§ 1. — Des matériaux servant aux constructions navales. Je n’examine pas ici comment les Athéniens complétaient et renouvelaient leur flotte et quels moyens administratifs étaient mis en pratique pour la construction régulière des trières. Je ne m’occupe que des questions techniques ; il faut donc chercher quels matériaux servaient aux constructions navales, comment on se les procurait et quel était le prix de revient des principaux objets. La construction du bâtiment s’appelait en grec κατασκευή[1], le radoub έπισκευή[2]. Le radoub était souvent nécessaire, la trière étant construite plus légèrement que les navires modernes et se trouvant exposée à souffrir beaucoup du mauvais temps et du choc des navires ennemis. Pollux[3] fait figurer parmi les matières nécessaires aux constructions navales les planches, le fer, les clous, la poix, l’étoupe, les cordages, la cire, les chevilles, les rames et autres objets analogues, énumération faite un peu au hasard, puisqu’elle comprend à la fois et pêle-mêle des matières premières et des objets fabriqués. L’auteur de l’Écrit sur l’état des Athéniens (2, 11 et 12) cite le bois, le lin, la cire, le cuivre et le fer. On avait surtout besoin de bois de construction ; on les achetait d’avance et on en faisait provision dans les arsenaux. C’est ainsi que les inscriptions navales nous parlent de bois de construction achetés par Eubule et qui avaient en général cinq brasses de long[4]. Elles les désignent par le terme de νεΐα ; c’est aussi le mot qu’emploient les lexicographes[5] Eustathe, Hesychius, Suidas, Mœris, les Lex. Rhet. de Bekker, en l’expliquant par bois qui servent à la construction des navires. L’Attique ne fournissait presque rien de ce qui était nécessaire aux constructions navales. Encore aujourd’hui les villes grecques sont obligées de faire venir du dehors leurs matières premières, non seulement pour l’édification des navires, mais pour presque toutes leurs industries. L’auteur de l’Écrit sur l’état des Athéniens fait observer qu’il en était ainsi dès l’antiquité (2, 12) : Tous ces objets, dit-il, la mer me les procure sans que je me donne la peine de les demander à la terre ; il n’y a pas une seule ville qui en possède deux à la fois, qui, par exemple, produise en même temps du bois et du lin ; là où le lin pousse en abondance, le sol est plat et dépourvu de bois ; le fer et le cuivre ne proviennent pas de la même ville ; il n’en est pas une qui fournisse à la fois deux ou trois de ces matières premières ; l’une se trouve ici et l’autre là. On voit par là combien la flotte de commerce d’Athènes était nécessaire à l’existence de sa flotte de guerre ; c’était la première qui allait chercher dans les différents pays grecs et qui apportait au Pirée tous les matériaux nécessaires à la construction des trières, tandis que celles-ci à leur tour protégeaient les convois et assuraient la facilité des transactions en faisant régner la sécurité sur la mer. Toutes les puissances maritimes étaient obligées de se procurer par le commerce les objets nécessaires à leur marine, qu’elles ne trouvaient pas dans leur propre pays. Nous savons qu’on faisait venir certains agrès d’Égypte[6]. Quand Hiéron veut faire construire la fameuse Eikosoros, il met à contribution la Sicile, l’Italie, l’Espagne, la Gaule. Le texte d’Athénée (V, 40), qui mentionne ces opérations, est altéré, mais il est facile de le rétablir : Il fit couper sur l’Etna une quantité de bois qui aurait suffi à édifier soixante trières ; quand il l’eut fait convertir en chevilles, en couples, en montants des gaillards, il demanda à l’Italie et à la Sicile les autres objets nécessaires à la construction ; il fit venir pour les cordages une espèce de chanvre d’Ibérie ; une autre, ainsi que de la poix, des bords du Rhône, et le reste de tous les pays. La correction se justifie d’elle-même ; en effet, le premier membre de phrase est inintelligible si l’on ne supprime είς ; et si on ne le rétablit dans le second, on fait dire au texte et il faut admettre que certains pays vendaient des chevilles, des couples, etc., façonnés d’avance et pouvant entrer tels quels dans la construction du navire. Mais, outre que rien ne nous atteste le fait, ou ne nous permet de le supposer, cela n’est guère possible, puisque l’Eikosoros avait précisément des dimensions qui sortaient de l’ordinaire. Il n’est pas vraisemblable, à plus forte raison, que certains peuples de l’antiquité aient fait le commerce des navires, comme plus tard les Hollandais[7]. Nous savons seulement qu’avant la guerre du Péloponnèse les Corinthiens mirent à la disposition des Athéniens sur leur demande des navires pour combattre les Éginètes ; il semble que le cas fût prévu et permis par leurs lois[8]. De cette nécessité où se trouvaient les Athéniens d’emprunter à l’étranger tout ce dont ils avaient besoin pour leur marine résultaient plusieurs conséquences. Il leur fallait conclure avec les pays étrangers des conventions qui permissent d’exporter les matériaux indispensables. C’étaient surtout les pays situés au nord de la mer Egée dont les forêts leur fournissaient les bois de construction. Ils faisaient venir la charpente de leurs vaisseaux de la Macédoine et de la Thrace, comme leurs blés des pays riverains du Pont-Euxin. De là l’importance qu’ils attachaient à leurs colonies de l’Epithrace et les regrets que leur causa pendant la guerre du Péloponnèse la perte d’Amphipolis, qu’ils espéraient encore recouvrer à l’époque de Philippe. Ils cherchèrent toujours à éblouir et à séduire par la supériorité de leur civilisation les rois à demi-barbares de la Macédoine, et ils y réussirent quelquefois, comme à l’époque où Archélaos appela Euripide à sa cour ; ils adoptèrent donc vis-à-vis des souverains du nord une politique de ménagements ; même à l’époque de Démosthène, le peuple éprouvait une grande répugnance à rompre définitivement avec Philippe et se trouvait toujours disposé à ajouter foi à ses promesses. Bœckh[9] fait remarquer avec raison que les pays qui possédaient du bois en abondance ne le laissaient sortir que d’après des conventions très expresses. Ainsi Amyntas II de Macédoine permit aux Chalcidiens d’exporter de la poix et du bois pour la construction de leurs maisons et de leurs navires, mais à condition que le bois de sapin (έλάτινα) ne serait employé que pour les besoins de l’État, après entente préalable, le tout en payant régulièrement des droits de douane[10]. Andokidès (§ 11, éd. Blass), en parlant des pièces de bois dont on fabriquait les rames, dit qu’Archélaos, ayant avec son père des liens d’hospitalité, lui avait permis d’en exporter autant qu’il le voudrait. Il fallait donc pour cela une autorisation spéciale. Par contre, nous trouvons à Athènes un système de prohibitions concernant les objets nécessaires à la marine. Il était interdit aux industriels et aux commerçants d’en faire profiter les escadres ennemies. Je signale cet individu, dit Cléon dans les Chevaliers (v. 278 et Scol.), et je déclare qu’il exporte des friandises pour les trières des Péloponnésiens. Ces friandises, comme l’explique le scoliaste, ce sont le bois, la poix, la cire, les autres matériaux indispensables à une flotte ; ou bien, par suite d’une ressemblance des deux mots en grec, ce sont peut-être des ύποζώματα. Il est également question de cette contrebande de guerre dans les Grenouilles (v. 361 et suiv.). Il fait sortir d’Égine les marchandises défendues, comme Thorykion, ce misérable percepteur du vingtième, en expédiant à Epidaure des askômes, du lin et de la poix. Pendant la guerre contre Philippe, Timarque avait fait passer un décret qui défendait aux armateurs athéniens de vendre à l’ennemi des armes et des agrès[11]. Il s’agit ici de prohibitions particulières et qui devaient ne durer que le temps des hostilités ; mais, comme le fait remarquer Bœckh, Athènes était bien rarement en paix avec tout le monde ; il en résulte que ce qui, au premier abord, semble avoir été l’exception devenait en réalité la règle. Il est souvent question, dans les inscriptions navales, des dettes des triérarques et des remboursements opérés par eux à l’État pour les agrès qu’ils n’avaient pas rendus ou qui se trouvaient détériorés. Malheureusement, nous ne savons point si les chiffres donnés représentent le prix de l’objet, ou indiquent seulement un paiement partiel et qui doit être complété par d’autres personnes, ou au contraire s’ils ne contiennent pas une amende infligée au triérarque et qui augmente ainsi le remboursement. C’est donc uniquement par curiosité que je relève dans Bœckh[12] les prix suivants empruntés par lui aux inscriptions navales. Les pièces de bois dont on fabrique les rames (κωπεΐς) sont comptées officiellement, à l’époque de Démosthène, 3 dr. ; Andokidès prétend qu’il aurait pu les vendre 5 à l’escadre de Samos, qui manquait de tout à la fin de la guerre du Péloponnèse. Les rames en mauvais état pour trières sont, à l’époque de Démosthène, comptées 2 dr. pièce. Les deux gouvernails d’une trière semblent avoir coûté 25 dr. Le plus petit des deux crocs est taxé au moins à 7 dr., le grand mât de la trière à 37 dr., les deux grandes vergues vraisemblablement à 23 dr. Les quatre hypozômes coûtaient probablement environ 475 dr. Le nombre total des askômes est taxé à 43 dr. 2 oboles. Quatre éperons de bronze avariés sont vendus un peu plus de 520 dr. Ces données ne suffisent pas pour déterminer la valeur des agrès d’une trière ; on ne peut guère contester que celle des agrès d’une tétrère ait monté à plus d’un talent, et ce chiffre ne devait pas être beaucoup plus faible pour une trière. Quant au prix de revient de la coque de la trière, le chiffre d’un talent donné par Polyen pour l’époque de Thémistocle n’a rien d’invraisemblable. Ce chiffre devait être très sensiblement dépassé au temps de Démosthène où tout était devenu beaucoup plus cher. Nous voyons en effet, par les inscriptions, que la réparation totale d’une trière coûtait 5.000 dr. et 5.500 si elle était destinée au transport de la cavalerie. Quand il ne s’agit que de la réparation habituelle, on compte 1.200 dr. pour une trière et 1.500 pour une tétrère. § 2. — Sur les constructeurs de navires et sur l’activité qui régnait dans les arsenaux athéniens. Si les Athéniens étaient obligés de faire venir de l’étranger les matériaux qu’ils utilisaient pour leurs navires, ils les mettaient en œuvre sur leurs chantiers. Parmi les ouvriers qui travaillaient le bois et les matières dures, et qu’on nommait τέκτονες, il y en avait qui s’appliquaient plus particulièrement aux constructions navales et qui prenaient le nom de ναυπηγοί. Pollux (I, 84) a l’air de les confondre en disant : On appelle ναυπηγοί et τέκτονες ceux qui travaillent au navire. Mais Eustathe (1533, 8) les distingue, en disant que, parmi les τέκτονες, les ναυπηγοί sont une classe à part et plus spéciale. Sous ce nom, il faut comprendre ici, — et l’on pourrait citer en grec bien des exemples analogues, — à la fois les ouvriers charpentiers et ceux qui les dirigent. Chez nous, où l’on observe une hiérarchie plus rigoureuse, l’ingénieur, qui connaît à fond les mathématiques et qui a conçu le plan d’un bâtiment, est infiniment au-dessus des ouvriers qui l’exécutent. Il faut nous défaire de ces idées pour comprendre les mœurs et les usages des Grecs ; là les sciences étant beaucoup moins développées, et le sentiment de l’égalité démocratique très vif, il y avait moins de différence entre les, hommes ; Aminoklès le Corinthien, ce ναυπηγός dont parle Thucydide (I, 13), était plus qu’un simple ouvrier, et d’autre part, dans Lucien (c. 2 et suiv.), le ναυπηγός égyptien, embarqué sur le navire de commerce l’Isis, qu’il montre aux visiteurs, ne semble guère être qu’un maître charpentier. On peut donc supposer que la plupart des trières athéniennes étaient tout bonnement édifiées par des maîtres charpentiers. Cela est d’autant plus vraisemblable que, si les trières subissaient de temps en temps des modifications, comme celle qui les transforma d’aphractes en kataphractes, toutes celles d’une même période se ressemblent et présentent exactement les mêmes formes et les mêmes dimensions. Comme, d’autre part, elles étaient fort nombreuses et qu’on en construisait pour ainsi dire continuellement, les charpentiers devaient acquérir rapidement assez d’habileté pratique pour suffire au travail. Peut-être cependant avaient-ils au-dessus d’eux des ingénieurs qui joignaient des connaissances théoriques aux connaissances pratiques et qui présidaient précisément à ces transformations du navire de combat, en constatant les imperfections révélées par l’expérience et les progrès à faire. On les appelait sans doute άρχιτέκτονες. Ainsi quand Hiéron a conçu l’idée de son Eikosoros et qu’il veut la réaliser[13], il réunit de toutes parts des charpentiers et les autres ouvriers nécessaires, et choisit parmi eux Archias le Corinthien pour conduire l’entreprise. Ici même cet Archias est placé sous les ordres du célèbre mathématicien Archimède[14], de manière à n’être plus guère que le chef des ouvriers ; mais c’est là un cas spécial, dont il ne faut pas tirer de conclusions générales ; il s’agit, en effet, d’un vaisseau de proportions extraordinaires et tel qu’on n’en avait jamais vu. On conservait, en pareil cas, le devis et la description exacte du bâtiment ; c’est d’après un mémoire de ce genre d’un certain Moschion qu’Athénée décrit l’Eikosoros[15]. Il y avait naturellement des constructeurs plus habiles et plus renommés les uns que les autres. Les plus célèbres attachaient leur nom au bâtiment sorti de leurs mains. Ainsi dans le Naukléros de Ménandre[16], un personnage parlant d’un navire qui a échappé au naufrage a soin d’ajouter qu’il était l’œuvre de Kalliklès. Dans les inscriptions navales, au nom de la trière est ordinairement joint le nom de celui qui l’a construite. Parmi les ouvriers mêmes qui travaillaient sous la surveillance du maître charpentier, on distinguait plusieurs classes : les ouvriers proprement dits et les aides qui les servaient[17]. Les navires étant plus petits et construits plus légèrement que de nos jours devaient être terminés en moins de temps. Pourtant nous savons qu’on employa six mois à achever l’Eikosoros d’Hiéron, et qu’une fois le bâtiment mis à flot on y travailla encore six autres mois[18]. La construction d’une trière devait naturellement durer moins longtemps. Elle exigeait le concours d’un grand nombre de corps de métiers et de commerçants. Pollux[19] ajoute aux charpentiers, auxquels revient le travail principal, les peintres, les marchands d’étoupe, les ouvriers en fer et en cuivre, les fabricants de câbles de chanvre ou de cuir et les voiliers[20]. Disons par curiosité que les voiliers étaient peu considérés, si l’on en croit Suidas, puisque leur nom était synonyme de coquins[21]. Il faudrait ajouter bien des industries, si l’on voulait être complet et énumérer toutes celles qui étaient nécessaires à la construction, à l’entretien, à l’approvisionnement de la flotte. Elles étaient généralement exercées par des gens du Pirée, où vivait une population très mélangée, accourue de tous les points de la Grèce, subsistant grâce à la présence de l’escadre athénienne, et parmi laquelle se recrutaient les équipages de la flotte et les ouvriers des arsenaux. Cette population grossière et turbulente, composée en majeure partie de gens de mer, était bien différente de la population plus humaine, plus éclairée et plus calme de la ville. C’était la tête la plus avancée du parti radical de la démocratie. Parmi cette tourbe cosmopolite devaient se cacher bien des gens sans aveu, des aventuriers et des filous. Les habitants du Pirée avaient mauvaise réputation. Lorsque, dans Démosthène[22], Démon envoie un habitant du Pirée, Aristophon, pour surveiller un capitaine de navire qui le trompe, celui-ci s’entend avec le capitaine, et l’orateur fait remarquer qu’il y avait au Pirée des associations de coquins. Il devait y avoir aussi des ouvriers très habiles, puisque Athènes était un centre de constructions navales très important. Naturellement, les opérations que demandait la construction d’un navire étaient multiples. Pollux (I, 84) ne signale que la part prise par les charpentiers, quand il cite, parmi les termes qui désignent ces opérations, ceux de cheviller, de clouer, d’assembler, d’assujettir ; Plutarque désigne également l’office des charpentiers quand il dit[23] : Une holcade ou une trière ne se construisent qu’à force de coups ; les marteaux et les clous la déchirent ; il faut mettre en jeu les chevilles, les scies et les haches. Mais il y avait bien d’autres travaux à accomplir : on enduisait de goudron les flancs du navire, afin de les préserver le plus possible de la pourriture[24]. En outre, la trière, qui portait l’empreinte d’élégance de toutes les œuvres attiques, était souvent très ornée ; elle était décorée de peintures et de sculptures qui ne pouvaient être exécutées que par de véritables artistes[25]. Il y avait donc sans cesse une foule d’ouvriers occupés sur les chantiers d’Athènes. Si l’on veut avoir une idée de l’activité qui y régnait, il faut se rappeler le tableau que fait Aristophane du mouvement et du tapage qui se produisent dans les arsenaux à la moindre nouvelle d’un acte d’hostilité commis par les Lacédémoniens[26]. L’arsenal est rempli du bruit des pièces de bois qu’on aplatit pour en faire des rames et des chevilles qu’on enfonce avec fracas. Il ne s’agit ici que d’équiper les trières : qu’était-ce quand on les construisait ? Le bruit assourdissant que faisaient les milliers d’ouvriers occupés sur les chantiers athéniens était tel, qu’il était devenu presque proverbial. Aussi Aristophane, en parlant de la construction de Néphélococcygie ne manque-t-il pas de dire[27] : Les haches mises en mouvement faisaient un tel tapage qu’on se serait cru dans un chantier de construction. § 3. — De la différence entre la marine marchande et la marine militaire. Les μακραί νήες et les στρογγύλαι νήες. Le τριηρικός τύπος. Au premier abord, on peut se demander s’il existait un type de la trière. Nous savons, en effet, que la construction de la trière reçut chez chaque peuple des modifications importantes et des perfectionnements qui en changèrent l’aspect. Dans les trières, aphractes, comme celle de l’Acropole, les rameurs du rang supérieur sont à découvert, et par suite exposés aux coups de l’ennemi. Au contraire, dans la trière kataphracte, tous les rameurs étant protégés par le bordage, l’ennemi ne pouvait les mettre hors de combat, et le triérarque disposait pendant l’action d’une force motrice qui n’était pas soumise à de fâcheux accidents ; ainsi était assurée la régularité de la vogue. Une modification analogue s’est produite de nos jours dans la marine à vapeur, quand, au navire à aubes, on a substitué le navire à hélice ; le premier est dans un combat plus facile à désemparer et à immobiliser, puisque avec l’artillerie on atteint plus aisément les roues, que l’hélice cachée sous l’eau. Nous avons conservé le souvenir de quelques perfectionnements datés de la trière. Ainsi, pendant la guerre du Péloponnèse, il se trouva que les trières athéniennes avaient les façons de l’avant trop élancées et trop fines, et étaient facilement avariées par les trières péloponnésiennes plus massives qui les abordaient de front ; pour parer à cet inconvénient, on rendit leur avant plus court et plus trapu[28]. Nous pourrions multiplier les exemples ; en voilà assez pour montrer que la trière du temps de Démosthène devait différer sensiblement de celle qui, dans les eaux de Salamine, anéantit la flotte perse. Si nous comparons les marines des différents peuples et que nous jetions un coup d’œil sur les monnaies publiées par Graser, nous nous convaincrons que les escadres des puissances navales de la Grèce étaient composées de vaisseaux très divers d’aspect. Pour ne prendre qu’un exemple, nous voyons que le vaisseau primitif de Samos avait une forme d’avant toute particulière, et que sa proue était semblable à une hure de sanglier. Le fait ne nous est pas attesté seulement par les monuments figurés, mais aussi par les lexicographes. Didyme, cité par Hesychius[29], dit en effet que les navires de Samos sont d’une structure particulière ; ils ont la panse plus large et l’éperon obtus, de façon que leur avant ressemble à un groin de cochon. Voilà pourquoi on a dit d’un navire pareil : un vaisseau rapide de Samos qui a l’aspect d’un sanglier. La trière primitive de Samos est très différente de celle de Knide. Quant aux trières athéniennes, qui durent à leur agilité et à la supériorité de leurs manœuvres la plus grande partie de leurs succès, ce sont leurs proportions ingénieusement calculées qui leur donnaient cette précision d’évolutions, autant que la discipline et la vigueur de leurs équipages. Mais bien que les changements survenus dans les constructions navales soient assez sensibles pour rendre très diverses deux trières d’époque et de nationalité différentes, ces dissemblances ne sont pas telles qu’elles effacent complètement l’unité de type des trières. L’existence de ce type est attestée par Suidas[30], qui dit en parlant des liburnes : C’étaient des navires dont l’aspect s’éloignait du type de la trière ; ils ressemblaient plutôt aux barques des corsaires, étaient armés d’éperons d’airain, solides, kataphractes, et d’une vitesse inimaginable. Il y avait donc un type de la trière, τριηρικός τύπος, et il ne faut pas confondre ce mot avec celui de τρόπος, bien que la confusion puisse exister dans les manuscrits : τρόπος s’applique aux particularités de la construction et aux modifications accidentelles, τύπος à ce qui, chez tous les peuples et à toutes les époques, a constitué l’essence de la trière. Ainsi, il y avait des trières qui reproduisaient le caractère de la construction athénienne, et d’autres celui de la construction samienne (τρόπος) ; mais, malgré les différences de détail, c’étaient des bâtiments du même type (τύπος). Il reste donc à déterminer en quoi consistait précisément ce type. Dès le début, les Hellènes ont distingué les navires de commerce et les vaisseaux de guerre[31]. Ils désignaient les premiers sous le nom de στρογγύλα πλοΐα ou στρογγύλαι νήες, les seconds sous celui de μακρά πλοΐα ou μακραί νήες. Ces termes mêmes indiquent la différence capitale entre ces deux classes de bâtiments. La dimension qu’on cherchait surtout à accroître chez les premiers, c’était la largeur ; chez les seconds, c’était la longueur. Arrien, cité par Suidas (s. v. Ναΰς), voulant désigner un navire d’une construction particulière, dit qu’il avait à peu près la longueur d’une trière, la largeur et la profondeur d’une holcade. C’était donc le résultat d’un compromis entre les deux systèmes. D’après le scoliaste de Thucydide[32], on nommait στρογγύλη le navire de commerce, parce que les vaisseaux de guerre étaient proportionnellement plus longs. On voit en quoi différaient principalement ces deux espèces de bâtiments. Le navire de commerce destiné à transporter des marchandises doit avoir une grande capacité pour en contenir la plus forte quantité possible. Aussi le constructeur arrondira-t-il ses flancs, quitte à le rendre plus lourd et moins bon marcheur : en effet, le navire n’est pas tenu d’arriver à jour fixe, et, comme il faut viser surtout à l’économie, c’est le vent, force motrice gratuite, qui servira à le faire avancer ; d’autre part, il est nécessaire que sa coque soit développée et pesante pour faire contrepoids à l’effort du vent sur la voilure. On ne lui donnera qu’un très petit nombre de rames, pour aider à la manœuvre en cas d’avarie et dans des circonstances extrêmes. Au contraire, le vaisseau de guerre doit avoir avant tout une marche rapide ; il faut qu’il puisse secourir à l’improviste une place menacée, surprendre l’ennemi au mouillage, se jeter sur lui pendant l’action, et lui échapper par des évolutions rapides. La coque n’a pas besoin d’offrir une capacité aussi grande que celle du bâtiment de commerce, puisqu’elle ne contient que l’équipage et quelques provisions ; ces provisions étaient du reste beaucoup moins considérables que de nos jours. Enfin, on aura recours, pour le faire mouvoir, non pas à l’impulsion capricieuse du vent, mais à une force plus docile et plus disciplinée, celle de l’homme. C’est de ces considérations que la construction se déduira d’elle-même. En effet, les rameurs étant rangés le long du bord, si on veut augmenter la force d’impulsion, il faut en accroître le nombre et par suite allonger le navire. Un navire long et un navire rapide deviennent par conséquent des termes synonymes[33]. D’autre part, plus les façons du navire sont fines, moins l’eau lui oppose de résistance et plus il se déplace facilement. On dira donc volontiers, en parlant de la trière ou d’une autre espèce de vaisseau de guerre, qu’il est mince et aigu, όξύς[34]. Le navire perdra évidemment en stabilité ce qu’il gagnera en vitesse ; mais comme dans la trière il fallait avoir surtout en vue les qualités de combat et qu’au moment de l’action on n’employait qu’une partie de la voilure, le fait n’avait que peu d’importance. Comme dans tous les temps la marine de guerre, à cause de la puissance des moyens de destruction dont elle dispose, s’est arrogé la supériorité sur la marine de commerce, on réserva pour elle le mot noble de ναΰς, tandis que les navires de commerce portaient simplement le nom de πλοϊα. Les deux mots sont souvent employés l’un pour l’autre dans les auteurs et considérés comme équivalents[35]. Mais Didyme, cité par Eustathe (684, 29), dit que la différence entre ναΰς et πλοΐον, c’est que le premier est un vaisseau de guerre et le second un bâtiment de commerce. Ainsi, de nos jours, la marine militaire s’est réservé le mot de vaisseau. Dès l’origine, chez les Hellènes, le navire de guerre fut un vaisseau long. Le navire Argo lui-même porte ce titre et est conçu sur ce modèle. Ce vaisseau long, comme le montre l’inspection des monnaies publiées par Graser, dérive du vaisseau phénicien de la Méditerranée et n’a pas de rapports avec les bâtiments égyptiens de la mer Rouge. Les vaisseaux longs primitifs n’avaient qu’une rangée de rameurs, et les plus usités avant les guerres médiques étaient les Triakontores et les Pentékontores qui comptaient les premières quinze, les secondes vingt-cinq rameurs de chaque bord. Si nous en croyons Pline l’Ancien, c’est Erythræ, ville ionienne, qui eut la première des vaisseaux à deux rangs de rames ou dières (H. N., VII, 56). Thucydide nous apprend que ce furent les Corinthiens qui inventèrent la trière (I, 13). Les premiers, d’après la tradition, les Corinthiens se rapprochèrent dans les constructions navales du système actuel, et c’est à Corinthe que furent bâties les premières trières ; il semble prouvé que le constructeur Aminoklès de Corinthe édifia pour le compte des Samiens quatre trières, il y a de cela environ trois cents ans jusqu’à la fin de la guerre actuelle. C’est donc à la fin du huitième ou au commencement du septième siècle que la trière hellénique fit son apparition dans les eaux de l’Archipel. Mais l’invention nouvelle, malgré tous ses avantages, fut longtemps à se répandre ; car, d’après Thucydide (I, 14), ce n’est que peu de temps avant les guerres médiques qu’on rencontre des trières en grande quantité dans les deux marines les plus considérables de l’époque, celles des tyrans de Sicile et des Corcyréens. Les puissances maritimes antérieures ne possédaient que des Pentékontores et d’autres vaisseaux longs construits d’après le même système. Quant aux Athéniens, c’est Thémistocle qui leur persuada de construire des trières dans leurs guerres contre les Éginètes ; ce furent celles qui combattirent pendant les guerres médiques ; encore n’étaient-elles pas pontées dans toute leur longueur. |
[1] Athénée, V, 37. Ibid., 40 (en parlant de l’Eikosoros d’Hiéron).
[2] Thucydide, I, 52. Cf. Inscr. nav., passim.
[3] Onomasticon, I, 84, éd. I. Bekker, Berlin, 1846. Πιττάνια et πίσσα sont vraisemblablement deux espèces de poix ou de goudron différentes.
[4] Έφ. άρχ., Inscr., 3122, col. 2, l. 153.
[5] Eustathe, 883, 32. Hesychius, éd. M. Schmidt, Iéna, 1858-68 . Suidas, éd. I. Bekker. Berlin, 1854. Zonaras, I.-A.-H. Tittmann. Leipzig, 1808. I. Bekker, Anecd. græc. Lex. Rhet., p. 283, l. 12. Mœris, Harpocration et Mœris, I. Bekker, Berlin, 1833, p. 204.
[6] Athénée citant Hermippe, I, 49.
[7] W. Wachsmuth, Hellenische Alterthumskunde..., 2e Ausgabe. 1er Band, § 92, Halle, 1846.
[8] Hérodote, VI, 89.
[9] Staatshaushaltung..., 2e Ausgabe. 1er Band, I, 9, p. 76.
[10] Inscript. Olynth. à Vienne dans Arneth, Beschreibung der zum k. k. Münzcabinet gehörigen Statuen u. s. w., Vienne, 1846, p. 41. Sauppe, Inscr. Macedon. quatuor, p. 15 et suiv.
[11] Démosthène : π. παραπρ., p. 433.
[12] Staatshaushaltung..., 1er Band, I, 19, p. 151 et suiv.
[13] Athénée, V, 40.
[14] Athénée, V, 40.
[15] Athénée, V, 40.
[16] Athénée, XI, 48.
[17] Athénée, V, 40.
[18] Athénée, Ibid.
[19] I, 84. VII, 160.
[20] A. Jal, Glossaire nautique, Paris, 1848. Art. Voilier, ouvrier qui coupe, coud et garnit les voiles. C’est à cet ouvrage que j’emprunte tous les renseignements et définitions concernant la marine moderne. M. A. Jal, historiographe de la marine, est un guide aussi sûr quand il s’agit des navires du moyen Age et des temps modernes qu’il l’est peu pour tout ce qui regarde la trière antique.
[21] Suidas : ίστιορράφος.
[22] C. Zenothémis, p. 885.
[23] Moralia, p. 321, D.
[24] Zonaras, s. v. πιττοΰν.
[25] Voir l’arrière des nav. publiés dans l’Archæolog. Zeitung, année XXIV, oct. et nov. 1866. Schiffskämpfe auf Reliefs, par Otto Jahn, pl. CCXIV. Cf. Athénée, V, 37. Ovide, Fastes, IV, 275. Valerius Flaccus, I, 129 et suiv.
[26] Acharniens, v. 552.
[27] Oiseaux, v. 1156.
[28] Thucydide, VII, 34 et 36.
[29] Hesychius, Σαμιακός τρόπος. Cf. Hesychius : Σάμαινα et Photius, S.-A. Naber, Leyde, 1864-65 : Σάμαινα et Σαμιακόν τρόπον.
[30] Λιβυρνικαί. Graser, D. R. N., § 50.
[31] Pollux, I, 82. X, 103.
[32] Thucydide, II, 97. Cf. Lex. Rhet., Bekk., Anecd., p. 279, 10.
[33] Pollux, I, 83. Cf. I, 119.
[34] Appien, V, 106, cité par Graser, D. R. N., § 39.
[35] Suidas : νήες . τά πλοΐα.