LA TRIÈRE ATHÉNIENNE - ÉTUDE D’ARCHÉOLOGIE NAVALE

 

CHAPITRE PREMIER. — DES SOURCES D’INFORMATION RELATIVES AU SUJET. DOCUMENTS ANCIENS ET TRAVAUX MODERNES.

 

 

La question des constructions navales dans l’antiquité est une des questions les plus obscures de l’archéologie, et, bien qu’elle occupe les savants depuis la fin du quinzième siècle, elle est loin d’être résolue complètement et dans toutes ses parties. Les documents qui nous servent à l’étudier ne nous permettent pas d’arriver sur tous les points à des résultats précis et positifs ; ils sont de trois sortes : les textes des auteurs et les explications des scoliastes et des lexicographes, les inscriptions et les monuments figurés. Il faut sans cesse contrôler les uns par les autres pour remédier aux lacunes et aux imperfections qu’ils présentent. C’est à ce prix seulement qu’on peut, en s’interdisant des conjectures faciles, mais peu concluantes, espérer en tirer tous les résultats qu’ils contiennent. Il est donc important d’abord de se rendre compte de la nature de ces documents, du nombre et de la qualité des renseignements qu’ils nous fournissent et des lumières qu’ils apportent à la question.

Les seuls textes auxquels, dans un sujet pareil, on doive recourir avec une entière confiance sont naturellement les textes des auteurs contemporains, c’est-à-dire, pour ce qui regarde la trière, ceux des écrivains du cinquième et du quatrième siècle avant Jésus-Christ. Ceux-là ont vu des trières manœuvrer et combattre ; la plupart les ont montées ; beaucoup en ont eu sous leurs ordres. Ils en parlent donc comme d’une chose parfaitement connue d’eux, et ils étaient exactement au courant des questions techniques que nous nous proposons d’éclaircir. Au contraire, les écrivains postérieurs avaient sous les yeux une marine transformée et nouvelle, où la trière n’était plus le vaisseau de ligne par excellence. Nous ne pouvons donc accueillir leurs assertions que sous toutes réserves et quand, sur les points qu’ils touchent, il n’est pas intervenu de modifications profondes. Parmi les auteurs du cinquième et du quatrième siècle, aucun ne traite explicitement de la construction de la trière ; les plus considérables sont naturellement ceux qui, comme Hérodote, Thucydide et Xénophon, nous montrent des escadres en croisière ou en ligne et nous racontent les nombreuses batailles dans lesquelles elles se sont couvertes de gloire. Malheureusement, si leurs témoignages sont précis sur certains points, ils ne sont ni aussi abondants, ni aussi complets que nous pourrions le désirer, et cela pour deux raisons : d’abord, la trière était tellement familière aux citoyens d’Athènes, qui tous avaient l’occasion de s’y embarquer souvent, qu’il n’était nul besoin de leur en expliquer les particularités ; ensuite les récits de guerre des historiens grecs ne sont pas conçus avec cette exactitude scientifique, qui est un des besoins de l’esprit moderne. Ce qui domine chez eux ce sont les considérations psychologiques et morales, avec un vif, sentiment de l’art et de la composition littéraire. Quand Thucydide nous fait assister à une bataille navale, il peint à merveille les qualités et les défauts des hommes, leur attitude, leurs dispositions, leur caractère ; nous voyons par les discours du commandant son influence s’exercer directement sur ses soldats, et, une fois l’action engagée, nous recevons tour à tour l’impression des sentiments divers, des alternatives de découragement et d’ardeur, par lesquelles passent les combattants ; une bataille est donc pour les historiens anciens comme un drame, où les différents personnages jouent leur rôle selon leur caractère ; ils sortent victorieux ou vaincus de l’épreuve, selon qu’ils ont été faibles ou forts, protégés ou trahis par les dieux. Nous, au contraire, nous voulons connaître non seulement les causes morales, mais aussi les faits matériels, qui déterminent l’issue du combat ; les questions d’armement, la nature des instruments et des engins employés, les circonstances physiques tiennent chez nos historiens un rang qu’elles n’avaient pas chez les écrivains anciens.

Cette différence de points de vue s’explique d’elle-même. Dans l’antiquité, en effet, la guerre n’était pas encore devenue un problème scientifique ; les engins mis en œuvre ayant moins de puissance, les qualités individuelles du matelot, l’énergie morale du combattant, la valeur personnelle du commandant avaient une importance capitale. Il est donc naturel que les historiens anciens insistent là-dessus ; mais on comprend aussi combien, sur les questions techniques, les renseignements qu’ils nous donnent sont pauvres et insuffisants, bien qu’en plusieurs circonstances Thucydide (VII, 34 et 36) nous parle des qualités de la trière athénienne, ou même de tel ou tel vice de construction qui la rend momentanément inférieure à ses adversaires.

Heureusement ce n’est pas seulement chez les historiens qu’il faut chercher des informations sur la marine athénienne. L’habitude de la mer était si profonde chez tous les citoyens qu’elle se traduit souvent de la façon la plus inattendue, par des comparaisons et des métaphores instructives, dans Eschyle, dans Sophocle, dans Euripide, mais surtout dans Aristophane. Le langage des personnages de la comédie, qui est souvent celui du peuple et du bas peuple à Athènes, est à chaque instant rempli d’allusions intéressantes à la trière et d’expressions nautiques. Et ce ne sont pas ces figures toutes faites, passées dans le grand courant de la langue, comme celles qu’emploient souvent nos poètes, sans avoir puisé leurs connaissances nautiques ailleurs que dans les livres ; ce sont des détails précis, des termes techniques sortis de la bouche de gens du métier. C’est là du reste, pour ne pas insister davantage, une particularité qui se retrouve dans toute la littérature attique à l’époque qui nous occupe. Nous n’avons aucun écrivain qui traite ex professo le sujet de nos recherches ; mais chez tous nous rencontrons des renseignements partiels épars çà et là ; il y en a jusque dans Platon. La trière, sur laquelle reposait la puissance de la cité, est présente dans toutes les œuvres du génie athénien. Si les orateurs, dans leurs plaidoyers et dans leurs discours politiques, ne nous donnent que peu de détails sur sa construction, parce qu’ils s’occupent surtout du droit public ou privé, de l’administration générale et de la conduite des affaires, au moins sont-ils remplis d’informations précieuses sur l’organisation de la marine, sur le recrutement des équipages, sur l’autorité des stratèges, sur la triérarchie, sur les attributions du peuple et du Conseil des Cinq-Cents.

Les textes des auteurs sont souvent éclaircis et complétés heureusement par les scoliastes. Eustathe, les scoliastes de Thucydide, d’Aristophane, d’Apollonius de Rhodes, etc. doivent être tout particulièrement consultés et le sont avec fruit, quand il s’agit des choses de la marine ; mais ici nous sommes arrêtés par des difficultés d’un autre genre. Le scoliaste n’est pas un homme du métier, mais un commentateur de cabinet ; son ignorance l’expose à bien dos erreurs, et il est important de rechercher avec soin s’il tire ses explications des ouvrages spéciaux ou s’il n’a recours qu’à sa perspicacité parfois contestable et à son imagination inventive. En outre, n’étant pas contemporain de l’auteur et des usages qu’il interprète, il est à craindre qu’il n’emprunte ses renseignements à la marine de son époque et qu’il ne commette des anachronismes.

C’est précisément là ce que nous avons à redouter quand nous nous adressons aux lexicographes, chez qui les choses de la marine tiennent tant de place, à Pollux, à Hesychius, à Suidas, à Harpocration, au grand Etymologique, à Photius, à Zonaras, aux grammairiens des Anecdota de Bekker. Une trière athénienne était très différente d’une quinquérème romaine ou carthaginoise de la période des guerres puniques, d’une liburne de l’époque d’Actium et des premiers temps de l’Empire. De plus, les lexicographes ont un double but : expliquer les termes techniques qui n’étaient clairs que pour les gens du métier, et traduire dans la langue ordinaire les expressions dont se servent les poètes. Il faut donc se garder de prendre les uns pour les autres, et de confondre avec la langue usuelle des constructeurs et des marins celle qui résulte des hardiesses et des saillies de l’imagination poétique.

Enfin, comme tout ce qui concerne ces matières spéciales était inaccessible au commun des lecteurs et que les copistes reproduisaient sans les comprendre les passages qui leur étaient consacrés, ceux-ci ont été profondément altérés et nous sont parvenus remplis d’erreurs et de non sens. Il faut donc à chaque instant  relever ces incorrections et restituer par une critique sévère des phrases qui, au premier abord, semblent inintelligibles, et auxquelles on n’est pas toujours sûr de rendre leur clarté et leur physionomie primitives.

Les renseignements empruntés aux textes écrits sont depuis longtemps connus et ont été souvent mis en couvre ; mais on leur a fait dire plus d’une fois ce qu’ils ne contenaient point, et on ne les a peut-être pas utilisés complètement. Enfin, dans les ouvrages du seizième siècle, comme celui de J. Scheffer[1], ils sont publiés avec des incorrections, qu’ont fait disparaître les efforts heureux de la critique verbale. On peut donc, jusqu’à un certain pointe renouveler la question en empruntant plus largement aux lexicographes, en rapprochant leurs explications du texte des auteurs, sans s’astreindre d’avance à des hypothèses préconçues, et en essayant de porter la lumière dans des passages restés obscurs, parce qu’ils ont été défigurés par les copistes.

Du reste, la question de la marine des anciens a fait, presque de nos jours, un progrès considérable par la découverte des inscriptions navales trouvées, le 12 septembre 1834, dans des travaux entrepris au Pirée, sous la direction de l’architecte Lüders de Leipzig, pour la construction de la douane. Elles étaient gravées sur de grandes plaques de marbre de l’Hymette, encastrées dans un aqueduc de la basse époque. Ces plaques avaient été creusées intérieurement pour servir à leur nouvelle destination ; elles furent brisées en plusieurs morceaux par les ouvriers chargés de les extraire, et les lettres se trouvèrent en maints endroits endommagées par l’humidité et par le contact de la terre. Ces inscriptions et celles qui furent découvertes depuis sur l’Acropole furent publiées par A. Bœckh[2] d’après les copies en grande partie autographes du professeur L. Ross ; mais ces copies étaient défectueuses[3] et offraient sur plusieurs points des lacunes ; les mêmes inscriptions ont donc été publiées une seconde fois dans l’Έφημερίς άρχαιολογική d’Athènes[4], corrigées et plus complètes. Enfin, aux fragments déjà connus sont venus s’ajouter celui mentionné par Bœckh[5] dans le second volume de son Economie politique des Athéniens, ceux publiés par l’Έφ. άρχ., sous les n° 1355-1356 (Rangabé, Ant. hell., 2343, a, b) et 3662, et quelques morceaux assez considérables par les dimensions et le contenu qui se trouvent dans les Mittheilungen des Deutschen archrologischen Institutes in Athen[6]. Ces inscriptions sont, soit des inventaires des navires avec leurs agrès composant la flotte d’Athènes, soit le relevé des dettes des triérarques et des sommes payées par eux, soit des documents dans lesquels les Epimélètes des arsenaux font un compte exact des objets qu’ils ont reçus au moment de leur entrée en charge, et qu’ils transmettent à leurs successeurs. Dans cette série de pièces officielles, nous trouvons mentionnée une foule d’agrès, et nous obtenons sur la flotte athénienne beaucoup de renseignements qu’on ne pouvait espérer rencontrer ailleurs.

La découverte de ces inscriptions, en augmentant d’une façon inespérée la somme de nos connaissances, a donc permis de considérer comme vieillis, quoique devant toujours être pris pour base et consultés avec soin, les ouvrages de Bayf, Scheffer, Carli, Leroy, Berghaus, Böttiger, Minutoli, etc.[7] Les divers systèmes proposés pour expliquer la disposition des rames à l’intérieur du navire ont été rapidement exposés par B. Graser[8]. Quant à l’Archéologie navale de A. Jal[9], nous sommes obligés d’en tenir peu de compte, puisque l’auteur n’était pas au courant des découvertes qui, à cette époque même, changeaient la face de la question, et qu’il éprouvait, malgré les assertions formelles des auteurs anciens, la plus grande répugnance à admettre la superposition des rangs de rames dans les navires antiques. Il ne savait pas, du reste, assez exactement le latin et le grec pour pouvoir aborder avec succès la question de la trière[10].

Bœckh accompagna la publication des Inscriptions navales d’un commentaire développé, où il joignait à sa sagacité habituelle sa vaste érudition. Dans ce volume, qui forme le tome troisième de l’Economie politique des Athéniens, il élucida la question si obscure jusque-là des agrès de la trière, et arriva à des résultats dont l’ensemble restera, malgré des erreurs de détail. Mais il se borne strictement à expliquer les inscriptions dont 1a publication lui avait été confiée par le professeur L. Ross, et, par suite, il laisse complètement de côté des questions importantes, comme la construction de la coque, les dimensions du navire, et ne touche qu’en passant au problème de la disposition des rames. D’autre part, les copies qu’il avait entre les mains n’étaient pas parfaitement exactes, et, depuis, de nouvelles inscriptions ont été découvertes. Ainsi, on peut corriger ou ajouter un certain nombre de noms dans le catalogue de navires qu’il a fait dresser. Un passage important, celui où il est question des mâts secondaires de la trière, n’a pas peut-être été exactement lu par lui. Enfin, sur plus d’un point, on peut reprendre ses recherches et rectifier quelques-unes de ses assertions.

C’est l’œuvre qu’entreprirent Smith[11] et B. Graser. B. Graser, disciple de Bœckh, s’était imposé la tâche de traiter d’une façon complète la question de la trière antique. Des événements imprévus l’ont forcé à publier d’abord sous ce titre : De veterum re navali[12], une partie de son travail, celle qui est relative à l’agencement des rames. Il continua ses recherches en s’occupant des agrès dans le Philologue[13]. B. Graser comprit que, pour mener à bien son œuvre, il fallait joindre à l’érudition proprement dite l’habitude des choses de la mer et certaines connaissances scientifiques réservées d’habitude aux ingénieurs. Ainsi préparé, il mêla hardiment à l’étude des documents les calculs mathématiques et les conjectures, d’une façon quelquefois téméraire et souvent heureuse. On peut lui reprocher d’avoir trop fait prédominer sur l’étude patiente des documents l’esprit de système ; mais grâce à un ensemble hardi de conjectures et d’inductions, il eut une réponse prête à toutes les questions que soulève la trière. Il en détermina la forme, les dimensions, le tonnage, presque la hauteur des mâts. Ainsi, l’originalité de son travail consista à compléter, par des hypothèses aussi vraisemblables que possible, les renseignements que nous donnent les documents. Les résultats furent de reconstituer de toutes pièces un bâtiment solide, bien construit, capable de naviguer, et qui parut, non le fruit des veilles d’un savant confiné dans son cabinet, mais l’œuvre d’un homme du métier. Poursuivant ses études, il eut la satisfaction de leur voir donner un résultat pratique et matériel par l’édification d’un modèle de pentère exécuté sous sa direction, avec la collaboration du capitaine-lieutenant Weickhmann de Dantzig. Ce modèle, construit pour le Musée royal de Berlin, y est exposé. B. Graser en a publié un texte explicatif, accompagné de photographies en couleur[14]. Ces travaux n’ont abouti naturellement qu’à une approximation, et nous signalerons les points sur lesquels elle ne nous paraît pas exacte ; ils ont au moins le mérite de mettre sous nos yeux une représentation plastique de ce qu’était un navire à rames dans l’antiquité.

Une autre classe très intéressante de documents, ce sont les monuments figurés, dont il est inutile de faire ressortir l’importance. Ici encore s’imposent quelques observations préliminaires sur l’usage que nous devons en faire. Il faut d’abord soigneusement distinguer les époques. Ainsi, on ne peut employer qu’avec beaucoup de précautions et sous toutes réserves les birèmes de la colonne Trajane à la reconstitution de la trière athénienne. D’autre part, les navires anciens, qui figurent dans les ouvrages modernes, ont été en général et jusqu’à nos jours dessinés par des artistes qui ne connaissaient pas la destination des différents agrès, et qui, par suite, ont commis des omissions et des erreurs. Ils ont été reproduits avec une certaine négligence, et nous devons nous défier de ces publications qui n’ont pas eu lieu sous la direction d’un homme du métier. Sans énumérer ici les vaisseaux depuis longtemps publiés et connus, nous signalerons comme une des plus importantes découvertes faites sur le sujet qui nous occupe, celle du bas-relief représentant une trière, trouvé par Lenormant sur l’Acropole d’Athènes en 1852, et qui n’a été connu de Graser qu’au moment où il terminait son De re navali. Ce bas-relief, mutilé malheureusement à ses deux extrémités, nous montre la partie centrale d’une trière aphracte dans laquelle est visible la rangée supérieure des rameurs occupés à la pousser vigoureusement en avant. Nous n’avons plus besoin de nous reporter aux représentations plus ou moins fidèles qui en ont été données[15]. Nous en possédons des photographies très exactes et très nettes, et il en existe plusieurs moulages dont l’un peut se voir à 1’Ecole des Beaux-Arts de Paris.

Un des mérites de Graser, qui n’est pas moindre que celui de ses travaux théoriques et pratiques, est d’avoir notablement augmenté le nombre des navires antiques publiés ; ce qui permet de contrôler et de rectifier les résultats qu’il a obtenus. Il est seulement fâcheux pour lui que cette publication ait suivi et non précédé ses études techniques. Il a. donné, en 1867, la description des pierres gravées du cabinet de Berlin avec deux planches contenant trente-deux représentations de navires[16]. Mais, ce qui est plus important, il a recueilli sur les monnaies les types les plus anciens de vaisseaux grecs connus[17]. Ce travail, qui tient en quelques pages et qui est accompagné de figures dont plusieurs sont reproduites plus loin, repose sur l’examen de quarante-trois mille six cents monnaies grecques des cabinets de Berlin, de Paris et de Breslau ; l’auteur y a trouvé deux mille cent six représentations de navires dont l’intérêt est très grand, comme il le fait remarquer[18]. Les monnaies sont en effet au nombre des monuments les plus sûrement datés : ce sont ceux qui nous sont parvenus dans l’état d’intégrité le plus parfait. Nous ne pouvons cependant les accepter comme des images en tout point fidèles de la réalité. En effet, l’artiste était obligé de tenir compte de la forme et de l’exiguïté de l’espace qui lui était assigné et de l’imperfection des moyens dont il disposait. Ayant à représenter sur une surface ronde, qu’il fallait remplir suivant les lois de l’art, un navire dont la principale dimension était la longueur, il ne pouvait guère en respecter les proportions. En outre, s’il et voulu reproduire tous les détails d’un vaisseau aussi compliqué, aussi ingénieusement agencé que l’était la trière, il serait tombé dans une confusion absolue ; il était donc forcé de simplifier et ne pouvait qu’indiquer les traits principaux et essentiels de son objet ; voilà pourquoi les agrès ne sont d’habitude figurés que d’une façon sommaire ; certaines choses indispensables à l’existence du navire ne sont pas même indiquées. Enfin, il est presque impossible, sur une médaille, de rendre la perspective et la profondeur ; et c’est pour cela que souvent les agrès ne paraissent pas exactement à la place qu’ils doivent occuper.

Toutefois, en tenant compte de ces conditions matérielles, dont l’artiste ne pouvait à aucun prix s’affranchir, nous devons accorder à son œuvre une grande confiance ; ce qu’il représente, en effet, ce ne sont pas, comme sur les sceaux modernes, des navires de convention et de fantaisie, produits de son imagination et qui n’ont jamais eu la prétention ni la possibilité de tenir la mer. Familiarisé dès l’enfance avec les vaisseaux qu’il voyait chaque jour dans le port de sa patrie, le graveur en médailles de l’antiquité s’efforçait de traduire, avec les moyens dont il disposait, l’impression ressentie. Son œuvre est nécessairement imparfaite, mais elle est sincère : elle nous offre une image vraie d’un type daté, et nous devons l’accepter comme telle, excepté dans les cas où l’on s’est efforcé de reproduire un type antérieur qui pouvait alors subir des altérations involontaires.

Indépendamment des travaux de Graser, la liste des représentations de navires s’est encore accrue dans ces derniers temps. Le père A. Guglielmotti[19] a fait connaître en 1866 les deux navires du bas-relief Torlonia qui sont si précieux pour la connaissance des voiles et des cordages dans l’antiquité. La Revue archéologique[20] a publié d’une façon plus exacte et plus complète un bas-relief déjà connu et portant deux navires, découvert en Italie dans les fouilles faites pour rétablir l’ancien émissaire du lac Fucin. G. Hirschfeld a publié, dans les Annales de l’Institut de correspondance archéologique[21], deux curieux navires empruntés à un vase grec primitif et qui, pour leurs formes générales, ressemblent tout à fait à des cuirassés modernes. La plus grande partie des fragments de ce vase et d’autres est entre les mains de M. O. Rayet ; on y voit des vaisseaux du même caractère, mais plus instructifs encore pour l’histoire des constructions navales, entre autres un fragment de dière, dont la publication est très désirable. Enfin nous avons maintenant au Louvre les grands blocs de marbre ayant servi de base à l’admirable Niké, découverte en 1863 dans l’île de Samothrace par M. Champoiseau, vice-consul de France ; ils ont été rapportés en 1878 par M. Champoiseau ; ils formaient un piédestal, représentant l’extrémité antérieure d’une trière, qui vient d’être reconstitué par les soins de l’administration du Louvre.

Aidés de documents si importants, si divers et si nombreux, qu’il faudra sans cesse confronter les uns avec les autres, soutenu par les savants travaux de Bœckh et par les calculs ingénieux de Graser, j’espère pouvoir éclaircir bien des particularités de la construction de la trière antique ; le but de ce livre est surtout de mettre en lumière les résultats qui semblent définitivement acquis à la science et de les dégager de toute hypothèse hasardée, en attendant que la découverte de nouvelles inscriptions et d’autres monuments figurés permettent d’arriver sur tous les points à une certitude complète.

 

 

 



[1] De militia navali veterum libri quatuor, Ubsaliæ, MDCLIV.

[2] Die Staatshaushaltung... etc. 3e Band. Urkunden über des Seewesen des Attischen Staates, Berlin, 1840.

[3] J.-L. Ussing, Inscriptiones græcæ ineditæ, Havniæ, 1847, cite, dans son appendice, un certain nombre d’erreurs de Ross.

[4] Année 1857, n° 45 et suiv. Inscript. 3122 et suiv.

[5] Die Staatshaushaltung..., T. 2, p. 333 et 335. Ce fragment avait déjà paru dans l’Έφ. άρχ., sous les n° 109 et 134.

[6] 4e Jahrgang. 1e heft. Athen. 1879, p. 79 et suiv., et 5e Jahrgang, 1e heft., p. 43 et suiv.

[7] Voir la liste complète dans K.-F. Hermann, Lehrbuch der griechischen Privatalterthümer, 2e Auflage... von K.-B. Stark, 1870, § 51, note 15, p. 420. Ajoutez H.-J. Heller, Philologus, t. XIX, p. 465-576.

[8] De re navali, § 70 et suiv.

[9] 2 vol. in-4°. Paris, 1840, Mém. n° I, p. 119. Je crois fermement que jusqu’au jour où un helléniste habile aura, par une étude spéciale, fixé, dois-je dire deviné ? le sens des mots de la langue maritime grecque, tout à fait inconnue aujourd’hui, la question des galères grecques et romaines restera insoluble. Jal n’accorde que fort peu de confiance aux textes et aux monuments figurés.

[10] Aussi ne ferons-nous que mentionner, sans rien lui emprunter dans le cours de ce travail, la trirème construite sous sa direction, par M. Dupuy de Lôme, d’après les ordres de l’empereur Napoléon III, à l’occasion de la Vie de César. Comme elle est établie d’après des données purement arbitraires, elle ne nous apprend que peu de chose sur les constructions navales des anciens. Elle n’a, du reste, jamais manœuvré convenablement.

[11] The voyage and shipwreck of St Paul with a diss. on the skips and the navigation of the ancients, London, 1848. Une partie de ce mémoire a été traduite par H. Thiersch, sous ce titre : Ueber den Schiffbau und die nautischen Leistungen der Griechen und Ramer im Alterthum, Marburg, 1851. Cet opuscule est loin d’être complet, mais il est remarquable par l’esprit pratique et la netteté des vues de l’auteur.

[12] Berolini, 1884.

[13] Philologus, suppl., Bd. III, heft. 2. Untersuchungen über das Seewesen des Alterthums.

[14] Das Model eines athenischen Fünfreihenschiffs Pentere aus der Zeit Alexanders des Grossen im königlichen Museum zu Bertin, Berlin, 1866.

[15] Annales de l’Institut de correspondance archéologique, vol. 33, année 1861, p. 327-330, C. Henzen, Tav. d’agg. M., n. 2. Cf. Philologus, 19e année 1863, p. 564-572, H.-J. Heller, Tab. II, 7. Graser a signalé les erreurs du dessin des Annales de l’Institut dans l’Archæol. Anzeig., XXII, juin 1864, n° 186, Beitage, II, p. 232.

[16] Die Gemmen des königlichen Museums zu Berlin mit Darstellungen antiker Schiffe, von B. Graser, Berlin, 1867.

[17] Die ältesten Schiffsdarstellungen auf antiken Münzen, namentlich die altperzischen und die phönicischen im Vergleich mit den griechischen und den römischen Darstellungen, von B. Graser, Berlin, 1870.

[18] Ibid., p. 6.

[19] Delle due navi Romane scolpite sui bassorilievo Portuense dei principe Torlonia... A. Guglielmotti, Roma 1866.

[20] Tome 35, livraison de juillet. Pl. XIII.

[21] Tome 44, 1872, Vasi arcaici ateniesi, tav. d’aggiunta, l. k, et Monuments, vol. IX, pl. 40 (77), 3 et (78) 4.