NEW YORK
- WILLIAM R. JENKINS - 1901.
Le vingt mars 1811, à neuf heures du matin, le canon des Invalides commença à tonner pour annoncer aux Parisiens qu'il était né un enfant au grand empereur Napoléon Ier. Alors on vit, de toutes parts, les habitants de Paris se mettre à leurs fenêtres, descendre à leurs portes, remplir les rues et compter les coups de canon avec anxiété. Était-ce un fils ? Était-ce une fille ? La foule écoutait calme et impressionnée. ...18, ...19, ...20, ...21 coups[1] ! ! C'est un fils, un héritier ! cria-t-on. Quelle joie ! Tout le monde semblait ne former qu'une seule famille ; on se pressait, on se serrait la main sans se connaître, l'amour pour l'empereur confondait les cœurs dans un sentiment d'allégresse. Les cloches des églises se répondirent aussitôt, des courriers partirent dans toutes les directions et Madame Blanchart, l'intrépide aréonaute4 de ce temps-là, planant' sur les environs de Paris, jetait des pièces d'argent et des bulletins pour apprendre aux populations rurales la naissance du fils de Napoléon Ier. Le soir même, la France entière connaissait l'heureuse nouvelle et les grandes villes se couvraient d'illuminations. Il y eut, dans tout l'empire, des fêtes splendides. Paris offrit à l'impératrice Marie-Louise un berceau de vermeil pour son fils. Ce berceau, véritable chef-d'œuvre de l'art, représente un navire, emblème de la ville de Paris, supporté par quatre cornes d'abondance,' près desquelles on voit les statues de la Force et de la Justice ! Au sommet, il y a un bouclier, au chiffre de l'empereur, et une Victoire qui soutient une couronne, au milieu de laquelle brille l'étoile de Napoléon ; un aiglon placé au pied du berceau fixe l'œil sur l'astre du conquérant et entr'ouvre ses ailes. Et maintenant ce berceau du fils du grand empereur, où est-il ?... Hélas ! parmi les joyaux de la couronne des souverains d'Autriche ! Environ trois mois après la naissance du jeune prince, le sept juin 1811, son baptême fut célébré avec pompe, à la cathédrale de Notre-Dame. Après la cérémonie, eurent lieu des divertissements populaires. D'abord une fête municipale à l'Hôtel de Ville. Les habitants de Paris purent alors voir leur empereur assis à la table du banquet, la couronne en tête, entouré des rois de sa famille et de princes étrangers ayant l'impératrice à sa droite et prenant son repas en public, comme les anciens monarques germaniques. Après le banquet il y eut un superbe concert, puis leurs Majestés furent invitées à passer dans le jardin factice' formé au-dessus de la cour de l'Hôtel de Ville. Au fond de ce jardin, le Tibre était figuré par d'abondantes eaux dont le cours disposé avec art, donnait une fraîcheur délicieuse. Toute la journée il y avait eu des jeux, des tournois' et des distributions de vivres' aux pauvres. A sa naissance, l'enfant impérial avait reçu le titre de Roi de Rome, et, pendant plusieurs jours, cette ville célébra le baptême de son petit souverain. Napoléon était alors à l'apogée de la gloire et du bonheur. Il avait pour son enfant une extrême affection et oubliait, en jouant avec lui, tous les soucis de la grandeur. A le voir se rouler sur le tapis avec le petit prince, le porter dans ses bras, on sentait que ce grand homme était bon père. Dès qu'il apercevait le bébé, il le saisissait, allait se placer devant une glace et s'amusait à lui faire des grimaces. A déjeuner, l'empereur prenait l'enfant sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce et lui barbouillait la figure avec un malin plaisir. Madame de Montesquiou, la gouvernante du petit roi de Rome, se fâchait, mais Napoléon riait et l'enfant paraissait recevoir, avec plaisir, les bruyantes caresses de son père. Ceux qui avaient quelque grâce à demander, étaient sûrs d'être bien accueillis' dans ces occasions-là, car l'empereur était alors de bonne humeur. Il n'y a rien d'extraordinaire à dire des trois premières années du jeune Napoléon. Il fut enfant comme tous les enfants de son âge, et l'étiquette, les soins respectueux dont on entoure les princes, étaient peu de son goût ; aussi, un matin qu'il avait été bien sage et qu'on lui avait promis une récompense, que pensez-vous qu'il demanda pour toute faveur ? La permission d'aller jouer avec des petits garçons qui faisaient des pâtés de boue dans la rue, et qu'il regardait avec envie des fenêtres de son palais. Quoique le roi de Rome fût généralement docile, il entrait quelquefois dans de violents accès de colère. Un jour, qu'il trépignait et se roulait par terre, en criant, Madame de Montesquiou ferma les fenêtres et les contrevents. Il s'arrêta tout à coup, et demanda à sa gouvernante pourquoi elle agissait ainsi. — C'est de peur qu'on ne vous entende, répondit-elle. — Ah ! il ne faut donc pas que le fils d'un empereur pleure ? — Et encore moins qu'il crie ; croyez-vous, Monseigneur, que les Français voudraient d'un prince comme vous, s'ils savaient que vous vous mettez en colère ? — Pensez-vous qu'on m'ait entendu ? — Certainement. — J'en suis bien fâché, pardonnez-moi, maman Quiou (c'est ainsi qu'il appelait Madame de Montesquiou), je ne le ferai plus. Il était aussi très indépendant, comme son père, il aimait à commander. L'empereur ne permettait jamais qu'il entrât chez lui sans être accompagné de Madame de Montesquiou. Une fois, l'enfant trouva moyen d'échapper à la surveillance de sa bonne gouvernante ; il traversa les salles du palais des Tuileries et arriva à la porte du cabinet de Napoléon. Regardant l'huissier d'un air impérieux : — Ouvrez-moi, dit-il. — Monseigneur sait bien qu'il ne peut entrer sans Madame de Montesquiou, répondit l'huissier. — Ouvrez-moi, vous dis-je, je suis le Roi de Rome. Malgré cet ordre péremptoire, la porte resta fermée ; personne n'osait enfreindre une consigne donnée par le souverain. Madame de Montesquiou qui s'était aperçue de la disparition de son élève, se mit à sa recherche et comme elle approchait, elle entendit la fin de la discussion. Aussitôt que l'enfant la vit, il courut vers elle, la prit par la main, retourna à la porte, jeta un regard foudroyant à l'huissier et, d'un ton arrogant, il s'écria : — Ouvrez-moi, maintenant. Il entra et raconta à son père ce qui s'était passé. L'empereur fut très content d'avoir la preuve que ses défenses étaient ponctuellement observées, et profita de l'occasion pour donner à son fils une leçon de discipline. Mais si le Roi de Rome avait des velléités d'emportement et de désobéissance, son cœur était sensible et bon. Voici un petit trait qui le prouve. Il s'amusait un jour à regarder par la fenêtre avec sa gouvernante ; il aperçut une femme en deuil et un petit garçon de trois à quatre ans, vêtu de noir aussi. Cet enfant tenait un papier qu'il montrait de loin au prince, comme s'il voulait le lui remettre. — Pourquoi ce pauvre petit est-il habillé tout en noir ? demanda le roi de Rome. — Sans doute parce que son papa est mort, répondit la gouvernante. — Je crois qu'il a quelque chose à me dire, reprit le prince, et je voudrais bien lui parler. Madame de Montesquiou donna l'ordre d'aller chercher la mère et l'enfant. On les introduisit tous les deux auprès du fils de Napoléon, à qui le jeune solliciteur présenta le papier qu'il avait à la main ; c'était une pétition. La dame était la veuve d'un officier tué dans une récente campagne. Le Roi de Rome attendri donna des joujoux au petit malheureux et promit de porter la supplique à son père. Il n'y manqua pas. Le lendemain, à l'heure où il avait coutume de rendre ses devoirs à l'empereur, il lui dit : — Tiens, papa, voici la pétition d'un petit garçon dont le père est mort à cause de toi ; il demande une pension pour sa mère qui est pauvre et a bien du chagrin. — Ah ! Ah ! s'écria l'empereur, tu veux déjà donner des pensions, toi ? tu commences de bonne heure ! C'est très bien. Le brevet de la pension fut expédié, ce jour-là même, avec ordre au trésor de payer à la veuve tout l'arriéré. Le bon petit prince ne laissait échapper aucune occasion de soulager les infortunes. Un jour, on l'avait conduit en visite chez une grande dame qui désirait le voir. Elle le trouva charmant, se plut à le caresser et à écouter son gentil babillage. Il contemplait d'une façon toute particulière un superbe bracelet que portait cette darne. — Cela est bien beau... dit-il enfin. Si on le donnait à un pauvre, il serait riche, n'est-ce pas ? — Sans doute. — Eh bien ! J'ai vu un mendiant, en passant dans le parc ; voulez-vous que je le fasse venir ? Il a besoin d'un habit, et moi je n'ai plus d'argent. — L'empereur donnerait, je crois, sa bourse à votre Altesse, si elle la lui demandait, répondit la dame. — C'est déjà fait, et elle est vide. J'ai rencontré tant d'indigents ! Mais vous, Madame, qui avez l'air d'être si bonne, ne voulez-vous pas donner ce bijou ? La grande dame fut émue par les paroles si naïves et si touchantes de l'enfant. L'histoire dit qu'elle promit d'avoir soin du pauvre et qu'elle le fit ; mais il est très probable qu'elle garda son bracelet. Sans entrer dans des détails historiques approfondis, il faut vous dire que Napoléon Pr avait conquis une grande partie de l'Europe ; il avait vaincu presque toutes les nations ; jamais puissance ne s'était élevée aussi haut que la sienne. Il aimait beaucoup Marie-Louise, sa seconde femme ; il chérissait son fils, il voyait en lui son héritier, son successeur au trône ; il aurait dû être satisfait de son bonheur, mais son ambition n'avait pas de bornes. Il voulait encore la guerre et encore de la gloire. Alors les souverains des diverses contrées d'Europe, qu'il avait vaincus ou dépouillés, s'unirent contre la France. La désastreuse campagne de Russie et la défaite de Leipzig, en octobre 1813, l'obligèrent à abdiquer, le 11 avril 1814. Il fut exilé à l'île d'Elbe. L'Impératrice et sou fils avaient quitté la France le 29 mars de la même année. Le roi de Rome n'avait alors que trois ans, et déjà ce tout jeune enfant semblait comprendre le malheur qui le frappait. Il montra une résistance extraordinaire lorsqu'il s'agit de partir ; on aurait dit qu'il sentait la couronne lui échapper à jamais. — Je ne veux pas m'en aller, s'écriait-il, je ne sortirai pas de mon beau château des Tuileries. Mon père me l'a défendu. Et il s'attachait de ses petites mains à la rampe de l'escalier. Marie-Louise vivement émue, cessa de lutter contre l'enfant ; elle vit que c'était inutile. Enfin, le moment de monter en voiture étant arrive, il fallut qu'un écuyer du palais aidât Madame de Montesquiou à emporter le jeune prince ; c'étaient toujours les mêmes cris : — Je ne veux pas partir ! mon père l'a défendu. En passant par Orléans, où les fugitifs s'arrêtèrent, on admit auprès du Roi de Rome quelques enfants des notables de la ville ; il leur distribua des bonbons, puis il dit, avec une triste gravité : — Je voudrais bien vous en donner davantage, mais je n'en ai plus ; le vilain roi de Prusse m'a tout pris. On l'emmena à Vienne, ce pauvre petit prince patriote, chez son grand père, François Ier, empereur d'Autriche. Là commença pour lui, l'apprentissage du malheur. D'abord la mère et l'enfant furent relégués au château de Schœnbrunn, où ils vécurent gardés par des sentinelles autrichiennes. Telle était la volonté des puissances alliées. Bientôt, les Français qui avaient suivi dans l'exil l'impératrice et le roi de Rome, reçurent l'ordre de retourner en France ; il ne resta auprès d'eux que Madame de Montesquiou, Madame Soufflot, sous-gouvernante du prince, et la fille de cette dernière qui, douée d'une imagination vive et pénétrante, cultivait à merveille l'esprit de l'enfant, en lui racontant des histoires à sa portée. On leur laissa aussi Madame Marchand, leur femme de chambre, — mère du valet de Napoléon Ier. Mais tout à coup, le bruit courut dans le palais de Schœnbrunn, que l'Empereur était rentré en France et avait reconquis son trône. Ce fut pendant la nuit que Marie-Louise apprit cette nouvelle ; elle courut à la chambre de son enfant, l'éveilla en le couvrant de baisers et de larmes. — Qu'as-tu, maman ? demanda le petit roi effrayé. Elle se pencha vers lui et répondit à voix basse : — L'empereur est à Paris. — Mon papa est aux Tuileries, s'écria le prince, alors, partons, allons le retrouver ! Hélas ! le roi de Rome ne devait pas revoir ce père qu'il aimait tant ! Une coalition formidable se forma contre le géant des batailles, et, après la sanglante défaite de Waterloo, le dix-huit juin 1815, Napoléon abdiqua une seconde fois et fut emmené à l'île de Sainte-Hélène, où il resta captif jusqu'à sa mort, en 1821. D'autres chagrins étaient réservés au fils de Napoléon. Les alliés avaient décidé de son sort. D'après les conditions d'un traité, il fut séparé de sa mère, qui reçut le duché de Parme avec l'ordre d'aller en prendre possession et d'abandonner son enfant. Il ne faut pas plaindre Marie-Louise, car son cœur était indifférent et dans la jouissance de sa nouvelle dignité, elle oublia vite son époux et son fils. Déjà, avant le départ de sa mère, le pauvre enfant avait été privé de sa bonne gouvernante, Madame de Montesquiou, puis de ses sous-gouvernantes. Il ne lui restait, de tous les Français attachés à sa personne, que Madame Marchand, dont le fils, serviteur fidèle du grand empereur, partagea la captivité de son maître à Sainte-Hélène. Cette femme, toute dévouée au petit prince, était avec lui la nuit et une partie du jour ; c'était elle qui recevait ses premières paroles à son réveil, qui le soignait. On eut la cruauté de l'éloigner. En septembre 1815, alors que l'enfant n'avait que quatre ans et demi, on lui donna un gouverneur allemand, le capitaine Foresti. Jusque là, le roi de Rome n'avait parlé que français ; il se cramponnait à cette langue comme il s'était cramponné à l'escalier des Tuileries, à l'heure où il avait fallu quitter ce palais. Écoutons ce qu'a écrit le capitaine Foresti, au sujet de son jeune élève. Quand nous voulûmes essayer de faire prononcer au prince quelques mots allemands, il opposa une résistance désespérée. Jamais ! jamais ! s'écria-t-il. On eût dit, qu'en parlant cette
langue, il craignait d'abdiquer sa qualité de Français. Il soutint, fort
longtemps pour son âge, cette résolution qui dut s'évanouir enfin. — Eh bien, oui, j'apprendrai l'allemand, dit-il, mais je veux toujours et avant tout, parler comme mes anciens pages. Ses pages, pauvre petit, c'étaient ses camarades, ses amis ! Afin de stimuler son émulation, car les leçons l'ennuyaient, on lui donna pour compagnon d'études, Émile Gobereau, enfant d'un valet de chambre français de Marie-Louise. Le fils d'un domestique pour émule, à lui, le fils du grand empereur ! Cependant rien ne pouvait faire oublier au prince son illustre origine ; tout son cœur était pour son père et pour la France. On se mit à lui enseigner l'histoire de Napoléon Ier, au point de vue autrichien ; rien n'avait d'effet. Quand on l'acclamait dans les rues de Vienne, il disait tristement : — Tout cela est fort beau, mais je vois bien que je ne suis plus roi de Rome, je n'ai plus de pages. Le jeune Napoléon avait d'excellentes qualités ; il était bon pour ses serviteurs, plein d'égards pour ses gouverneurs, mais défiant ; il ne cédait qu'au raisonnement. S'il se fâchait contre quelqu'un, il ne gardait jamais rancune, et était toujours le premier à tendre la main et à prier qu'on oubliât ses torts. Il avait, dès son enfance une telle énergie de caractère, qu'il se corrigeait aussitôt qu'il pouvait connaître une de ses fautes ou un de ses défauts. Ses résolutions étaient irrévocables ; en voici un exemple : Pour donner plus de force à ce qu'il disait, il avait l'habitude de prononcer le mot vrai, d'un air presque solennel en levant sa petite main avec beaucoup de grâce. Le douze décembre 1815, il avait donc quatre ans et neuf mois, il devait adresser un compliment à sa mère, pour l'anniversaire de cette dernière. On lui fit quatre vers dans la composition desquels entrait le mot vrai. On le lui fit remarquer. Il savait parfaitement le quatrain. — Ce mot est là, ajouta-t-on, parce que votre Altesse a l'habitude, la manie de s'en servir. L'enfant devint sérieux ; il né répondit rien, mais il fut impossible de lui faire réciter les vers, il n'en dit pas la raison, seulement, jamais plus il n'eut recours au mot vrai pour appuyer ses affirmations. Digne fils du plus grand guerrier du monde, le roi de Rome avait les goût belliqueux. Un jour, le peintre Hummel faisait son portrait : — Je veux être soldat, dit-il, je me battrai bien, je monterai à l'assaut. — Mais, prince, hasarda l'artiste, les baïonnettes vous repousseront peut-être. — Est-ce que je n'aurai pas une épée pour les écarter ? repartit-il fièrement. Il n'avait que cinq ans. Son grand père, l'empereur d'Autriche, l'aimait extrêmement ; il en faisait son compagnon inséparable ; ils prenaient ensemble leurs repas. Longtemps, au fond du cœur, l'aïeul espéra un trône pour son petit-fils... mais son bon vouloir fut paralysé par l'opposition qu'il rencontra de la part des archiducs, ses fils, et par la haine de la Sainte-Alliance, qui enchaînait le fils à Schœnbrunn comme le père à Sainte-Hélène. Le jeune prince était toujours tourmenté par une extrême curiosité concernant l'histoire de son père, et les causes de sa chute. Un jour, il s'approcha de son grand-papa et lui dit : — Quand j'étais à Paris, j'avais des pages ; n'est-il pas vrai qu'on m'appelait roi de Rome ? Qu'est-ce que c'est que d'être roi de Rome ? — Mon enfant, répondit François Ier assez embarrassé, à mon titre d'empereur d'Autriche, je joins celui de roi de Jérusalem ; vous étiez roi de Rome comme je suis roi de Jérusalem. Cette réponse évasive ne le satisfit pas, mais il savait se taire ; jamais une plainte, un regret ne lui échappait ; il renfermait tout dans son cœur. En 1818, on lui retira non seulement son titre de roi de Rome et son nom de Bonaparte, mais aussi son prénom de Napoléon. On décida qu'il s'appellerait François-Charles-Joseph, duc de Reichstadt ; les armes impériales de France disparurent de son blason et furent remplacées par celles de la maison d'Autriche. Le 22 juillet 1821, le capitaine Foresti fut chargé par l'empereur d'Autriche, d'apprendre au prince la triste nouvelle de la mort de l'illustre Napoléon. Le capitaine, très ému de cette mission, était d'une pâleur mortelle. — Vous souffrez, capitaine, dit le duc de Reichstadt. — Oui, Prince, je souffre, non de la douleur que j'éprouve, mais de celle que je vous apporte. Le jeune Napoléon devina à l'instant la fatale vérité. — Oh ! mon père ! s'écria-t-il en sanglotant, ils ont tué leur victime ! Il n'avait que dix ans et déjà il comprenait l'odieuse conduite des puissances alliées ! Il reste peu de chose à ajouter sur l'enfance de notre héros. Toute la ville de Vienne s'accordait à faire l'éloge de son esprit, de ses talents, de sa rare intelligence. Ce qui le distingua toujours, ce fut l'amour, l'admiration pour son père et la vénération qu'il conserva pour sa mémoire. On avait tourné toutes les idées du jeune Napoléon vers la carrière des armes. Dès l'enfance, il avait porté l'uniforme, l'uniforme autrichien, sous lequel battait son cœur français ! Il reçut une brillante éducation. L'empereur d'Autriche tint surtout à ce qu'il lût une histoire exacte de Napoléon Ier. — Je désire, avait-il dit, que le duc de Reichstadt respecte le souvenir de son père, qu'il prenne exemple de ses grandes qualités, et qu'il apprenne à connaître ses fautes, afin de les éviter et de se prémunir contre une fâcheuse influence. Je veux qu'on ne lui cache aucune vérité. Le jeune homme, profitant de l'autorisation, lisait et relisait sans cesse, jour et nuit, les ouvrages qui traitaient de l'époque remarquable du premier empire. Cette étude l'exaltait, le passionnait ; il avait, comme Napoléon, une imagination de feu. Par malheur, il était bien frêle physiquement, il s'étiolait. Longtemps il conserva le doux espoir de rentrer en France, où il y avait tant de cœurs dévoués à la cause napoléonienne. — Si la France m'appelait, disait-il, j'accourrais, et, si l'Europe essayait de me chasser du trône, je tirerais l'épée contre l'Europe entière. Toutes ses espérances sombrèrent ; l'empereur d'Autriche sacrifia son petit-fils à d'indignes considérations de politique. Quand le jeune prince apprit que c'en était fait' pour lui de l'empire français, il tomba dans la stupeur ; son agonie morale commença. C'étaient l'usage et l'ordre établis que les membres de la famille impériale autrichienne passassent par tous les grades de l'aminée. Dès 1830, l'ex-roi de Rome avait été nommé lieutenant-colonel, mais, malgré son vif désir, il n'avait encore fait aucun service militaire régulier, à cause de la faiblesse de sa constitution. Enfin, en juin 1831, on le crut assez robuste pour lui confier un régiment avec le grade de colonel. Il se montra passionné pour ses nouvelles fonctions ; poli à l'égard des officiers, bon envers ses soldats, dont il devint bientôt l'idole, il avait recueilli en héritage quelque chose du prestige paternel. Hélas ! dès le quatrième jour de son commandement, il eut la voix enrouée ; on attribua cela au manque d'habitude, car les germes du mal terrible qui devait l'enlever, n'étaient pas encore visibles. Mais de légères attaques de toux commencèrent à se manifester ; cette toux, jointe à une grande faiblesse après les exercices, était un symptôme alarmant. Il y avait dans la constitution du duc, comme dans sa destinée, quelque chose d'anormal ; il avait l'estomac tout petit et le cerveau énorme ; ses souffrances morales, d'autant plus profondes qu'elles étaient secrètes, avaient miné ce corps si frêle. Pauvre jeune homme !... obligé de refouler ses désirs et ses vœux dans le fond de son âme, il menait une vie pleine de contradictions et de difficultés. Il aimait et révérait son grand père sans pouvoir oublier que c'était son geôlier ; son père lui avait ordonné dans son testament, de se souvenir toujours qu'il était prince français, et l'inexorable arrêt du sort faisait de lui un prince autrichien ! Pour échapper à ses poignantes' réflexions, il s'étourdissait par une activité qui dévorait son reste de vie. Dès cinq heures du matin, il était à l'exercice, et cela n'empêchait pas le travail intellectuel du soir. Il passait plus de temps à la caserne qu'au palais. Rien ne lui plaisait comme de monter des coursiers fougueux ; il domptait un cheval rétif comme il aurait voulu dompter le destin. Mais cet emportement était au-dessus de ses forces ; que de fois son médecin, le docteur Malfatti, le surprit-il couché sur un canapé, épuisé, presque défaillant ! — J'en veux, disait-il un jour, à ce malheureux corps qui ne peut pas suivre la volonté de mon âme. — Il est fâcheux, en effet, lui répondit son médecin, que votre Altesse n'ait pas la faculté de changer de corps comme elle change de chevaux, niais prenez garde, monseigneur, ménagez-vous : vous avez une âme de feu dans un corps de cristal. En effet, il dormait à peine quatre heures, mangeait peu ; son existence était concentrée dans le mouvement du manège et des exercices militaires. Il maigrissait à vue d'œil ; son teint devenait livide, et cependant il disait invariablement : — Je me porte parfaitement. Au mois d'août de cette même année (1831), il fut atteint d'une fièvre catarrhale ; tout ce qu'on put obtenir fut qu'il gardât la chambre un jour ! Sur ces entrefaites, le choléra-morbus éclata. Inaccessible à la crainte, le duc ne voulait pas se séparer de ses soldats. C'était sublime, mais il fallait sauver ce jeune héros d'une position qui tendait à le détruire. Le docteur Malfatti n'hésita pas ; il présenta à l'empereur d'Autriche un mémoire qu'il lui lut en présence du duc de Reichstadt, et dans lequel il exposait le danger que courait le prince. — Vous venez d'entendre le docteur, dit l'empereur François, en se tournant vers son petit-fils, vous vous rendrez immédiatement à Schœnbrunn. Le duc s'inclina, mais, blême de colère, il jeta un regard de reproche à son médecin et lui dit à voix basse : — C'est donc vous qui me mettez aux arrêts. Pendant longtemps, il lui en voulut, puis il lui pardonna, car il aimait bien le savant docteur. Deux mois de repos absolu furent comme un baume vivifiant pour les organes délabrés du duc ; ses forces se rétablirent ; son visage perdit sa teinte livide. Il dormait huit heures de suite et les douleurs de la poitrine disparurent. Si, à cette époque, on l'eût envoyé dans un climat plus doux, on eût probablement prolongé ses jours. Mais, terminons l'histoire de cette vie si triste et si courte. Le duc avait vécu dans une tranquillité relative pendant l'été et les premières semaines de l'automne. En novembre, il revint à Vienne avec la cour ; il passa l'hiver au palais impérial. A force' d'énergie morale, il parvenait à dissimuler ses souffrances et à donner le change sur l'état de sa santé ; son visage, toujours beau, malgré la maladie, conservait un calme inaltérable. Au début de l'année 1832, sa dernière année, il éprouva du mieux et obtint, le deux janvier, l'autorisation de reprendre son service militaire. Au bout de quelques jours, il fut saisi par la fièvre et obligé de retourner au palais. A partir de cette époque, ses forces allèrent en déclinant. Parfois il s'imaginait qu'il dompterait le mal, d'autres fois, il se sentait broyé par une main de fer qui l'étreignait et le faisait plier. Monsieur de Prokesch, son ami, a dit : Le prince a succombé au chagrin qui le dévorait, résultat de
l'inactivité à laquelle étaient condamnées ses nobles facultés. Il m'est
impossible de renoncer à la conviction qu'une jeunesse heureuse et active aurait
contribué à fortifier le corps, et que l'arrêt qu'a subi le développement des
organes, a été le résultat des souffrances morales. Ainsi parlait son véritable ami ; son confident, le seul être à qui il ouvrait son cœur. Et l'empereur d'Autriche, descendant au fond de sa conscience, pensait sans doute de même et regrettait de n'avoir pas, en 1815, fait de son petit-fils Napoléon II, l'empereur des Français. Le duc de Reichstadt s'installa pour la dernière fois à Schœnbrunn en mai 1832. Il s'affaiblissait visiblement ; cependant, grâce à la belle saison, ses médecins lui permirent de prendre l'air en voiture et même à cheval, mais en lui recommandant une grande modération. Il ne tint aucun compte de leurs avis. Un jour, par un temps brumeux, on le vit parcourant rapidement, à cheval, les allées du Pratet : il prolongea longtemps cet exercice. Le soir, un peu avant le coucher du soleil, il voulut faire une promenade en voiture. Une des guides s'étant rompue, il s'élança sur la route pour y remédier ; ses forces le trahirent et il tomba sans connaissance. A la suite de cet accident, il fut atteint d'une fluxion de poitrine qui amena de graves complications. On appela en consultation les célébrités médicales, qui conseillèrent un voyage en Italie. Il était trop tard ; la vie abandonnait l'illustre malade. Il reçut les soins affectueux de la famille impériale. Sa mère arriva à Vienne, le vingt-quatre juin ; l'entrevue fut touchante et fit au duc un bien momentané... Hélas ! son mal était mortel. Bientôt il ne quitta plus le lit ; il ne lui restait guère d'espérance et il s'entretenait avec calme de sa mort prochaine. Enfin, le vingt-et-un juillet 1832, vers minuit, il s'assoupit, puis s'éveilla en sursaut : — Je succombe, s'écria-t-il, ma mère... France. Ce furent ses dernières paroles. Son corps repose à Vienne dans l'église des Capucins. FIN DE L'OUVRAGE
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