HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA GUILLOTINE

 

LIVRE SIXIÈME. — THERMIDOR.

 

 

I. — LES DIEUX ONT SOIF.

 

Qu'est-ce que c'est donc que cette chose appelée la Révolution, qui, comme un ange de mort, plane sur la France, noyant, fusillant, combattant, perçant des canons, tannant des peaux humaines ? La Révolution n'est qu'un assemblage de lettres alphabétiques, une chose sur laquelle on ne peut mettre la main, qu'on ne peut garder sous clef et serrure. Où est-elle ? Qu'est-ce ? C'est la folie qui siège dans le cœur des hommes. Elle est dans cet homme-ci, elle est dans cet homme-là comme une rage ou comme une terreur ; elle est chez tous l'es hommes. Invisible, impalpable ; et pourtant nul noir Azraël, les ailes déployées sur la moitié du continent, balayant tout de son épée d'une mer à l'autre, ne pour. rait être une réalité plus vraie.

Expliquer d'une manière satisfaisante la marche de ce gouvernement révolutionnaire n'est pas notre tâche. Nul mortel ne peut l'expliquer. C'est. un paralytique Couthon s'écriant dans la salle des Jacobins : Qu'as-tu fait pour être pendu, si la contre-révolution arrive ? un sombre Saint-Just, âgé de moins de vingt-six ans, déclarant que pour les révolutionnaires, il n'y a de repos que dans la tombe ; un Robespierre au teint vert de mer, tourné au vinaigre et au fiel ; un Amar et un Vadier, un Collot et un Billaud demandez donc quelles pensées, quelles intentions ou prévisions se trouvent dans la cervelle de ces hommes ! Il ne reste nulles traces de leurs pensées ; la mort et l'obscurité ont tout effacé. Et quand nous aurions leurs pensées, toutes celles qu'ils auraient pu exprimer, ce ne serait qu'une part bien insignifiante de la chose qui s'est réalisée, décrétée, au signal donné par eux ! Ainsi qu'on l'a dit plus d'une fois, ce gouvernement révolutionnaire n'est pas un gouvernement qui a conscience de lui-même ; mais un gouvernement aveugle ; fatal. Chaque homme plongé dans son atmosphère de folie fanatique et révolutionnaire, avance, poussé et poussant, et est devenu une force brute et aveugle ; nul repos pour lui, si ce n'est dans la tombe ! L'obscurité et le mystère d'une horrible cruauté nous cachent tout dans l'histoire, comme ils l'ont fait dans la nature. Le nuage foudroyant avec sou chaos ténébreux, son fracas de tonnerre, ses éclairs et ses flamboiements au milieu d'un monde tout électrique entreprendras-tu de montrer comment il s'est comporté ; quels étaient les secrets de ses noires profondeurs ; de quelles sources, de quels éléments il tira ces foudres, qui avec de soudaines et terribles clartés frappèrent de tous côtés sans relâche, détruisirent tout autour d'elles, et jusqu'au nuage qui les avait enfantées ? On dirait les ténèbres de l'Érèbe qui, par la volonté de la Providence., se seraient élevées un jour triomphantes dans les hauteurs de l'azur ; n'est-ce pas là, en vérité, la nature du sans-culottisme se consumant lui-même ? Qu'il nous suffise de montrer ces ténèbres infernales, sillonnées de foudres et d'éclairs, détruisant successivement tout ce qu'elles enveloppent et se détruisant elles-mêmes à la fin.

Le royalisme est éteint, noyé, comme ils disent, dans les boues de la Loire. Le républicanisme domine au dehors et au dedans ; qu'est-ce donc alors que nous voyons le 5 mars 1794 ? L'arrestation, vraiment aussi subite que la foudre partant du ciel bleu, a frappé d'étranges victimes : Hébert, le Père Duchesne, le libraire Momoro, Leclerc, Vincent, le général Ronsin, chefs patriotes Cordeliers, magistrats de Paris en bonnets rouges, adorateurs de la Raison, commandants de l'armée révolutionnaire. Il n'y a que huit jours, leur club des Cordeliers, plus bruyant que jamais, retentissait de dénonciations patriotiques. Hébert, Père Duchesne, avait contenu sa langue et son cœur pendant ces deux mois, à la vue des modérés, des crypto-aristocrates, des Camille, des scélérats qui siégeaient jusque dans la Convention, mais il ne peut se taire plus longtemps ; s'il n'y a pas d'autre remède, il invoque le droit sacré de l'insurrection. Ainsi parlait Hébert dans la section des Cordeliers, au milieu de vivat qui faisaient trembler les plafonds[1]. Il n'y a que huit jours ; et aujourd'hui, déjà ! ils se frottent les yeux, ce n'est point un rêve, ils se trouvent au Luxembourg. L'imbécile Gobel et ceux qui ont incendié les églises, également ! Chaumette lui-même, ce puissant procureur, agent national, comme on l'appelle maintenant, qui pouvait reconnaître le suspect à sa physionomie seulement, n'attend que trois jours ; le troisième jour, lui aussi est emprisonné. Abattu, anéanti, livide, l'agent national entre dans ces limbes où il en a tant envoyé. Les prisonniers l'entourent, le raillent, le huent : Sublime agent national, dit l'un d'eux, en vertu de ton immortelle proclamation, te voilà ici ! Je suis suspect, tu es suspect, il est suspect, nous sommes suspects, vous êtes suspects, ils sont suspects.

Le sens de cela ? Le sens ! c'est un complot ; complot ayant les ramifications les plus étendues, dont pourtant Barrère tient les fils. Tous ces incendies d'églises, ces scandaleuses mascarades d'athéisme, n'étaient bons qu'à rendre la Révolution odieuse. D'où donc pouvaient-ils provenir, si ce n'est de l'or de Pitt ? Pitt sans aucun doute, comme une seconde vue sans doute nous t'a révélé, a soudoyé cette faction d'enragés pour jouer leurs tours fantastiques, pour hurler dans leur club des Cordeliers contre le modérantisme ; pour imprimer leur Père Duchesne ; pour adorer la Raison vêtue de bleu de ciel et coiffée du bonnet rouge ; pour piller les autels, — et nous en apporter les dépouilles !

Ce qui est encore plus certain, visible aux yeux même du corps, c'est ceci : que le club des Cordeliers siège la pâleur sur le visage, en proie à la colère et à la terreur, et a voilé les Droits de l'homme ; mais inutilement. Les Jacobins sont également en confusion, occupés à s'épurer, comme dans les temps de conspiration et de calamité publique ils l'ont souvent fait. Il n'est pas jusqu'à Camille 'Desmoulins qui n'ait commis des fautes ; il s'est même élevé des murmures contre Danton, bien qu'il les ait étouffés sous ses rugissements, et Robespierre a terminé le débat en l'embrassant à la tribune.

En qui la république et la jalouse Société-mère auront-elles confiance ? Dans ces temps de tentation, de seconde vue ! car il y a factions de l'étranger, factions de modérés, d'enragés, factions de toutes sortes ; nous vivons dans un monde de complots dont les fils s'étendent partout, de trappes et de pièges de mort tendus par l'ordre de Pitt. Cloots, le défenseur de l'humanité, avec son évidence de la religion mahométane, et ses rêveries de république universelle, l'incorruptible Robespierre l'a expulsé. Le baron Clootz et le tailleur rebelle Paine languissent deux mois dans le Luxembourg comme membres de la faction de l'étranger. Le représentant Phélippeaux est éliminé ; il est revenu de la Vendée avec un rapport défavorable contre le fripon de Rossignol et la conduite que nous suivons dans cette province. Rétracte, ô Phélippeaux, nous t'en supplions ! Phélippeaux ne se rétracte pas, et il est éliminé. Le représentant Fabre d'Églantine, le fameux nomenclateur du calendrier de Romme, est éliminé ; il est même renfermé au Luxembourg, accusé de rapines législatives à propos de l'argent de la compagnie des Indes. Là avec Chabot, Bazire, sous la même inculpation, Fabre attend son sort. Westermann aussi, l'ami de Danton, qui commandait dans Marseille le 30 août, et qui s'est si bien battu en Vendée, mais qui n'a pas parlé favorablement de Rossignol, est expulsé. Heureux sil ne va pas, lui aussi, au Luxembourg. Et vos Proly, vos Guzman, de la faction de l'étranger ? Ils y sont aussi. Et Pereyra ? Il y est. Il avait pris la fuite ; mais on l'a saisi sous le déguisement d'un cuisinier d'auberge. Je suis suspect, tu es suspect, il est suspect !

La grande âme de Danton en est lasse. Danton est allé à Arcis, sa ville natale, pour y respirer un instant en paix. Disparaissez, sombres toiles d'Arachné, monde de rage, de terreur et de soupçon ; sois la bienvenue, toi, mère éternelle, avec ta verdure printanière, tes affections et tes souvenirs de famille ; tu es vraie, toi, quand tout le reste serait faux ! Le grand Titan se promène silencieux sur les bords de l'Aube murmurante, dans les sentiers qui le connurent au temps où il n'était qu'un petit garçon ; se demande comment tout cela finira.

Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que Camille Desmoulins est éliminé. Le creuset par lequel Couthon fait passer tous les Jacobins pour les épurer, c'est cette question : Qu'as-tu fait pour être pendu, s'il arrive une contre-révolution ? Camille ne pouvant pas donner une réponse satisfaisante à cette question, est éliminé ! La vérité est que Camille, dans les premiers jours de décembre dernier, a commencé de publier un nouveau journal, ou série de pamphlets, ayant pour titre, le Vieux Cordelier. Camille, qui naguère ne craignait pas, d'embrasser la liberté sur un monceau de cadavres, commence maintenant à demander si, parmi tant de comités d'arrestations et de châtiments, il ne devrait pas y avoir un comité de clémence. Saint-Just, remarque-t-il, est un jeune républicain extraordinairement solennel, qui porte sa tête comme si c'était un saint-sacrement. Il a du mordant, ce Vieux Cordelier. — Danton et lui avaient été, dès le début, au nombre des principaux Cordeliers, — il lance ses flèches étincelantes contre vos nouveaux Cordeliers, vos Hébert, vos Momoro, avec leur brutalité criarde et leurs bassesses ; semblable au Dieu du soleil — car notre pauvre Camille est poste —, il tire sur ce serpent Python sorti de la fange.

Aussi, comme c'était naturel, le Python Hébert siffla et se tordit d'une façon effroyable ; et menaça du droit sacré d'insurrection, — et comme vous l'avez vu, fut jeté en prison. Avec tout l'esprit, toute l'adresse et la raillerie légère et piquante de l'ancien temps, Camille, faisant un extrait du règne de Tibère par Tacite, porte un coup à la loi des suspects même ; il la rend odieuse ! Deux fois pendant la décade paraissent ses feuilles audacieuses ; pleines d'esprit, de gaieté, de franchise élégante, de pénétration, c'est un des plus extraordinaires phénomènes de cette triste époque ; le journaliste, dans sa marche capricieuse et hardie, attaque toutes ces monstruosités, ces têtes de saint-sacrement, ces idoles de Jagrenat, d'un air dégagé, insouciant, le tout à la grande joie de Joséphine Beauharnais et des cinq mille suspects qui remplissent les douze maisons d'arrêt, et sur lesquels un rayon d'espoir commence à tomber ! Robespierre d'abord approuve, puis ne sait plus que penser ; enfin il pense avec les Jacobins que Camille doit être expulsé. C'est un homme d'un esprit révolutionnaire sincère, ce Camille, mais avec des saillies des plus imprudentes ; les aristocrates et les modérés ont eu l'art de le séduire ! Le jacobinisme est dans une crise terrible, embarrassé par les complots, les corruptions, les pièges, et harcelé par les embûches de Pitt, l'ennemi du genre humain. Le premier numéro de Camille commence ainsi : Ô Pitt ! Son dernier est daté du 15 pluviôse an II (3 février 1794), et finit par ces mots de Montezuma : Les dieux ont soif.

Quoi qu'il en soit, les Hébertistes ne restent en prison que neuf jours.. Le 24 mars, les tombereaux révolutionnaires transportent, au milieu d'une foute tumultueuse, une nouvelle cargaison z Hébert, Vincent, Momoro, Ronsin, dix-neuf en tout, parmi lesquels, ce qui est assez curieux, est assis Cloots, l'orateur du genre humain. On les a jugés en masse, et aujourd'hui ils suivent leur dernière route. Point de secours. Eux aussi devront regarder à travers la petite lucarne. Ils devront éternuer dans le sac ce qu'ils ont fait aux autres, on le leur fait à eux, Sainte guillotine, il me semble, est pire que les vieux saints de la superstition, c'est une sainte anthropophage ? Clootz, avec un air de sarcasme poli, s'efforce de plaisanter, d'offrir de joyeux arguments de matérialisme. Il demande à être exécuté le dernier pour établir certains principes, dont jusqu'ici, je pense, la philosophie n'a rien retiré de bon. Le général Ronsin, également, tient la tête haute, avec un air de défi, avec un regard de commandement ; le reste, pale et livide, est plongé dans un désespoir stupide. Momoro, pauvre libraire, qui n'as vu réaliser aucune loi agraire, on aurait pu tout aussi bien te pendre à Évreux, il y a vingt mois, quand le girondin Buzot les en détourna. Hébert père Duchesne ne se lèvera plus en ce monde au nom du droit sacré de l'insurrection ; il est assis, tout abattu, la tête penchée sur sa poitrine, les bonnets rouges hurlant autour de lui, effrayante parodie des articles de son journal : Grande colère du père Duchesne. C'est ainsi qu'ils périssent ! le sac reçoit toutes leurs têtes. Dans quelque coin de l'histoire, dix-neuf spectres flotteront en criant et raillant, jusqu'à ce que l'oubli les ensevelisse.

Dans le cours d'une semaine l'armée révolutionnaire elle-même est débandée, son général est devenu un spectre. Cette faction d'enragés a donc été, elle aussi, balayée du sol de la république. Ici également les pièges tendus par ce Pitt ont été rendus impuissants, et de nouveau on se réjouit d'avoir découvert cette conspiration. La Révolution, en vérité, dévore ses enfants. Toute anarchie de sa nature n'est pas seulement destructive, elle se détruit elle-même,

 

II. — DANTON, PAS DE FAIBLESSE.

 

Danton cependant a été rappelé d' rois d'une manière pressante ; il faut qu'il revienne immédiatement, s'écrient Camille, Phélippeaux et leurs amis, qui sentent le danger dans l'air. Le danger est grand Danton, Robespierre, les principaux produits d'une révolution victorieuse, sont maintenant arrivés en présence l'un de l'autre ; qu'ils décident comment ils vivront ensemble, gouverneront ensemble. On conçoit aisément la profonde incompatibilité mutuelle qui divise ces deux chefs. Avec quelle terreur de haine féminine la pauvre Formule, au teint verdâtre, envisage cette réalité monstrueuse et colossale, et devient de plus en plus verte en la regardant. La réalité, de son côté, s'efforce de ne concevoir aucun soupçon sur les principaux produits de la Révolution ; cependant, au fond, elle pense qu'un tel produit n'était guère qu'une vessie enflée du vent de la popularité ; non un être avec le cœur d'un homme, mais un pauvre pédant spasmodique et incorruptible, porteur d'une formule logique au lieu d'âme, un naturel de jésuite ou de ministre méthodiste, au langage plein de cant sincère, d'incorruptibilité, de venin et de poltronnerie ; aussi stérile que le vent d'est ! Deux tels chefs sont trop pour une seule Révolution.

Les amis, tremblant sur le résultat d'une querelle entre eux, les amenèrent à se trouver ensemble. Il est bien, dit Danton avec une indignation contenue, de réprimer les royalistes, mais nous ne devons frapper que lorsque l'intérêt de la république l'exige ; nous ne devons pas confondre l'innocent et le coupable. — Et qui vous a dit, répliqua Robespierre avec un regard venimeux, qu'un innocent ait péri. — Quoi ! dit Danton, se tournant du côté de son ami Pâris, surnommé Fabricius, juré au tribunal révolutionnaire ; quoi ! pas un innocent ? Qu'en dis-tu, Fabricius ?[2] Les amis, Westermann, ce Pâris et d'autres, le pressèrent de se montrer, de monter à la tribune et d'agir. Le vaillant Danton n'était point disposé à se montrer, à' agir, à gronder pour son propre salut. C'était un homme plein de sécurité, de confiance et d'espoir ; nature confiante qui savait rester en repos. On le voyait, dit-on, assis des heures entières, écoutant Camille parler, c'était son plus grand plaisir. Ses amis le pressaient de s'enfuir, sa femme l'y poussait. Où fuir ? répondait-il ; si la France libre me chasse, il n'y a partout ailleurs pour moi que des cachots : on n'emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers. Danton resta donc tranquille. L'arrestation de son ami Hérault, membre du salut public, opérée par le Salut, ne peut pas rune réveiller Danton. Dans la nuit du 30 mars, le juré Pâris accourt et se précipite, l'anxiété dans les yeux. Un commis du Comité du salut public lui a dit qu'il y avait un décret de prise de corps lancé contre Danton, et qu'il doit être arrêté cette nuit même ! Prières, supplications de la malheureuse épouse, de Paris et des amis. Danton resta silencieux pendant un instant, après quoi il répondit : Ils n'oseraient ! Et, il ne voulut prendre aucune mesure. En murmurant ils n'oseraient, il va se coucher comme à l'ordinaire.

Et pourtant, le lendemain matin, une rumeur étrange circule dans Paris : Danton, Camille, Phélippeaux, Lacroix, ont été arrêtés pendant la nuit ! La nouvelle est vraie ; les corridors du Luxembourg étaient encombrés, les prisonniers s'étouffaient pour voir ce colosse de la Révolution, qui venait prendre place parmi eux. Messieurs, dit Danton avec politesse, j'espérais vous voir bientôt hors d'ici ; mais m'y voici moi-même, et nul ne sait comment cela finira. — Tandis que ce bruit circule dans Paris, les membres de la Convention forment des groupes, les yeux tout grands ouverts, chuchotant : Danton est arrêté ! qui donc alors est en sûreté ? Legendre monte à la tribune, prononce, à ses risques et périls, quelques faibles paroles en sa faveur, proposant qu'on l'entende cette barre avant de le juger. Mais Robespierre fronçant le sourcil : Avez-vous entendu Chabot ou Bazire ? Voulez-vous avoir deux poids et deux mesures ? Legendre se tait, Danton ainsi que les autres subiront leur jugement.

Il serait curieux de connaître les pensées de Danton dans sa prison, mais nous n'en savons que peu de chose. Peu d'hommes aussi remarquables sont restés aussi inconnus pour nous que ce colosse de la Révolution. On l'entendit dire : Il y a douze mois à présent que je proposai la création de ce même tribunal révolutionnaire. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes. Ce sont tous des frères Caïus. Brissot m'aurait guillotiné, comme Robespierre veut le faire aujourd'hui. Je laisse toutes les affaires dans un gâchis épouvantable ; pas un d'entre eux n'entend rien au gouvernement. Robespierre me suivra ; j'entraîne avec moi Robespierre. Ah ! il vaudrait mieux être un pauvre pécheur que de se mêler de gouverner les hommes. La belle et jeune femme de Camille, qui ne l'a pas fait riche d'argent seulement, voltige tout autour du Luxembourg comme un esprit sans corps, jour et nuit. Les lettres que Camille lui envoyait à la dérobée existent encore, tachées de ses larmes[3]. Je porte ma tête comme un saint-sacrement ! murmurait Saint-Just, peut-être portera-t-il la sienne comme un saint Denis.

Malheureux Danton, et toi encore plus malheureux, brillant Camille, autrefois léger procureur de la lanterne, vous aussi vous êtes arrivés aux dernières limites de la création ; où, comme Ulysse Polytlas, arrivé aux bords les plus lointains de son voyage, l'homme revoit l'ombre de sa mère, pâle, sans réalité : — et les jours où sa mère le nourrissait et l'enveloppait de langes contrastent étrangement avec ce jour. Danton, Camille, Hérault, Westermann et les autres, singulièrement confondus avec Satire, Chabot l'escroc, Fabre d'Églantine, le banquier Freys, la plus mélangée des fournées, sont rangés devant le tribunal de Tinville. Nous sommes au 2 avril 179h. Danton n'est resté que trois jours en prison, car le temps presse.

Quel est votre nom ? votre demeure ? et ainsi de suite, demande Fouquier, suivant les formalités. Mon nom est Danton, répondit-il, nom passablement connu de la Révolution ; ma demeure sera bientôt dans le néant, mais je vivrai dans le panthéon de l'histoire. Un homme tâchera toujours de dire quelque chose de fort, que ce soit sa nature ou non ! Hérault fait observer sarcastiquement qu'il a siégé dans cette salle, et qu'il était détesté des membres parlementaires, Camille répond : Mon page est celui du bon sans-culotte Jésus, âge fatal aux révolutionnaires. Ô Camille ! Camille ! Et pourtant, disons-le, il est vrai que le divin sacrifice est le coup le plus cruel qui ait été porté ici-bas à l'honorabilité mondaine, et, comme dit le pieux Novalis, le fait le plus éloquent à l'appui des droits de l'homme. L'âge réel de Camille parait avoir été de trente-quatre ans. Danton est d'une année plus vieux.

Le procès des vingt-deux Girondins, jugé il y a cinq mois environ, était le plus important que Fouquier eût encore dirigé. Mais celui d'aujourd'hui est plus important encore ; c'est une chose qui réclame toute la capacité de Fouquier, qui lui fait battre le cœur. Car c'est la voix de Danton qui maintenant résonne sous ces voûtes ; ses paroles sont passionnées, armées d'une franchise intrépide, embrasées de colère. Vos meilleurs témoins, il les abat d'un seul coup. Il demande que les membres du comité eux-mêmes se présentent comme témoins, comme accusateurs ; il les couvrira d'ignominie. Il redresse sa haute taille ; il secoue sa forte tête noire ; le feu sort de ses yeux, — pénétrant dans tous les cœurs républicains —. Les galeries, bien que nous les ayons remplies au moyen de billets, murmurent de sympathie ; on dirait qu'elles vont éclater, soulever le peuple et délivrer Danton ! Il se plaint hautement d'être mis au rang des Chabot, des fripons d'agioteurs ; il crie que cet acte d'accusation est un amas de platitudes et d'horreurs. Danton caché le 10 août ! réplique-t-il avec le rugissement d'un lion dans les filets : où sont les hommes qui ont dû presser Danton de se montrer ce jour-là ? où sont ces grands cœurs dont il a emprunté l'énergie ? qu'ils se montrent, mes accusateurs ; j'ai tout mon sang-froid lorsque je les demande. Je démasquerai les trois plats coquins, Saint-Just, Couthon, Lebas, ces flatteurs de Robespierre qui l'entraînent vers sa destruction. Qu'ils se présentent ici, je les réduis au néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir. Le président agité agite sa sonnette, réclame le calme d'une manière violente. Que t'importe la façon dont je me défends, s'écrie l'autre, le droit de me condamner t'appartient toujours. La voix d'un homme parlant pour son honneur et sa vie saura bien étouffer le bruit de ta sonnette.  Ainsi parle Danton s'irritant de plus en plus, jusqu'à ce que sa voix de lion meure dans son gosier. La parole ne peut exprimer ce qu'il y a dans cet homme. Les murmures des galeries sont pleins de présages ; le premier jour de la session est passé.

Ô Tinville, président Herman, que ferez-vous ? Ils en ont encore pour deux jours, d'après la loi révolutionnaire la plus stricte. Les galeries murmurent déjà Si ce Danton allait briser les mailles de vos filets 1C'est un spectacle vraiment curieux. Tout tient à un cheveu, et quel bouleversement ce serait si juges et prévenus changeaient de rôles, si toute l'histoire de France prenait une nouvelle face ! car, en France, il n'y a que ce Danton qui puisse encore essayer de gouverner la France, lui seul, ce farouche et monstrueux Titan ; — et peut-être cet autre individu au teint olivâtre, l'officier d'artillerie de Toulon, que nous avons laissé poursuivant sa destinée dans le Midi.

Dans la soirée du jour suivant, les choses ne paraissent pas aller mieux ; mais, au contraire, elles vont de mal en pis. Fouquier et Herman, l'air égaré, se précipitent vers le salut public. Que doit-on faire ? Le salut public improvise à la hâte un nouveau décret par lequel tout homme qui insulte la justice peut être mis hors des débats. Car vraiment n'y pas un complot dans la prison du Luxembourg. Le ci-devant général Dillon et d'autres suspects complotent, avec la femme de Camille, de répandre des assignats, de forcer les prisons, de renverser la république ! Le citoyen Laflotte, suspect lui-lierne, mais désirant sa mise en liberté, nous a dévoilé ce complot. — Son rapport produira ses fruits. C'est assez ; le lendemain matin, une Convention soumise adopte ce décret. Le salut, avec cette arme, court en hâte à l'aide de Tinville presque réduit à la dernière extrémité. Ainsi, hors des débats, insolents ! Officiers de police, faites votre devoir ! Voile comment, par un effort désespéré, le salut, Tinville, Herman, Leroi dix-août et tous les fidèles jurés s'y mettant de toutes leurs forces, de tout leur cœur, le jury est suffisamment éclairé ; l'arrêt est prononcé, envoyé aux condamnés, déchiré et foulé aux pieds : La mort aujourd'hui. C'est le 5 avril 1794. La malheureuse femme de Camille peut cesser d'errer aux alentours de cette prison ; qu'elle embrasse ses pauvres enfants, et qu'elle se prépare à y entrer après son mari et à le suivre !

Danton gardait sur le char de la mort une contenance hautaine. Il n'en est pas de même de Camille ; pour lui, depuis une semaine, quel bouleversement ! 11 laisse sa femme angélique dans les pleurs ; amour, richesses, réputation révolutionnaire, tout cela est resté aux portes de la prison ; une canaille cannibale hurle maintenant autour de lui. Réalité palpable, et pourtant incroyable, semblable au rêve d'un fout Camille lutte et se tord ; ses épaules secouent son vêtement flottant, qui pend, retenu par les mains liées : Du calme, mon ami, dit Danton. Laissez là cette vile canaille. Au pied de l'échafaud, on entend Danton dire : Ô ma femme, ma bien-aimée, je ne te reverrai donc plus ! — Mais, se reprenant : Danton, pas de faiblesse ! Il dit à Hérault Séchelles qui s'avançait pour l'embrasser : Nos têtes se retrouveront , dans le sac du bourreau. Ses dernières paroles furent pour Sanson le bourreau : Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut bien la peine.

Ainsi ce composé gigantesque de courage, d'ostentation, de frénésie, d'affection, de force révolutionnaire et de virilité farouche, ce Danton part pour un séjour in. connu. Il était d'Arcis-sur-Aube, né de fermiers aisés. Il a fait bien des fautes, mais il en est une plus grande qu’il n'a pas commise, celle d'un carat hypocrite. Ce n'était pas un formaliste vide, trompeur de lui-même et des autres, un de ces fantômes sophistiques dont la droite raison s'épouvante, mais un véritable homme ; avec toutes ses scories, c'était un homme, une ardente réalité sortie du sein brûlant de la nature. Il sauva la France de Brunswick ; il poursuivit tout droit sa route sauvage en quel. que lieu qu'elle le menât. Il survivra pendant quelques générations dans la mémoire des hommes.

 

III. — LES TOMBEREAUX.

 

La semaine suivante, nous ne sommes encore qu'au 10 avril, il arrive une nouvelle fournée de dix-neuf, Chau- mette, Gobel, la veuve d'Hébert, celle de Camille eux aussi font leur fatal voyage ; la sombre mort les dévore. La veuve du vil Hébert pleurait, la veuve de Camille essayait de l'encourager. Ô vous, cieux bienfaisants, azurés, resplendissants, éternels, derrière vos tempêtes et vos nuages passagers ne leur réservez-vous aucune pitié ? Gobel, à ce qu'il parait, se repentit et demanda au prêtre l'absolution ; il mourut aussi bien que le pouvait un Gobel. Quant b. Anaxagoras Chaumette, dont la tête luisante est maintenant dépouillée de son bonnet rouge, quel espoir peut-il avoir, à moins que la mort ne soit un sommeil éternel ? Mis6rable Anaxagoras, je ne te jugerai pas, que Dieu te juge !

Hébert, est donc parti avec les Hébertistes ; ceux qui ont volé les églises et adoré la raison en robe bleue, en bonnet rouge. Le grand Danton et les Dantonistes sont également partis. Là-bas, dans les catacombes, ils gisent silencieux ! Que la municipalité de Paris, que nulle secte ou parti de telle ou telle nuance ne résiste à la volonté de Robespierre et du salut. Le maire Kache, trop lent à dénoncer les complots de Pitt, peut féliciter ceux qui les ont découverts ; il a beau le faire avec effusion : soins inutiles ! Lui aussi se dirige vers le Luxembourg. Nous nommons un Fleuriot-Lescot maire par intérim à sa place, un architecte belge. Ce Fleuriot, dit-on, est un homme sur lequel on peut compter. Notre nouvel agent national est Pagan, dernièrement juré, dont Robespierre est également l'étoile.

Ainsi, nous apercevons que ce nuage d'Erèbe électrique et confus du gouvernement révolutionnaire a modifié sa forme. Il possédait deux masses ou ailes, une masse plus électrique de farouches Cordeliers, une masse moins électrique de Da 'Monistes modérés et cléments ; — ces deux masses, se lançant, pour ainsi dire, des tonnerres l'une à l'autre, se sont anéanties mutuellement. Car le nuage d'Erèbe, ainsi que nous le remarquons souvent, est porté au suicide, et, dans ses décharges aveugles, il darde ses éclairs contre lui-même. Mais maintenant ces deux masses opposées s'étant annihilées, c'est comme si nuage d'Erèbe était arrivé à un équilibre intérieur et ne lançait plus ses foudres infernales que sur la terre qui se trouve au-dessous de lui. Pour parler simplement, la terreur de la guillotine ne fut jamais plus effrayante qu'aujourd'hui, Systole, diastole, de plus en plus prompt marche le couperet de Sanson. Les accusations graduellement perdent jusqu'à la vraisemblance. Fouquier choisit dans les douze maisons d'arrêt ; ce qu'il appelle des fournées, une vingtaine d'accusés ou plus à la fois. Ses jurés sont chargés de faire des feux de file, jusqu'à ce que le sol soit balayé. Le rapport du citoyen Laflotte sur le complot du Luxembourg porte vraiment des fruits ! S'il n'existe pas de charge réelle contre un homme, ou une fournée d'hommes, Fournier a toujours à sa position celle-ci : complot dans la prison. Vite et toujours plus vite va Sanson ; on atteint le chiffre de soixante et plus par fournée. C'est le grand jour de la mort ; il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.

Ô sombre d'Esprémesnil, quel jour que celui i, le 22 avril, ton dernier jour ! La salle du palais est cette même salle où, il y a cinq ans, tu pérorais au milieu du pathos sans fin d'un parlement rebelle, dans la lumière grise du matin, obligé de marcher avec d'Argoust vers les îles d'Hyères. Les pierres sont bien les mêmes, mais le reste, hommes, rébellion, pathos, péroraisons, voyez ! tout s'est enfui comme une troupe d'esprits railleurs, comme les fantômes d'un cerveau mourant. Avec d'Esprémesnil, dans la même file de tombereaux, c'est un mélange des plus lugubres. Chapelier, ci-devant président populaire de la Constituante, s'y trouve ; c'est lui que les Ménades et Maillard rencontrèrent dans sa voiture, sur la route de Versailles. Thouret, également ci-devant président, le père d'articles de la loi constitutionnelle, lui que nous avons entendu s'écrier d'une voix forte, il y a longtemps de cela : L'Assemblée constituante a rempli sa mission ! — Et le noble et vieux Malesherbes, qui défendit Louis, et rie put parier, semblable à une vieille roche grisâtre fondue soudainement au milieu des eaux ; il marche aujourd'hui avec sa famille, filles, fils et petits-fils, ses La-moignons, ses Chateaubriands, silencieux, vers la mort. — Un jeune Chateaubriand, seul, erre parmi les Natchez, au milieu du bruit de la chute du Niagara, du gémissement des forêts sans limites. Sois bénie, ô toi, grande nature, sauvage, mais non fausse, non méchante, non marâtre ! tu n'es pas, toi une formule, une hâte furieuse d'hypothèses, une éloquence parlementaire, une fabrique de constitution et de guillotine. Parle-moi, ô mère t et chante à mon cœur malade, pour l'endormir, ton chant de nourrice éternel et mystique1 et que tout le reste s'enfuie bien loin !

Une autre file de tombereaux que nous devons remarquer, c'est celle qui porte Elisabeth, sœur de Louis ; elle a été jugée comme les autres, pour complots, pour conspirations. Elle était du nombre des meilleures femmes, des plus innocentes. Avec elle, et avec vingt-quatre autres, est assise une marquise de Crussol, timide autrefois, aujourd'hui pleine de courage, qui lui témoigne la plus tendre et la plus loyale fidélité. Au pied de l'échafaud, Elisabeth, les yeux baignés de larmes, remerciait la marquise, et lui disait qu'elle regrettait de ne pouvoir pas la récompenser. Ah ! madame, si Votre Altesse royale daignait m'embrasser, mes vœux seraient accomplis !Bien volontiers, marquise de Crussol, et de tout mon cœur[4]. Et elles s'embrassèrent au pied de l'échafaud. La famille royale est aujourd'hui réduite à deux personnes : une fille et un petit garçon. Le fils, autrefois Dauphin, fut arraché à sa mère quand elle vivait encore, et confié à un nommé Simon, cordonnier de son métier, qui était alors de service à la prison du Temple, et qu'on a chargé de l'élever dans les principes du sans-culottisme. Simon lui a enseigné à boire, à jurer, à chanter la Carmagnole. Simon est à présent à la municipalité, et le pauvre enfant renfermé dans la tour du Temple, de laquelle, dans sa frayeur, son trouble et sa décrépitude prématurée, il ne désire pas sortir ; il y dépérit, sa chemise n'ayant pas été changée depuis six mois, dans la saleté et l’obscurité : c'est à faire pitié[5]. — Il dépérit comme les pauvres enfants des ouvriers et des malheureux ont seuls coutume de dépérir, et cela sans inspirer de pitié.

Le printemps envoie ses feuilles vertes et son atmosphère pure ; mai est brillant, plus brillant que jamais, la mort ne se ralentit pas. Lavoisier, le fameux chimiste, mourra. Le chimiste Lavoisier fut aussi le fermier général Lavoisier, et aujourd'hui tous les fermiers généraux sont arrêtés, tous, et ils auront à rendre compte de leur argent et de leurs revenus, et périront pour avoir mis de l'eau dans le tabac qu'ils vendaient[6]. Lavoisier demanda quinze jours de répit pour finir quelques expériences, mais la république ne voulut pas accorder ces quinze jours ; il faut que le couperet fasse sa besogne. Le cynique Champfort, lisant ces inscriptions de Fraternité ou la mort, dit : C'est de la fraternité à la Caïn. Il est arrêté, puis remis en liberté ; puis arrêté de nouveau, ce Champfort se taillade, se met en pièces d'une main furieuse et mal assurée, et gagne avec peine le séjour de la mort. — Condorcet se tient profondément caché depuis bien des moïs : des yeux d'Argus l'épiaient et le cherchaient. Sa retraite est devenue dangereuse pour les autres et pour lui ; il faut s'enfuir de nouveau, se cacher autour de Paris, dans les buissons épais, dans les carrières de pierres. lin jour, dans le village de Clamart, par une sombre matinée de mai, on voit entrer une forme en haillons, la barbe en désordre, et pressée par la faim ; elle y demande à déjeuner dans un cabaret. Sa physionomie le rend suspect : Domestique sans place, dis-tu ? Le président du comité des quarante sous trouve un Horace en latin sur lui : — N'es-tu pas un de ces ci-devant qui avaient coutume d'avoir des domestiques ? Suspect ! Il est emmené aussitôt, sans avoir fini son déjeuner, à Bourg-la-Pleine, à pied. Il se trouve mal d'épuisement ; on le met sur le cheval d'un paysan, on l'enferme dans une cellule sombre. Le lendemain, vous souvenant de lui, vous entrez : Condorcet git mort sur le carreau. Elles meurent et disparaissent vite, les notabilités de France, l'une après l'autre, semblables aux lumières des théâtres que vous soufflez.

Dans de telles circonstances, n'est-il pas extraordinaire et presque touchant de voir la ville de Paris se livrer, pendant ces douces soirées de mai, à des cérémonies civiques qu'on appelle soupers fraternels ? Ces fêtes spontanées, ou en partie spontanées, se sont montrées pendant ces soirées des 12, 13 et 14 de ce mois de mai. Dans la rue Saint-Honoré, et dans les principales rues et places, chaque citoyen apporte au souper en plein air ce que le maigre maximum lui a alloué, et l'ajoute au souper de son voisin, sur une table commune ; des lumières nombreuses brillent joyeusement ; elles éclairent les cristaux et le modeste luxe de vaisselle qu'on ose encore étaler. On partage ce repas frugal à la clarté des étoiles bienfaisantes[7]. Vois cela, ô nuit ! avec quelle joie, le verre en main, trinquant au règne de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, à côté de leurs femmes, ornées de leurs plus beaux rubans, de leurs petits enfants qui dansent en rond, les citoyens prennent part à ces agapes frugales. La nuit dans son vaste royaume ne voit rien de semblable. Ô mes frères l le règne de la fraternité n'est-il pas arrivé ! il est arrivé, il doit être arrivé, disent les citoyens. — Ah ! en trinquant frugalement, ces étoiles éternelles ne considèrent-elles pas comme des yeux étincelants, brillant d'une Immortelle pitié, la destinée de l'homme !

Une chose déplorable, cependant, c'est que des Individus tenteront d'assassiner —des représentants du peuple. Le représentant Collot lui-même, membre du salut, en retournant chez lui vers une heure du matin, probablement un peu ému par ses libations, comme c'est son habitude, entend dans l'escalier ce cri Scélérat ! et en même temps le bruit d'un pistolet qui rate ; mais cette clarté d'un instant lui fait voir deux yeux farouches, un visage brun et rechigné, qu'il reconnaît pour celui d'un voisin logé dans la même maison, le citoyen Amiral, autrefois commis au bureau des loteries ! Collot crie à l'assassin, avec des poumons à réveiller toute la rue Favart. Amiral tire un second coup, ce second coup rate encore ; alors il s'élance dans son appartement, et après avoir tiré, sans plus d'effet, un coup de fusil sur lui-même, et un autre sur celui qui le saisit, il est arrêté et jeté en prison[8]. C'était un homme colérique que ce petit Amiral ; il avait le tempérament et le teint d'un Méridional, et était d'une force musculaire remarquable. Il ne nie pas son intention de purger la France d'un tyran. Il déclare de plus qu'il avait jeté les yeux sur l'incorruptible même, mais qu'il avait pris Collot comme étant plus à sa portée !

De là grandes rumeurs, félicitations enthousiastes adressées à Collot, embrassades fraternelles aux Jacobins et ailleurs. Et pourtant il semble que la mode d'assassiner devienne contagieuse. Deux jours après, le 23 mai, vers les neuf heures du soir, Cécile Renault, fille d'un papetier, jeune femme au visage doux et frais, se présente chez l'ébéniste de la rue Saint-Honoré ; elle désire voir Robespierre. Robespierre n'est pas visible ; elle murmure d'une façon peu respectueuse. On s'empare d'elle. Elle a laissé un panier dans une boutique, tout près ; dans ce panier il y a un vêtement de femme de rechange, et deux couteaux ! Pauvre Cécile, interrogée par le comité, elle déclare qu'elle désirait voir ce que c'était qu'un tyran. Cet autre vêtement de rechange était pour mon usage personnel dans Fendrait où j'irai certainement. — Quel endroit ?La prison et ensuite la guillotine, répondit-elle. — Tout cela vient de Charlotte Corday, chez un peuple porté à l'imitation et à la monomanie ! Des hommes colériques et basanés tentent l'action de Char- lotte, et leurs pistolets ratent ; de jeunes femmes à la fleur de l'âge la tentent aussi ; mais seulement à demi résolues, elles laissent leurs poignards dans une boutique.

Ô Pitt ! et vous, faction de l'étranger ! la république ne sera-t-elle jamais tranquille ? sera-t-elle tourmentée sans cesse par vos piéges, vos trappes, vos machines infernales ? Le basané Amiral, la belle et jeune Cécile, et tous ceux qui les ont connus, et beaucoup d'autres qui ne les ont pas connus, alanguissent sous les verrous, attendant l'arrêt de Tinville.

 

IV. — MUMBO-JUMBO.

 

Mais le jour qu'on appelle décadi, le nouveau sabbat, le 20 prairial, 8 juin en vieux style, qu'arrive-t-il dans le jardin national, auparavant jardin des Tuileries ?

Tout le monde est là en habits de fête[9] ; les haillons ont disparu avec les Hébertistes. Robespierre, entre autres, ne se présentait jamais en costume négligé, il était toujours élégant et frisé, non sans quelque vanité ; — il avait toute sa chambre garnie de portraits verdâtres et de bustes. En habits de fête, ainsi que nous le disons, sont les citoyens et citoyennes innombrables. Le temps est magnifique ; de joyeuses espérances illuminent toutes les physionomies. Le juré Vilate donne à déjeuner à plusieurs députés dans sa résidence officielle au pavillon ci-devant de Flore ; il jouit de la joie empreinte sur les visages de la multitude, de la fraiche verdure de juin, de ce décadi d'heureux augure. Ce jour-là s'il plaît au ciel, nous devons avoir, d'après des principes anti-Chaumette perfectionnés, une religion nouvelle.

Le catholicisme ayant été détruit par les flammes, et le culte de la Raison guillotiné, n'avait-on pas besoin d'une religion ? L'incorruptible Robespierre, comme dans les temps antiques, législateur d'un peuple libre, en sera aussi le prêtre et le prophète. Il a mis un habit bleu de ciel fait pour cette circonstance, un gilet de soie blanc brodé d'argent, une culotte de soie noire, des bas blancs, et des boucles de souliers d'or. Comme président de la Convention, il a fait décréter par la Convention, c'est ainsi que l'on dit, décréter l'existence de l'Être suprême, et également ce principe consolateur de l’immortalité de l'âme. Ces principes rassurants, bases de la religion républicaine raisonnée, passent en décrets, et ce saint Décadi, avec l'aide des cieux et du peintre David, sera le premier acte de notre culte.

Aussi, voyez, après ce décret passé, et ce qu'on a appelé le plus pauvre discours prophétique que jamais mortel ait prononcé, — comme Mahomet-Robespierre, en habit bleu de ciel et en culotte noire, frisé et poudré dans la perfection, tenant à la main un bouquet de fleurs et d'épis, sort fièrement de la salle de la Convention. La Convention le suit, mais, ainsi qu'on l'a remarqué, laissant un intervalle entre elle et lui. On a élevé un amphithéâtre, ou du moins un monticule ; les statues hideuses de l'athéisme, de l'anarchie et autres de même espèce, grâce au ciel et au peintre David, frappent l'âme d'horreur. Malheureusement notre monticule est trop peu spacieux. Le sommet ne peut tenir la moitié d'entre nous ; c'est pourquoi il se produit d'inconvenantes bousculades, voire même des grognements perfides et irrespectueux. Silence, Bourdon de l'Oise ! silence ! ou malheur à toi !

Le pontife au teint verdâtre, prenant une torche, que lui présente le peintre David, déclame quelques paroles ampoulées, qu'heureusement on ne peut entendre ; il s'avance d'un pas résolu sous les yeux de la France dans l'attente, approche sa torche de l'Athéisme et compagnie qui sont de carton enduit de térébenthine. Les monstres brûlent et se consument promptement ; et alors s'élève, au moyen d'une machine, une statue incombustible de la Sagesse, qui par malheur est un peu enfumée ; cependant on la voit se dresser dans une attitude aussi sereine que possible.

Et ensuite ? Ensuite il y a une autre procession, un autre discours aussi sec que le premier : et — voilà notre fête de l'Être suprême ; notre religion nouvelle, meilleure ou pire, est faite ! Considère-1a un instant seulement, ô lecteur ! C'est la plus misérable page des annales de l'humanité : où en connais-tu une qui soit plus misérable ? Le Mumbo-Jumbo des forêts d'Afrique me semble vénérable, à côté de cette nouvelle déité de Robespierre ; car celui-ci est un Mumbo-Jumbo qui a conscience de lui-même, et sait qu'il n'est qu'une machine. Ô prophète verdâtre, ballon gonflé de vent jusqu'à éclater, à quelle chimère insensée aspires-tu donc dans ce monde de réalités ? Quoi ! c'est cela, c'est cette torche poissée pour allumer des feux d'artifice de carton et de térébenthine ; c'est la verge miraculeuse d'Aaron que tu étendras sur la France agitée par les Furies, agitée par l'enfer, en ordonnant que ses plaies disparaissent ? Hors d'ici, toi et ta torche ! — Avec ton Être suprême, dit Billaud, tu commences à m'embêter.

Catherine Thot, d'un autre côté, ancienne servante, âgée de soixante et dix-neuf ans, initiée depuis de longues années dans la science prophétique et les secrets de la Bastille, trône dans un galetas de la rue Contrescarpe, les yeux fixés sur le livre des révélations où elle voit Robespierre ; elle y trouve que cet étonnant, que ce trois fois puissant Maximilien est réellement l'homme dont parlent les prophètes, qui doit renouveler le monde. Avec elle sont de vieilles et pieuses marquises, ci-devant honorables femmes, avec lesquelles on ne pouvait manquer de trouver le vieux constituant dom Gerce, à la tête écervelée. Ils siègent là dans la rue Contrescarpe, en adoration mystérieuse. Mumbo est Mumbo, et Robespierre est son prophète ! Un homme éminent, ce Robespierre. Il a ses gardes du corps volontaires, ses Tape-dur, farouches patriotes armés de bâtons plombés ; et les Jacobins baisent !es bords de ses vêtements. Il jouit de l'admiration de beaucoup, de l'adoration de quelques-uns, et il mérite bien l'étonnement de tous.

Voici cependant la grande question, l'espérance : cette fête du Mumbo-Jumbo des Tuileries West-elle pas un signe que peut-être la guillotine va être abattue ? Loin de là ! Précisément, le surlendemain de cette fête, Couthon, un des trois misérables coquins, se fait porter à la tribune, et produit une liasse de papiers, Couthon propose, vu que les complots abondent encore, que la loi des suspects reçoive de l'extension, et que les arrestations se fassent avec plus de vigueur et de facilité. De plus, comme en pareil cas, le travail sera pénible, notre tribunal révolutionnaire recevra aussi de l'extension ; il devra être divisé, dit-il, en quatre tribunaux, chacun avec son président, chacun avec son Fouquier ou son substitut de Fouquier ; tous travailleront à la fois, et tout reste d'entraves ou de formalités dilatoires devra être supprimé ; par là on pourra peut-être atteindre le but. Tel est le décret de Couthon du 22 prairial, fameux à cette époque. En entendant cet arrêt, la Montagne même respirait à peine, frappée d'épouvante, et un Ruamps osa dire que s'il passait sans ajournement et sans discussion, lui, comme représentant se ferait sauter la cervelle. Vaines paroles ! L'Incorruptible fronce le sourcil, prononce une ou deux paroles prophétiques et prédestinées ; la loi de prairial est loi. Ruamps est fort content de laisser où elle est sa cervelle étourdie. La mort donc, et toujours la mort ! Fouquier étend ses opérations, il fait des fournées de cent cinquante d'un coup ; — il fait dresser une guillotine perfectionnée d'une vélocité supérieure, et pour qu'elle travaille à couvert, on la dresse dans la pièce d'à côté, à tel point que le salut lui-même intervient et le lui défend : Veux-tu démoraliser la guillotine, dit Collot d'un ton de reproche, démoraliser le supplice.

En effet, la chose est à craindre ; si la foi républicaine n'était pas profonde, ce serait déjà fait. Voyez, par exemple, le 17 juin, quelle fournée, cinquante-quatre d'une seule fois ! Ce basané Amiral est là celui du pistolet qui a raté ; la jeune Cécile Renault, avec .son père, sa famille, tous ses parents ; la veuve de d'Esprémesnil, le vieux M. de Sombreuil des Invalides avec son fils. — Pauvre vieux de Sombreuil ! il a soixante-treize ans. Sa fille le sauva en septembre, et voilà et quoi cela lui servit. Quarante-quatre de la faction de l'étranger. Gomme assassins soudoyés par l'étranger, ils sont vêtus de chemises rouges longues et flottantes ; rouge et triste fantasmagorie qui chemine vers le séjour des fantômes.

Cependant la foule de la place de la Révolution, les habitants tout le long de la rue Saint-Honoré, quand les tombereaux passent, ne commencent-ils pas à regarder d'un air sombre ? Les républicains aussi ont des entrailles. La guillotine est déplacée, puis déplacée encore ; enfin elle est dressée à l'extrémité sud-est de la ville[10]. Les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, s'ils ont des entrailles, les ont bien peu sensibles, il faut l'espérer.

 

V. — LES PRISONS.

 

Il est temps maintenant de jeter un coup d'œil dans les prisons. Lorsque Desmoulins proposait son comité de clémence, ces douze maisons de détention renfermaient cinq mille personnes. Par suite des incarcérations continuelles, le chiffre en est à présent de douze mille. Ce sont des ci-devant, des royalistes ; mais en bien plus grande proportion ce sont des républicains de nuances girondine, fayettiste, enfin non jacobine. Jamais peut-être aucune habitation humaine ni aucune prison n'eut autant de saleté, d'horreur dégoûtante, que ces douze maisons de détention. Il existe des rapports rédigés d'après des souvenirs personnels, intitulés Mémoires sur les prisons ; un des chapitres les plus extraordinaires de la biographie de l'humanité.

Elles présentent un spectacle vraiment singulier : on y voit qu'une sorte d'ordre s'établit dans toutes les conditions de l'existence humaine ; partout où deux ou trois individus sont réunis ensemble, il naît un certain genre de relations, d'habitudes, de règles, voire même des plaisirs et des joies ! Le citoyen Coittant expliquera comme notre maigre repas, composé d'herbes et de viande pour rie, se consommait, non sans politesse, avec des égards pour les dames ; comme le seigneur et le laquais, la duchesse et la courtisane entassés pêle-mêle, se rangeaient dans un certain ordre ; à quelle heure les citoyennes se mettaient à leurs travaux d'aiguille, et nous, leur cédant les sièges, nous nous efforcions de les entretenir galamment tout en restant debout, et même de chanter et de jouer de la harpe bien ou mal. Les jalousies, les inimitiés ne font pas défaut, et la galanterie n'a pas perdu ses droits.

Hélas ! peu à peu les travaux d'aiguille même doivent cesser ; les complots dans les prisons sont découverts, grâce au citoyen Laflotte et à la seconde vue. La municipalité défiante nous enlève tout. Argent, ustensiles, objets de métal, tout nous est impitoyablement arraché ; les commissaires en bonnets rouges entrent dans chaque cellule. L'indignation, un désespoir momentané, en se voyant enlever jusqu'au d à coudre, remplissent les cœurs les plus résignés. Les vieilles religieuses poussent des cris perçants, demandant qu'on les tue tout de suite. Les cris ne servent à rien. Ils furent plus heureux, ces deux citoyens qui, voulant conserver un ou deux objets, rie fût--ce qu'un cure-pipe ou une aiguille à ravauder les bas, résolurent de se défendre au' moyen du tabac. Alerte donc ! dès qu'on entend ces féroces bonnets rouges faire leur ronde, ouvrir et fermer les portes dans les corridors, les deux citoyens allument leurs pipes et se mettent à fumer. Des ténèbres épaisses les enveloppent. Les bonnets rouges, en ouvrant la cellule, ne respirent qu'une bouffée ; c'est assez pour qu'ils éternuent et toussent en chœur : Quoi, messieurs, s'écrient les deux citoyens, vous ne fumez pas ! Mais les bonnets rouges se sont retirés après une légère recherche. Vous n'aimez pas la pipe, disent les citoyens, comme la porte se referme bruyamment[11]. Pauvres citoyens, mes frères ! ô certainement, sous le règne de la fraternité, vous n'êtes pas les deux que je voudrais guillotiner !

Les rigueurs augmentent, se changent en horrible tyrannie. Les complots dans les prisons deviennent plus communs que jamais. Ce complot dans la prison, comme nous l'avons dit, est maintenant la formule stéréotypée de Tinville ; s'il ne conne pas d'autre crime à l'accusé, celui-ci en est un tout prêt. On ne peut plus parler à sa barre ; c'est une dérision effrontée, c'est seulement comme un guichet par lequel on passe pour aller à la mort. Les actes d'accusation sont en blanc, vous n'avez plus qu'a écrire les noms. Il a ses moutons, chacals abominables et traîtres, qui font des dénonciations et servent de témoins à charge, afin qu'on les laisse vivre eux-mêmes — pendant un temps. Ses fournées, dit Collot qui le blâme, ne devront, dans aucun cas, excéder soixante, c'est son maximum. Chaque nuit ses tombereaux viennent au Luxembourg avec, le terrible rôle d'appels, la liste de la fournée du lendemain. Les hommes se précipitent vers la grille, prêtent l'oreille pour savoir si leur nom y est compris ? Un soupir profond s'échappe de la poitrine, lorsque le nom ne s'y trouve pas. Nous avons encore un jour à vivre ! Et pourtant il y avait encore une vingtaine, des vingtaines de noms. Aussitôt ceux-là pressent sur leurs cœurs les êtres bien-aimés pour la dernière fois ; après un bref adieu, les yeux secs ou mouillés, ils montent sur le tombereau et partent. Ce soir pour la Conciergerie, et demain à travers le palais mal nommé de justice, pour la guillotine !

L'insouciance, la légèreté, la bravade, le stoïcisme, sinon de la vigueur, du moins de la faiblesse, remplissent tous les cœurs. Les faibles femmes et les ci-devant, en attendant que leurs chevelures soient transformées en perruques blondes, et leur peau tannée pour faire des culottes, ont l'habitude, pour passer le temps, de jouer la guillotine. Dans une mascarade fantastique avec des essuie-mains en guise de turbans, des couvertures pour hermine, un sanhédrin de juges pour rire siège ; un Tinville pour rire plaide ; un criminel est condamné,- et guillotiné entre les barreaux de deux chaises. Quelquefois nous allons plus loin : Tinville lui-même, à son tour, est condamné, et non pas seulement à la guillotine. Un démon noir, hérissé, cornu, velu, l'empoigne, malgré ses cris, lui montre, en étendant le bras et enflant la voix, le feu qui ne s'éteint pas, le ver qui ne meurt pas, les peines sans fin de l'enfer, où l'on demande : Quelle heure est-il, où l'on répond : L'éternité[12].

Et les prisons sont encore plus encombrées, et la guillotine va toujours plus vite. Sur tous les grands chemins marchent des prisonniers de toutes sortes, se dirigeant vers Paris. Ce ne sont plus les ci-devant maintenant, ceux d'entre eux qui faisaient du bruit ont été fauchés ; ce sont aujourd'hui les républicains. Enchaînés deux par deux, ils marchent entonnant leur Marseillaise dans les moments d'exaspération. Cent trente-deux citoyens de Nantes, par exemple, avancent vers Paris, dans ces mêmes jours. Ce sont des républicains, même des Jacobins jusque dans la moelle des os ; mais des Jacobins qui n'ont point approuvé les noyades[13]. Vive la république ! est le cri qui part de leur poitrine à travers toutes les rues des villes. Ils restent la nuit entière dans des antres infects impossibles à décrire, remplis à étouffer ; le matin on en trouve un ou deux de morts. Ils sont harassés, découragés, ils n'ont que la force de crier : Vive la république ! Comme si nous étions sous le pouvoir d'un horrible enchantement, nous mourons ainsi pour elle !

On raconte aussi l'histoire d'environ quatre cents prêtres, qui restent à l'ancre, sur la rade de l'île d'Aix, pendant bien des mois. Ils n'ont sous les yeux que la misère, le vide, la solitude des sables d'Oléron, et la mer avec sa plainte. Déguenillés, dégoûtants, affamés, n'étant plus que des ombres, ils mangent leur sale ration sur le pont, groupés par douzaines, avec les doigts ; ils nettoient leurs vêtements repoussants entre deux pierres ; suffoqués par d'horribles miasmes, et renfermés sous les écoutilles, soixante-dix dans un entrepont toute la nuit ; aussi un vieux prêtre est-il trouvé mort le lendemain, dans une attitude de prière. — Combien de temps encore, ô Seigneur !

Peu de temps. Toute anarchie, tout mal, toute injustice est de la même nature que les dents du dragon, se tue et ne peut durer.

 

VI. — POUR FINIR LA TERREUR.

 

Il est très-remarquable, en vérité, que depuis la fête de litre suprême, et les sublimes et interminables harangues qui commençaient à embêter Billaud, Robespierre ait été très-peu au Comité, qu'il se soit tenu à part, comme par une sorte de dépit. On a même fait un rapport sur cette vieille Catherine Théot, et son Régénérateur annoncé par les prophètes ; on l'a traitée assez mal. Ce mystère de Théot, on affecte de le considérer comme un complot ; on a évidemment introduit une veine de satire, de plaisanterie inconvenante, non contre la vieille fille seulement, mais indirectement contre le Régénérateur ! La plume légère de Barrère était peut-être au fond de tout cela. La pièce a été lue par l'organe solennellement nasillard du vieux Vadier, membre de la Sûreté générale. Le rapport sur Théot a produit son effet ; il a provoqué sur le visage des républicains, en général, une grimace railleuse. Ces choses-là devraient-elles arriver ?

Notons aussi que parmi les prisonnières des douze maisons d'arrêt, il en est une que nous avons déjà vue. La señora Fontenay, née Cabarrus, la belle Proserpine que Pluton Tallien a recueillie à Bordeaux, et qui a produit sur lui son effet ! Tallien est chez lui, rappelé depuis longtemps de cette ville, et dans la plus alarmante position. Il a poussé en vain la note du Jacobinisme, plus haut que jamais, pour celer le passé ; les jacobins s'en sont débarrassés. Deux fois Robespierre a lancé contre lui des paroles de mauvais augure de la tribune de la Convention. Et aujourd'hui sa belle Cabanis, frappée de dénonciation, est arrêtée comme suspecte, malgré tout ce qu'il a pu faire ! — Renfermée dans cette horrible étable de la mort, la señora lance à son rouge et sombre Tallien ses prières et ses supplications les plus vives : Sauve-moi, sauve-toi. Ne vois-tu pas que ta tête est condamnée, toi, dont l'audace est trop ardente, toi, un ancien Dantoniste, contre qui l'on garde une sourde haine ? N'êtes-vous pas tous condamnés comme si vous étiez dans la caverne de Polyphème ; le plus servile et le plus rampant de vous tous sera également dévoré, seulement le dernier ! -Tallien frissonne et reconnaît que tout cela est vrai. Tallien a entendu des paroles de mauvais augure, Bourdon également ; Fréron est détesté et Barras : chacun tâte si sa tête est encore sur ses épaules.

Pendant ce temps Robespierre, nous le remarquons de nouveau, va peu à la Convention, pas du tout au Comité ; il ne parle que dans sa chambre des lords jacobine, entouré de ses gardes du corps, les Tape-dur. Dans ces quarante jours, car juillet est déjà fort avancé, il n'a pas fait acte de présence au Comité ; il n'y agit que par les trois plats coquins et la terreur qu'il inspire. L'incorruptible siège à part ; ors le voit se promener dans les champs les plus isolés, l'air profondément méditatif ; quelques-uns disent les yeux injectés de sang, effet d'une bile surabondante la plus pitoyable chimère verdâtre qui se soit promenée sur cette terre dans ce mois de juillet ! Ô malheureuse chimère ! car toi aussi tu as possédé la vie, et un cœur de chair. Où donc t'ont conduit ; où te laissent ces dieux sévères qui semblaient toujours te sourire ? N'es-tu pas ce jeune avocat qui promettait y a quelques années, et qui préféra quitter le siège judiciaire d'Arras plutôt que d'avoir à condamner un homme à mort ?

Quelles peuvent être ses pensées ? ses plans pour mettre fin à la terreur ? Nul ne le sait. Vagues idées de loi agraire, sans-culottisme triomphant devenu propriétaire foncier ; anciens soldats habitant des hôtels nationaux, les palais-hôpitaux de Chambord et de Chantilly ; paix achetée par la victoire ; brèches réparées par la fête de l'Être suprême ; —et ainsi, à travers des flots de sang on arrivera à la légalité, à la frugalité, au travail, à la féli- cité, à la fraternité et à la république des vertus. Rivage béni d'une mer de sang aristocratique ; mais à présent comment y aborder ? à travers une dernière vague gon fiée du sang des sans-culottes corrompus, des conventionnels traîtres ou à moitié traîtres, des rebelles Tallien, Billaud, que j'embête avec mon Être suprême, et qui font de ma vieille apocalypse le plastron de leurs railleries — Ainsi se parle à lui-même ce pauvre Robespierre, semblable à un fantôme verdâtre, pendant le mois fleuri de juillet. Des embryons de plans flottent confusément dans sa pensée ; mais quels sont ses plans ou ses pensées, c'est ce que l'homme ne saura jamais

De nouvelles catacombes sont creusées, dit-on, pour recevoir les victimes d'une immense boucherie. La Convention doit être massacrée jusqu'au dernier homme par le général Henriot et. compagnie ; la chambre des lords jacobine aura tout pouvoir, et Robespierre sera dictateur[14]. Il existe actuellement une liste qu'on ne connaît pas encore, mais sur laquelle le coiffeur a jeté un coup d'œil pendant qu'il frisait 'Incorruptible. Chacun se demande : est-ce moi ?

La tradition, une anecdote, nous apprennent encore qu'il y avait un splendide dîner de garçons chez Barrère, un jour de grande chaleur. Car sache bien, ô lecteur, que Barrère et les autres donnaient des diners, avaient des maisons de campagne à Clichy emplies de luxe et de plaisirs[15] ; mais à te dernier dont nous parlons, il faisait une telle chaleur, a-t-on rapporté, que tous les invités avaient mis bas leurs habits, et les avaient laissés dans l'antichambre ; Carnot s'y glisse, fouille dans la poche de celui de Robespierre, et trouve une liste de quarante personnes au nombre desquelles se trouvait son nom : il ne s'amusa pas à boire ce jour-là ! — Il faut vous remuer, ô mes amis, tristes grenouilles du marais, muettes depuis la chute du girondisme ; il vous faut coasser aujourd'hui ou mourir ! Des conciliabules sont ternis, on y parle ; réunions nocturnes, mystérieuses comme la mort. Maximilien n'est-il pas aux aguets comme un chat, muet encore, avec ses yeux verts et rouges de sang, le dos courbé, les cheveux hérissés. Le fougueux Tallien avec son cœur hardi, sa langue audacieuse, attachera le grelot. Fixez le jour, que ce soit bientôt, de peur que ce ne soit jamais !

Tenez, voici qu'avant le jour fixé, dès le 8 thermidor, 26 juillet 1794, Robespierre reparaît à la Convention, monte à la tribune ! Cette face bilieuse semble obscurcie d'un nouveau nuage. Jugez si vos Tallien, vos Bourdon, écoutaient avec intérêt. C'est une voix présageant la mort ou la vie. Traînante, sinistre comme le cri du chat-huant, résonne cette voix prophétique. Elle accuse la décadence de l'esprit républicain ; la corruption du modérantisme, les comités de sûreté, de salut eux-mêmes infectés ; les apostasies qui se multiplient. Moi, Maximilien, seul, je reste incorruptible, prêt à mourir au moment voulu. A tom cela, quel remède ? la guillotine ; doutions une nouvelle vigueur à la guillotine qui guérit tout. Mort aux traîtres de toutes nuances ; ainsi chant la voix prophétique, dans cette salle sonore de la Convention. C'est son chant accoutumé ; mais aujourd'hui, ô ciel ! il n'y a plus d'écho dans cette Convention ; il n'y a, pour ainsi dire, qu'un silence, haletant, une sorte — l'attente indéfinissable ! — Lecointre, notre ancien marchand drapier de Versailles, dans ces circonstances douteuses, ne voit rien de plus sûr que de se lever, insidieusement ou non, et de faire la motion que, suivant l'usage établi, le discours de Robespierre soit imprimé et expédié dans les départements. Écoutez ; un murmure se lève, murmure d'opposition ! Les honorables membres penchent à l'opposition ; les membres du Comité inculpés formulent leur opposition, et demandent un délai pour l'impression. De plus en plus forte s'élève la voix de l'opposition ; le journaliste Fréron fait même cette question : qu'est devenue la liberté des opinions dans cette Convention ? L'ordre d'imprimer et d'envoyer le discours, qui avait d'abord passé, est rappelé. Robespierre, plus verdâtre que jamais, n'a plus qu'à se retirer ; il est battu, il comprend que c'est une révolte, que le malheur est proche.

La révolte est de sa nature une chose des plus fatales, dans quelque entreprise que ce soit ; chose incalculable, effrayante, et pourtant on est perdu si on ne l'envisage sans effroi. Mais surtout la révolte dans une Convention de Robespierre, — c'est le feu qui pénètre dans la sainte barbe d'un navire ! Défiez la mort, précipitez-vous, vous pouvez encore l'éteindre ; hésitez-vous un seul instant le navire et le capitaine, l'équipage et la cargaison sont lancés bien loin ; le bâtiment a tout à coup terminé son voyage, entre le ciel et la nier. Si Robespierre peut, ce soir, mettre en avant son Henriot et compagnie, et faire sa besogne avec leur aide, lui et le sans-culottisme peuvent encore exister quelque temps ; sinon, leur perte est probable. Olivier Cromwell, lorsque ce sergent mutin sortit des rangs, pour exprimer ses plaintes, et commença à gesticuler et à pérorer, donnant une voix aux milliers d'hommes qui se trouvaient là — discerna de son regard perçant de quoi il s'agissait, Il tira un pistolet de ses fontes, et supprima du même coup le mutin et la mutinerie. Noll était un homme fait pour ces choses-là

Mais Robespierre que fait-il ? Il se glisse le soir à sa chambre des lords jacobine, y déploie, au lien d'une résolution telle que l'exigeait la circonstance, ses malheurs, ses vertus peu communes, son incorruptibilité, puis, pour la seconde fois, son discours de chat-huant qu'on a rejet. ; — il le relit et déclare encore qu'il est prêt .à mourir sur-le-champ. Tu ne mourras pas, s'écrie le jacobinisme aux mille voix. Robespierre, je boirai la cigüe avec toi, s'écrie le peintre David ; chose qu'on n'est pas obligé de faire, mais qui, dans la chaleur du moment, peut très-bien se dire.

Il y a donc de l'écho dans notre salle des Jacobins ! Des applaudissements s'élevant jusqu'aux cieux couvrent le discours rejeté ; la fureur enflamme les regards et la physionomie de tout Jacobin l'insurrection est un devoir sacré, la Convention doit être épurée ; le peuple souverain mis sous les ordres d'Henriot et de !a municipalité, nous recommencerons le deux Juin. A vos tentes, Israël ! Tel est le diapason du jacobinisme ; le tumulte de la révolte gronde. Malheur à Tallien et à l'opposition l Collot d'Herbois, bien qu'il soit du salut suprême, et qu'il ait failli dernièrement être assassiné, est hué, bousculé, et content de s'en tirer la vie sauve. En entrant dans la salle du Comité du salut tout échevelé, il y trouve, avec les autres, l'élégant et sombre Saint-Just qui lui demande en passant que se passe-t-il aux Jacobins ? — Ce qui se passe, réplique Collot, avec une éloquence à la Cambyse qui n'a plus rien de théâtral, ce qui se passe ; rien autre chose que des rébellions et des horreurs. Vous demandez notre vie, vous ne l'aurez pas. Saint-Just, à ces paroles à la Cambyse, bégaye quelques mots, prend son chapeau et s'en va. Ce rapport dont il avait parlé, ce rai —, port sur la république en général, qu'il doit lire demain à la Convention, il ne peut le leur montrer dans ce moment, un ami l'ayant ; niais lui, Saint-Just, le redemandera et l'enverra, quand il sera rentré chez lui. Arrivé chez lui, il ne l'envoie pas, mais il répond qu'il ne l'enverra pas, qu'ils l'entendront à la tribune le lendemain.

Que chacun par conséquent, suivant un bon avis bien connu, invoque le ciel et tienne sa poudre sèche. Paris demain sera témoin d'une chose. Des espions agiles volent dans l'ombre toute la nuit, du salut à la sûreté, de réunion en réunion, de la société mère à l'hôtel de ville. Le sommeil peut-il s'appesantir sur les yeux des Tallien, Fréron, Collot ? Le puissant Henriot, le maire Fleuriot, le juge Coffinhal, le procureur Payan, Robespierre et tous les Jacobins s'apprêtent.

 

VII. — RENVERSÉS.

 

Les yeux de Tallien étincelaient, le lendemain, 9 thermidor vers les neuf heures, de voir que la Convention était réunie. Paris est en rumeur, mais du moins nous nous sommes assemblés en Convention légale ; nous n'avons pas été, enlevés un à un, ni empoignés à la porte. Allons, braves citoyens de la plaine ! s'écrie Tallien, en leur serrant les mains sur son passage — c'étaient naguère les grenouilles du marais — ; la voix sonore de Saint-Just se fait maintenant entendre à la tribune, et la dernière partie s'engage.

Saint-Just lit en effet son rapport. La verdâtre vengeance, sous la forme de Robespierre, veille tout près. Mais, voyez, à peine Saint-Just en a lu quelques phrases, que des interruptions s'élèvent en un rapide crescendo ; alors Tallien se dresse sur ses pieds, ainsi que Billaud puis l'un, puis l'autre, et Tallien pour la seconde fois lance ces mots : Citoyens, hier soir, aux Jacobins, je tremblais pour la République. Je me disais à moi-même, si la Convention n'ose pas frapper le tyran, je l'oserai, moi, et voilà avec quoi je le ferai, s'il le faut. Il tire alors du fourreau un poignard étincelant, et brandit l'acier de Brutus, ainsi que nous l'appelons. Sur quoi, nous mugissons tous, et poussons d'impétueuses clameurs : Tyrannie ! dictature ! triumvirat ! et les membres du Comité accusent, tout le monde accuse, rugit, pousse de violentes clameurs. Et Saint-Just reste debout, sans mouvement, le visage pâle. Couthon s'écrie, en portant ses yeux sur sa jambe paralysée triumvir ! Robespierre fait des efforts pour parler, mais le président Thuriot agite sa sonnette pour l'en empêcher ; la salle s'élève avec bruit contre lui, comme si c'était l'antre d'Eole ; et Robespierre monte les marches de la tribune, redescend, va, vient, suffoqué de rage, de terreur, de désespoir, et la sédition est à l'ordre du jour[16].

Ô président Thuriot, toi, jadis l'électeur Thuriot, qui des créneaux de la Bastille vis le faubourg Saint-Antoine se soulever comme la marée de l'Océan, et qui as vu bien des choses depuis, vis-tu jamais rien de semblable à ceci ? le bruit de la sonnette que tu agites contre Robespierre est à peine entendu dans cet ouragan de Bedlam, au milieu de ces furieux qui combattent pour sauver leur existence. Président d'assassins, crie Robespierre, Je te demande la parole pour la dernière fois. Il ne peut l'obtenir. C'est à vous, hommes vertueux de la plaine, s'écrie-t-il, c'est à vous que j'en appelle ! Les hommes vertueux de la plaine restent muets comme des pierres. Et la sonnette de Thuriot s'agite, et la salle résonne, comme l'antre d'Eole. Les lèvres écumantes de Robespierre tournent au bleu, sa langue sèche se colle à son palais. Le sang de Danton le suffoque, s'écrie-t-on. L'accusation, le décret d'accusation ! Thuriot pose aussitôt la question. L'accusation passe, l'incorruptible Maximilien est décrété d'accusation.

Je demande à partager le sort de mon frère, comme j'ai essayé de partager ses vertus, s'écrie Augustin Robespierre le jeune ; Augustin est également mis en accusation. Et Couthon, et Saint-Just et Lebas, tous sont mis en accusation, et saisis, — non sans difficulté ; les huissiers tremblent presque d'obéir. Le triumvirat et compagnie sont jetés dans la salle du Comité ; leurs Langues se collent à leurs palais. Nous n'avons plus qu'à sommer la municipalité, qu'à casser le commandant Henriot, et lancer contre lui un mandat d'arrêt, qu'à régler les formalités, qu'à remettre à Tinville ses victimes. Il est midi, le peuple d'Eole a brisé ses chines ; il souffle maintenant comme un vent victorieux, harmonieux, irrésistible.

L'œuvre est-elle accomplie ? on le croit, et pourtant elle ne l'est point encore. Hélas ce n'est seulement que le premier acte ; il en reste encore trois ou quatre autres et le dénouement est incertain. Une cité immense renferme en elle-même tant de confusions ; sept cent mille têtes humaines, dont pas une ne sait ce que fait sa voisine, ni ce qu'elle fait elle-même. — Ainsi, voyez, vers les trois heures de l'après-midi, le commandant Henriot, au lieu d'être cassé, arrêté, galope le long des quais suivi par les gendarmes municipaux ; qui écrasent plusieurs personnes ! L'hôtel de ville est en délibération, en insurrection ouverte ; les barrières sont fermées ; nul geôlier ne peut admettre aucun prisonnier ce jour-là ; — et Henriot court au galop vers les Tuileries, pour délivrer Robespierre. Sur le quai de la Ferraille, un jeune citoyen se promenant avec sa femme dit, à voix haute : Gendarmes, cet homme n'est pas votre chef, il est en état d'arrestation. Les gendarmes abattent ce jeune citoyen du plat de leurs sabres[17].

Les représentants eux-mêmes — tels que Merlin de Thionville — qu'il rencontre, ce puissant Henriot les jette au corps de garde. Il se précipite dans la salle du comité des Tuileries, pour parier à Robespierre ; avec difficulté, les huissiers et les gendarmes des Tuileries, les uns pérorant avec chaleur, les autres tirant leurs sabres, empoignent ce Henriot, décident les gendarmes de Henriot à ne point résister, mettent Robespierre et compagnie dans des fiacres et les envoient sous escorte au Luxembourg, et dans d'autres prisons. Voici donc la fin Une convention épuisée ne peut-elle pas maintenant s'ajourner pour prendre un peu de repos et de nourriture à cinq heures ?

La Convention épuisée le fit et s'en repentit La fin n'était pas encore arrivée, ce n'était seulement que la fin du second acte. Écoutez : pendant que ces représentants harassés prennent leur repas, — le tocsin se fait entendre de tons les clochers, les tambours battent au champ dans la soirée d'été ; le juge Coffinhal accourt au galop à la tête de nouveaux gendarmes pour tirer Henriot de la salle du comité des Tuileries, et l'en tire. Le puissant Henriot s'élance sur un cheval, harangue les gendarmes des Tuileries, les corrompt eux-mêmes et trotte avec eux vers l'hôtel de ville, hélas ! et Robespierre n'est pas en prison ; le geôlier, montrant son ordre de la municipalité, n'ose, sous peine de la vie, admettre aucun prisonnier ; le fiacre de Robespierre dans le tintamarre confus et ce tourbillon de gendarmes, indécis, s'est réfugié — dans l'hôtel de ville !

Là sont Robespierre et compagnie, recevant les baisers des municipaux et des Jacobins, usant du droit sacré d'insurrection ; ils rédigent des proclamations, ils sonnent le tocsin, ils correspondent avec les sections et la société mère. N'est-ce pas là un assez joli troisième acte d'un drame vraiment grec ? La catastrophe est plus douteuse que jamais.

La convention se réunit avec précipitation, dans l'ombre sinistre du crépuscule ; le président Collot, car le fauteuil lui appartient, entre à grands pas, la pâleur sur le visage, frappe sur son chapeau et dit d'un ton solennel : Citoyens, des misérables en armes ont attaqué les salles des comités, et en ont pris possession. L'heure a sonné de mourir à notre poste ! oui, répondent-ils tous, nous le jurons ! Ce n'est point une fanfaronnade aujourd'hui, ce n'est qu'un fait et une triste nécessité, il nous faut réellement ou vivre il nos postes ou y mourir. C'est pourquoi, et sans perdre de temps, Robespierre, Henriot, la municipalité, sont déclarés rebelles, mis hors la loi ; bien plus encore, nous nommons Barras commandant de la force armée que nous pourrons nous procurer ; nous enserrons des délégués représentants à toutes les sections et dans tous les quartiers pour pérorer et lever des forces ; au moins nous succomberons le harnais sur le dos.

Quel désordre dans la ville ! On court à cheval, à pied, on fait, on entend — les rapports, le temps est évidemment en travail ; niais l'enfant ne peut être nommé avant qu'il soit né ! Les malheureux prisonniers dans le Luxembourg entendent la rumeur, ils craignent un nouveau septembre. Ils voient des hommes qui leur font des signaux, des mansardes et des toits : apparemment des signes d'espérance. Ils ne peuvent nullement savoir de quoi il s'agit[18]. Nous remarquons cependant dans la soirée, selon l'habitude, les tombereaux de la mort allant vers le sud, à travers Saint-Antoine, à la barrière du Trône. Les farouches entrailles de Saint-Antoine s'adoucissent ; Saint-Antoine entoure les tombereaux et dit : cela ne sera pas ! Ô ciel, pourquoi cela serait-il ? — Henriot et les gendarmes nettoient les rues, beuglent en brandissant leurs sabres : il faut que cela soit. Abandonnez tout espoir, vous pauvres condamnés, les tombereaux se mettent en mouvement.

Mais dans ces tombereaux il y a deux autres choses remarquables : un personnage remarquable et l'absence d'un personnage remarquable. Le personnage remarquable est le lieutenant général Loiserolles, noble par naissance et par nature, sacrifiant ici sa vie pour son fils. Dans la prison de Saint-Lazare, l'avant-dernière nuit, s’étant précipité à la grille pour entendre la liste des condamnés à mort, il saisit le nom de son fils. Le fils, dans ce moment-là se livrait aux douceurs du sommeil. Je suis Loiserolles, s'écria le vieillard ; à la barre de Tinville, une erreur dans le nom de baptême est peu de chose ; il y eut peu d'objections — le personnage remarquable qui manque est le député Paine ! Paine était au Luxembourg depuis janvier, et semblait oublié, mais Fouquier l'a enfin atteint. Le guichetier, la liste à la main, marque à la craie sur les portes en dehors la fournée du lendemain. ïl arriva que la porte de Paine était ouverte, tournée vers le mur ; le guichetier la marqua du côté qui se présentait à lui, et se retira précipitamment ; un autre guichetier survint, et la referma ; il n'y avait point de marque à la craie visible ; en conséquence, la fournée partit sans Paine. La vie de Paine n'était donc point là

Le cinquième acte de ce drame vraiment grec, avec ses unités naturelles, ne peut être reproduit qu'eu gros ; nous sommes comme cet ancien peintre qui, dans un moment de désespoir, réussit à représenter l'écume. Car dans cette belle nuit de juillet, il y a des clameurs, une effrayante confusion de troupes en marche, de sections allant de tous côtés, de représentants missionnaires qui lisent des proclamations à la lueur des torches. Le missionnaire Legendre, qui a réuni des forces quelque part, fait évacuer la salle des Jacobins, et jetant leur clef sur la table de la Convention : J'ai fermé à clef leur porte ; ce sera la vertu qui la rouvrira de nouveau. Paris, disons-nous, est en guerre contre lui-même, se précipite avec confusion, ainsi que le font les courants de l'Océan ; immense gouffre résonnant dans l'obscurité de la nuit. D'un côté, la Convention est en permanence ; la municipalité d'un autre. Les pauvres prisonniers, entendant le tocsin et le tapage, essayent de s'expliquer ces signaux qui semblaient annoncer l'espoir. Un doux et continuel crépuscule qu'on voit poindre, qui sera l'aube et le lendemain, argente la partie septentrionale de l'obscurité ; elle tourne cette douce clarté, comme une prophétie muette, autour du grand cercle des deux, paisible, éternelle ! Et sur la terre tout n'est que nuages confus, que luttes, dissidence, obscurité et lueurs tumultueuses. Le Destin est assis, encore irrésolu, agitant son urne douteuse p.

Vers les trois heures du matin, les forces armées des partis opposés se rencontrent. Les forces de Henriot sont rangées sur la place de Grève, et Barras, de son côté, avec celles qu'il a recrutées, y arrive ; on se regarde les uns les autres, canons braqués contre canons. — Citoyens, crie bien haut la voix de la prudence, avant de répandre le sang, de commencer une guerre civile sans fin, entendez la lecture du décret de la Convention : Robespierre et tous les rebelles sont hors la loi ! — Hors la loi ? Il y a de la terreur dans le son de ces mots. Les citoyens non armés se retirent précipitamment chez eux. Les canonniers municipaux, par un retour subit, avec une unanimité pleine d'inqui6tude, se rangent du côté de la Convention en polissant des hourras. A ces hourras Henriot descend, assez fortement pris de boisson, dit-on, trouve la place de Grève vide, la bouche des canons tournée vers lui et voit en somme que c'est à présent l'heure de la catastrophe

Rentrant d'un pas mal assuré, ce malheureux ivrogne d'Henriot annonce que tout est perdu ! Misérable, c'est toi qui as tout perdu ! s'écrie-t-on, et on le jette, ou plutôt il se jette par la fenêtre, d'assez haut, dans une fosse remplie de restes de maçonnerie et de saletés ; il n'y trouve pas la mort, mais pis. Augustin Robespierre le suit, et a le même sort. Saint-Just, dit-on, pria Lebas de le tuer, mais Lebas ne voulut pas. Couthon s'est glissé sous une table, tâchant de se suicider, il ne réussit pas. En entrant dans ce sanhédrin d'insurrection, nous les trouons tous, morts ou à peu près, défaits, prêts à être saisis. Robespierre était assis sur une chaise avec un coup de pistolet, non à travers la tête, mais sous la mâchoire, sa main meurtrière l'avait mal servi. Avec une prompte activité et non sans désordre, nous ramassons ces misérables conspirateurs, nous repêchons même Henriot et Augustin, tout saignants et dégouttants ; nous les entassons tous avec brutalité dans des chariots, et avant le lever du soleil, nous les tenons en sûreté sous verrous et sous clefs ; et tout cela au milieu d'acclamations et d'embrassements.

Robespierre gisait dans une antichambre de la Convention, en attendant que son escorte fût prête à le conduire en prison ; la mâchoire brisée était provisoirement maintenue par un linge sanglant. Spectacle pour les hommes ! Il est étendu sur une table, et a pour oreiller une botte de sapin ; il serre encore la crosse du pistolet dans sa main convulsive. On le raille ; on l'insulte ; ses yeux expriment encore l'intelligence, il ne dit mot. Il a sur lui l'habit bleu de ciel fait pour la fête de l'Être suprême — ô lecteur, ton cœur dur tiendra-t-il contre un pareil spectacle ? son pantalon était de nankin ; ses bas tombaient sur les chevilles. ll ne prononça plus un seul mot en ce monde.

Et alors, à six heures du matin, la Convention triomphante s'ajourne. Un rapport vole sur Paris avec des ailes dorées, pénètre dans les prisons, illumine les physionomies de ceux qui étaient tout prêts à mourir ; les guichetiers et les moutons, déchus de leur puissance, sont muets et livides. C'est le 28 juillet, appelé le 10 thermidor de l'année 1794.

Fouquier n'avait qu'a constater l'identité, ses prisonniers étant déjà hors la loi. A quatre heures de l'après-midi, on n'avait jamais vu les rues de Paris si encombrées. Du palais de justice à la place de la Révolution, car cette fois c'est encore là que se dirigent les tombereaux, ce n'est qu'une épaisse masse mouvante ; toutes les fenêtres sont garnies de spectateurs ; les toits même et les Litières disparaissent sous les curieux, ivres d'une joie étrange. Les tombereaux de la mort avec leur fournée bigarrée d'individus hors la loi, au nombre d'environ vingt-trois, depuis Maximilien jusqu'au maire Fleurie et jusqu'à Simon le cordonnier, roulent sur le pavé. Tous les regards sont fixés sur le tombereau de Robespierre. Il est là la mâchoire entourée d'un linge sale, avec son frère à moitié mort, et Henriot à demi mort ; ils gisent brisés ; leurs dix-sept heures d'agonie approchent de leur fin. Les gendarmes tournent leurs sabres vers lui, pour le désigner au peuple. Une femme saute sur le tombereau, elle s'y accroche d'une main, et élevant et brandissant l'autre comme une sibylle, s'écrie : Ta mort m'enivre de joie. Robespierre entrouvre les yeux : Scélérat, va en enfer avec les malédictions de toutes les femmes et de toutes les mères ! Au pied de l'échafaud, on l'étend sur le sol jusqu'à ce que son tour vienne. On le monte ; ses yeux se rouvrent, et voient le couperet sanglant. Samson lui enlève son habit, arrache le linge sale de sa mâchoire ; la mâchoire pend inerte ; il s'en échappe un cri, — chose hideuse à entendre et à voir. Samson, tu ne saurais être trop prompt.

L'œuvre de Samson achevée, des acclamations sans fin  s'élèvent. Acclamations qui retentissent non-seulement dans Paris, mais dans la France entière, dans l'Europe, et jusque dans la génération présente. Elles sont justes et en même temps injustes. Ô le plus infortuné des avocats d'Arras, valais-tu moins que d'autres avocats ? Nul homme plus logique, plus conséquent avec sa formule, son credo et son carat de probité, de bienveillance, de plaisirs de la vertu et cogitera, ne vécut. à cette époque. Cet homme, en des temps plus heureux, aurait fourni un modèle de stérile incorruptibilité, il aurait eu des tablettes de marbre et des oraisons funèbres. Son malheureux propriétaire, l'ébéniste de la rue Saint-Honoré, l'aimait ; son frère mourut pour lui. Que Dieu ait pitié de lui et de nous

Telle fut la fin du règne de la terreur, la nouvelle et glorieuse révolution appelée de thermidor, du 9 thermidor an II ; ce qui signifie en ancien style d'esclavage le 27 juillet 1794. La terreur est finie ainsi que les supplices sur la place de la Révolution, une fois qu'on aura exécuté la queue de Robespierre ; c'est à quoi Fouquier pourvoit rapidement avec d'abondantes fournées.

 

 

 



[1] Moniteur, 16 ventôse (7 mars) 1794.

[2] Biographie des ministres. — Danton.

[3] Aperçus sur Camille Desmoulins (dans le Vieux Cordelier, Paris, 1825, p. 1-29).

[4] Montgaillard, t. IV, p. 200.

[5] Duchesse d'Angoulême, Captivité à la tour du Temple, p. 37-71.

[6] Tribunal révolutionnaire du 8 mai 1794 (Moniteur, n° 231).

[7] Tableaux de la Révolution : Soupers fraternels (Mercier, t. II, p. 150).

[8] Riouffe, p. 37. — Deux Amis, t. XII, p. 298-302.

[9] Vilate, Causes réelles de la révolution du 9 thermidor.

[10] Montgaillard, t. IV, p. 237.

[11] Maison d’arrêt de Port-libre, par Coittant, etc. (Mémoires sur les prisons, t. II).

[12] Montgaillard, t. IV, p. 218. — Riouffe, p. 273.

[13] Voyage de cent trente-deux Nantais (Mémoires sur les prisons, t, II, p. 288-335).

[14] Deux Amis, t. XII, p. 350-358.

[15] Voyez Débats.

[16] Moniteur, n° 311-312, — Débats, t. IV, p. 421-442. — Deux Amis, t. XII, p. 390-411.

[17] Précis des événements du 9 thermidor, par Méfia, ancien gendarme (Paris, 1825).

[18] Mémoires sur !es prisons, t. II, p. 277.