LA TRIÈRE ATHÉNIENNE - ÉTUDE D’ARCHÉOLOGIE NAVALE

 

INTRODUCTION — LES HELLÈNES ET ENTRE LES HELLÈNES LES ATHÉNIENS SONT AVANT TOUT UN PEUPLE DE NAVIGATEURS ET DE MARINS.

 

 

Parmi les recherches archéologiques qui ont pour but de reconstituer la physionomie du peuple grec, aucune ne touche plus directement à son caractère et à sa vie que celles qui ont pour objet la marine. En effet, les Hellènes sont avant tout un peuple de marins ; c’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour bien comprendre leurs destinées et leur histoire.

Disséminés sur les rivages de la Méditerranée tout entière, ils ne considéraient pas uniquement comme leur patrie l’étroite presqu’île, à laquelle l’arbitraire de la diplomatie n’a ajouté que ses dépendances les plus proches pour former la Grèce moderne. Ils se croyaient chez eux au fond de tous les golfes où venaient mourir les flots de la Méditerranée. Nous habitons, disait Platon[1], du Phase aux colonnes d’Hercule, une étroite bande de terre qui longe la mer et nous sommes comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un étang. Cicéron (De Rep., II, 4) écrivait avec son élégance habituelle : Parmi les colonies grecques d’Asie, de Thrace, d’Italie, de Sicile et d’Afrique, quelle est, excepté Magnésie, celle que ne baigne point la mer ? La Grèce est donc comme une frange qui borde les pays barbares.

La Méditerranée était à leurs yeux la mer intérieure[2], et ils se rendaient compte de l’importance qu’elle avait sur la configuration même de leur patrie. C’est principalement la mer, disait Strabon (II, 5, 17), qui façonne les continents et leur donne leur aspect géographique, en formant des golfes, des étendues d’eau, des détroits et aussi des isthmes, des presqu’îles, des promontoires... Ailleurs, citant l’opinion d’Ephore : la mer a dans la configuration des lieux une importance capitale (VIII, 1, 3), il ajoute qu’il partage cette manière de voir et déclare, en commençant la description de la Grèce, que, pour se conformer à la nature du pays, il faut suivre les indications données par la mer. Ainsi la véritable patrie des Hellènes, c’est la Méditerranée, dont les îles, les presqu’îles, les villes côtières ne sont pour eux que l’appendice.

Ce n’est pas qu’ils occupent autour de la Méditerranée une bande de terre continue. À chaque instant, au contraire, la ligne de leurs établissements est interrompue par de vastes espaces où l’intolérance des barbares, l’insuffisance du commerce et les conditions géographiques de la contrée les ont empêchés de prendre pied. Mais à moins qu’ils n’aient affaire à un peuple rival et commerçant comme eux, les Phéniciens par exemple, qui ne les souffrent ni sur la côte de la Syrie ni dans toute la partie occidentale de la Libye, ils fondent partout des comptoirs qui sont comme les têtes de ligne des routes du commerce continental, le point de départ et d’arrivée des caravanes. Si la Hellade proprement dite et les îles de l’archipel les plus voisines sont toujours considérées comme le centre et le cœur même de la patrie, ils couvrent de leurs colonies les côtes de la Macédoine, de la Thrace, du Bosphore, du Pont-Euxin, de l’Asie Mineure. À l’opposé, le nombre de leurs comptoirs fait prendre à l’Italie méridionale le nom de Grande-Grèce, et ils arrachent aux Phéniciens une portion considérable de la Sicile. Ils cherchent à s’ouvrir l’Égypte et fondent des colonies qui fleurissent, à peine nées, en Afrique, en Espagne, en Gaule. Un peuple ainsi répandu par essaims devait forcément être un peuple maritime.

S’il n’y a jamais eu de race plus dispersée que la race hellénique, il n’y en a pas non plus qui ait conservé plus vivace la conscience de sa communauté d’origine et de son unité. Les Hellènes divisent les races humaines en deux grandes familles, eux d’une part, les barbares de l’autre[3], et, des colonnes d’Hercule à l’embouchure du Phase, ils se sentent frères. Désireux de se revoir et de se réunir, ils considèrent la Méditerranée comme la grande voie de communication qui existe entre eux. Ils en connaissent de bonne heure les humides chemins ύγρά κέλευθα ; et la bénissent comme l’unique moyeu de rapprochement entre leurs tribus éparses. C’est pour eux la source de toute leur prospérité[4].

La nature du pays lui-même favorisait d’une façon merveilleuse les goûts navigateurs des Hellènes. Nulle part la terre et l’eau ne sont plus intimement mêlées l’une à l’autre. C’est un des caractères de la Méditerranée de pénétrer profondément le continent, de s’y arrondir en golfes, de se resserrer en détroits, de se laisser découper par des caps aigus, interrompre par de grandes îles pittoresquement groupées, de sorte qu’il y avait bien peu d’Hellènes qui du haut de leurs montagnes n’aperçussent la mer et souvent de plusieurs côtés à la fois. Il est curieux d’étudier ce phénomène en allant du grand au petit et de voir comment la Méditerranée se subdivise en une foule de bassins qui reproduisent tous, avec des dimensions plus restreintes, la nature de ce grand lac intérieur. À l’ouest, elle s’étend d’abord sur une vaste surface terminée à ses deux extrémités par des détroits, celui de Gibraltar à l’ouest, le canal de Malte à l’est. Les côtes septentrionales, sans être profondément rentrantes et dentelées, se creusent en golfes spacieux ; çà et là sont semées de grandes îles, les Baléares, la Sardaigne, la Corse, la Sicile ; ces trois dernières forment une ceinture qui enserre un autre bassin plus petit et presque séparé du premier, la mer Tyrrhénienne. Mais c’est surtout à partir du canal de Malte en allant vers lest, que s’accusent les phénomènes spéciaux qui donnent à la Méditerranée un caractère si original.

L’immense bassin qui s’étend de la Sicile à la côte de Syrie est étranglé en son milieu par la proéminence de la côte d’Afrique remontant vers le nord, et par les dernières ramifications des montagnes de la Hellade qui ont poussé vers le sud l’île de Crète. Chacune de ces subdivisions mérite d’être considérée à part.

Dans la première, les côtes méridionales s’ouvrent et s’arrondissent pour donner naissance à de larges golfes, ceux de Hammamet, de Cabès, de la Syrte. Au nord s’enfonce, entre la Grèce à l’est et l’Italie à l’ouest, une mer plus étroite et plus resserrée entre les continents, la mer Ionienne. Celle-ci envoie à son tour à l’est le golfe de Corinthe étroit, sinueux, bordé de petites baies paisibles et traversé en son milieu par deux promontoires qui viennent à la rencontre l’un de l’autre ; au nord, par le canal d’Otrante, elle projette comme un grand bras allongé l’Adriatique, qui découpe toute la côte de l’Illyrie en îles, en péninsules, en promontoires décharnés de forme bizarre et capricieuse. Enfin, le dernier membre du grand corps méditerranéen est limité au sud et à l’est par les côtes monotones de la Cyrénaïque, de l’Égypte et de la Syrie ; mais, au nord, la côte sinueuse d’Asie Mineure donne naissance aux golfes d’Alexandrette et de Satalie, et vers le nord-nord-ouest se développe l’Archipel, entouré sur trois côtés par des continents et presque fermé au sud par les îles de Candie, de Scarpanto et de Rhodes ; c’est le théâtre principal de l’activité des Hellènes.

Il communique à son tour avec d’autres bassins. Au nord-est, un nouveau détroit, celui des Dardanelles, nous conduit dans une mer nouvelle, celle de Marmara, terminée à son extrémité nord-est par le Bosphore de Thrace, et la mer de Marmara est une Méditerranée en petit ; car elle a des îles, celles de Marmara et des Princes ; des presqu’îles, celle de Cyzique ; de grands golfes, ceux d’Ismid et de Moudania. Puis, si nous franchissons le Bosphore, nous trouvons encore une vaste mer libre, la mer Noire, dans laquelle s’avance une grande presqu’île dentelée, la Crimée, et, par un dernier détroit, nous arrivons dans une autre mer intérieure, la mer d’Azof. Ainsi, la Méditerranée, pénétrant les continents comme une matière molle, s’y répand en nappes liquides enserrées de toutes parts de caps aigus, qui s’avancent pareils à des jetées de ports ; semée de milliers d’îles, d’îlots, de rochers, c’est une sorte d’élément indéfinissable qui participe à la fois de la terre et de la mer.

Elle mérite surtout d’attirer notre attention dans les eaux plus particulièrement helléniques. Si vous examinez ce qu’on appelle la Grèce continentale, vous verrez que c’est une série de presqu’îles de plus en plus décharnées et rattachées les unes aux autres par des isthmes de plus en plus minces. C’est ainsi que la péninsule hellénique, détachée du massif des Balkans et projetée vers le sud au milieu des flots, est successivement resserrée par des golfes qui vont au-devant les uns des autres, comme si les mers qui l’entourent s’efforçaient de se rejoindre pour la découper en autant d’îles. Elle est étranglée entre les golfes de Volo et d’Arta, entre le golfe Maliaque et celui de Krisa, entre l’Euripe d’une part et l’extrémité la plus orientale du golfe de Corinthe de l’autre, en sorte que la péninsule attique est la dernière expression de la configuration du sol hellénique. Enfin, au sud de l’Attique, les eaux de la mer Ionienne et celles de l’Archipel, après avoir creusé les deux golfes profonds qu’on appelle golfe de Corinthe et golfe Saronique, sont séparées par un isthme si faible, que la main de l’homme le percera sûrement quelque jour. C’est par cette langue de terre qu’est suspendu au continent le Péloponnèse, découpé comme une feuille de platane[5].

Ce caractère péninsulaire des terres helléniques se manifeste tout autour de l’Archipel, où nous trouvons successivement les presqu’îles de Magnésie, de la Chalcidique, la Chersonèse de Thrace, la péninsule de Troade, celles d’Erythrée, de Milet, d’Halicarnasse, de Knide, la Pérée rhodienne. Strabon a bien compris ce caractère de la Hellade lorsqu’il dit (VIII, 1, 3) que l’aspect en est diversifié par de nombreux golfes et caps, et, ce qu’il y a de plus remarquable, par de grandes presqu’îles qui se succèdent les unes aux autres. Il semblait donc que la mer vînt trouver l’Hellène jusque chez lui pour le solliciter à s’embarquer, pour le séduire par le miroir brillant de ses flots bleus. Cicéron (De Rep., II, 4) exagère un peu quand il écrit : Le Péloponnèse est presque tout entier baigné d’eau ; excepté Phlionte, il n’existe pas de cité dont le territoire ne touche à la mer. Hors du Péloponnèse, il n’y a que les 0Enianes, les Doriens et les Dolopes qui soient éloignés d’elle. En effet, la Grèce renfermait de vastes plaines comme la Béotie, des contrées escarpées et séparées de la mer par des montagnes comme l’Arcadie, des villes purement continentales comme Thèbes, Orchomène, Tégée, Mantinée, Klitor, etc. Mais il ajoute avec raison : Parlerai-je des îles de la Grèce, qui, entourées par les eaux, semblent flotter à la surface avec leurs constitutions et leurs mœurs ?

Si l’on joint à cette disposition géographique particulière le fait que le sol hellénique est généralement rocheux et peu productif, on comprendra pourquoi il faut appliquer à la race grecque tout entière ce que Justin (43, 3) dit des Phocéens : c’est sur mer plus que sur terre qu’ils ont déployé leur activité, et l’on reconnaîtra avec M. Élisée Reclus[6] la profonde influence qu’a eue la Méditerranée sur l’accomplissement des destinées des Hellènes : La Grèce est une par la mer qui la baigne, la pénètre, la découpe en franges et lui donne un développement de côtes extraordinaire. Les golfes et les innombrables ports de l’Hellade ont fait de leurs riverains un peuple de matelots, des amphibies, ainsi que le disait Strabon ; les Grecs ont pris quelque chose de la mobilité des flots.

La navigation dans l’Archipel n’est pas seulement favorisée par la tendance de la Méditerranée à se subdiviser en une foule de bassins presque fermés et à s’introduire dans l’intérieur du pays en longs rubans liquides ; elle l’est aussi par cette multitude d’îles qui émergent du sein des vagues, diverses de forme et de grandeur, pour offrir à chaque instant un refuge assuré au marin battu par la tempête. Les unes, comme l’Eubée, s’étendent le long du continent qu’elles protègent et dont elles sont seulement séparées par un large fleuve. Les autres, comme les Cyclades, qui continuent les chaînes de montagnes de l’Eubée et de l’Attique, sont réunies en groupes pressés, et l’on passe insensiblement de l’une à l’autre. D’autres enfin, comme les îles de la côte de Thrace et les Sporades, s’élèvent en avant du continent, sur le prolongement des caps et semblent aller au-devant du marin pour lui annoncer l’approche de la terre ferme. Au milieu de ce labyrinthe d’îles semées à profusion dans la mer par excellence, dans l’Archipel, le matelot ne se voyait jamais perdu entre la terre et l’eau ; il était toujours sûr de trouver le soir une baie pour abriter sa barque, un village pour y acheter des provisions, une cabane pour dormir tranquille. Aussi n’éprouvait-il pas, en quittant son pays, l’effroi qui saisit le marin prêt à s’aventurer dans les terribles solitudes de l’Océan. Il ne s’embarquait jamais que pour de courtes traversées, et, au moment où la terre disparaissait derrière lui, une autre se montrait en face, hospitalière comme celle qu’il venait d’abandonner.

En outre, les diverses plages occupées autour de l’Archipel par la race hellénique, quoique appartenant à des continents divers, semblent se tourner et s’incliner l’une vers l’autre. Séparées du reste de la terre ferme par de hautes et infranchissables barrières, elles ont entre elles les rapports et les communications les plus faciles. La Thrace, la Macédoine, la péninsule hellénique ont derrière elles au nord des massifs de montagnes si hauts et si impraticables qu’elles semblent tourner le dos au reste de l’Europe. Au contraire, c’est vers l’Asie que leurs fleuves s’écoulent, c’est l’Asie que regardent les pentes douces de leurs fertiles vallées[7]. Aussi M. Ernst Curtius[8] insiste-t-il avec beaucoup de bonheur sur la merveilleuse correspondance qui existe entre des pays en apparence séparés et distincts, en réalité étroitement reliés par les routes humides de la mer. Les pays qui bordent des deux côtés l’Archipel se rapportent comme les deux moitiés d’un tout... L’œil se promène d’île en île ; des traversées commodes conduisent chaque jour d’une baie à l’autre... Le Grec insulaire est aussi bien chez lui à Smyrne qu’à Nauplie ; Salonique est en Europe et c’est pourtant une échelle du commerce du Levant ; malgré tous les changements politiques, Byzance passe encore aujourd’hui pour la métropole des deux côtés de l’Archipel...

Ce n’est pas l’Asie Mineure tout entière, c’est seulement l’étroite bande de terres formant les côtes qui était entrée dans le monde grec. Le centre[9] de l’Asie Mineure consiste en un haut plateau terminé de toutes parts par des falaises escarpées ; mais il y a le long de la mer une bordure de terrain d’un caractère tout à fait différent de l’intérieur : de sorte que la séparation vraie entre l’Europe et l’Asie est formée non par la mer Égée, mais par une ligne qui irait de Constantinople à la mer Lycienne en suivant le degré de longitude. Le pays à l’ouest de cette ligne a été de tout temps habité par des populations particulières, qui ont eu leur histoire et qui ont défendu leur indépendance contre les maîtres de l’intérieur du pays. Des rapports commerciaux s’établirent naturellement entre les deux rivages de l’Archipel ; tandis que des côtes de l’Eubée, de l’Attique, du Péloponnèse, les Hellènes étaient attirés vers les villes florissantes du littoral asiatique, les baies profondes et les nombreux mouillages, qui s’ouvrent de l’embouchure du Strymon au cap Malée provoquaient l’arrivée et l’établissement des Grecs insulaires.

La mer elle-même était hospitalière ; elle est si calme pendant les mois d’été qu’elle ressemble à un beau lac ; on sait d’avance l’époque où sa sérénité sera troublée par le mauvais temps et les orages ; la nature semble indiquer aux hommes l’ouverture et le terme de la navigation. Enfin, ce qui pour le marin est un grand avantage, les vents sont fixes. Au printemps, chaque matin, les Etésiens descendent sur la mer ; ils sont parfois violents pendant le jour, mais ils tombent au coucher du soleil et alors s’élève l’Embatès, le vent célébré par les poètes, qui permet au marin de venir en quelques heures d’Egine au Pirée[10]. La régularité de toute la vie de la nature, des mouvements de l’air et de l’atmosphère, le caractère doux et amical de la mer Égée contribuèrent essentiellement à ce que les habitants s’abandonnèrent à elle, à ce qu’ils vécurent sur elle et avec elle.

Ce n’est pas seulement avec le Levant que la Hellade est appelée à entretenir des relations maritimes rapides et continuelles : La Grèce n’a pas comme la Turquie le désavantage d’être à peu près complètement privée de rapports directs avec l’Occident par une large zone de montagnes difficiles et des côtes abruptes. La mer d’Ionie, à l’ouest du Péloponnèse, est, il est vrai, relativement large et déserte ; mais le golfe de Corinthe, qui traverse toute l’épaisseur de la péninsule hellénique, et la rangée des îles Ioniennes d’où l’on aperçoit au loin les montagnes de l’Italie, devaient inciter à la, navigation des mers occidentales... Les Grecs devinrent sans peine les civilisateurs de tout le monde méditerranéen de l’Occident[11].

D’accord avec la configuration géographique du sol, les premiers faits de la légende et de l’histoire, la religion et la mythologie nous montrent les Hellènes comme des navigateurs et des marins. C’est de la mer que leur viennent les premiers éléments de la civilisation, et, tandis que leur génie sommeille encore, ils sont tirés de cet engourdissement par les Phéniciens, qui s’établissent dans toutes les îles, sur toutes les plages, et, pendant une longue période de l’histoire, tiennent entre leurs mains le trafic de la Méditerranée. Habitant une étroite langue de terre entre le Liban et la mer, les Phéniciens étaient les intermédiaires naturels entre la culture orientale et égyptienne d’une part, les Hellènes de l’autre. Aussi nos premiers renseignements nous les montrent-ils fixés sur un grand nombre de points de l’Archipel, à Chypre, à Rhodes, en Crète, à Ténédos, sur les rivages de la Thrace, de la Béotie, dans le canal de l’Eubée, en Attique et dans les baies de l’Argolide et de la Laconie, à Gytheion et à Kythéra, partout en un mot où une île voisine du continent offre un abri sûr et des relations faciles avec la terre ferme. Ils pêchent les coquillages qui fournissent la pourpre et les traitent dans leurs pêcheries mêmes ; ils découvrent et exploitent les mines et travaillent les métaux ; ils apportent chez des peuples encore dans l’enfance les produits manufacturés de leur industrie. Nous les voyons à l’œuvre au début de l’histoire d’Hérodote (1, 1) sur la côte de l’Argolide. Comme le font encore aujourd’hui les insulaires qui apportent dans des caïques au Pirée les produits de leur pays, ils amarrent leur barque au rivage et étalent leurs marchandises. Les acheteurs viennent pour les examiner, et au bout de cinq ou six jours la cargaison tout entière est vendue ; nous voyons également que les Phéniciens agissaient à l’occasion en véritables corsaires, et qu’ils enlevaient, comme un précieux butin, des femmes destinées aux harems de l’Orient.

Les Phéniciens apportaient aux Hellènes les connaissances usuelles élémentaires : alphabet, numération, poids, mesures, etc. Beaucoup de villes sont, d’après la légende, colonisées par des Phéniciens ; c’est ainsi que Kadmos nous apparaît à Thèbes comme le représentant de la civilisation orientale. La religion grecque elle-même subit l’influence étrangère, et les Hellènes empruntent aux Phéniciens leurs dieux voyageurs ou forment les leurs sur le même modèle[12]. Ainsi, Aphrodite est l’Astarté phénicienne. Adorée d’abord sur les côtes, où elle est propagée par les marins de Sidon, c’est près des mouillages que se trouvent ses temples. Elle conserva longtemps le caractère de déesse de la mer, protectrice de la navigation. Mélikertès, adoré à l’isthme de Corinthe et qui figura plus tard dans le cortège de Poséidon, n’est autre chose que le dieu tyrien Melkarth. Les dieux plus particulièrement grecs ont eux aussi ce caractère maritime. Excepté Zeus, dit E. Curtius[13], on trouverait à peine une divinité grecque qui ne fût pas conçue comme voyageuse et dont le culte ne se rattachât pas à des légendes et à des usages antiques ayant leurs racines de l’autre côté de la mer. » C’est ainsi que le grand dieu des Ioniens est le dieu de la mer, Poséidon, et l’on sait que, même dans ses temples situés à l’intérieur des terres, on entendait mugir la mer au fond d’un gouffre. Les divinités de son cortège, Protée, qui connaît les chemins de la mer, Atlas, père de l’étoile des navigateurs, indiquent un peuple de marins ayant des connaissances géographiques étendues. À quoi bon rappeler la légende d’Héraklès ? Apollon lui-même, le dieu grec par excellence, n’était-il pas venu du dehors[14] ? On ne le connaissait en Grèce que comme arrivant de l’étranger ; ses sanctuaires les plus importants étaient à l’extrémité des chemins par lesquels il était arrivé, et ces routes sont les routes maritimes qu’il a parcourues accompagné de dauphins ; s’il vient par terre ; c’est de la côte, où s’élèvent tout près du rivage, dans les baies rocheuses et à l’embouchure des fleuves, ses plus anciens autels fondés par les navigateurs crétois, lyciens, ioniens primitifs.

Si donc les Hellènes se peignent dans leurs dieux, nous voyons qu’initiés à la navigation par les Phéniciens, ils n’ont pas tardé à les imiter, et, comme il y eut bientôt entre les deux races une ardente rivalité, ils ont entrepris de les chasser de leurs eaux ; ils les relèguent en effet dans des parages lointains, d’où ils ne purent jamais les expulser, ceux de Tyr et de Carthage.

Ce n’est ici le lieu de nous étendre, ni sur cette première époque où les Phéniciens étaient les maîtres des îles et des côtes helléniques, ni sur la période si peu connue où, grâce à leurs efforts énergiques, les Hellènes les refoulèrent et se substituèrent à eux presque partout. Si nous considérons l’état social de la Grèce légendaire, nous voyons, dès l’origine, des rapports incessants noués entre les deux côtés de l’Archipel. Dès l’origine, ce sont des peuples frères que nous trouvons établis sur les côtes et dans bits îles. Les Pélasges ont laissé d’aussi nombreux monuments de leur architecture en Asie Mineure et en Italie que dans la Grèce proprement dite, et nous trouvons les Ioniens à la fois en Asie Mineure et dans l’Attique, qu’ils avaient peu à peu ionisée. Un fait curieux, c’est que, du côté de l’Orient, la race sémitique et la race aryenne se confondirent et produisirent d’intéressants mélanges. À Chypre, en Lycie, en Carie, il se forme ainsi de ces peuples mixtes qui ont adopté jusqu’à un certain point la culture phénicienne. Parmi les voyageurs qui apportent la civilisation aux Hellènes de la terre ferme, beaucoup, comme le fait remarquer avec raison M. E. Curtius, ne sont pas des Phéniciens pur sang : ce sont des individus de race hellénique et barbare mélangée. Voilà pourquoi ils sont reçus si facilement sur le continent. 

Du reste, de la Hellade proprement dite part un courant en sens contraire qui nous montre que les relations étaient réciproques entre les deux côtés de l’Archipel. C’est ainsi que les Minyens, établis autour du golfe de Pagases et de la rade d’Iolkos, construisent avec les bois du Pélion le vaisseau qui les portera jusqu’aux embouchures du Phase. C’est ainsi, comme le fait si justement remarquer Thucydide (1, 9), que les Achéens devaient étendre leur domination sur une partie des îles de l’Archipel, et qu’Agamemnon possédait vraisemblablement une nombreuse marine ; sans quoi il n’aurait pas été choisi comme le chef de l’expédition contre Troie.

Au milieu de ce double courant d’expéditions partant de l’est pour aller à l’ouest, ou se dirigeant au contraire de l’ouest vers l’est, le véritable centre du monde hellénique, c’est une île, Délos, où on accourt de toutes parts comme à un sanctuaire et comme à un marché[15]. Il croirait voir des êtres immortels et inaccessibles à la vieillesse, celui s’y rendrait quand les Ioniens y sont réunis. Il verrait la grâce de tous et sentirait son cœur réjoui en apercevant ces hommes, ces femmes à la belle ceinture, les navires rapides et les nombreux trésors qu’ils apportent avec eux.

C’est cet état social, ce sont ces relations continuelles entre tous les points de l’Archipel qui expliquent les premiers faits attestés de l’histoire. Au début, les eaux helléniques apparaissent à Thucydide[16] comme sillonnées en tous sens par des barques de corsaires. De chaque refuge sortent à tout instant des hommes armés, chassés de chez eux par la stérilité du sol et le manque de moyens d’existence, qui saccagent les villes sans défense et s’emparent de la moisson d’autrui. Les premiers peuples dont le nom émerge de ce chaos sont des peuples maritimes, et les premiers empires qui se fondent ont pour objectif la domination de la mer. C’est ainsi qu’à une certaine époque les Crétois étendent au loin leur influence, que Minos commande aux Cyclades dont il renouvelle la population et dont il fait autant de petites principautés vassales, qu’enfin il extermine la piraterie autant qu’il est en son pouvoir de le faire.

Après les dominations maritimes qui se succèdent, l’invasion dorienne vient subitement bouleverser le monde hellénique et le contrecoup de ce mouvement de tribus qui, des sommets montagneux de l’Epire et de la Thessalie, se précipitent vers le sud, ce sont de nouvelles migrations accomplies en toute hâte à travers l’Archipel, et, cette fois, toutes dirigées franchement de l’ouest vers l’est[17]. Les anciens possesseurs du sol, brusquement dépossédés, sont refoulés vers les côtes, et obligés de s’embarquer, ils vont fonder les colonies éoliennes, ioniennes, doriennes en Asie Mineure. Il ne faut pas croire que ces émigrants se groupent bien rigoureusement par nationalité ; il est vraisemblable que les chefs d’expédition appellent à eux tous les débris des anciennes races bouleversées par l’invasion, et que les colonies se distinguent surtout par l’origine de l’œkiste qui les dirige et par le port d’embarquement.

Il s’établit alors trois grands courants principaux : les Eoliens se tournent vers le nord et suivent la côte de la Thrace, s’arrêtant sur tous les points et dans toutes les îles qui leur offrent des conditions de séjour favorables. Enfin, ils arrivent sur la côte de la Troade, et là, trouvant un sol plus fertile et une contrée plus hospitalière, ils s’établissent en groupes serrés, de manière à former non des comptoirs épars, mais une population dense et homogène ; ils prennent possession de l’Hellespont, colonisent l’île de Lesbos et descendent le long de la côte, jusqu’à ce qu’ils rencontrent les Ioniens.

Partis en général d’Athènes, métropole incontestée des Cyclades, de Milet et d’Ephèse, les Ioniens reviennent sur le sol occupé jadis par leurs aïeux ; ils y retrouvent ces grandes îles, Chios et Samos, qui, détachées du continent, semblent des sentinelles avancées qui surveillent l’Archipel ; ils retrouvent les golfes profonds, dans lesquels se jettent l’Hermus, le Caystre, le Méandre, si heureusement disposés pour recevoir les grandes villes de Smyrne, d’Ephèse, de Milet, et où semblent naturellement appelés les navires à la rencontre des convois de marchandises qui viennent du centre du continent.

Enfin, de la côte du Péloponnèse partent des colonies conduites par les Doriens eux-mêmes ; elles couvrent d’émigrants les Cyclades du sud et viennent aboutir aux îles fertiles de Kos et de Rhodes, et, sur le continent, à de grands promontoires maigres et dentelés, sur lesquels ne tardent pas à s’élever Halicarnasse et Knide.

C’est ainsi que, dans la Hellade primitive, tout semble se réunir pour inspirer aux habitants le goût de la navigation, l’amour des voyages et l’habitude des déplacements, non seulement entre les deux rives de l’Archipel, mais d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Ce caractère mobile du peuple hellénique, ce transport et ce mélange continuel des races, des mœurs, des idées, propre à une nation de marins, nous le retrouvons dans le développement de leur civilisation et de leur esprit.

La Hellade n’a pas une capitale intellectuelle : elle en a vingt. Ce qu’on appelle la culture hellénique est un merveilleux composé auquel toutes les parties du monde grec ont contribué par leur apport. C’est en Ionie que la poésie épique commence à dérouler ces récits de combats, d’aventures, de voyages qui attachent pendant des générations un peuple de navigateurs et de guerriers. Ces récits volent de bouche en bouche, traversent les flots sur des navires, viennent charmer même les rudes Doriens et reçoivent à Athènes, par les soins des Pisistratides, leur forme dernière et littéraire. Plus tard, c’est sur un autre point, dans la docte Alexandrie, que ces épopées errantes rencontrent leur Aristarque, leurs commentateurs et leurs correcteurs les plus érudits et les plus sérieux.

Les Eoliens, si voisins géographiquement des Ioniens leurs frères, inventent un genre nouveau, et Lesbos devient le centre de l’école poétique où fleurissent Alcée et Sapho. Cette poésie lyrique, si originale et si nouvelle, se répand partout où il y a des oreilles pour l’entendre, et par ses imitateurs latins, par Catulle et par Horace, elle arrive enfin jusqu’à nous.

Les graves et religieux Doriens produisent à leur tour la poésie des chœurs, qui, exécutée par un ensemble de chanteurs au son des instruments et avec accompagnement de mouvements rythmés, exprime devant une assemblée nombreuse les élans d’enthousiasme d’un peuple entier et sa piété pour les dieux. Il ne faut pas croire que Pindare, le plus illustre des poètes choriques, ait trouvé son public en Béotie, parmi ses concitoyens. Il chante pour les vainqueurs accourus de tous les points de la Méditerranée à Olympie ; ses odes étaient chantées solennellement en Sicile à la cour d’Hiéron, et il nous parle souvent lu vaisseau couronné de fleurs qui va porter de sa part à l’heureux triomphateur un salut enthousiaste et l’espérance de l’immortalité.

Si l’Attique, au cinquième siècle, semble la capitale reconnue de l’esprit grec, c’est qu’elle est momentanément le centre où tous les membres de la famille hellénique, dispersée sur les rivages de la Méditerranée, apportent incessamment leurs idées et leurs créations. Les œuvres mêmes les plus particulières du génie athénien ne se seraient pas produites sans ce concours universel de toutes les intelligences, et, loin de s’expliquer par elles-mêmes, elles portent sans cesse la trace des emprunts. Le dithyrambe d’où est sortie la tragédie venait d’Asie, avec le culte de Dionysos, et n’appartenait pas en propre à Athènes. Si ses poètes passent pour avoir inventé le drame proprement dit, c’est-à-dire le dialogue tragique, il y avait cependant à ce sujet des réclamations des Doriens. C’est aux Doriens, sans contestation, qu’on devait les chœurs, et, chose bizarre, c’est devant des oreilles attiques qu’à un moment donné on interrompait la marche de l’action pour faire entendre des chants, où, dans une langue de convention, on sentait pourtant encore l’influence du dialecte primitif. De même, avec la mobilité d’une race vouée aux relations maritimes, les Ioniens d’Athènes avaient abandonné la cigale d’or et les vêtements flottants de leurs ancêtres pour adopter le costume plus court et plus agile des Doriens. Et si, sur l’Acropole, Athéné Polias était adorée dans un riche sanctuaire ionien, la merveille de la citadelle était pourtant le temple d’Athéné Parthenos, fils des vieux temples doriens que nous admirons encore en Sicile et à Pæstum.

Ce mélange domine dans toute la civilisation d’Athènes. Si les anciens logographes ioniens fondent l’histoire, c’est Hérodote d’Halicarnasse, ville dorienne, qui, après avoir voyagé dans une grande partie du inonde connu, vient l’acclimater en Attique. Si la philosophie balbutie en Ionie ses premières vérités et se perd dans des recherches aventureuses et prématurées sur l’origine des choses et sur le système du monde, c’est un Athénien, Socrate, qui la ramène à l’étude féconde de l’âme humaine. L’éloquence semble plus particulièrement le champ réservé au génie attique ; elle naît pourtant de la sophistique, qui était une invention étrangère importée par Gorgias de Léontium et d’autres. Ainsi, les productions les plus originales de l’esprit athénien ne se comprennent pas sans les éléments divers qui leur ont donné naissance, sans l’auditoire actif et intelligent venu de toutes les parties du monde grec pour en avoir les prémisses.

Athènes même, tout en restant par ses écoles un centre célèbre de savoir et d’éducation, s’épuise vite, et c’est ailleurs, au contact d’autres peuples, que le génie grec se développe d’une façon nouvelle. Une fois l’Orient ouvert par les conquêtes d’Alexandre, les capitales des royaumes fondés par les successeurs du conquérant macédonien deviennent comme autant de vastes caravansérails scientifiques où, en présence d’idées absolument nouvelles, la curiosité s’éveille et les facultés critiques s’aiguisent. C’est surtout à Alexandrie que, grâce à la protection éclairée des Ptolémées, des milliers de volumes s’entassent à la bibliothèque, et qu’au musée de nombreux professeurs ouvrent des cours sur toutes les branches du savoir humain. La critique des textes, les études sur la grammaire, sur la langue, sur les antiquités de toute espèce, sur la géographie, sur les religions, sur la philosophie, font des progrès tels, que, sans le secours de l’érudition alexandrine, il nous manquerait bien des lumières nécessaires à l’intelligence des œuvres de la grande époque. Si Pergame n’acquiert pas une célébrité égale, elle a pourtant, elle aussi, ses savants, et donne naissance à une école de sculpture qui nous a laissé des chefs-d’œuvre.

A quoi bon insister ? Le génie grec n’est pas plus attaché à un point particulier du bassin méditerranéen que le navire ne l’est au port. À chaque instant il se déplace. Après avoir brillé dans la Grande-Grèce et conquis Rome, qui lui doit tout son éclat littéraire et artistique, il revient, une fois l’empire romain tombé, se concentrer de nouveau autour de l’Archipel ; mais si, transformé par le christianisme, il éclaire d’une lumière nouvelle ces plages d’Asie aujourd’hui désertes, alors si florissantes et si peuplées, peu à peu, devant la barbarie, il se resserre et se renferme dans Byzance. C’est là que s’accumulent les manuscrits, les statues, les tableaux, toutes les merveilles qu’on peut arracher au sol de la Grèce livrée aux invasions des Barbares ; c’est de là qu’au quinzième siècle le génie grec, changeant encore une fois de patrie, s’échappera de Constantinople pour venir rayonner sur l’Occident. Aujourd’hui même c’est, pour les Hellènes, Constantinople qui est la capitale vraie de la Grèce. Sur quatre millions d’individus dont se compose la race grecque, un million et demi seulement habite ce qu’on est convenu d’appeler la Hellade[18]. Les autres, riches et prospères, ont fondé de nombreuses communautés à Salonique, à Constantinople, à Smyrne, à Alexandrie, au Caire, à Marseille ; presque toutes les villes grecques sont des ports incessamment reliés entre eux par des centaines de navires. Tout Hellène est familier avec la mer, et, dans le royaume de Grèce même, l’aride rocher de Syra, où se croisent plusieurs routes maritimes, a presque conquis l’importance d’une capitale. Ainsi, à quelque point de vue qu’on étudie les Hellènes, si l’on veut les connaître à fond, on est amené à les considérer comme étant foncièrement et irrévocablement marins.

Parmi eux, le peuple le plus voyageur, le plus aventureux, le plus adonné à la mer, ce sont les Ioniens ; c’est à Athènes que le caractère ionien a reçu son plus complet développement et qu’il a manifesté toutes ses qualités et tous ses défauts. L’Attique, dit M. E. Curtius[19], forme la liaison entre le pays des Balkans et l’Asie Mineure ; le continent proprement dit se termine avec la chaîne du Cithéron et du Parnès ; tout ce qui se trouve situé plus au sud n’appartient plus au système septentrional. Le Pentélique et l’Hymette sont, comme l’île escarpée de l’Eubée, des fragments de ce grand système montagneux qui, distribué en groupes d’îles, traverse la mer dans la direction de l’Asie Mineure... C’est par suite de la formation récente, qui a donné naissance au noyau de la Grèce proprement dite, que l’Attique est devenue un membre du continent septentrional ; par sa nature, la péninsule est toujours restée partie intégrante du monde des îles. Il dit ailleurs[20] : L’Attique, qui s’avance complètement dans la mer, est une péninsule riche en golfes, un pays dont le sol sec et rocheux n’est recouvert que d’une mince couche de terre ; elle est entourée par l’atmosphère transparente et brillante du monde des îles, auquel elle appartient par sa position et par son climat. Ses montagnes se continuent dans la mer et forment la rangée intérieure des Cyclades, comme la rangée extérieure est une prolongation de l’Eubée.

On sait que le Pirée était primitivement une île rattachée plus tard au continent par le retrait de la mer et par les alluvions, qui donnèrent naissance à la plaine basse et marécageuse de Phalère[21]. Les grands hommes d’État, qui comprirent si admirablement le rôle que devait jouer Athènes, regrettèrent sans doute vivement qu’elle ne fût pas restée une île, ce qui eût donné à son histoire une ressemblance encore plus grande avec celle de l’Angleterre dans les temps modernes. Nous savons que ces regrets étaient communément exprimés par les Athéniens eux-mêmes, qui avaient une conscience exacte de la mission historique de l’Attique. Si les Athéniens, maîtres de la mer, habitaient une île, disait un de leurs publicistes[22], ils pourraient à leur gré, tant qu’ils domineraient sur mer, faire du mal à leurs adversaires sans s’exposer eux-mêmes, sans laisser ravager leur pays et sans avoir à craindre une invasion... Cette faveur leur ayant été refusée dès l’origine, voici ce qu’ils font : forts de leur empire maritime, ils déposent leurs biens dans les îles et abandonnent l’Attique à la dévastation, certains que s’ils se laissent émouvoir par ces ravages, ils se verront privés de biens plus importants.

Les chefs de la politique athénienne se montrèrent en effet préoccupés avant tout de faire d’Athènes et du Pirée une sorte d’île artificielle inaccessible du côté de la terre et eu communication assurée avec la mer. Thémistocle[23], en rebâtissant après le départ des Perses les murs d’Athènes, entoura la péninsule du Pirée d’un mur qui enfermait les ports et la ville et qui suivait tout le contour de la côte. Vingt ans après environ, on décida de réunir à la ville non seulement les nouveaux bassins, mais l’ancien port de Phalère, et l’on construisit pour cela un mur de 40 stades de long (τό βόρειον τεΐχος), depuis le mur sud-ouest d’Athènes jusqu’au mur d’enceinte nord du Pirée, et un second long de 35 stades jusqu’à l’extrémité est de la baie de Phalère (τό Φαληρικόν τεΐχος). Plus tard, sur le conseil de Périclès et pour empêcher que l’ennemi n’interrompît les communications en se glissant entre ces murs trop écartés, on en construisit un troisième (τό διά μέσου τεΐχος ou τό νότιον τεΐχος) qui d’Athènes courait parallèlement au mur nord, dont il était distant d’environ 600 pieds, et allait rejoindre les remparts du Pirée au-dessous de l’acropole de Munychie. Le véritable rôle de cet ensemble de fortifications était d’isoler Athènes du continent et de la réunir à la mer. Aussi Plutarque a-t-il dit, en parlant de Thémistocle[24] : Il fit dépendre la ville du Pirée et la terre de la mer.

On comprend dès lors à merveille cette politique en apparence désespérée, dont il fut l’auteur au moment de l’invasion des Perses et qui consistait à abandonner, en vertu d’un oracle obscur, le sol de la patrie et à ne compter que sur la flotte. C’est cette même politique que suivit avec tant de succès Périclès, au début de la guerre du Péloponnèse, quand il fit entrer toute la population dans l’enceinte fortifiée et, assurant avec un soin jaloux la domination maritime d’Athènes, laissa impitoyablement saccager l’Attique. C’est cette politique qu’Aristophane fait exprimer par Eschyle dans le style un peu amphigourique des oracles[25] : Les Athéniens seront puissants lorsqu’ils regarderont le territoire des ennemis comme le leur et le leur comme celui des ennemis, leur flotte comme leur vraie richesse et leurs richesses comme rien. Et en effet Athènes ne réside pas en Attique ; elle est sur la flotte qui croise dans l’Archipel. Cela est si vrai qu’à la fin de la guerre du Péloponnèse la faction oligarchique qui s’était emparée du pouvoir à Athènes ne put s’y maintenir, parce qu’elle avait contre elle l’escadre stationnant à Samos. C’est vraiment sur la flotte avec la multitude des rameurs et des matelots qu’est l’âme d’Athènes.

Si l’on veut se rendre un compte exact de ce qu’était Athènes au cinquième siècle avant l’ère chrétienne, il faut lire le mémoire de M. Köhler sur l’histoire de la ligue délo-athénienne[26] et jeter un coup d’œil sur la carte, dont il a accompagné, dans ses Inscriptions attiques, la publication des documents relatifs aux tributs. Athènes est en ce moment le centre d’une grande confédération maritime divisée financièrement en cinq provinces et qui comprend : les Iles, la Thrace, l’Hellespont, l’Ionie et la Carie. C’est de cet empire maritime que dépend la puissance d’Athènes, à la fois si extraordinaire et si fragile : son existence même repose sur la durée de ce vaste édifice, qui ne peut être maintenu que par une flotte nombreuse, et voilà pourquoi la prospérité d’Athènes est suspendue au caprice des flots, des vents, aux chances d’un désastre maritime. Sans les ressources mises à la disposition d’Athènes par cette coalition de presque toutes les villes maritimes grecques sous sa direction, sa grandeur est inexplicable ; la perte presque instantanée de cette grandeur ne s’explique à son tour que par le peu de solidité d’un tel empire.

Après avoir contribué plus que personne à défendre contre les Perses l’indépendance hellénique, Athènes se trouvait désignée, par le nombre de ses navires, par l’éminence de ses stratèges et de ses hommes d’État, par son dévouement et par l’éclat de ses victoires, pour prendre en main la continuation de la guerre contre les barbares. Aussi quand les Spartiates, trahis par leurs généraux et dégoûtés d’expéditions lointaines peu conformes à leurs habitudes, se retirèrent de la lutte, Athènes fut naturellement appelée au premier rang par les sympathies des Ioniens. La grande habileté des hommes politiques d’Athènes consista à transformer une ligue passagère en une association permanente et à diminuer de plus en plus l’influence des alliés pour accroître celle de leur patrie. Ils surent leur persuader que, pour tenir définitivement en échec les flottes phéniciennes et leur interdire l’accès de l’Archipel, toutes les villes maritimes devaient mettre en commun leurs ressources et former une escadre combinée toujours prête à prendre la mer. Aristide déploya beaucoup d’équité, d’adresse, de sens politique pour jeter, à la satisfaction de tous, les bases financières de ce grand établissement. Le transfert de la caisse de Délos à Athènes (454 av. J.-C.) marqua dans la ligue une véritable révolution causée par la prépondérance sans cesse plus grande d’Athènes et par la substitution de son autorité à la volonté libre des alliés.

Sous Périclès, malgré les haines et les jalousies soulevées par d’inévitables excès, malgré la résistance des cités autonomes à accepter, le danger une fois évanoui, des sacrifices pécuniaires et une suprématie étrangère, on vit se produire un remarquable spectacle. De Chalcis à Smyrne, de Théra à la Thrace s’étendait un vaste empire maritime qui reconnaissait l’autorité d’Athènes. Des escadres où le nombre des alliés était devenu insignifiant, dont les navires sortaient des chantiers du Pirée et qui étaient montées par la population de l’Attique, croisaient sans cesse, montrant sur toutes les côtes le pavillon athénien. Elles levaient les tributs, effrayaient les villes retardataires, punissaient souvent avec un égoïsme cruel les révoltes, réprimaient la piraterie et protégeaient le commerce en le dirigeant autant que possible vers le Pirée. De tous les points de l’Archipel, l’argent, les sciences, les arts convergeaient vers Athènes, comme vers la capitale naturelle de la Grèce ; les alliés semblaient avoir renoncé à leur indépendance et se reposer de tout sur la glorieuse cité qui les protégeait contre les retours offensifs des barbares.

Non seulement Athènes était présente partout par ses flottes, mais elle forçait ses sujets à venir sans cesse au Pirée pour soumettre à son arbitrage toutes leurs affaires importantes. Si elle leur avait laissé leur autonomie politique, elle avait confisqué à son profit leur indépendance judiciaire. On a beaucoup ri de la constitution des tribunaux athéniens, où des juges faméliques se pressaient par milliers, avides de toucher leur triobole, comme si l’esprit de chicane régnait à Athènes plus qu’ailleurs. On n’a pas vu qu’il s’agissait non d’une ville isolée, n’ayant à régler que les contestations nées entre ses citoyens, mais d’une capitale où tous les procès un peu considérables de la Hellade maritime venaient se dénouer. Tous ces citoyens, qui avaient laissé mettre leurs noms dans l’urne et subi la dokimasie, administraient en réalité une grande partie du monde grec. C’était un instrument de domination que cette juridiction si étendue d’Athènes. Grâce à elle, on n’avait pas besoin d’envoyer des gouverneurs dans les villes soumises, et pourtant celles-ci sentaient toujours présente la main du grand peuple qui les dominait. Si dans les villes, disait l’auteur de l’Écrit sur l’État des Athéniens (1, 14), l’autorité est entre les mains des riches et des puissants, l’empire de la démocratie athénienne sera de courte durée. Il faut donc, continuait-il, atteindre ceux qui sont défavorables aux intérêts d’Athènes. Or, sans nous déranger, nous avons le moyen d’administrer les villes alliées, et c’est grâce à nos tribunaux que nous pouvons protéger les amis de la démocratie et perdre ses ennemis.

Cette situation toute particulière d’Athènes n’explique pas seulement son organisation judiciaire et l’importance de ses tribunaux, mais aussi sa constitution politique et les progrès de la démocratie. Son histoire intérieure reçoit directement le contrecoup de toute son histoire extérieure. Chose digue de remarque ! Les descendants des anciens Eupatrides ne s’associèrent jamais de cœur au développement de la puissance maritime de leur patrie, et, tandis que les républiques commerçantes de l’Italie, au moyen âge, avaient à leur tête une puissante oligarchie, ici c’est la démocratie qui a fait et soutenu la grandeur navale d’Athènes, dont le sort était indissolublement lié à son existence. On n’a pas assez réfléchi, dans les critiques qu’on a faites de la démocratie athénienne, qu’elle est une conséquence nécessaire des circonstances historiques. Elle aurait pu être meilleure et plus sage ; mais il fallait qu’elle fût, et, sans elle, Athènes n’aurait pas existé. C’était le résultat forcé de la politique extérieure inaugurée par Thémistocle, comme l’indique Plutarque en termes assez dédaigneux[27] : Il releva le peuple aux dépens de l’aristocratie et le remplit d’audace, car le pouvoir passa aux mains des matelots, des céleustes et des timoniers. C’est qu’en effet ces matelots avaient sauvé, à Salamine, la liberté hellénique ; c’est que tous les jours ils parcouraient l’Archipel, bravant les flottes ennemies et faisant la police des mers ; ils savaient bien qu’ils étaient en réalité la force et le soutien de l’État. Ils tenaient donc énergiquement à l’égalité, à l’exercice de leurs droits de citoyens, à leur part de cette patrie qui leur devait son salut, sa prospérité, sa gloire. Aristote a eu raison de dire[28] que, si la démocratie athénienne a grandi, ce n’est point par la volonté de Solon, mais par le concours des circonstances ; en effet, le peuple, ayant été la cause de la supériorité d’Athènes sur mer pendant les guerres médiques, s’enorgueillit et écouta des démagogues dangereux, malgré l’opposition des honnêtes gens. Et ailleurs[29], il explique que la démocratie peut avoir différents soutiens ; ici ce sont les paysans, là les gens de mer... comme les pêcheurs à Tarente et à Byzance ; à Athènes, l’équipage des trières. Aussi l’auteur de l’Écrit sur l’État des Athéniens insiste-t-il avec raison sur les conditions qui faisaient de l’existence de la démocratie une œuvre de justice et sur l’attachement que lui portaient les marins de la flotte de guerre (1, 2). À Athènes, les pauvres et le peuple ont plus d’influence que les nobles et les riches, et cela est juste, parce que c’est le peuple qui rame sur les navires et assure la puissance de la République ; en effet, ce sont les timoniers, les céleustes, les pentékontargues, les proratai, les charpentiers qui ont fait la grandeur de la cité, bien plus que les hoplites, les nobles et les honnêtes gens. Dans ces circonstances, il est équitable, semble-t-il, que tous participent aux charges électives ou tirées au sort, et que tous les citoyens puissent à leur gré prendre la parole.

Aussi voyons-nous toujours le parti démocratique s’intéresser vivement à la grandeur maritime d’Athènes ; c’est à la suite de désastres sur mer que l’oligarchie reprend l’avantage. Quand, à la fin de la guerre du Péloponnèse, Théramène rapporte les conditions de paix offertes par les Lacédémoniens, démolition des longs murs et de l’enceinte du Pirée, livraison de la flotte, les stratèges et les taxiarques s’y opposent vivement ; ce n’est pas, dit Lysias[30], qu’ils eussent pitié de ces murailles qui allaient tomber, qu’ils prissent souci de ces navires qu’on allait livrer aux Lacédémoniens (rien de tout cela ne les touchait plus directement que chacun d’entre vous) ; mais ils voyaient bien que de cette façon la démocratie succomberait. Aussi le peuple athénien n’avait-il rien de plus cher que sa flotte ; il la considérait comme la condition même de son salut. Je pense, disait Démosthène[31], ne pas rencontrer de contradicteurs en déclarant que la prospérité passée et présente de la ville ou ses malheurs proviennent de la possession ou de l’absence de trières... Nos ancêtres, qui ont bâti les Propylées et le Parthénon, qui ont embelli avec le butin fait sur les barbares les autres sanctuaires dont nous sommes tous justement fiers, ont, vous le savez par la tradition, abandonné leur ville ; enveloppés à Salamine, c’est parce qu’ils possédaient des trières qu’ils ont pu, par une victoire navale, sauver leurs biens et leur cité... Dans la guerre de Décélie, malgré les terribles désastres qui ont affligé la ville, ils ne furent atteints par la guerre qu’après l’anéantissement de leur marine... Dans les dernières hostilités contre les Lacédémoniens, vous savez à quelle extrémité la cité était réduite, quand on croyait que vous ne pourriez pas équiper d’escadre ; on vendait, vous vous en souvenez, jusqu’à l’ers. Une fois l’escadre en mer, vous avez fait la paix comme vous le vouliez. Ainsi, quand la puissance maritime d’Athènes était ébranlée, c’étaient la ruine et la famine qui menaçaient la cité ; on conçoit donc que le peuple dut y tenir comme à sa propre existence.

Si la constitution démocratique d’Athènes dépend de sa domination sur mer, il en est de même de sa situation économique, de l’équilibre entre ses recettes et ses dépenses. Athènes, en effet, n’était pas un État tirant de son sol ou de son industrie ses ressources, et grâce à elles se suffisant à lui-même. Elle attendait tout du dehors, et, quand ses trières ne lui apportaient pas d’argent, ses réserves une fois épuisées, le trésor restait vide. On se demande comment un si petit peuple a pu élever les magnifiques monuments qui décorent encore aujourd’hui l’Acropole, suffire à tant de pompes sacrées, aux représentations théâtrales les plus brillantes et qui pourtant étaient gratuites, enfin soutenir des guerres dont les frais semblaient devoir être ruineux. C’est que la confédération délienne était une source inépuisable de revenus. Il y avait bien à Athènes certaines taxes sur les mines, sur les marchandises vendues, des droits d’ancrage, etc. On avait conservé la coutume d’imposer aux citoyens riches, — et souvent la charge était lourde, — certaines liturgies, triérarchie, chorégie, gymnasiarchie, etc., dont ils s’acquittaient souvent avec une prodigalité ruineuse par amour-propre et pour se ménager la faveur de leurs concitoyens ; mais, en réalité, la conception de la cité athénienne n’est pas celle d’un État dans lequel les membres de la communauté eu supportent proportionnellement les charges. Le métèque payait à l’État une taxe comme équivalent de la tolérance et de la protection dont il était l’objet. Le citoyen athénien se faisait gloire non seulement de ne pas payer d’impôt, mais de tirer de l’État certains profits ; et cette prétention se conçoit. Tandis qu’il manœuvrait comme rameur ou comme matelot les trières de la République, il n’avait point le temps de cultiver son champ ou d’exercer son commerce ; pendant qu’il siégeait dans les tribunaux et qu’il faisait sentir aux alliés la puissance de sa patrie, il ne gagnait pas sa vie. Si donc il consacrait sa peine à consolider et à maintenir l’empire d’Athènes, il trouvait juste que l’État rémunérât ses efforts ; il voulait s’asseoir gratuitement au théâtre de Dionysos, prendre part aux sacrifices, et, s’il croyait équitable d’empêcher qu’on ne touchât au fonds théorique, c’est qu’il l’avait gagné.

Les véritables ressources d’Athènes consistaient dans les tributs levés sur les alliés, d’abord sous le nom de φόροι, ensuite, après les désastres de la guerre du Péloponnèse, sous la dénomination plus douce de συντάξεις ; or, ces tributs, c’est le citoyen athénien qui, par sa bravoure et son activité, en assurait le paiement régulier : il voulait donc en avoir sa part. Il exploitait avidement les alliés, et leur argent était son bien. Périclès ne faisait que pousser à l’excès ce sentiment d’orgueil, lorsque, après avoir construit tant d’admirables monuments aux frais des alliés, il déclarait n’avoir point de comptes à rendre. C’est à ce point de vue que se plaça toujours le peuple athénien, et de là vient le malentendu qui s’éleva entre lui et Démosthène à la fin du quatrième siècle. Après la dissolution de la seconde confédération maritime, Athènes pouvait encore être puissante ; mais à l’avenir elle n’avait plus à compter que sur elle ; il lui fallait se restreindre, trouver ses ressources en elle-même et régler ses dépenses. Désormais le fonds théorique n’avait plus de raison d’être, puisque, comme les autres cités, Athènes était réduite à demander à ses citoyens de la faire vivre. Mais le peuple ne sut pas le comprendre et, bercé par les souvenirs du passé, il continua à se repaître d’illusions ; il se croyait encore au temps où les tributs lui arrivaient de tous les points de la mer Égée. La grande réforme que voulait accomplir Démosthène échoua, et Athènes périt pour n’avoir pas su se transformer.

Il serait facile de montrer combien, pendant toute la période de sa splendeur, Athènes portait, vivement imprimé, ce caractère de ville maritime, centre d’un grand empire. Il éclate dans les mœurs mêmes des Athéniens si souvent décrites et dans leur littérature. Ils appelaient à eux toutes les idées du dehors, tandis que les Doriens restaient étroitement confinés dans leur territoire et dans leur nationalité. Les Hellènes, disait l’auteur de l’Écrit sur l’État des Athéniens (2, 8), ont chacun leur langue, leur manière de vivre, leur aspect ; les Athéniens offrent un mélange de ce qu’on voit chez tous les Hellènes et même chez les barbares. Si en effet nous nous reportons à ces jours de fête si agréables et si glorieux pour le citoyen athénien où l’on représentait les pièces de théâtre, nous voyons que c’étaient là des spectacles auxquels on accourait de la Grèce tout entière. Aussi le Démos, si patient d’ordinaire et si disposé à se laisser attaquer et bafouer par ses poètes comiques, leur défendait-il énergiquement de le calomnier devant les représentants des villes. Il y a avait là une raison d’État en jeu ; le maître ne doit pas se déconsidérer devant ses sujets.

Si même, dans ce grand public, nous isolons par la pensée le noyau des spectateurs athéniens, les pièces qu’on leur offre nous renseignent exactement sur leurs habitudes et sur leurs mœurs. Ceux qui s’asseyaient pour écouter les comédies d’Aristophane venaient de débarquer des trières et allaient y remonter : c’est un divertissement qu’on leur procurait entre deux expéditions. Aussi une foule d’allusions et de métaphores qui nous arrêtent, qui nous semblent froides et obscures, devaient-elles faire tressaillir d’aise les derniers survivants de Salamine et de l’Eurymédon, les jeunes générations contemporaines de l’expédition de Sicile, d’Ægos-Potamos et des Arginuses. C’est un miroir vivant que les comédies d’Aristophane, et voilà pourquoi les expressions nautiques y abondent ; ses obscénités mêmes devaient faire pâmer de joie les matelots ; c’est précisément dans les passages les plus chargés d’ordures qu’il leur emprunte leur langue, comme si, dans tous les temps, l’effet de la vie du bord devait être de développer les instincts obscènes et grossiers. Les comédies d’Aristophane sont faites pour un auditoire de marins ; cela explique bien des choses dont on s’est moqué sans les comprendre, peut-être Sophocle nommé amiral à la suite du succès d’une de ses tragédies, sûrement les stratèges choisis comme juges du concours dramatique à leur retour d’une expédition. Cela prouve que l’équipage avait confiance dans ses chefs.

Athènes est donc au cinquième et au quatrième siècle avant Jésus-Christ la ville maritime par excellence. C’est là qu’il faut étudier la marine grecque. Les Athéniens étaient extraordinairement fiers de leurs ports, de leurs arsenaux, de tout cet ensemble de constructions qui servit plus tard de modèle aux architectes de Rhodes et quand, dans les Oiseaux d’Aristophane (v. 108), la Huppe demande aux deux voyageurs : Quelle est leur patrie ? ils répondent avec assurance : Le pays d’où viennent les belles trières. C’était l’expression la plus claire et la plus naturelle pour désigner Athènes.

C’est précisément de la trière athénienne que je voudrais m’occuper dans cet ouvrage. Les grands monuments qui attestent la puissance d’Athènes, les temples de l’Acropole, les Propylées, le théâtre de Dionysos subsistent encore ; des architectes et des érudits les ont mesurés et reconstitués. La trière, sans laquelle ils n’existeraient pas, était plus fragile et a disparu. Elle s’est engloutie, ouverte par l’éperon ennemi, ou bien, après ses glorieux exploits, elle a été démolie dans les arsenaux. Toutefois nous pouvons être certains d’avance qu’elle portait dans sa construction l’empreinte du génie attique, si industrieux, si habile à accommoder les moyens à la fin, à faire dépendre la suprême élégance de la suprême solidité. La trière devait être une œuvre de proportions moyennes, ingénieusement combinée et marquée de ce caractère de perfection que l’Athénien imprime à tout ce qu’il touche ; il y a donc tout intérêt à étudier en lui-même et dans ses diverses parties ce navire, frêle instrument de la domination d’Athènes. Quand j’aurai reconstitué la trière dans ses principaux membres et, autant que possible, dans ses proportions mêmes, il faudra examiner comment la marine était organisée et administrée à Athènes, ce que nous savons des ports, des arsenaux, du recrutement des équipages, du système financier par lequel on faisait face aux dépenses de la guerre, du commandement et de la discipline. En un mot, après avoir résolu la question technique de la construction de la trière, il restera à examiner l’organisation de la marine, qui tient une si grande place dans l’administration générale d’Athènes. Enfin, après avoir retrouvé le vaisseau de ligne des guerres Médiques, de la guerre du Péloponnèse, des guerres qui ont relevé la puissance d’Athènes et de celle qui, engagée contre Philippe, en a amené la chute définitive, il faudra montrer la trière dans les batailles où pendant deux cents ans, sous des stratèges pleins de science et de valeur, elle s’est couverte de gloire, et refaire brièvement son histoire militaire. C’est là la double tâche qui me restera à accomplir, si la première partie de ce travail, la plus difficile et la plus aride, est accueillie sans défaveur.

 

 

 



[1] Phédon, p. 109 B.

[2] Strabon, I, 3, 5.

[3] Strabon, I, 4, 9.

[4] Par contre, une tradition répandue dans l’antiquité voulait que l’Océan ne fût pas navigable. J. Scheffer, De mil. nav., L. 1, ch. 1, p. 4, cf. Horace, Carm., 1, 3, v. 21, Nequicquam deus abscidit Prudens Oceano dissociabiti Terras.

[5] Strabon, II, 1, 30.

[6] Europe méridionale, ch. 1V.

[7] Élisée Reclus, Europe méridionale, ch. III, § 3, et ch. IV, § 1, La Grèce.

[8] Griechische Geschichte, 3e Auflage, Berlin, 1868 ; 1er Band, 1er Buch, I, Land und Volk, p. 3.

[9] Ibid., p. 5.

[10] Ibid., p. 13.

[11] Élisée Reclus, Europe méridionale, ch. IV ; La Grèce, § 1.

[12] B. Curtius, Gr. Gesch., Ie Buch, II. Die Vorxeit der Hellenen.

[13] Ibid., p. 41.

[14] Ibid., p. 51.

[15] Hymnes Homériques, éd. A. Baumeister. Είς Άπόλλ. Δήλ., v. 151 et suiv.

[16] 1, 5. On voit par là combien est ancienne dans l’Archipel la piraterie, qui n’en a pas encore disparu de nos jours. Cf. J. Scheffer, De milit. Nav., L. 1, ch. 1, p. 7 et suiv.

[17] E. Curtius, Gr. Gesell., 1, IV. Die Wanderungen und Umsiedelungen.

[18] Ceci était écrit avant les décisions de la conférence de Berlin.

[19] Sieben Karten zur Topographie von Athen. Gotha 1868..... Erlduternde Text, p. 5.

[20] Griech. Gesch., I, 1, p. 9.

[21] Strabon, I, 3, 18.

[22] [Xénophon], De republ. ath., 2, 14 et 16.

[23] C. Bursian, Geographie von Griechenland, Leipzig, 1862, 1er vol., § 11, tika.

[24] Vie de Thémistocle, c. 19.

[25] Grenouilles, v. 1463 (1511).

[26] Philologische und historische Abhandlungen der königlichen Akademie der Witsenschaften zu Berlin, 1869, 3e Abtheilung, p. 1-210.

[27] Vie de Thémistocle, c. 19.

[28] Politique, II, 12, 4, éd. F. Susemihl, Leipzig, 1872. Cf. VI, 4, 3.

[29] Ibid., VI, 4, 1.

[30] C. Agoratos, § 14. Cf. C. Ergoklês, § 11.

[31] C. Androt., p. 597 et suiv.