J'avoue, écrivait-elle au duc de Richelieu, que j'aime le duc du Maine à la folie !

Ces paroles présageaient-elles de hautes destinées à celui qui en était l'objet ? M. du Maine ne devenait-il pas l'enfant d'adoption de la reine secrète, stérile avec Louis XIV, comme elle l'avait été avec Scarron ?

Habituons-nous donc à regarder le Légitimé presque comme le fils de madame de Maintenon, et occupons-nous de sa chère personne.

En vérité, jamais une éducation ne fut plus habilement dirigée que celle du Légitimé. Il eut des précepteurs de toutes sortes, entre autres Chevreau et Malézieu ; il se forma au contact des illustrations de l'époque. Le bon La Fontaine, qui avait déclaré ne vouloir bâtir des temples que pour madame de Montespan, dédia à M. du Maine une fable intitulée : Les dieux voulant instruire un fils de Jupiter, qui commence ainsi :

Jupiter eut un fils qui, se sentant du lieu

Dont il tirait son origine,

Avait l'âme toute divine.

L'enfance n'aime rien : celle du jeune dieu

Faisait sa principale affaire

Des doux soins d'aimer et de plaire, etc.

L'âme toute divine de M. du Maine attirait à lui des admirateurs, et, sans cloute pour prouver réellement que le Légitimé était un fils de Jupiter instruit par les dieux, madame de Maintenon avait fait imprimer, en 1677, le recueil de ses thèmes, sous ce titre : Œuvre d'un jeune enfant qui n'a pas encore sept ans. Les courtisans ne manquèrent pas de lire ces devoir ; d'écolier et de les trouver magnifiques, inimitables, sublimes !

Une question s'agita dans le for intérieur des personnages importants de la cour : — M. du Maine a-t-il ou n'a-t-il pas beaucoup d'esprit ?

Les uns, Saint-Simon surtout, se décidèrent pour l'absence des facultés de l'esprit ; les autres accordèrent au prince iii bon sens remarquable ; d'autres, enfin, vantèrent sa douceur, sa jovialité et ses bons mots.

De fait, M. du Maine possédait d'immenses qualités, une instruction solide, un caractère soumis. C'était un homme bien élevé, propre à tout, sans ère supérieur en rien, vrai fils de prince, capable de conserver des positions acquises par droit de naissance, mais incapable d'en acquérir par droit de talent. D'un tempérament calme, d'une nature aimante, sage par principes et par habitude, assez brave pour qu'on n'osât pas plaisanter sur sa prudence, assez prudent pour qu'on ne redoutât pas les éclats de sa bravoure, — il devait nécessairement être un mari modèle faire le bonheur d'une femme.

A rage requis pour ce grand acte qu'on nomme le mariage, M. du Maine fit connaître son intention d'allumer les flambeaux de l'hyménée. Son père essaya de l'en dissuader par tous les moyens possibles, et s'appuya mémo sur une raison peu agréable pour le Légitimé. Le roi dit franchement à son fils que ce n'était pas à des espèces comme lui à faire lignée.

Mais le Légitimé avait, peu d'années auparavant, manifesté ses opinions sur les liaisons illicites. On n'a pas oublié la conversation qui eut lieu entre M. du Maine et Louis XIV, à l'occasion des projets formés par ce dernier pour élever jusqu'à lui la gouvernante.

En cette occasion, comme toujours, madame de Maintenon intervint, donna gain de cause à son ancien élève, et parvint modifier l'opinion du monarque.

A qui allait s'unir un prince que tout le monde chérissait ou jalousait ? Quelle heureuse princesse deviendrait, par une telle union, la belle-fille de Louis XIV ?

Les ambitions s'éveillèrent. Il y avait, dans le mariage du Légitimé, quoi brouiller la moitié des courtisans avec l'autre moitié.

En ce temps vivait le fils du grand Condé, dont le seul exploit et la seule gloire fut d'avoir sauvé la vie à son père, dans la bataille de Sénef. Monsieur le Prince, — tel était son nom à la cour, — menait à Chantilly une existence de tyran domestique.

Très-maussade et très-quinteux, M. le Prince divertissait quelquefois la cour du grand roi par des manies, des excentricités — voisines de la folie. Il était sujet à des vapeurs. Mais Louis XIV imposait tellement par sa présence, que M. le Prince éprouva un jour un désagrément sans pareil dans la chambre royale. M. le Prince s'imaginait souvent être transformé en chien, et aboyait alors de toutes ses forces. Saisi d'un de ces accès devant le roi, il n'y résista pas, malgré la majesté du témoin, et se retira seulement vers la fenêtre. Là, il mit la tète dehors, étouffa sa voix autant que possible, et fit toutes les grimaces de l'aboiement.

M. le Prince avait trois filles qu'il tourmentait sans cesse, et qui aspiraient au jour où elles prendraient leur volée pour passer de l'esclavage paternel aux chaînes dorées du mariage. Ces trois filles étaient extrêmement petites. La première, pleine d'esprit et de raison, fort belle d'ailleurs, avait un pouce de moins que la seconde. Celle-ci espérait donc échapper, avant son aînée, au joug de M. le Prince.

En 1686, Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, mademoiselle de Charolais, n'avait encore que dix ans, et déjà elle avait perdu un futur mari dans la personne du comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV et de madame de La Vallière, légitimé, et mort amiral de France.

Apparemment prédestinée à des Légitimés, Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon fut une de celles auxquelles on pensa pour M. du Maine.

La petite-fille du grand Condé avait néanmoins une rivale redoutable. Une de ses cousines, fille de madame. Charlotte-Elisabeth de Bavière, princesse Palatine, aspirait à l'honneur de devenir duchesse du Maine, princesse de Dombes, duchesse d'Aumale, comtesse d'Eu.

Mademoiselle de Charolais possédait peu d'agréments physiques. Elle avait un bras incommodé, qui paraissait plus court que l'autre, et qu'elle ne pouvait aisément allonger. Quelques méchantes langues prétendaient qu'elle avait en une maladie scrofuleuse, qu'elle était ainsi estropiée à cause des drogues dont elle avait trop usé pour obtenir guérison. Elle ne manquait pas d'esprit ni d'ambition, et promettait d'être impérieuse comme son père.

En dépit de la princesse Palatine, et de Mademoiselle, qui avait dit : Si la fille du grand Condé épouse le fils de madame de Montespan, cela fera un beau couple, un boiteux et une manchote, l'affaire s'arrangea au bénéfice de la maison de Bourbon.

Le mardi, février 1692, vers cinq heures du soir, Louis XIV envoya chercher M. le Prince, et lui proposa le mariage de M. du Maine avec mademoiselle de Charolais sa fille. Le lendemain il adressa à la princesse une demande officielle.

Selon le cérémonial exigé, M. le Prince reçut le roi au bas. du grand escalier, et madame la princesse à la porte de son appartement, dans la galerie. Louis accabla d'amitiés Anne-Bénédicte de Bourbon, puis la princesse de Conti, sa sœur ; el il déclara que le mariage projeté serait célébré au retour d'un voyage que la cour allait faire à Compiègne.

On ne parla bientôt plus, à Versailles, que de ce grand événement.

Une rupture éclata entre la princesse de Condé et la Palatine ; mais Anne-Bénédicte ne s'en préoccupa guère. Son rêve s'accomplissait.

Tout était sur pied pour monter la maison du Légitimé. Le roi ne dédaigna pas d'entrer dans les détails du mariage. Il donna à M. de Montchevreuil le soin de gouverner la maison de M. du Maine, ce que celui-ci désirait depuis longtemps ; madame de Saint-Vallery fut dame d'honneur. Louis XIV offrit en cadeau à mademoiselle de Charolais 100.000 francs, comme c'était d'habitude pour les princesses du sang qui se mariaient. Il dépassa les usages en faveur de son fils bâtard : au lieu de 50.000 écus accordés d'ordinaire aux princes du sang, le duc du Maine reçut un million.

L'avant-veille de la cérémonie nuptiale, Louis envoya à sa future belle-fille deux parures admirables, estimées à 200.000 fr., l'une de diamants, et l'autre de pierreries de toutes couleurs. Ce fut le roi d'Angleterre qui donna la chemise au marié.

A peu près sur la fin du carême de 1692, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi, et toute la cour se réunit à Trianon, où il y eut appartement et grand souper pour quatre-vingts dames en cinq tables, tenues chacune par le roi, Monseigneur, Monsieur, Madame, et la nouvelle duchesse de Chartres — depuis duchesse d'Orléans. Le 19 mars, sur les six heures, le mariage fut célébré, à la messe du roi, par le cardinal de Bouillon, — honneur pareil à celui qui avait été accordé au duc de Chartres — depuis régent de France.

Non-seulement madame de Montespan n'assista pas au mariage, mais elle ne signa point aux contrats. Pour elle le cilice et les jeûnes ! Madame de Maintenon remplissait le rôle de mère, à l'égard du Légitimé.

Faut-il parler des soupers, des dîners, des musiques, des jeux, — hombre ou portique, — qui eurent lieu à l'occasion de cette union célèbre, et, comme on le verra, si déplorable par ses conséquences ? Louis XIV donna un festin royal.

Anne-Bénédicte de Bourbon n'avait plus qu'à soigner les intérêts de son ambition. Elle pouvait maintenant prendre une position influente près de son beau-père. Mais dans quel milieu se trouvait-elle !

Le luxe des meubles, des appartements et des costumes, était indispensable à la cour de Louis XIV ; il donnait un peu de charme à la réunion, dans les grands ou petits appartements, de plusieurs princes pour qui la nature avait été une marâtre.

Sous d'immenses perruques disparaissaient les vices de la tête, comme, sous Louis XV, les paniers prêtèrent secours aux tailles mal faites. Quiconque ne se montrait pas magnifique était sûr de déplaire au monarque. Celui qui avait de beaux chevaux lui devenait agréable ; celui qui avait demandé, qui avait obtenu la permission de bâtir un hôtel à Versailles ou à Fontainebleau, prenait large place en son cœur.

C'est que rarement on vit rassemblés, au Louvre, ou à Marly, ou à Versailles, autant de personnages malheureux sous le rapport physique. Les incurables s'y étaient donné rendez-vous. Et cela prêtait à rire au peuple, qui souffrait, lui, de la famine et de la misère, qui, faute de pain, se nourrissait de caricatures, viande creuse mais si agréable au goût.

Représentez-vous Marie-Thérèse d'Autriche, maigre, sèche et fort petite ! Ses ridicules la donnaient en spectacle : elle avait toujours peur, à table, qu'on ne lui laissât pas de quoi dîner. Étrange crainte chez une reine ! En mourant elle dit :

— Voilà le seul jour heureux de ma vie !

Ses dents étaient noires et cassées, — parce qu'elle prenait sans cesse du chocolat, selon la mode d'Espagne, prétendaient les uns, — parce qu'elle mangeait souvent de l'ail, assure la Palatine.

Henriette d'Angleterre pétillait d'esprit ; mais le sort l'avait marquée au B : bossue !

La Vallière, comme on sait, boitait un peu.

La duchesse de Berri mettait beaucoup de rouge pour cacher les marques que la petite vérole lui avait laissées sur les joues.

La duchesse d'Orléans, femme de Philippe, régent, tombait à tout instant en défaillance au bout de deux pas venait, pour elle, la fatigue excessive. Elle s'était habituée à boire et à manger couchée.

Le duc de Bourgogne, dont les qualités promettaient un excellent roi, avait une épaule plus haute que l'autre, et la princesse de Savoie, sa femme, qui, par sa malice et ses espiègleries, faisait les délices de la cour, ne possédait pas une seule dent saine dans la bouche.

Enfin, Henri de Bourbon était borgne, la duchesse du Maine manchote ; le duc du Maine boiteux.

Et Louis XIV ?... le moindre de ses défauts était une prononciation vicieuse : il appuyait un peu la langue contre les dents supérieures en parlant, et quand il voulait dire Paris, il disait Pahis. Du reste, souvent malade, il souffrit en 1686 d'une fistule, heureusement opérée, après avoir mis la cour et la ville en émoi, ce qui inspira à madame Tallemant ces quatre vers dont elle gratifia mademoiselle de Scudéry :

Avec fort peu de biens, moins encore de jeunesse,

Avec une famille aussi pauvre que moi,

Je ne demande à Dieu ni grandeur ni richesse ;

Je suis assez contente : il a sauvé le roi !

On reprochait à Louis XIV d'être trop petit, d'avoir trop d'embonpoint, de rester longtemps la bouche ouverte. Il mangeait extraordinairement. — On vit le roi engloutir, et cela très-souvent, quatre assiettes de différentes soupes, nu faisan tout entier, une perdrix, une grande assiette pleine de salade, du mouton coupé dans son jus avec de l'ail, deux bons morceaux de jambon, de la pâtisserie, du fruit et des confitures.

Cet appétit vorace, presque toujours satisfait, le forçait à de fréquentes purgations, épaississait ses humeurs, et le rendait parfois très-maussade.

A l'époque du mariage du Légitimé, on s'ennuyait énormément à Versailles, à moins qu'on ne fût chasseur ou joueur, à moins qu'on n'aimât avec passion tirer au vol et forcer le cerf, ou jouer à la bassette, au portique et au reversi. Versailles, que Louis appelait son favori sans mérite, était bien dépourvu de charmes pour la duchesse du Maine, à laquelle il fallait des divertissements. En 1702, ne donna-t-elle pas un bal masqué dans sa chambre, à Versailles, en se tenant dans son lit, à cause de sa grossesse ?

Madame du Maine, en effet, possédait à un très-haut degré cette beauté du diable, — la jeunesse, — qui vit de mouvement, de vivacité, de gaîté folle.

A peine mariée, la naine — ainsi la surnommait-on alors — ne voulut pas se plier aux coutumes des dévots ni s'enfermer, à seize ans, dans un tombeau anticipé. Elle s'étudia à complaire à madame de Maintenon, assez pour trouver en elle un appui, sans cependant l'accompagner dans ses visites à Saint-Cyr, ni se mêler de ses controverses religieuses.

La situation de madame du Maine était toute particulière, entre les courtisans déchaînés contre la reine Maintenon, et les flatteurs qui ne voyaient que par les yeux de la secrète épouse du roi.

Dès l'abord, elle prit et exerça un puissant empire sur le Légitimé, son mari. Elle éveilla dans le duc du Maine les aspirations ambitieuses, et celui-ci, homme inoffensif, entra bientôt clans une carrière nouvelle, et chercha à se créer une brillante position politique.

Madame de Maintenon, en retour des condescendances respectueuses que lui prodiguait la naine, lui voua une amitié efficace. Que ne devait pas espérer le Légitimé ! Il avait une protectrice puissante, plus une femme ambitieuse : à lui de se laisser conduire, et par celle qui n'éprouva que pour lui des sentiments quasi-maternels, et par la petite-fille du grand Condé.

Chacun sut prévoir des événements nouveaux dans l'intérieur royal.

Les princes légitimes, afin de se donner raison pleine et entière, réveillèrent contre la seconde épouse du roi, à laquelle il leur répugnait de rendre hommage, les épigrammes et les pamphlets décochés jadis à la veuve Scarron. Les ennemis du roi publièrent des libelles contre son mariage. Il parut notamment l'Ombre de M. Scarron ; l'imprimeur et le relieur furent pendus. Comme la gloire de Louis XIV à l'extérieur s'éclipsait, on fit une estampe satirique sur le monument de la place des Victoires : le roi-Dieu était enchaîné par quatre femmes, — La Vallière, Fontanges, Montespan et Maintenon. Quelques gens, à ce propos, subirent la question ou périrent à la Bastille.

Toute l'ambition de madame de Maintenon, que Louis XIV appelait Sa Raison, Sa Solidité, fut de dorer l'avenir à son cher élève, le duc du Maine. On reconnut bien vite la main qui guidait le Légitimé ; c'était celle de son ancienne gouvernante. On reconnut toujours l'esprit qui indiquait à M. du Maine la conduite à tenir : c'était l'esprit de sa jeune femme.

Dès le mois de mai 1694, le bruit courut qu'on allait faire revivre, en faveur de M. du Maine, la pairie du comte d'Eu, l'une des plus vieilles du royaume ; que le roi allait signer une déclaration encore plus favorable à son fils que celle dont Henri IV avait autrefois gratifié César de Vendôme, fils de Gabrielle d Estrées : que le Légitimé, enfin, précéderait, au parlement, tous les pairs ecclésiastiques et laïques.

A ce bruit, la cour et la ville s'agitent au plus haut point. Parmi les princes du sang légitimes, les pairs et les archevêques, des récalcitrants se montrent en grand nombre. Chacun de défendre ses prérogatives ; chacun de s'irriter, chacun d'annoncer ses prétentions, chacun de manifester sa mauvaise humeur.

On se met en campagne. Certes, le Légitimé va trop loin ! Il abuse de la faiblesse que son père a pour lui ! Conçoit-on cela ? Il ose se porter l'égal des princes légitimes, lui qui a épousé non une véritable princesse du sang, mais une poupée duc sang ! Et ce surnom vient grossir le nombre de ceux que porte déjà la duchesse.

Madame du Maine, Madame, le roi lui même traitent sérieusement la question pendante au tribunal des courtisans.

On s'accorde d'abord en ceci que le Légitimé aura beaucoup des traitements qu'on fait aux princes du sang, mais qu'en bien des choses aussi il ne sera traité que comme pair, prêtera le serment ordinaire, et ne passera point clans le parquet du parlement ; que le premier président, en lui demandant son axis, le traitera de comte d'Eu.

C'est par là qu'on distinguera entre lui et les princes du sang qu'on ne nomme par aucune qualité.

Mais, en revanche, les traitements de prince du sang qu'on lui fera seront positifs : le premier président le haranguera au nom du parlement, et lui ôtera son chapeau lorsqu'il lui demandera son avis.

Il est bien entendu que M. du Maine, avant d'être reçu, ira voir le premier président, tous les présidents à mortier, les avocats-généraux, le procureur-général, le doyen du parlement et le rapporteur ; mais il les fera avertir avant sa visite. Il n'ira voir aucun des ducs.

O subtilités de l'étiquette ! Comme ces choses sont bien dignes de préoccuper la tète de la société française !

Cela posé, les intrigues redoublent pendant trois jours.

La réception était fixée au samedi 8 mai 1694, et, le jeudi 6, la paix n'était point encore faite entre le Légitimé et les légitimes, entre le duc du Maine et les pairs.

Louis XIV ne dédaigna pas de parler personnellement à l'archevêque de Reims, de lui apprendre quel rang il voulait que son fils eût au parlement. Celui-ci, obéissant aux volontés royales, répondit qu'il se trouverait honoré de passer après M. du Maine.

Si sagement, si honnêtement parla l'archevêque de Reims, que le roi fut très-content de lui.

L'archevêque alla chez le Légitimé pour lui confirmer ses réponses à Louis XIV.

Tant de condescendance attira à l'archevêque la confiance de Louis XIV, qui le chargea d'une mission importante, — celle d'avertir tous les autres ducs que le meilleur moyen pour eux de devenir agréables à Sa Majesté serait de se trouver au Parlement, le samedi, jour fixé pour la réception.

Louis XIV avait parlé. Alors, les courtisans se plaignirent de l'archevêque de Reims, et prétendirent que celui-ci avait voulu se donner tout le mérite de l'obéissance en cette occasion.

Dans un entretien avec le roi, les trois princes du sang promirent de se trouver à la réception.

M. du Maine vint à Paris, le lendemain, 7 mai, faire les visites d'usage.

Il était décidé que son frère, le comte de Toulouse, prendrait le même rang que lui, quand il aurait une pairie, et que ses enfants malles jouiraient des mêmes prérogatives, aussitôt qu'ils auraient une pairie.

Il en avait coûté beaucoup de peine à madame de Maintenon et au roi pour régler cette affaire de préséance. Les légitimés l'emportant, leur prépondérance à la cour était doublée.

Au jour convenu, le samedi, séance solennelle au parlement, où se trouvèrent tous les pairs qui étaient à Paris, à Versailles ou à Marly. Deux membres seulement protestaient par leur absence : les ducs de Rohan et de la Force.

Dans une harangue spéciale, le premier président rendit hommage aux vertus des légitimés. Puis, M. du Maine prêta serment, et le premier président dit :

— M. le comte d'Eu, pair de France, allez prendre votre place entre M. le prince de Conti et M. l'archevêque-duc de Reims.

Tout ce qui eut lieu pour cette réception du fils de Louis XIV au parlement donna des idées au duc de Vendôme, petit-fils de César de Vendôme, légitimé par Henri IV.

Dix jours de discussions, de luttes entre les courtisans, aboutirent à faire décider que M. le duc de Vendôme, lui aussi, prendrait rang au parlement devant tous les pairs, même les ecclésiastiques, et marcherait après M. du Maine.

En vérité, les légitimés de toutes familles étaient maintenant plus en faveur que les légitimes.

Lorsque M. du Maine passait en carrosse au milieu de la foule, il produisait un grand effet. Le peuple voyait en lui le chéri de Louis XIV, un prince jeune encore, à l'air aimable, qui paraissait exempt de cette sévérité que les dévots mettaient à la mode.

Outre sa fortune particulière, M. du Maine avait pour appointements ordinaires et extraordinaires de colonel-général des Suisses, et pour l'entretenement de douze hallebardiers servant près de sa personne, la somme ronde de six mille cent soixante-quatorze livres par mois, — six mille livres pour lui, quatorze livres dix sols par mois à chacun des hallebardiers, ce qui faisait soixante-quatorze mille quatre-vingt-huit livres par an.

A une grande richesse il joignait une noblesse de premier choix. Son blason n'avait que peu ou point de pareils. Il portait de France à bidon de gueules péri en barret pour brisure. L'écu accolé et entouré des colliers des ordres du roy, la couronne d'or rehaussée de huit fleurs-de-lys de même ; le tout posé sur un manteau ducal ; deux canons acculés et montés sur leurs affûts étaient posés au-dessous de ses armes, pour marque de sa charge de grand-maître de l'artillerie de France ; et pour celle de colonel-général des Suisses, il avait six drapeaux déployés, la pointe terminée en fleurs-de-lys, et les bâtons passés en sautoir derrière le tour de ses ar.nes.

M. et madame du Maine dépassèrent en luxe ce que la cour avait de plus brillant, et, à ce propos encore, ils eurent des envieux, des ennemis. Madame du Maine effaçait toutes les princesses par ses magnifiques diamants ; M. du Maine, avec son équipage de chasse, faisait le désespoir des hommes de cour. Entre lui et, M. de La Rochefoucauld, il s'éleva une lutte implacable d'amour-propre, — pour leurs meutes de chiens !

Au reste, les prétentions des légitimés n'avaient pas tardé à prendre un caractère politique.

En mercredi, le 22 décembre 169i, l'ambassadeur de Venise se rendit à l'Arsenal, à Paris, chez le comte de Toulouse. L'ambassadeur voulait, par cette avance, plaire à Louis XIV. Après cette visite, il se proposa d'aller et alla chez M. du Maine. Celui-ci, en personnage important qu'il était, ne s'abaissa pas jusqu'à descendre l'escalier pour recevoir le Vénitien.

Là-dessus, grand débat, nouvel appel aux lois de l'étiquette. Prière à l'ambassadeur d'attendre un moment M. du Maine. L'ambassadeur se formalisa, s'éloigna sur-le-champ et ne revint pas.

Dans l'orgueil du Légitimé il entrait déjà, comme on le voit, beaucoup d'ambition. Non-seulement le duc et la duchesse du Maine voulaient traiter d'égal à égal avec les trois princes légitimes du sang, mais ils poursuivaient une idée fixe, celle de leur devenir supérieurs, soit en attirant auprès d'eux une cour de beaux-esprits, soit en essayant d'acquérir une popularité formidable.

Blessés jusqu'au fond du cœur, les légitimes n'eurent point de paroles assez méprisantes pour M. du Maine. Monseigneur le Dauphin traduisit son mécontentement en action, aux visites du jour de man 1695.

L'usage et l'étiquette voulaient que lorsqu'un prince du sang venait saluer l'héritier présomptif du trône, l'huissier de la chambre ouvrit la porte à deux battants. Cependant, Monseigneur ordonna que si M. du Maine se présentait chez lui, fût-il même en compagnie de princes ou princesses, on ne le laissât point entrer avec eux, et qu'on ne l'introduisît que quand les battants seraient refermés.

Par un raffinement de méchanceté, et pour prouver au roi, d'ailleurs, qu'il ne méprisait pas sa déclaration, mais qu'il n'agissait ainsi que dans le but d'humilier personnellement M. du Maine, Monseigneur le Dauphin n'étendit point son ordre au comte de Toulouse.

Or, M. du Maine reçut en plein l'affront. Quoiqu'il donnât la main à la duchesse de Chartres, sa sœur, il se vit refuser l'honneur des deux battants de la porte, qui furent ouverts, peu d'instants après, en sa présence, au comte de Toulouse, son frère.

Cet acte brutal du Dauphin criait vengeance. L'offensé porta plainte à son amie, à sa confidente, à sa seconde mère, madame de Maintenon. Celle-ci ressentit, pour moitié, l'affront dévoré par M. du Maine. Elle en parla avec feu au roi, le priant d'en reparler au Dauphin.

— Vous aurez beau faire, madame, répondit Louis XIV, je ne me mêlerai point de ces querelles ; et si vous aimez sincèrement M. du Maine, vous devez craindre de le mettre aux prises avec Monseigneur, qui doit un jour être son maître.

Sa Raison, sa Solidité n'insista pas ; mais elle se détermina à tout entreprendre pour assurer l'indépendance et la grandeur de son élève.

A quelques mois de là, le troisième légitimé, comte de Toulouse, amiral depuis l'âge de cinq ans, reçut de Louis XIV le gouvernement de Bretagne, — nouvelle faveur qui inspirait un peu de jalousie à madame du Maine. Les deux frères de légitimation firent, en quelque sorte, scission. Autant l'aîné inspirait de défiance, à cause des projets que nourrissait sa femme, autant le jeune plaisait aux légitimes par la douceur de son caractère, par son manque absolu d'ambition.

L'héroïque Jean Sobieski, roi de Pologne, mourut le 17 juin 1696. Madame du Maine savait que Louis XIV aspirait à mettre un prince de son sang sur le trône des Jagellons M. de Toulouse venait d'obtenir une province, M. du Maine pouvait bien obtenir un royaume !

Madame de Maintenon, à l'instigation de la petite-fille du grand Condé, continua son rôle de solliciteuse auprès de

Louis XIV. Elle tâcha de persuader au monarque qu'il devait user de son influence sans seconde en Europe pour donner une couronne à M. du Maine.

— Vos enfants légitimés, lui dit-elle, auraient, par ce moyen, un port assuré, s'ils avaient le malheur de vous perdre, Vous savez que Monseigneur ne les aime point ; qu'il voit avec colère les titres et les charges dont ils sont revêtus ; et Monseigneur, vous mort, ne respecterait en rien vos volontés, puisque, de votre vivant, il s'y montre si opposé.

Ces démarches ne réussirent qu'à augmenter la mésintelligence qui existait entre le dauphin et le Légitimé.

Le prince de Conti, proclamé roi de Pologne, le 27 juin 1697, ne jouit pas même de sa royauté ; car l'électeur de Saxe, Auguste II, aussi proclamé, ayant moins de chemin à parcourir que le prince de Conti pour se rendre à Varsovie, l'emporta sur son concurrent français. Conti alla jusqu'à Dantzig, et revint à la cour de France, où il plaisait à tout le monde, excepté à Louis XIV.

Comme elles n'avaient pu faire un roi du Légitimé, mesdames du Maine et de Maintenon ne visèrent plus, bientôt, qu'à le porter à la grande-maîtrise de l'ordre de Malte, devenue vacante, en cette même année, par la mort d'Aloi de Vignacourt.

Sans se préoccuper des obstacles qui s'élevaient encore à l'encontre de son projet, madame de Maintenon implora Louis XIV, pour qu'il fit créer le Légitimé grand-maître de Malte. Par malheur, M. du Maine n'était pas seulement simple chevalier. Les statuts de l'ordre s'opposaient à son élection. On nomma Raymond Perellos de Rocafull, Aragonais.

Désolée, presque furieuse d'échouer ainsi continuellement, Sa Raison, Sa Solidité perdit un peu de son calme ordinaire. Elle s'écria :

— Ce ne sera donc que pour le duc du Maine seul que Votre Majesté ne pourra rien faire, Sire, et de tous vos enfants le plus soumis, le plus tendre, le plus respectueux, sera le moins bien traité. Déjà Votre Majesté s'est refusée à l'envoyer en Pologne. Que deviendra-t-il s'il a le malheur de vous perdre ?

Cette plaidoirie éloquente n'eut pas de succès. Mais Louis XIV ne pouvait tenir constamment rigueur. Madame de Maintenon aidant, M. et madame du Maine reçurent de lui un présent de valeur, qui servit indirectement les plans politiques de la petite-fille du grand Condé.

Il existait, à deux lieues de Paris, une délicieuse résidence, ancienne châtellenie simple, achetée par Colbert à René Potier, duc de Tresmes, et devenue, par les soins du nouveau propriétaire, digne d'attirer l'attention des voyageurs.

Au vieux château de Sceaux avaient succédé des bâtiments et un parc superbes, auxquels les plus habiles artistes avaient mis la main. André Le Nôtre en avait dessiné les jardins ; Charles Lebrun avait couvert de fresques le dôme de la chapelle ; François Girardon et Pierre Puget avaient enrichi de leurs sculptures cette demeure qui coûta des sommes folles, qui rivalisa avec Marly, Saint-Germain, Choisy et Chantilly même.

Colbert s'était composé à Sceaux une véritable cour. Il reçut son royal maître dans cette résidence favorite, et lui donna, en 1677, une fête splendide. Le marquis de Seignelay, fils et héritier de Colbert, embellit de nouveau le château et le parc. Le marquis résidait peu dans son domaine, où il reçut aussi pourtant le roi Louis XIV (1685).

En 1700, la terre de Sceaux devint la propriété du duc du Maine. Le prix d'acquisition, fixé, dit Saint-Simon, à neuf cent initie livres (un million avec les droits), ne répondait pas aux dépenses enfouies là par Colbert. Il y avait, dans le château, beaucoup de meubles, et pour plus de cent mille livres de statues dans les jardins.

Le roi paya lui-même pour son fils légitimé les frais de l'acquisition. M. et madame du Maine s'installèrent à Sceaux.

Ainsi s'étaient approchés jusqu'aux marches du trône les bâtards de Louis XIV ; ainsi, servant d'abord la fortune de madame de Maintenon, ils avaient ensuite été élevés par la reine secrète à l'état de puissance.

Nous retrouverons M. et madame du Maine à Sceaux, au milieu de leur cour, lorsqu'ils créeront des embarras au Régent. Leur élévation, on le verra, est une des mauvaises œuvres de madame de Maintenon. Sous ce rapport, elle méritait de fixer notre attention, elle nous forçait d'entrer dans des détails circonstanciés.

Sans nous occuper des événements qui signalèrent la fin du règne de Louis XIV, arrivons rapidement aux derniers jours de la vie de ce prince, et reproduisons le dénouement du prologue que l'on vient de lire.

Il est inutile de rappeler les misères de la vieillesse du grand roi, les actes de sa cour dévote, les faiblesses et peut-être les remords de ce prince magnifique, dont l'égoïsme avait ruiné la France. Personne n'ignore ces pages déplorables de notre histoire. Hâtons-nous d'assister à l'enfantement de la Régence, et d'indiquer les revirements que la mort de Louis XIV opéra, soit dans les choses de la politique, soit dans les formes de la galanterie.