HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA GUILLOTINE

 

LIVRE CINQUIÈME. — LA TERREUR À L'ORDRE DU JOUR.

 

 

I. — LE PRÉCIPICE.

 

Nous sommes donc arrivés à ce sombre abîme où depuis longtemps ont tendu toutes choses ; maintenant parvenues à ces bords vertigineux, elles se précipitent dans un écroulement immense, et tombent, tombent toujours, — jusqu'à ce que le sans-culottisme se soit détruit lui-même : ainsi, dans cette prodigieuse révolution française, comme en un jour de jugement, le monde s'est rapidement, sinon renouvelé, du moins détruit et engouffré. Il y a longtemps que la terreur fait trembler ; mais à présent, les acteurs eux-mêmes voient clairement que le but de leur course est la terreur ; aussi disent-ils : Que la terreur soit à l'ordre du jour.

Mais aussi combien de siècles, en remontant seulement jusqu'à Hugues Capet, se sont écoulés, se sont ajoutés les uns aux autres, chaque siècle transmettant au suivant la somme toujours croissante de la méchanceté, de la fausseté de l'oppression de l'homme par l'homme. Rois, prêtres et peuple, tous fuirent coupables. De francs coquins chevauchaient triomphants, portant diadèmes, couronnes, mitres ; ou l'espèce plus funeste encore des coquins hypocrites se parait de belles et sonores formules, de dehors brillants et respectables qui ne couvraient que le vide ; la race des charlatans était devenue aussi nombreuse que les sables de la mer. Et enfin la somme de charlatanisme s'était augmentée à tel point, que la terre et les cieux en étaient fatigués. Bien lent semblait le jour des comptes il approchait, à travers le fracas et les fanfaronnades de la courtisanerie, de l'héroïsme conquérant, des grands monarques très-chrétiens, des Pompadours bien-aimées, mais enfin il approchait toujours, et voici qu'il est arrivé soudainement sans que personne rait vu ! La moisson dés longs siècles a mûri, a jauni avec une étrange rapidité ; et maintenant qu'elle est tout à fait mûre, elle est fauchée pour ainsi dire en un jour. Coupée soin le règne de la terreur, et. mise en grange chez Pluton, dans l'enfer ! — Infortunés fils d'Adam ! il en est toujours ainsi ; et jamais ils ne l'ont reconnu ni ne le reconnaîtront. La contenance canne et joyeuse, de jour en jour, de génération en génération, ils vont, se souhaitant l'un à l'autre bonne chance, et travaillent à semer le vent. Et pourtant. aussi vrai que Dieu existe, ils récolteront la tempête. Il est impossible qu'il en soit autrement, si Dieu est une vérité et son univers une vérité.

L'histoire néanmoins, en s'occupant de ce régime de la terreur, a aussi ses embarras. Lorsque le phénomène continuait Mis sa forme primitive, et qu'il ne s'agissait que de peindre les horreurs de la révolution française, il y avait beaucoup à dire, beaucoup à crier, avec eu sans profit. Le ciel sait qu'il y avait assez d'horreurs et de terreurs ; cependant ce n'était pas tout le phénomène, et, à proprement parler, ce n'était pas du tout le phénomène, mais bien plutôt son ombre, sa partie négative. Et maintenant, dans une nouvelle phase de son travail, quand l'histoire, cessant de crier, essaye d'enfermer dans ses vieilles formes de style et dans ses formules cette chose si nouvelle et si étrange ; qu'elle s'efforce d'appliquer quelque loi reconnue de la nature à ce produit imprévu de la nature, qu'elle en veut parler de sang-froid, en tirer des conséquences et des enseignements, l'histoire, nous devons le dire, bavarde et radote peut-être d'une manière encore plus pénible. Prenez, par exemple, la dernière formule qui ait été donnée, il y a quelques mois à peine, comme l'expression exacte de ces événements, par notre digne M. Roux, dans son Histoire parlementaire. C'est la plus nouvelle et la plus étrange selon lui, la révolution française fut une lutte à mort, pour réaliser, après dix-huit cents ans de préparation, — la religion chrétienne[1] ! Sans doute ces mots, Unité, indivisibilité, fraternisé ou la mort, étaient écrits sur toutes les demeures des vivants, de même que sur les murs des cimetières ; c'est-à-dire, sur les demeures des morts, par ordre du procureur Chaumette, on a écrit : Ici est le sommeil éternel[2]. Mais une religion chrétienne réalisée par la guillotine et la mort éternelle m'est suspecte, comme avait coutume de dire Robespierre.

Hélas ! non, monsieur Roux ce n'est pas là un Évangile de fraternité ; non, il ne s'accorde avec aucun des quatre anciens évangélistes, il n'appelle pas les hommes au repentir ; n'invite pas chacun d'eux à purifier les souillures de sa propre existence, pour être sauvé ; c'est un Évangile, comme nous l'avons souvent donné à entendre, suivant le nouvel et cinquième évangéliste, Jean-Jacques, exhortant chaque homme à purifier les souillures du monde entier, et à se sauver en faisant une constitution. Chose bien différente de la première, qui en est éloignée, toto cœlo, comme on dit et plus encore, s'il est possible ! — C'est ainsi, cependant, que l'histoire, et même que tout discours, tout raisonnement humain, font encore ce que fit le père Adam au commencement de son existence : on s'efforce de donner des noms aux nouvelles choses que produit la nature, mais on y a bien de la peine.

Mais peut-être l'histoire doit-elle reconnaitre une bonne fois que tous les noms et les théorèmes connus jusqu'ici sont ici insuffisants ? Que ce grand produit de la nature est grand et nouveau, par cela même qu'il n'est point venu se ranger sous les anciennes lois établies de la nature, mais au contraire en révéler de nouvelles ? Dans ce cas-là, l'histoire renoncera à la prétention de le nommer à présent, l'étudiera de bonne foi, et en nommera ce qu'elle pourra ! Tout ce qui approche du véritable nom a de la valeur ; si le véritable nom est une fois appliqué, la chose est désormais connue, nous pouvons la considérer comme acquise.

Bien certainement, ce n'est point la réalisation du christianisme, ni rien de terrestre que nous discernons dans ce régime de la terreur ; dans cette révolution française dont il est l'accomplissement, nous discernons plutôt la destruction, — de tout ce qui était destructible. C'est comme si vingt-cinq millions d'hommes, transportés enfin d'un délire sibyllin, se dressaient tous ensemble pour dire, d'une voix qui franchit les mers et les âges, que cette fausseté dans l'existence est devenue insupportable. Ô vous, hypocrisies et apparences, manteaux royaux, manteaux rouges des cardinaux vous, credos, formules, honorabilités, sépulcres blanchis remplis d'ossements et de cadavres, vous n'tes plus à nos yeux qu'un mensonge ; et pourtant notre existence n'est point un mensonge, notre faim et notre misère ne sont pas un mensonge ! Tenez, nous levons, comme un seul homme, nos vingt-cinq millions de mains droites, et prenons à témoin le ciel, !a terre et aussi le fond de l'enfer, que vous serez tous détruits, ou que nous le serons nous-mêmes.

Un serment pareil n'est certainement pas sans importance il constitue, comme on l'a souvent dit, le fait le plus remarquable de ces dernières mille années. Il produit et produira des résultats. L'accomplissement de ce serment, c'est-à-dire, la triste lutte désespérée des hommes avec leur condition et leur entourage, — lutte, hélas en même temps contre le péché et l'obscurité qui étaient en eux, comme chez les autres voilà le règne de la terreur. Le désespoir transcendantal en fut l'âme, âme inconsciente Ces fausses espérances de fraternité, de millenium politique, ces rêves chimériques ont toujours tourmenté l'âme humaine. Mais l'âme invisible du tout, le désespoir transcendantal n'était point une illusion, de même qu'il n'a pas été sans effet. Le désespoir porté assez loin complète le cercle, pour ainsi dire, et redevient une sorte d'espérance ardente et féconde.

La doctrine de ta fraternité, se séparant du Vieux catholicisme, et trouvant son expression dans l’Évangile de Jean-Jacques, se dégage avec une étrange clarté des images qui l'enveloppent, et passe de la théorie dans la pratique. Aussitôt toutes les croyances, les intentions, les usages, les connaissances, les pensées, les choses que les Français possèdent, disparaissent ; le catholicisme, classicisme, le spiritualisme, le cannibalisme, enfin tous les ismes dont se compose l’homme en France, s'écroulent avec fracas dans ce gouffre, et la théorie passé dans la pratique ; et ce qui ne petit surnager, s'enfonce. Jean-Jacques n'est pas le seul évangéliste ; chaque maître d'école de village a apporté sa quote-part n'employons- nous pas le toi, comme les peuples libres de l'antiquité ? Le patriote français, avec son bonnet rouge phrygien de la Liberté, donne à son pauvre petit enfant rouge le nom de Caton, Caton le censeur ou bien d'Utique. Gracchus est devenu Babeuf et édite des journaux ; Mutius-Scævola, cordonnier pure race, préside dans la section Mutius-Scævola. En un mot, un Monde entier se jette à l'eau pour voir ce qui pourra surnager.

C'est pourquoi, dans tous les cas, nous appellerons ce règne de la terreur, un règne bien étrange. Le sans-culottisme dominant fait table rase ; c'est un des états les plus extraordinaires par lesquels l'humanité ait jamais passé. Une nation d'hommes remplie de besoins et vide d'usages ! Les vieux usages se sont engloutis parce qu'ils étaient usés. Les hommes poussés par la nécessité et la furie d'un délire sibyllin, éperonnés par le besoin, doivent imaginer le moyen de le satisfaire. La coutume s'écroule ; par l'imitation, par l'invention, l'inaccoutumé s'improvise et s'édifie ; ce que la nation française avait dans la tête en sort : si le résultat n'est pas grand, il est certainement des plus étranges.

Que le lecteur n'aille pas s'imaginer que tout est noir sous ce règne de la terreur ; loin de là. Combien de forgerons, de charpentiers, de boulangers, de brasseurs, de blanchisseurs, sur le sol de cette France, poursuivent chaque jour leurs anciens travaux, que le gouvernement soit un gouvernement de terreur ou de joie ! Dans ce Paris il y a chaque soir vine-trois théâtres ; quelques personnes y comptent soixante salles de danse. Les pièces de théâtre sont toutes fortement empreintes d'un cachet républicain. Sans chômer un instant, les romanciers livrent au public sa pâture accoutumée[3]. La bascule de l'agiotage, dans cette époque de papier-monnaie, s'agite avec une vivacité sans exemple, inimaginable, et produit des fortunes subites, des palais d'Aladin, en vérité, une sorte de mirage prodigieux au milieu duquel vous pouvez vivre pendant quelque temps. La terreur est comme une plaine sablonneuse, sur laquelle flottent les scènes les plus variées. Avec des transitions surprenantes, sous des couleurs intenses, ie sublime, le badin, l'horrible, se succèdent l'un à l'autre, ou plutôt, avec un tumulte &ourdissant, s'accompagnent l'un l'autre.

C'est à présent ou jamais que les cent langues si souvent souhaitées par les poètes anciens seraient tout à fait nécessaires. Puisque nous ne les avons pas, que le lecteur échauffe sa propre imagination. Nous essayerons de détacher de ce tableau confus quelques détails significatifs, de faire luire quelques clartés dans ces ténèbres.

 

II. — MORT.

 

Dans les premiers jours de novembre, il y eut une clarté passagère, un fait qui doit être noté : le dernier voyage d'Orléans-Égalité. Philippe fut décrété d'accusation en même temps que les Girondins, à sa grande surprise et à la leur ; mais ne fut pas jugé en même temps. Ils avaient été condamnés et exécutés depuis trois jours environ, quand Philippe, après son long séjour de six mois à Marseille, arriva à Paris. Ce fut, selon notre calcul, le 3 novembre 1793.

Ce même jour, deux prisonniers remarquables sont également incarcérés, la dame Dubarry et Joséphine Beauharnais. La daine, ci-devant comtesse Dubarry, cette femme infortunée, était revenue de Londres ; on l'arrêta, non-seulement comme ayant été autrefois la maitresse d'une ci-devant majesté, et par conséquent suspecte, mais comme ayant fourni de l'argent aux émigrés. Avec elle et en même temps arrive la femme de Beauharnais, qui sera bientôt veuve. C'est cette Joséphine Tascher Beauharnais qui deviendra Joséphine, impératrice Buonaparte ; car une sorcière noire des Tropiques lui avait prophétisé, il y a longtemps, qu'elle serait reine et plus encore. Dans les mêmes heures également, le pauvre Adam Lux, presque fou, qui, selon Forster, n'a pris aucune nourriture pendant ces trois dernières semaines, marche à la guillotine pour son pamphlet sur Charlotte Corday ; il a court à l'échafaud en disant qu'il mourait pour elle avec grand plaisir. C'est avec de tels compagnons de voyage que Philippe arrive. Car que ce mois soit nommé brumaire an deux de la liberté, ou novembre an 1793 de l'esclavage, la guillotine va toujours.

En voilà assez, le procès de Philippe est vite terminé, son jury est bientôt convaincu. Il est trouvé coupable de royalisme, de conspiration et de beaucoup d'autres choses. On lui fait même un crime d'avoir voté la mort de Louis ; il répondit à cela : J'ai voté en mon âme et conscience. La sentence est la mort sans délai. Ce même de novembre, jour de douleur, est le dernier que Philippe doit voir, Philippe, dit Montgaillard, demanda à déjeuner ; il mangea quantité d'huîtres, deux côtelettes, but la plus grande partie d'une bouteille d'excellent bordeaux, et dépêcha le tout avec assez d'appétit. Un juge révolutionnaire ou un émissaire officiel de la Convention arrive alors pour lui signifier qu'il ait, dans l'intérêt de l'État, à révéler la vérité au sujet d'un ou deux complots, Philippe répondit que pour lui tout était fini, qu'il pensait que l'État n'avait plus rien à réclamer ; que cependant, dans l'intérêt de la liberté, puisqu'il disposait de quelque loisir, il voulait bien, à, des questions raisonnables répondre raisonnablement. Et alors, dit Montgaillard, le coude appuyé sur la cheminée, il parla doucement, avec une grande tranquillité apparente, jusqu'à ce que le temps fût passé ou que l'envoyé fût satisfait.

A la porte de la Conciergerie, l'attitude de Philippe était droite et libre, presque celle du commandement. Il y a cinq ans moins quelques jours que Philippe, dans l'enceinte de es mêmes murs, avec un air gracieux, demandait au roi Louis si c'était une séance royale ou un lit de justice. Ô ciel ! — trois pauvres diables devaient marcher à la mort avec fui quelques-uns disent qu'il ne voulut pas d'une semblable compagnie, et qu'il fallut le jeter de force dans le chariot[4]. Mais cela ne semble pas vrai, Quoi qu'il en soit, le chariot fatal poursuit son elle-min, Le costume de Philippe est remarquable par son élégance : frac vert, gilet de piqué blanc, bottes fortes de peau de daim jaune ; son air, comme auparavant, est tout à fait composé, impassible, pour ne pas dire aisé et d'une politesse à la Brummel. On traverse chaque rue lentement, au milieu d'exécrations ; le Palais-Égalité, jadis Palais-Royal, est passé ! La population cruelle l'y arrêta pendant quelques instants ; la darne de Buffon, a-t-on dit, se mit à la fenêtre, coiffée à la Jézabel. Sur les murs couraient ces mots en grands caractères tricolores : Républque une et indivisible, liberté, égalité, fraternité ou la mort. Propriété nationale. Les yeux de Philippe brillèrent un instant d’un feu d'enfer, mais l'instant d'après ce feu avait disparu, et il était impassible, poli comme Brummel. Sur l'échafaud, Sanson allait lui ôter ses bottes ; Bah ! dit Philippe, elles céderont plus facilement après, dépêchons-nous.

Tel était Philippe, non sans qualités pourtant. A Dieu ne plaise qu'aucune me vivante en soit complètement dépourvue ! Il eut la vertu de conserver son existence pendant quarante-cinq ans. D'autres vertus, peut-être que nous ne connaissons pas ; mais probablement nul mortel n'eut jamais à. enregistrer sur son compte de pareils faits, autant de mensonges ; car c'était un Jacobin prince du sang. Remarquez quelle combinaison ! De plus, ce qui le distingue des Néron, des Borgia, c'est qu'il vécut dans le temps des pamphlets. Mais en voilà assez ; le chaos l'a englouti. Puisse-t-il n'en jamais reproduire un semblable ! Le brave jeune Orléans-Égalité, dépouillé de tout, mais ne s'abandonnant pas lui-même, va à Coire, dans le pays des Grisons, sous le nom de Corby, enseigner les mathématiques. La famille Égalité est dans les plus sombres profondeurs du nadir.

Une autre victime bien plus noble suit la précédente ; victime dont on se souviendra pendant plusieurs siècles, Jeanne-Marie Philipon, femme de Roland. Véritable reine, sublime dans sa douleur muette, telle elle apparut à Riouffe dans sa prison. Quelque chose de plus que ce que l’on voit ordinairement suries physionomies des femmes, dit Riouffe[5], se peignait dans ses grands yeux noirs, pleins d'expression et de douceur. Elle me parlait souvent à la grille ; nous étions tous attentifs autour d'elle, dans l'admiration et l'étonnement. Elle s'exprimait avec une pureté, une harmonie et une mesure qui faisaient de son langage une véritable musique, dont l'oreille ne pouvait jamais assez se rassasier ; sa conversation était sérieuse, non froide ; partant des lèvres d'une jolie femme, elle était franche et courageuse comme celle d'un grand homme. Néanmoins sa femme de chambre disait : Devant vous elle recueille ses forces, mais dans son appartement elle restera quelquefois trois heures assise, appuyée à la fenêtre, à pleurer. Elle était restée en prison, une fois libérée, mais reprise dans la même heure, depuis le 1er juin, dans une agitation et une incertitude qui enfin se sont changées progressivement en une certitude bien triste, celle de la mort. Dans la prison de l'Abbaye, elle occupera l'appartement de Charlotte Corday. Là, dans la Conciergerie, elle converse avec Riouffe, avec l'ex-ministre Clavière ; appelle les chefs des vingt-deux nos amis que nous devons bientôt suivre. Pendant ces cinq mois, elle écrivit ces mémoires que le monde entier lit encore.

Mais aujourd'hui, le 8 novembre, habillée de blanc, dit Riouffe, sa longue chevelure noire pendant jusqu'à la ceinture, elle est partie pour paraitre à la barre du tribunal. Elle en revint d'un pas léger, levant le doigt pour nous signifier qu'elle était condamnée ; elle semblait avoir pleuré. Les questions de Fouquier-Tinville avaient été brutales ; l'honneur de la femme offensée les lui renvoya avec mépris et non sans quelques larmes. Et maintenant après de courts préparatifs, elle aussi va prendre sa dernière route. Un certain Lamarche était avec elle, directeur de l'imprimerie pour les assignats, qu'elle essayait de relever de son abattement. Arrivée au pied de l'échafaud, elle demanda une plume et du papier pour écrire les étranges pensées qui s'élevaient en elle. Remarquable requête qui lui fut refusée. Jetant ses regards sur la statue de la Liberté qui était devant elle, elle s'écria amèrement : Ô Liberté ! quelles choses on fait en ton nom ! Dans l'intérêt de Lamarche, elle veut mourir la première pour lui montrer comme il est facile de mourir. C'est contre les ordres, dit Sanson. — Fi donc, vous ne pouvez rejeter la dernière prière d'une femme. Et Sanson céda.

Blanche et noble vision avec son air majestueux de reine, ses yeux fiers et doux, sa longue et noire chevelure tombant jusqu'à la ceinture, et avec son cœur vaillant, tel que jamais cœur plus brave ne battit dans le sein d'une femme ! semblable à une blanche statue grecque, avec une perfection sereine, elle brille au milieu, du sombre naufrage des choses, — pour longtemps digne de mémoire. Honneur à la grande nature qui, dans la ville de Paris, à l'époque du sentiment noble et du pompadourisme, peut produire une Jeanne Philipon, et personnifier e elle l'éternel féminin, malgré la logique, les encyclopédies et l’Évangile selon Jean-Jacques ! La biographie se rappellera longtemps ce fait de la demande d'une plume pour écrire les sublimes pensées qui surgissaient en elle. C'est comme un rayon de lumière, une effusion de douceur et une sorte de sainteté qui se répand sur toute sa personne ; ainsi, en elle aussi, il y avait ce qu'on ne peut exprimer. Elle aussi était une fille de l'infini ; il y avait chez elle des mystères auxquels le philosophisme n’avait jamais songé ! — Elle laissa de nombreux conseils écrits pour sa petite fille ; elle dit que son mari ne lui survivrait pas.

Plus terrible encore fut le sort du pauvre Bailly, le premier président national, le premier maire de Paris ; condamné aujourd'hui pour royalisme, lafayettisme, pour cette affaire du drapeau rouge du Champ de Mars ; et l'on peut dire en général pour avoir laissé son astronomie et s'être mêlé à. la révolution. C'est le 10 novembre 1793, par une brume froide et piquante, que le pauvre Bailly est traîné à travers les rues au milieu des hurlements de la populace, qui le couvre d'imprécations et de boue, qui fait, par moquerie, flotter à son nez le drapeau rouge. Morne, sans exciter la pitié, est assis l'innocent ; on va lentement au milieu de cette brume, on se dirige vers le Champ de Mars. Non, pas là ! vocifère la populace aven imprécations, un tel sans ne doit pas souiller l'autel de la patrie. Non, pas là ! mais sur un tas d'immondices au bord de la rivière ! Ainsi vocifère l'implacable populace ; on lui cède ! La guillotine est enlevée, quoique les mains soient engourdies par la glaciale brunie, et portée au bord de l'eau ; là elle est dressée de nouveau avec une lenteur produite par l'engourdissement. Les pulsations se succèdent dans le cœur fatigué du vieillard. Pendant de longues heures, au milieu des malédictions et d'une pluie glaciale ! Bailly, tu trembles ! lui dit quelqu'un. — Mon ami, c'est de froid, répliqua Bailly. Jamais mortel n'eut une fin plus cruelle.

Quelques jours après, Roland, apprenant ce qui s'était passé le 8, embrasse ses bons amis à Rouen, quitte leur demeure hospitalière, part en leur faisant des adieux trop tristes pour provoquer les larmes. Le lendemain matin 16 du mois, à environ quatre lieues de Rouen, du côté de Paris, prés de Bourg-Baudouin, dans l'avenue de M. Normand, on trouve assis, appuyé contre un arbre, un homme à figure ridée, dont les traits graves sont roidis par la mort ; une épée lui a percé le cœur, et à ses pieds était cet écrit : Qui que tu sois, toi qui me trouves étendu, respecte fines restes ; ce sont ceux d'un homme qui a consacre sa vie entière à être utile, et qui est mort comme il a vécu, vertueux et honnête. Ce n'est pas la peur, mais l'indignation qui m'a fait quitter ma retraite, en apprenant que ma femme avait été assassinée. Je ne voulais pas rester plus longtemps sur une terre souillée de crimes[6].

L'attitude de Barnave devant le tribunal révolutionnaire fut des plus courageuses, mais ne put le sauver. On l'avait envoyé chercher à Grenoble, pour payer son tribut. La rhétorique et l'éloquence ne servent de rien les Parques et Tinville sont sourds. Il nia que trente-deux ans, ce Barnave, et quelles vicissitudes il a traversées ! Il y a peu de temps, nous l'avons vu au haut de la roue de la fortune ; sa parole faisait loi chez tous les patriotes, et maintenant il est bien certainement au bas de la roue, il lutte avec violence contre le tribunal de Tinville qui prononce son arrêt de mort[7]. Et Pétion, qui siégeait aussi naguère à l'extrême gauche, le vertueux Pétion, où est-il ? Mort civilement ; caché dans les caves de Saint-Émilion, pour être dévoré par les chiens. Et Robespierre, qui fut en même temps que lui porté sur les épaules du peuple, est dans le Comité de salut public ; civilement il vit, mais il ne vivra pas toujours. Ainsi se meut et tourbillonne avec une impétuosité vertigineuse cette monstrueuse machine de la révolution ; dans ses mouvements effroyables l'œil ne peut la suivre. Barnave sur l'échafaud frappa du pied, et regardant au ciel, il s'écria : Voici donc ma récompense !

Le député Mercier, ex-procureur, a déjà disparu. Et le député Asselin, qui se fit remarquer en août et septembre, est sur le point de disparaître aussi. Et Rabaut, qu'une trahison a fait découvrir entre ses deux murs, et le frère de Rabaut. Que de députés nationaux ! Il y a aussi des généraux. La mémoire du général Custine ne peut pas être défendue par son fils, ce fils est déjà guillotiné. Custine l'ex-noble avait été remplacé par Houdard le plébéien, qui ne réussit pas mieux dans le Nord ; pour lui aussi point de merci : il périt sur la place de la Révolution, après avoir essayé de se donner la mort en prison. Et les généraux Biron, Beauharnais, Brunet aucun général n'a de bonheur. Le dur et vieux Luckner, avec ses yeux chassieux, l'Alsacien Westermann, vaillant et actif en Vendée, aucun d'eux ne peut, comme dit le Psalmiste, sauver son âme de la mort.

Que d'occupations avaient les comités révolutionnaires, les sections avec leurs vingt sous par jour ! Les arrêts tombent sans relâche sur les arrêts, la mort les suit infailliblement. L'ex-ministre Clavière se suicide en prison. L'ex-ministre Lebrun, saisi dans une grange, déguisé en ouvrier, est immédiatement conduit à la mort[8]. N'est-ce pas d'ailleurs ce que Barrère appelle battre monnaie sur la place de la Révolution ; car toujours les biens du coupable, s'il en a, sont confisqués. Pour éviter les accidents, nous lançons même une loi qui dit que le suicidé ne nous dépouillera pas de ce droit ; qu'un criminel qui se tuera n'encourra pas moins la confiscation de ses biens. Que le coupable tremble, ainsi que le suspect, le riche, en un mot tout ce qui n'est pas sans culottes ! Le palais du Luxembourg, jadis appartenant à Monsieur, est devenu une prison immense et hideuse ; également, autrefois aux Condés ; — et leurs propriétaires sont à Blankenberg, de l'autre côté du Rhin. Dans Paris il y a maintenant douze prisons ; dans la France, environ quarante-quatre mille : c'est ! que les suspects, aussi nombreux que les feuilles mortes en automne, affluent de toutes parts. C'est ! que chassés et balayés par les comités révolutionnaires, ils s'amassent comme dans des magasins, — pour être détruits par Sanson et Tinville. La guillotine ne va pas mal.

 

III. — DESTRUCTION.

 

Les suspects peuvent trembler, mais combien davantage les rebelles déclarés, les cités girondines du Midi ! L'armée révolutionnaire est partie sous le commandement du dramaturge Ronsin ; elle est forte de six raille hommes, en bonnets rouges, en gilets tricolores, en pantalons de peluche noire, avec d'énormes moustaches, d'énormes sabres, — en carmagnole complète[9], et avec des guillotines portatives. Le représentant Carrier est allé à Nantes, en suivant la lisière de la Vendée, que Rossignol a littéralement mise en feu. Carrier jugera les prisonniers que vous faites, leurs complices, royalistes ou girondins ; sa guillotine va toujours, ainsi que sa compagnie de Marat à bonnets de laine. Les petits enfants et les vieillards sont guillotinés. Quelque prompte que soit la machine, elle ne l'est pas assez. Le bourreau et ses valets n'y suffisent pas ; ils sont sur les dents b. force de travail, et déclarent que les muscles humains n'en peuvent faire davantage. Dans ce cas il faut essayer les fusillades, et peut-être ensuite des méthodes encore plus effrayantes.

Dans Brest, pour le même motif, commande Jean Bon Saint-André, avec un armée de bonnets rouges. A Bordeaux, c'est Tallien, aven son Isabeau et ses valets de bourreau. Guadet, Cussy, Salles, beaucoup d'autres, succombent ; là pique sanglante et le bonnet rouge exerçant la suprême puissance ! la guillotine bat !monnaie. Tallien à la chevelure rousse et rude, naguère habile journaliste, encore jeune, est aujourd'hui farouche et puissant ; Pluton sur terre, il a les clefs du Tartare. On remarque cependant qu'une certaine senorina Cabarrus, ou, si vous aimez mieux, une señora, puisqu'elle est mariée à un sieur de Fontenay, dont elle n'est pas encore veuve, belle brune, fille du négociant espagnol Cabanis, — a adouci sa farouche rudesse ; elle plaide pour elle-même et ses amis, et réussit. Les clefs du Tartare, et tout pouvoir, quel qu'il soit, sont quelque choc pour une femme. Le sombre Pluton n'est pas insensible à ramone ; elle, semblable à une seconde Proserpine, est enlevée par ce Pluton roux et sombre ; et, dit-on, elle adoucit un peu ce cœur de pierre.

Maignet à Orange, dans le sud, Lebon à Arras, dans le Nord, étonnent le monde. Le tribunal populaire jacobin, avec ses représentants de la nation, sur le même emplacement peut-être oi avait siégé le tribunal populaire girondin, se dresse çà et là, partout où &est nécessaire. Fouché, Mai -net, narras, Fréron, nettoient les départements du Midi : on dirait des moissonneurs, leur faux est la guillotine. Nombreux sont les ouvriers, abondante est la moisson. Par centaines, par milliers, les existences des hommes sont coupées, jetées au feu comme des bois morts.

Marseille est pris et mis sous la loi martiale. Mais voyez, à Marseille, quel est donc cet épi à barbe rouge qu'on va moissonner ? — Nous parlons d'un homme épais, à la face couverte de clous rouges, avec une barbe épaisse couleur de brique ? Par Némésis et les trois sœurs de mauvais augure, c'est Jourdan Coupe-têtes x Ils l'ont empoigné en vertu de ces lois martiales ; lui aussi sera rasé avec leur rasoir national. Elle est à bas à présent la tête de Jourdan Coupe-têtes ; — ainsi que celles de Deshutte et Varigny, qu'il fit porter sur des piques dans l'insurrection des femmes ! On ne le verra plus, ce monstre cuivré, traverser les cités du Sud, prononcer des arrêts la pipe à la bouche, le verre d'eau-de-vie à la main, dans la tour de glace d'Avignon. La terre qui cache tout, l'a reçu ce bouffi à barbe rouge ; puissions-nous ne jamais voir son pareil ! — On cite Jourdan, des centaines d'autres ne sont pas cités. Hélas ! ils sont entassés devant nous, comme des ragots amoncelés, qui se comptent par charretées ; et pourtant il n'est pas un de ces fagots qui n'ait eu sa vie et son histoire ; et chacun a été coupé, non sans angoisses, comme lorsqu'un César meurt.

Lyon échappera moins que toute autre ville. Lyon que nous avons vu en feu, dans cette nuit d'automne où la poudrière sauta, penche évidemment vers une triste fin. Inévitable ; que peuvent le courage sans espoir et Précy ?Dubois-Crancé, sourd comme le Destin, terrible comme le jugement, prend leurs redoutes de sacs à coton, les resserre plus que jamais avec les laves de son d'artillerie. Jamais ce ci-devant d'Autichamp n'arrivera, jamais il ne viendra de secours de Blankenberg. Les Jacobins lyonnais se tenaient cachés dans les caves ; la municipalité girondine, pale comme la cire, vivait dans la famine, la trahison et l'incendie. Précy tire son épée, et environ quinze cents autres avec lui ; ils sautent en selle pour se faire un passage vers la Suisse. Us sabraient al/Be fureur, avec fureur on les sabrait ; ils sont taillés en pies ; ce ne furent pas des centaines, mais quelques unités à peine qui virent la Suisse. Lyon se rend à discrétion le 9 octobre, c'est désormais une ville maudite. L'abbé Lamourette, aujourd'hui l'évêque Lamourette, jadis législateur, celui de l'ancien baiser Lamourette, ou baiser de Dalila, est empoigné, expédié à Paris pour y être guillotiné. Il fit le signe de la croix, dit-on, lorsque Tinville prononça son arrêt, et il mourut en évêque éloquent et constitutionnel. Malheur aujourd'hui à tous les évêques, prêtres, aristocrates et fédéralistes qui sont dans Lyon ! Les mânes de Chalier ne sont pas encore satisfaits. La république, dans un délire furieux, a mis à nu son bras droit. Tenez, voici le représentant Fouché, Fouché de Nantes, un nom qui deviendra célèbre. Il vient avec une troupe de patriotes, pour enlever le cadavre de Chalier. Un line couvert de vêtements sacerdotaux, une mitre sur la tête, et vaillant des livres de messe, quelques-uns disent la Bible même, à sa queue, parcourt les rues de Lyon, escorté d/une foule nombreuse de patriotes, et au milieu de cris comme ceux de l'enfer, se dirige vers la fosse du martyr Chalier. Le corps est déterré et brillé ; les cendres sont recueillies dans une urne, pour être adorées par le patriotisme parisien. Les livres saints firent partie du bûcher funèbre, leurs cendres furent livrées au vent, au milieu des cris de : Vengeance ! vengeance !lesquels, écrit Fouché, seront satisfaits 3[10].

Lyon est une ville qui doit disparaître ; ce ne sera plus, à l'avenir, Lyon, mais Commune affranchie : son nom même périra. Elle doit être rasée, cette ancienne et puissante cité, si les prophètes du jacobinisme ont raison ; et une colonne doit être élevée sur ses ruines, avec cette inscription : Lyon s'insurgea contre la république, Lyon n'existe plus. Fouché, Couthon, Collot, représentants de la Convention, se succèdent les uns aux autres ; il y a de le besogne pour le bourreau, il y a de la besogne pour les maçons ; mais il ne s'agit pas de bâtir. Les maisons même des aristocrates sont condamnées. Couthon, le paralytique, porté sur une chaise, frappe sur les murailles avec un maillet emblématique, en s'écriant : La loi te frappe. Les maçons, avec des leviers de fer, commencent à démolir. Les maisons craquent et s'écroulent ; de ces ruines sinistres s'élèvent des nuages de poussière qui flottent au gré des vents d'hiver. Si Lyon n'avait été solidement construit, il eût disparu dans ces semaines-là, et la prophétie des Jacobins se fût réalisée. Mais les villes ne sont pas faites d'écume de savon : Lyon est construit en pierres ; Lyon, bien que rebelle envers la république, existe encore aujourd'hui.

Les Girondins de Lyon n'ont pas non plus une seule tête qu'on puisse expédier d'un seul coup. Le tribunal révolutionnaire et la commission militaire, guillotinant et fusillant, font ce qu'ils peuvent ; les ruisseaux de la place des Terreaux coulent tout rouges. Des cadavres mutilés roulent dans le Rhône. Collot-d'Herbois, dit-on, avait été sifflé sur le théâtre de Lyon, niais avec quelle sorte de sifflement, avec quelle trompette enrouée du Tartare : le sifflerez-vous maintenant dans ce nouveau rôle de représentant de la Convention ? — Deux cent neuf hommes sont dirigés vers la rivière pour y être massacrés en masse par le mousquet et le canon sur la promenade des Brotteaux. C'est la seconde fois qu'une telle scène se reproduit ; la première ils étaient soixante et dix. Les cadavres des premiers furent jetés au Rhône, mais le Rhône en a rejeté quelques-uns sur le rivage ; aussi ceux d'aujourd'hui, ceux du second lot, ils seront enfouis en terre. Leur unique et longue fosse est creusée, ils se tiennent debout, rangés le long de cette fosse immense ; les plus jeunes chantent la Marseillaise. Les gardes nationaux font feu ; mais ils sont obligés de recommencer plusieurs fois et d'en ployer la baïonnette et la bêche, car si tous les condamnés tombent, tous ne sont pas morts ; et cela devient alors une boucherie trop horrible à décrire, à tel point que les gardes nationaux eux-mêmes détournaient la tête en tirant. Collot, arrachant le mousquet d'un de ces gardes nationaux, ajuste d'un air impassible et dit : Voilà comment un républicain doit tirer.

Ceci est la seconde fusillade et heureusement la dernière. On la trouve trop horrible, rhème inopportune. Il en partit deux cent neuf ; un d'entre eux s'échappa au bout du pont, et voici qu'en comptant les cadavres on en trouve deux cent dix. Expliquez-nous cette énigme, ô Collot ? Après de longues conjectures, on se souvint que deux individus arrivés sur la place des Brotteaux avaient tenté de sortir des rangs, en protestant, avec une énergie désespérée, qu'ils n'étaient point des condamnés, qu'ils étaient des commissaires de police ; on les avait repoussés tous deux sans les croire, et on les avait tués avec les autres[11] ! Telle est la vengeance d'une république enragée. Certainement c'est là, suivant les expressions de Barrère, la justice sous des formes acerbes. Mais la république, comme le dit Fouché, doit marcher à la liberté sur des cadavres et de plus, comme dit Barr ère, il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. La terreur plane partout, la guillotine ne va pas mal.

Mais avant de quitter les régions du Midi, sur lesquelles l'histoire ne peut jeter qu'un coup d'œil de haut, elle descendra pour un moment et fixera ses regards sur un point, le siège de Toulon. Jusqu'ici les batteries, les bombes, les fourneaux à boulets rouges établis dans les fermes, l'artillerie bien ou mal servie, l'attaque des gorges d'Ollioules, du fort Malbosquet, n'ont pas servi à grand'- chose. Nous avons-là le général Carteaux, autrefois peintre, qui s'est élevé dans les troubles de Marseille ; le général Doppet, jadis médecin, qui s'est élevé dans les troubles du Piémont, qui, sous Crancé, a pris Lyon, mais ne peut prendre Toulon. Enfin, nous avons le général Dugommier, élève de Washington. De, représentants de la nation, nous en avons aussi, Barras, Salicetti, Robespierre le jeune ; — et enfin un chef de brigade d'artillerie d'une activité extrême, qui fait souvent un léger somme au milieu des canons ; jeune homme de petite taille, taciturne, au teint olivâtre, que nous connaissons déjà sous le nom de Buonaparte ; un des meilleurs officiers d'artillerie que vous ayez jamais vus. Et Toulon n'est point encore pris ; c'est déjà le quatrième mois, décembre, selon le style de l'esclavage, ou frimaire, selon le nouveau style, et leur maudit dra. peau bleu et rouge y flotte encore. Ils sont ravitaillés par fier ; ils ont occupé toutes Tes hauteurs, ont fait des abatis, se sont fortifiés ; comme le lapin, ils ont creusé leurs terriers dans les rochers.

Cependant frimaire n'a point encore fait place à nivôse qu'un conseil de guerre est assemblé. Des instructions viennent d'arriver de la part du gouvernement et du salut public. Carnot, dans le salut public, nous a envoyé un plan de siège que le général Dugommier critique d'un côté, le commissaire Salicetti de l'autre ; et les critiques et les plans sont très-variés, lorsque ce jeune officier d'artillerie se hasarde à prendre la parole, le même que nous avons su dormant au milieu des calions, qui a figuré plusieurs fois dans cette histoire ; — son nom est Napoléon Buonaparte. Son humble opinion, car il a observé avec des lunettes d'approche et fait ses réflexions, est qu'un certain fort l'Éguillette doit être pris soudainement, comme par un saut de lion. Après, une fois qu'il est à nous, on peut frapper Toulon au cour ; les lignes anglaises seront, pour ainsi dire, tournées, et Hood et nos ennemis naturels n'auront phis, le lendemain, qu'à prendre la mer ou à se faire brûler vifs. Les commissaires froncent le sourcil avec un reniflement négatif. Quel est ce jeune homme qui a plus de talent que nous tous ? Le brave vétéran Dugommier pense néanmoins que l'idée vaut la peine qu'un s'en occupe ; il questionne le jeune officier ; il est convaincu ; conclusion essayez, essayez-en.

Sur ce visage taciturne et bronzé, maintenant que tout est prêt, il y a un air die gravité plus sérieux que jamais, qui recouvre un feu intérieur plus violent que jamais. Là-bas, tu le vois, est le fort l'Éguillette ; un saut de lion désespéré ; pourtant il est possible ; aujourd'hui il faut le tenter ! On le tente et il réussit. Par stratagème et courage, en se cachant dans les ravins, en se précipitant avec impétuosité au milieu de la tempête de feu, le fort l'Éguillette est surpris, emporté. La fumée dispersée, nous y voyous flotter le drapeau tricolore. Le jeune homme au teint bronzé avait raison. Le lendemain matin, Hood, trouvant l'intérieur de ses lignes exposé, ses défenses tournées, fait ses préparatifs pour s'embarquer. II prend les royalistes qui veulent s'embarquer avec lui, il lève l'ancre ; le 10 décembre 1793, Toulon appartient enfui à la république.

La canonnade a cessé à Toulon, et maintenant. la guillotine et la fusillade peuvent commencer. C'est la guerre civile avec ses horreurs ; mais du moins nous sommes délivrés de cette honte (rune domination anglaise. Qu'il y ait maintenant des fêtes civiques dans toute la France, telles sont les conclusions du rapport de Barrère ou du peintre David, et que la Convention y assiste en corps[12]. On dit même que ces infâmes Anglais — s'occupant plus de leur intérêt que du nôtre — ont mis le feu aux magasins, aux arsenaux, ont brûlé les bâtiments de guerre qui étaient dans la rade de Toulon avant de lever l'ancre, une vingtaine de vaillants vaisseaux de guerre, les seuls que nous eussions encore ! Cependant ils n'ont pas réussi ; bien que les flammes s'élançassent au loin et dans les airs, deux navires, pas davantage, ont été consumés ; les galériens eux-mêmes couraient avec des baquets pour éteindre le feu. Ces 1mues fiers navires, le navire r orient et autres, auront à transporter ce même jeune homme en Égypte ; il n'est pas encore temps qu'ils soient réduits en cendres, ou transformés en nymphes de la mer, ou qu'ils sautent, ô navire l'Orient, il n'est pas encore temps qu'ils deviennent la proie de l'Angleterre.

Et ainsi, sur la France entière la fête civique s'étend comme une marée, et Toulon voit des fusillades, des tueries en masse, telles qu'en vit Lyon ; et la mort est vomie à grands flots. Douze mille maçons sont requis des pays voisins pour effacer Toulon de la face de la terre, car il doit être rasé, ainsi le veut le rapport de Barrère ; et appelé désormais non Toulon, mais bien le Port de la montagne ; et maintenant nous devons le laisser enveloppé du nuage noir de la mort, — espérant seulement que Toulon est également construit en pierres, et que même douze mille maçons ne pourront peut-être pas le faire disparaître avant que l'accès soit passé.

On commence à avoir le cœur soulevé par cette mort vomie à grands flots. Cependant n'entends-tu pas, ô lecteur — car le bruit traverse les siècles —, dans les nuits de mort de décembre et janvier, au-dessus de la ville de Nantes, des bruits confus de mousqueterie et de tumulte, de rage et de lamentations, se mêlant aux murmures éternels des eaux de la Loire ? La ville de Nantes se livre au sommeil, mais le représentant Carrier ne dort pas. Pourquoi fait-on démarrer cette barque à fond plat, cette gabare, vers les onze heures du soir, avec quatre-vingt-dix prêtres sous les écoutilles ? Ils vont à Belle-Isle ? En plein courant de la Loire, sur un signal donné, la gabare coule à fond et s'enfonce avec sa cargaison. La sentence de déportation, écrit Carrier, a été exécutée verticalement. Les quatre-vingt-dix prêtres, ayant pour cercueil la gabare, reposent dans les profondeurs ! C'est la première de ces noyades de Carrier qui sont devenues à jamais fameuses.

La guillotine à Nantes marche jusqu'à ce que le bourreau n'en puisse plus ; alors les fusillades commencent dans la pleine de Saint-Mauve. On fusille les petits enfants, les mères avec leurs enfants à la mamelle ; enfants et femmes par cent vingt et par cinq cents, tant est exaltée la Vendée ; si bien 'qu'enfin les Jacobins eux-mânes en ont mal au cœur et que tous, excepté la compagnie Marat, crient : Arrêtez ! C'est pourquoi maintenant nous avons des noyades ; et dans la nuit du 24 frimaire an II, qui est le 14 décembre 1798, nous en avons une seconde qui comprend cent trente-huit personnes[13].

Or, pourquoi perdre une gabare en la faisant sombrer avec eux ? Jetez-les à l'eau, les mains liées, faites pleuvoir une grêle de plomb jusqu'à ce que le dernier d'entre eux soit noyé ! Les dormeurs au sommeil léger de Nantes et files villages environnants sur la mer entendent la mousqueterie avec les vents de la nuit, et se demandent ce que cela signifie. Et il y avait des femmes dans cette gabare, toutes nues, en bonnets rouges, demandant, dans leur agonie, que leurs chemises ne leur fussent pas enlevées. Et de jeunes enfants étaient jetés à l'eau, malgré les supplications de leurs mères : c Louveteaux, répliquait la compagnie Marat, qui deviendraient des loups.

Peu à peu, le jour même voit des noyades ; femmes et hommes sont liés ensemble par les pieds et les mains et sont noyés ; ceci s'appelle mariages républicains. Cruelle est la panthère des forêts, l'ours femelle dépouillée de ses oursons ; mais il y a chez l'homme un instinct de haine plus cruel encore. Muettes, débarrassées de toute souffrance maintenant, semblables à des cadavres pâles et enflés, les victimes roulent confusément vers la mer, dans le courant de la Loire ; la marée les ramène, des nuées de corbeaux obscurcissent le fleuve. Les loups hurlent dans les bas-fonds ; Carrier écrit : Quel torrent Révolutionnaire !!! car cet homme est enragé et l'époque l'est aussi. Voilà les noyades de Carrier, vingt-cinq bien comptées. Car ce qui s'est fait dans l'obscurité paraîtra, par suite d'une enquête, à la clarté du soleil[14] et pendant, des siècles ne sera pas oublié. Nous passons à un autre aspect de l'accomplissement du sans-culottisme, laissant celui qui précède comme le plus affreux.

En vérité, les hommes sont, tous enragés comme l'époque. Le représentant Lebon Arras, plongeant son épée dans le sang coulant de la guillotine, s'écrie : Comme j'aime cela ! Les mères, dit-on, par son ordre, sont obligées de se tenir près de la guillotine qui dévore leurs enfants ; un orchestre est tout prés, et à la chute de chaque tête joue le Ça-ira[15]. Dans le bourg de Bédouin, dans les environs d'Orange, l'arbre de la liberté a été jeté bas pendant la nuit. Le représentant Mai net, à Orange, l'apprend ; il brûle le bourg de Bédouin jusqu'à la dernière niche à chien, guillotine les habitants ou les force à se cacher dans les cavernes et les montagnes[16]. République une et indivisible ! C'est le dernier enfantement de ce noir abîme de la nature inorganique, que les mortels nomment orcus, chaos, nuit primitive, et qui ne connaît qu'une loi, celle de la conservation personnelle. Tigresse nationale ; ne jouez pas avec sa moustache ! ses coups sont prompts et terribles ; voyez quelles griffes elle étend ; — la pitié n'est jamais entrée dans son cœur.

Prudhomme, ce triste et bruyant imprimeur, cet habile journaliste, qui est encore un journaliste jacobin, deviendra un renégat et publiera des volumes énormes sur ce sujet, Les crimes de la révolution, ajoutant d'innombrables mensonges, comme si la vérité n'était pas suffisante. Quant à mus, nous trouvons qu'il est plus édifiant de savoir une bonne fois que cette république et cette tigresse nationale est un phénomène primitif, un fait de la nature, parmi les formules dans une époque de formules, et d'étudier, en intervenant le moins possible, comment ce fait naturel se comportera parmi les formules. Cr elles sont, en partie naturelles, en partie fausses et supposées ; nous les appellerons, dans un langage métaphorique, des formes jetées dans un moule régulier ; quelques-unes ont un corps et vivent ; le plus grand nombre, suivant un écrivain allemand, n'enferment que le vide ; elles ont des yeux de verre qui vous regardent fixement avec une apparence sinistre ; à l'intérieur vous ne trouvez qu'un tas d'araignées et de sales insectes. Mais le fait, tout le monde doit le remarquer, est un fait naturel et sincère, le plus sincère des faits, terrible dans sa sincérité, comme la mort. Tout ce qui est sincère comme lui peut le regarder en race et le braver, mais ce qui ne l'est pas... ?

 

IV. — CARMAGNOLE COMPLÈTE.

 

En même temps que cet aspect sombre de Tophet, se déploie un autre aspect que l'on peut appeler l'aspect rouge. de Tophet, la destruction de la religion catholique ; et erre, pour le temps présent, de la religion elle -même. Nous avons vu s'établir le nouveau calendrier de Romme avec son dixième jour de repos, et nous nous sommes demandé ce que deviendrait le jour du sabbat chrétien ? A peine le calendrier a-t-il un mois d'existence qu'on ne s'occupe plus de ce qui l'a précédé. C'est bien singulier, comme observe Mercier. A la dernière Fête-Dieu 1792, tout le monde et l'autorité souveraine elle-même avait suivi les proue ions avec un air de parfaite piété ; — le boucher Legendre, accusé d'irrévérence, fut sur le point d'être massacré dans sa voiture. La hiérarchie gallicane, l’Église et les formules de l'Église semblaient florissantes ; déjà, il est vrai, tout cela était un peu de la couleur des feuilles mortes ; mais pas plus que dans les années ou les décades précédentes. Elles semblaient donc fleurir de tous côtés, dans les sympathies d'un peuple incorruptible, défiant la philosophie, la législature et l'Encyclopédie. Hélas ! comme une Vallombrosa aux feuilles jaunies qui n'attend qu'une rafale de novembre pour être dépouillée dans une heure ! Depuis cette Fête-Dieu, Brunswick est survenu, et les émigrés, et la Vendée, et dix-huit mois de temps ; tout ce qui fleurit, et surtout ce qui n'a plus que des feuilles mortes, trouve plus ou moins vite sa fin.

Le 7 novembre, un certain citoyen Parents, curé de Boissise-le-Bertrand, écrit à la Convention qu'il a, pendant toute sa vie, prêché un mensonge, et qu'il en est tas ; en conséquence, il abandonne sa cure et son traitement et demande que l'auguste Convention lui donne quelque chose pour subsister. Lui donnerons-nous une mention honorable ou un renvoi au comité des finances ? A peine cette dernière décision est-elle prise que l'oison Gobel, évêque constitutionnel de Paris, avec son chapitre et une escorte municipale et départementale en bonnets rouges, se présente pour faire ce qu'a fait Parents. Cette oie de Gobel ne veut plus reconnaitre d'autre religion que la liberté ; c'est pourquoi il se dépouille de son attirail de prêtre et reçoit le baiser fraternel. Grande joie du départemental Momoro, des municipaux Chaumette et Hébert, de Vincent et de l'armée révolutionnaire ! Chaumette demande si l'on ne doit pas, dans ces circonstances, intercaler, dans nos jours sans-culottes, une fête de la Raison ? Sage proposition ! Que les athées Maréchal, Lalande et le petit athée Naigeon se réjouissent ; que Cloots, l'orateur du genre humain, présente à la Convention son Évidence de la religion mahométane, travail prouvant la fausseté de toutes les religions !, qu'on lui adresse des remercîments ! il y aura une république universelle maintenant, pense Clootz, et un seul Dieu, le peuple.

La nation française est de nature moutonnière ; il ne fallait qu'un homme pour donner l'impulsion et cet oison de Gobel, poussé par la municipalité et la force des circonstances, l'a donnée. Quel curé restera en arrière de celui de Boissise ? quel évêque ne suivra pas celui de Paris ? L'évêque Grégoire s'y refuse avec courage ; tous s’écrient aussitôt : Nous ne forçons personne, que Grégoire consulte sa conscience ; mais protestants et catholiques, par centaines, imitent Gobel. De loin et de près, pendant novembre et décembre, jusqu’à ce que le travail soit terminé, arrivent les lettres des renégats ; il vient des prêtres qui font leur apprentissage de charpentiers, des curés avec les nonnes, qu'ils viennent d'épouser ; le jour de la raison n'a-t-il pas brillé bien vite et n'est-il pas arrivé b son midi ?Des communes viennent des adresses, disant clairement en patois qu'elles ne veulent plus avoir affaire à cet animal noir appelé curé[17].

Par-dessus tout, il arrive des dons patriotiques provenant des églises, du culte ; toutes les cloches, celles du tocsin exceptées, sont descendues de leurs clochers et envoyées à la fonderie pour faire des canons. Les encensoirs, et les vases sacrés sont brisés ; l'argent va à la Monnaie, qui en manque ; de l'étain on fait des boulets pour canonner les ennemis du genre humain. Les dalmatiques de peluche servent à faire des culottes pour ceux qui n'en ont pas. Les étoles coupées se changent en chemises pour les défenseurs du pays ; les marchands de vieux habits, juifs ou païens, font le plus brillant commerce. La procession de l'âne faite aux funérailles de Chalier à Lyon n'était qu'un exemple de ce qui se passait alors dans toutes les villes. Dans toutes les villes, dans toutes les communes, aussi vite qu'elles peuvent marchent la hache et la cognée. Les sacristies, les lutrins, les grilles des autels, tout est enlevé ; les livres de messe sont transformés en papier à cartouches ; les hommes dansent la carmagnole toute la nuit autour d'un feu de joie. Toutes les routes résonnent d'un bruit métallique ; ce sont les dépouilles des églises qu'on envoie à la Convention pour la Monnaie. La châsse de la bonne sainte Geneviève est descendue ; hélas ! cette fois c'est pour être brûlée, et brûlée sur la place de Grève. La chemise de saint Louis est brûlée ; ne pouvait-on la donner à un des défenseurs du pays ? Dans la ville de Saint-Denis, non plus Saint-Denis, mais Franciade, le patriotisme est descendu dans les tombes et les a fouillées ; l'armée révolutionnaire en a pris les dépouilles, et voici ce que les rues de Paris ont vu.

Le plus grand nombre étaient encore ivres de l'eau-de-vie qu'ils avaient bue dans les calices, en mangeant des maquereaux sur des patènes ! Montés sur des ânes couverts d'habits sacerdotaux, ils avaient pour brides des étoles de prêtres et tenaient à la main le saint ciboire et l'hostie sacrée. Ils s'arrêtaient aux portes des cabarets, présentaient les ciboires, et le cabaretier, la pinte à la main, devait les remplir trois fois. Après venaient des mules lourdement chargées de croix, de candélabres, d'encensoirs, de vases sacrés, de bénitiers, d'encens, — rappelant à l'esprit les prêtres de Cybèle, dont les corbeilles remplies des instruments de leur culte servaient en même temps de garde-manger, de sacristie et de temple. Dans cet équipage ces impies se dirigent vers la Convention. Ils y entrent en formant deux longues files ; tous déguisés comme des masques, en costumes sacerdotaux et fantastiques, portant sur des civières leur butin amoncelé, — des ciboires, des saints sacrements, des candélabres, des plats d'or et d'argent[18].

 

Quant à l'adresse, nous ne la donnons pas, car elle était en strophes chantées, de vive voix, avec toutes les parties. — Danton, sombre à sa place, demande de la prose et de la décence pour l'avenir[19]. Néanmoins les conquérants de ces dépouilles opimes demandent, dans leur ivresse, la permission de danser la carmagnole sur le lieu même ; la Convention en gaieté ne peut qu'y consentir ; plusieurs membres même, continue l'hyperbolique Mercier, qui n'était point témoin oculaire, étant alors en prison, comme l'un des soixante-treize de Duperret, plusieurs membres quittant leurs chaises curules, et prenant les mains des filles affublées de costumes sacerdotaux, dansèrent la carmagnole avec elles. Telle fut la fête édifiante qui eut lieu en l'an de grâce 1793.

Du milieu de cette étrange chute de formules qui tombent et s'amoncellent confusément, foulées aux pieds par la danse patriotique, n'est-il pas étrange de voir une nouvelle formule s'élever ? car la langue humaine ne saurait exprimer la bassesse folle dont est remplie la nature humaine. Le noir Mumbo-Jumbo des forêts et le wau-wau des Indiens peuvent se comprendre, mais que dire de cette invention du procureur Anaxagoras, ci-devant Jean-Pierre Chaumette ? Nous dirons seulement l'homme est né adorateur d'idoles, adorateur de visions, tant son imagination est matérielle ; il tient beaucoup de la nature du singe.

Dans le même jour, au moment où cette troupe venait de sortir en dansant la carmagnole, arrivent le procureur Chaumette et les membres des conseils municipaux et départementaux ; ils apportent — surprise étrange ! — une religion nouvelle ! La demoiselle Candeille, de l'Opéra, belle à voir quand elle est bien fardée, portée sur les épaules, assise sur un palanquin avec un bonnet de laine rouge, couverte d'un manteau de pourpre avec une couronne de chêne, tenant à la main la pique du Jupiter-peuple, fait son entrée pompeuse, escortée par de jeunes femmes en blanc à la ceinture tricolore. Que l'univers soit attentif ! Ô Convention nationale, merveille du monde, voici notre nouvelle divinité, ta déesse de la Raison, digne, seule digne d'être révérée. C'est elle désormais que nous adorerons. Serait-ce trop que de demander à l'auguste Représentation nationale qu'elle vienne avec nous à la ci-devant cathédrale Notre-Darne et chante quelques strophes en l'honneur de cette divinité ?

Le président et les secrétaires donnent successivement à la déesse Candeille, qu'on porte à une hauteur suffisante autour de leur estrade, le baiser fraternel ; après quoi elle se dirige, par décret, à la droite du président et là elle descend. Et après des pauses et des discours fleuris, la Convention, tous ses membres réunis, se dirige en procession vers Notre-Darne, — La Raison, remise sur sa litière, trône au milieu d'eux, portée, comme on peut le penser, par des hommes en costumes romains, escortée par la musique et par les bonnets rouges et par la folie de l'univers. On arrive ; la Raison va tout droit s'asseoir sur le maitre-autel de Notre-Darne ; les cérémonies dit culte sont exécutées, rapportent les journaux ; la Convention nationale entonne l'hymne à la liberté ; paroles de Chénier, musique de Gossec. C'est la première des fêtes de la Raison, le premier service religieux de la nouvelle religion de Chaumette.

La cérémonie correspondante dans l'église de Saint-Eustache, dit Mercier[20], offrait le tableau d'un vaste cabaret. L'intérieur du chœur représentait un paysage orné de chaumières et de bosquets. Autour du chœur sont des tables chargées de bouteilles, de saucisses, de boudins, de pâtisseries et autres comestibles. Les invités affluaient dans l'intérieur et au dehors par toutes les issues. Chacun se présentait et prenait sa part de ces bonnes choses ; des enfants de huit ans, filles et garçons plongeaient leurs doigts dans les plats en signe de liberté ; ils buvaient aussi à la bouteille, et leur prompte ivresse provoquait le rire. La Raison était assise sur un siège élevé, couverte d'un manteau bleu et avait la contenance sereine ; des canonniers, la pipe à la bouche, lui servaient d'acolytes. En dehors, aux portes, continue l'hyperbolique écrivain, une multitude folle dansait autour de feux de joie, alimentés avec les balustrades des chapelles, les stalles des prêtres et des chanoines ; et des danseurs, — je n'exagère rien ; — les danseurs sont presque sans culottes et ont le cou et la poitrine nus ; les bas traînants, ils tourbillonnent, semblables à ces tourbillons de poussière, précurseurs de la tempête et de la destruction.

 

A l'église Saint-Gervais, il y avait une terrible odeur de harengs ; la section ou la municipalité n'ayant préparé ! aucune provision, et ayant laissé au hasard le soin de la cuisine. Quant à d'autres mystères d'un caractère cabirique on même paphien, nous les laissons sous le voile qui s'étend pour cet objet, le long des piliers des ailes et que ne doit pas lever la main de l'histoire.

Mais il est une chose que nous voudrions savoir de préférence à toute autre, c'est ce que pense de tout cela la Raison même. Quelles paroles, par exemple, prononça cette pauvre madame Momoro, lorsqu'elle eut déposé sa divinité et qu'elle et son Libraire lurent tranquillement assis chez eux à souper ? Car c'était un homme sérieux ce libraire Momoro, et il avait des notions de la loi agraire. Madame Momoro, dit-on, fit une des plus belles déesses de la Raison, bien qu'elle n'eût pas les dents très-belles. — Et à présent si le lecteur songe que ce culte visible de la Raison s'étendit sur toute la République pendant ces semaines de novembre et de décembre, jusqu'a ce qu'en fin les objets de bois des églises fussent brûlés, et toute cette besogne terminée, il comprendra peut-être suffisamment ce qu'était ce culte de la république, et abandonnera sans répugnance, cette partie du sujet.

Ces présents et ce pillage des églises sont principalement l'œuvre de l'armée révolutionnaire, qui s'est formée, ainsi que nous l'avons dit, il y a quelque temps. C'est une armée avec une guillotine portative, commandée par le dramaturge Ronsin aux terribles moustaches, et aussi par une ombre vague d'huissier, Maillard, l'ancien héros de la Bastille, le chef des ménades, l'homme gris de septembre. Vincent, commis des bureaux de la guerre, l'un des anciens employés de Pache, avec un cerveau échauffé par les anciens orateurs, avait une grand part dans les traitements, du moins dans ceux des chefs.

Mais les marches et les contre-marches de ces six mille n'ont pas de Xénophon. Rien autre chose qu'un bourdonnement inarticulé d'imprécations de sombre fureur, dont le bruit incertain restera dans la mémoire des siècles i Ils écument le pays tout autour de Paris, cherchera des prisonniers, lèvent des réquisitions, veillent ce que les édits soient exécutés, et à ce que les fermiers aient suffisamment battu de grains ; ils jettent à. bas les cloches des églises ou les vierges de métal. Des détachements, avec un bruit de fusillade, s'enfoncent dans les parties les plus éloignées de la France ; de nouvelles armées révolutionnaires se lèvent çà et là, comme la compagnie Marat, avec Carrier, la troupe de Bordeaux, avec Tallien ; ce sont des nuées qui s'attirent et grossissent dans une atmosphère pleine d'électricité. Ronsin, dit-on, reconnaît, dans ses moments de franchise, que ses troupes étaient la quintessence de la canaille de la terre. On les voit se ranger en bataille dans les places publiques, marcher couverts de boue, avec barbe rouge, en carmagnole complète. Leur principal exploit est d'abattre tout monument royal ou religieux, les crucifix ou autres objets semblables, de pointer un canon contre un clocher, de faire tomber la cloche sans avoir monté ; cloche et beffroi tout ensemble. Cependant cela dépend, dit-on, un peu de l'importance de la ville ; si la ville compte une forte population, si elle présente un aspect douteux et irrité, l'armée révolutionnaire fera sa besogne sans violence, au moyen d'échelles et de leviers ; peut-être même prendra-t-elle ses billets de logements sans rien faire du tout ; elle se contentera de boire un coup, de dormir un somme, et passera à l'étape suivante[21], la pipe à.la bouche, le sabre au côté, en carmagnole complète.

De telles choses se sont vues et peuvent se voir encore. — Charles II envoya son armée de montagnards contre les whigs écossais de l'ouest ; les planteurs de la Jamaïque avaient des chiens de race espagnole pour chasser leurs marrons. La France est également écumée par une meute endiablée dont les aboiements, à cette distance d'un demi-siècle, retentissent encore à l'oreille de l'esprit.

 

V. — COMME UN NUAGE TONNANT.

 

Mais le grand, le principal et essentiel aspect de la consommation de la Terreur nous reste encore à considérer ; l'histoire à l’œil myope n'a presque jamais jeté un coup d'œil sur cet aspect, l'âme du tout, et qui rend la Terreur terrible aux ennemis de la France. Que le despotisme et la coalition cimmérienne y réfléchissent. Tout en France, hommes et choses, est mis en réquisition ; quatorze armées sont sur pied, le patriotisme avec toutes les ressources qu'il a dans le cœur et dans la tête, dans l'âme ou dans le corps, ou dans les poches de ses culottez !, vole aux frontières pour vaincre ou mourir ! Carnot est occupé au comité de salut public, occupé, pour sa part, d'organiser la victoire. La guillotine ne va pas plus vite dans son mortel mouvement de systole-diastole, sur la place de la Révolution, que ne fait Pépée du patriotisme, pour renvoyer les Cimmériens sur leurs propres frontières, et les chasser du sol sacré.

Au fait, le gouvernement est ce que l'on peut appeler révolutionnaire, et quelques hommes sont à la hauteur des circonstances, et d'autres ne sont pas à la hauteur, — tant pis pour eux. Mais l'anarchie, on peut le dire, s'est organisée d'elle-même ; la société est littéralement renversée ; ses forces anciennes agissent avec une folle activité, mais en sens inverse ; elle détruit et se détruit elle-même.

Il est curieux de voir comme tout obéit encore à une tête ; l'anarchie même a besoin d'un centre de révolution. Il y a aujourd'hui six mois que le comité de salut public a pris naissance ; trois mois que Danton a proposé qu'on lui accorda de pleins pouvoirs avec une somme de cinquante millions et que le gouvernement fût proclamé révolutionnaire ! Lui-même, à partir de ce jour, a cessé d'en faire partie, bien qu'il ait été sollicité plusieurs fois ; niais il siège en simple député sur la montagne. Depuis ce jour, les neuf, dont le nombre est même porté à douze, deviennent permanents et sont toujours réélus quand leur terme est expiré ; le salut public, la sûreté générale, ont adopté leur dernière forme et leur mode d'opérer.

Le comité de salut public est suprême, celui de sûreté générale subalterne ; conseil inférieur et conseil supérieur, et comités, jusqu'ici on ne peut plus d'accord, sont devenus le centre de tout. Ils sont portés par cet ouragan ; c'est par la force des circonstances, insensiblement et d'une manière étrange, qu'ils se sont élevés à cette terrible hauteur ; — ils le dirigent, et semblent le diriger. Le monde ne vit jamais pareille réunion d'assembleurs de nuages. Robespierre, Billaud, Collot, Couthon, Saint-Just, sans parler des moindres, tels que Amar, Vadier, de la sûreté générale : voilà les maîtres de la foudre. Il ne faut que peu d'intelligence ; et en effet, parmi eux, excepté chez Carnot, occupé d'organiser la victoire, où en trouverez-vous ? Le talent est plutôt d'instinct, c'est celui de deviner ce que ce vaste et muet tourbillon désire et veut ; c'est celui de vouloir avec plus de fureur que tout autre, ce que tout le monde veut. Ne s'arrêter devant aucun obstacle ; n'avoir égard à aucune considération humaine ou divine ; savoir bien qu'une seule chose est nécessaire, le triomphe de la république, la destruction des ennemis de la république Avec ce seul talent et quelques autres semblables, il est curieux de voir comment un muet et orageux tourbillon de choses met, pour ainsi dire, ses rênes dans vos mains, et vous invite, vous force à lui servir de cher.

Tout près de là siée la municipalité de Paris ; tous les membres en bonnets rouges depuis le Ii novembre dernier ; tous sont à la hauteur des circonstances et même au-dessus. Le doux maire Poche, Chaumette, Hébert, Varlet et Henriot leur grand chef ; sans parler de Vincent, le commis de la guerre, de Momoro, de Doblent, et autres de même espèce ; tous veulent le pillage des églises, le culte de la Raison, le massacre des suspects et le triomphe de la révolution. Peut-être poussent-ils les choses trop loin ? On a entendu Danton murmurer contre les strophes civiques et recommander la prose et la décence. Robespierre murmure 6galement qu'en renversant la superstition nous n'avions pas l'intention de faire une religion athée. Votre Chaumette et compagnie constituent une sorte de jacobinisme hyperbolique, une faction des enragés ; qui a donné de l'ombrage au patriotisme orthodoxe dans ces derniers mois. Reconnaître un suspect dans les rues ; cela n'est-il pas fait pour mettre la loi même des suspects en mauvaise odeur ? Hommes à moitié fous, hommes à zèle outré, — ils se donnent beaucoup de peine avec leurs bonnets rouges, leur mouvement perpétuel, pour remplir ce qui leur reste d'existence.

Et les quarante-quatre mille autres communes, chacune avec un comité révolutionnaire, appuyé sur la Société jacobine, éclairé par l'esprit du jacobinisme, animé par les quarante sous par jour ! — La constitution française a toujours rejeté avec dédain tout ce qui ressemblait à deux chambres, et pourtant, voyez, n'a-t-elle pas deux chambres en réalité ? La Convention nationale élue en est une ; la Mère du patriotisme en est une autre ! La Mère du patriotisme a ses débats rapportés dans le Moniteur, comme des délibérations d'État importantes, et elles le sont indubitablement. Nous appelons la Société-Mère une seconde chambre à moins qu'elle ne ressemble davantage à ce vieux corps écossais appelé Lords of the articles, sans l'initiative et le signal duquel le parlement proprement dit ne pouvait introduire aucun bailli traiter aucune affaire. Robespierre lui-même, dont les paroles font loi, ouvre souvent ses lèvres incorruptibles dans la salle des Jacobins. Le petit conseil de salut public, le grand conseil de sûreté générale, tous les corps actifs viennent ici pour parler, pour décider d'avarice à quelle décision ils doivent arriver, à quelle destiné p ils doivent s'attendre. biais, si une question s'élève, laquelle de ce deux chambres, la Convention ou les Lords of the articles, serait la plus forte ? Heureusement ils se donnent encore la main.

Quant à la Convention nationale, c'est vraiment à présent un corps des mieux composés ; elle a calmé son ancienne effervescence ; les soixante-treize sont sous clef ; les turbulents amis des Girondins se sont tous cachés parmi les gens calmes de la plaine, qu'on appelle aussi les crapauds du marais ! Des adresses arrivent ; le butin des églises arrive ; des députations avec prose ou strophes ; la Convention revoit tout cela. Mais par-dessus tout la Convention a principalement une chose à faire ; écouter ce que propose le salut public, et dire oui.

Bazire, suivi de Chabot, a déclaré un matin avec une sorte d'impétuosité que ce n'était pas là une conduite digne d'une assemble libre. Il faut une opposition, un côté droit. Si personne ne veut le former, s'écria Chabot, je le formerai. Le peuple me dit, vous serez tous guillotinée chacun à votre tour, d'abord vous et Bazire, puis Danton, puis Robespierre lui-même[22]. Ainsi parle le défroqué d'une voix forte. La semaine d'après Bazire et lui sont à l'Abbaye ; de là ils iront, j'en ai peur, vers Tinville et la guillotine, et le peuple me dit, semble être une vérité. Le sang de Bazire était tout enflammé par la fièvre de la révolution, par le café et des rêveries spasmodiques[23]. Quant à Chabot, comme il est encore heureux avec sa riche épouse autrichienne juive, naguère veuve Ferey ! Mais il est en prison, et ses deux beaux-frères, juifs autrichiens, les banquiers Ferey, y languissent avec lui, attendant l'arrêt fatal. Que la Convention nationale, par conséquent, prenne garde et sache quel est son rôle. Que la Convention, comme un seul homme, prépare ses épaules pour le travail ; ce ne sont pas des Mats d'éloquence qu'on lui demande, mais des services pl us complaisants.

Les commissaires de la Convention, que nous devons appeler représentants en mission volent comme le messager Mercure, sur tous les points du territoire, portant vos ordres partout. Avec leurs chapeaux ronds ornés de plumes aux trois couleurs, bordés d'une frange de taffetas tricolore, avec l'épée et les bottes fortes, ces hommes sont plus puissants que rois et césars. Ils disent à tous ceux qu'ils rencontrent agis, et il faut agir ; tous les biens des citoyens sont à leur disposition, car la France n'est qu'une immense cité en état de siège. Ils frappent de réquisitions et d'emprunts forcés ; ils ont droit de vie et de mort. Saint-Just et Lebas ordonnent aux classes riches de Strasbourg de se dépouiller de leurs chaussures et les envoient à l'armée, où il n'en faut pas moins de dix mille paires. Dans ces vingt-quatre heures, également, un millier de lits doivent être prêts[24], enveloppés dans des nattes et expédiés, car le temps presse ! Comme des tonnerres agiles lancés de l'olympe orageux du salut public, ces hommes se précipitent, le plus souvent par couples, répandent vos ordres foudroyants à travers la France et en font un énorme orage révolutionnaire.

 

VI. — FAIS TON DEVOIR.

 

En conséquence, à côté de ces feux de joie formés des balustrades des églises, à côté du bruit des canonnades et des noyades, il s'élève une autre espèce de feu et de bruits le feu des forges et le grondement des canons qu'on éprouve dans les manufactures d'armes.

Isolée de la Suède et du monde, la république doit apprendre à faire l'acier pour son propre compte, et avec l'aide de la chimie elle l'a appris. Les villes qui ne connaissaient que le fer connaissent aujourd'hui l'acier ; de leurs nouveaux cachots de Chantilly, les aristocrates peuvent entendre le bruit sourd de nos nouveaux fourneaux pour l'acier. Les cloches ne sont-elles pas transformées en canons, les barres de fer en armes blanches ; les meulés de Langres crient et s'entourent d'une auréole d'étincelles ; elles n'aiguisent plus que des épées. Les enclumes de Charleville retentissent sous les fusils qu'elles forgent. Que disons-nous, Charleville ? Deux cent cinquante-huit forges sont établies à Paris en plein air, cent quarante sur l'esplanade des Invalides, cinquante-quatre dans le jardin du Luxembourg., dans toutes ces forges, des forgerons à mines farouches battent et forgent des platines et des canons de fusil. Les horlogers sont venus, mis en réquisition pour les pièces plus délicates et les ouvrages de lime. Cinq grandes barges se balancent à. t'ancre sur la Seine, et retentissent du bruit des machines à forer. Ces machines énormes frappent comme un tonnerre l'oreille et le cœur ; tous s'évertuent de leur mieux, chacun suivant sa capacité. — Des calculs propres à inspirer l'espérance, établissent que mille mousquets peuvent être livrés chaque jour[25]. Les chimistes de la république nous ont appris à faire des prodiges de rapidité en fait de tannerie[26]. Le cordonnier perce et pique, et il ne faut pas qu'il emploie du bois ou du carton, car, il aurait à en rendre compte à Tinville ! Les femmes cousent les tentes et les habits ; les enfants font de la charpie ; les vieillards sont assis sur les places des marchés, les hommes valides sont en marche ; tous les hommes sont en réquisition ; de ville en ville flotte, agitée par les vents du ciel, cette bannière : le peuple français soulevé contre les tyrans.

Tout, cela est bien, mais une question s'élève : comment faire pour le salpêtre ? Le commerce intercepté et les flottes anglaises nous privent de salpêtre, et sans salpêtre point de poudre. La science républicaine se met à méditer, elle découvre que le salpêtre existe ici et là, bien qu'en petite quantité ; que le vieux pitre des murs en contient, que le sol des caves de Paris en renferme confondu avec les décombres ordinaires, que si on les enlève et les nettoie, on doit y trouver du salpêtre. Aussitôt, voyez ! Les citoyens, couverts de leurs bonnets rouges ou tête nue et les cheveux humides de sueur, piochent avec ardeur, chacun dans sa propre cave, pour obtenir le salpêtre. La terre s'amoncelle devant chaque porte ; les citoyennes munies de hottes et de sceaux la transportent ; les citoyens, tous les muscles tendus, creusent et piochent pour l'existence et le salpêtre. Creusez, mes braves, et ne perdez 'pas de temps. La république aura le salpêtre qu'il lui faut.

L'accomplissement du sans-culottisme a beaucoup d'aspects et de teintes, mais la teinte le plus brillante, aussi brillante, en vérité, que la lumière du soleil et des étoiles, est celle que lui donnent les armes. Cette même ferveur de jacobinisme qui couvre, à l'intérieur, la France de haines, de soupçons, d'échafauds et de culte de la Raison, se montre sur les frontières comme un glorieux pro patria mori. Toujours, depuis la défection de Dumouriez, trois représentants de la Convention sont avec chaque général. Le comité de salut public les a envoyés, souvent, en ne leur donnant que cet ordre laconique, fais ton devoir. Il est étrange de voir malgré quels obstacles le feu du Jacobinisme, comme les feux de ce genre, parvient à brûler. Ces soldats ont des sabots et des chaussures de carton ou marchent les jambes garnies de cordes de foin, et cela par un froid mortel ; ils jettent une natte sur leurs épaules et manquent presque de tout. Mais aussi ne se battent-ils pas pour les droits du peuple français, de l'humanité ; le feu inextinguible ici, comme partout, opère des miracles : Avec de l'acier et du pain, dit le représentant de la Convention, on peut aller en Chine. Les généraux vont vite à la guillotine, justement et injustement. Qu'en concluons-nous ? Ceci par exemple ! que la défaite est la mort, que la victoire seule est le salut ! Vaincre ou mourir n'est point, ici une phrase déclamatoire, mais bien une nécessité une vérité pratique. Tout girondinisme, tout moyen terme, tout compromis est supprimé. en avant, défenseurs de la république, officiers et soldats ! frappe& avec votre impétuosité gauloise sur l'Autriche, l'Angleterre, la Prusse, l'Espagne, la Sardaigne, sur Pitt, Cobourg, York et le démon et l'univers ! Derrière nous il n'y a que la guillotine, devant nous la victoire, l'apothéose et le millenium sans fin !

Aussi, voyez, sur toutes les frontières, comme les fils de la nuit., surpris après un court triomphe, lâchent  pied, — les fils de la république volent après eux avec le Ça ira ou le Aux armes de la Marseillaise, furieux comme des chats sauvages ou des dénions incarnés, auxquels nul enfant de la nuit rie peut résister ! L'Espagne qui s'était avancée à travers les Pyrénées, déployant les bannières des Bourbons, et pendant une saison avait remporté çà et là quelques avantages, hésite à la venue de ces chats sauvages ; elle recule toujours, trop heureuse que les Pyrénées soient infranchissables. Non-seulement Dugommier, vainqueur de Toulon, repousse les Espagnols ; il envahit l'Espagne. Le général Dugommier y pénètre par les Pyrénées à l'est, et le général Muller l'envahira et l'ouest. M'envahira ; le comité de salut public l'a dit. Le représentant Cavaignac, qui est là en mission, doit voir l'ordre s'exécuter. Impossible ! dit Muller ; — infaillible, répond Cavaignac. Difficulté, impossibilité, rien n'y fait : le comité n'entend pas de cette oreille-là, répond Cavaignac. De combien d'hommes, de chevaux, de canons, as-tu besoin ? Tu les auras. Vainqueurs, ou vaincus et pendus, en avant, il le faut. Et cela fut fait comme le représentant l'avait dit. Le printemps de la nouvelle année vit l'Espagne envahie, les redoutes enlevées et les passages et les hauteurs les plus escarpées, franchies ; l'état-major espagnol est frappé de stupéfaction à la vue d'une telle ardeur de chat sauvage m le canon oublie de faire feu[27]. Les Pyrénées sont balayées, les villes s'ouvrent l'une après l'autre forcées par la terreur ou le pétard. Dans le courant de l'année suivante, l'Espagne implorera la paix, reconnaissant ses fautes et la république ; oui Madrid se réjouira de la paix comme d'une victoire.

Peu de choses, nous le répétons, peuvent être plus remarquables que ces représentants conventionnels revêtus d'un pouvoir plus que royal. Mais au fond, ne sont-ils pas en quelque façon des rois ? N'ont-ils pas été choisis parmi les sept cent quarante-neuf rois français, avec cette recommandation : fais ton devoir ? Le représentant Levasseur, court de taille et paisible accoucheur de son état, a des mutins à dompter ; des armées furieuses — furieuses de la condamnation de Custine — mugissent de tous côtés. Il est seul au milieu d'elles, seul le petit représentant, — petit, mais dur comme le caillou qui contient aussi du feu ! C'est lui qui, à Hondschoote, bien avant dans l'après-midi, déclare que la bataille n'est pas perdue, qu'on doit la gagner ; il combat lui-même avec sa main d'accoucheur. — Son cheval est tué sous lui, et à pied, plongé jusqu'il la ceinture dans la marée montante, il frappe d'estoc et de tailles bravant l'eau, la terre, l'air et le feu, le colérique petit représentant qu'il était ! En conséquence et tout naturellement, Son Altesse royale d' York- eut à se retirer, — parfois au grand galop, et faillit être engloutie par la marée, et son siège de Dunkerque s'évanouit comme un rêve où il n'y eut de réel que la, perte d'une belle artillerie de siège et de troupes vaillantes.

Le général Houchard, à ce qu'il paraît, se tint derrière une haie dans cette affaire de Hondschoote ; c'est pourquoi il a été guillotiné. Le nouveau général Jourdan, naguère le sergent Jourdan, le remplace dans le commandement, C'est lui qui, dans les longues batailles de Wattignies, mêlant le feu meurtrier de l'artillerie aux chants d'hymnes révolutionnaires, repousse les Autrichiens au delà de la Sambre ; il espère en purger le sol de la liberté. Après une lutte acharnée, aven de l'artillerie et le Ça ira, on y parviendra. Dans le cours d'un nouveau printemps, Valenciennes se verra et son tour assiégée ; Condé également ; tout ce qui est encore dans les mains de l'Autriche sera assiégé et bombardé. Bien plus, par décret de la Convention, nous les sommons d'avoir à se rendre dans les vingt-quatre heures, ou sinon ils seront passés au fil de l'épée, — paroles altières qui, bien qu'elles n'aient point été exécutées, montrent quels sont nos sentiments.

Le représentant Drouet ancien dragon, combattait comme par nature ; mais il était malheureux. Dans une sortie de nuit en octobre dernier, il fut pris par les Autrichiens h Maubeuge. Ils le mirent presque à mi, dit-il, l'exposant nu public comme l'homme qui avait. arrêté le roi h Varenne. On le jeta sur un chariot et on l'expédia au loin dans l'intérieur de la Cimmérie, dans une forteresse appelée Spitzberg, sur le Danube, et on le laissa, à une hauteur d’environ cent cinquante pieds, se livrer à ses réflexions amères. A ses réflexions et aussi à ses expédients, car l'indomptable et vieux dragon construit une espèce de machine à ailes, espèce de cerf-volant. Il scie les barreaux de la fenêtre et se décide à descendre en volant. Il saisira un bateau, suivra le courant de la rivière et abordera quelque part en Tartarie, dans la mer Noire ou dans les environs de Constantinople, à la Sindbad ! L'histoire authentique, portant ses regards dans les profondeurs de la Cimmérie, entrevoit confusément un phénomène. Dans le silence d'une faction nocturne, la sentinelle du Spitzberg est près de se trouver mal de terreur ; c'est un monstre énorme et vague descendant au milieu des ombres de la nuit ! c'est un représentant national, ancien dragon, qui opère sa descente au moyen d'un cerf-volant, trop rapidement, hélas ! parce que Drouet a pris avec lui une petite quantité de provisions du poids de vingt livres environ, ce qui a accéléré la descente ; aussi tomba-t-il et se cassa-t-il une jambe et il resta là, gémissant, jusqu'à la venue de l'aurore, et alors on put voir clairement qu'il n'était pas un monstre, mais un représentant.

Voyez encore Saint-Just, dans les lignes de Weissembourg, bien que naturellement faible et timide, comme il charge à la tête de ses paysans alsaciens armés à la hâte ; sa figure solennelle semble flamboyer ; sa chevelure noire, et les rubans tricolores de son chapeau flottent au gré des vents ! Ces lignes de Weissembourg avaient été forcées, et Prussiens et émigrants se précipitaient par la brèche ; mais nous les renforçons, et Prussiens et émigrants se précipitent plus vite encore pour fuir, — chassés par la pointe des baïonnettes et le terrible Ça ira.

Le ci-devant sergent Pichegru, le ci-devant sergent Hoche, élevés au grade de général, ont fait des prodiges. Le grand Pichegru était destiné à l'Église ; il fut d'abord professeur de mathématiques à l'école de Brienne, — il eut pour élève le plus remarquable le jeune Napoléon Buonaparte. Puis n'étant pas d'une humeur très-douce, il s'engagea, échangeant la férule pour le mousquet ; il avait gagné la hallebarde au delà de laquelle il n'y avait plus rien à espérer, quand les grilles de la Bastille, en tombant, lui tirent un passage, et il est ici. Hoche avait mis la main à la démolition de la Bastille ; il était, comme nous l'avons vu, sergent dans les gardes françaises, dépensant sa paye en veilleuses et en achats de livres à bon marché. Que de montagnes ont éclaté, que d'Encelades ont été désemprisonnés ; que de capitaines fiers de leurs parchemins ont été balayés avec leurs parchemins à travers le Rhin, dans les limbes lunaires ? Que de hauts faits s'accomplirent dans ces quatorze armées ? comment par amour de la liberté et dans l'espoir de l'avancement, la valeur plébéienne s'est frayé un chemin vers le généralat ; comment, depuis Carnot, qui siège au salut public, jusqu'au dernier tambour des frontières, tous les hommes luttent pour leur république ; c'est au lecteur de se l'imaginer ! Les neiges de l'hiver, les fleurs de l'été, ne cessent d'être tel d'un sang guerrier. L'impétuosité gauloise grandit toujours avec la victoire ; l'ardeur du jacobinisme s'unit à la vanité nationale ; les soldats de la république deviennent, ainsi que nous l'avons prédit, les vrais fils du t'eu. Sans chaussures, sans provisions, avec du pain et du fer, vous pouvez aller en Chine ! C'est une nation seule combattant contre tout l'univers ; mais cette nation a en elle ce que le mande entier ne pourra pas lui enlever. Les Cimmériens stupéfaits reculent plus ou moins vite ; tout autour de la république se dessine, pour ainsi dire, un cercle magique de fusillades et de Ça-ira. S. M. prussienne, ainsi que S. M. espagnole reconnaîtront bientôt leurs erreurs et la République, et feront la paix à Bâle.

Le commerce avec l'étranger, les colonies, les comptoirs dans l'Orient et l'Occident sont tombés ou tombent entre les mains de Pitt, le souverain des mers, l'ennemi du genre humain. Cependant quel bruit vient frapper notre oreille, le 1er juin 1794 ; bruit d'un tonnerre de guerre venant de l'Océan ? Ce tonnerre vient des eaux de Brest Villaret-Joyeuse et l'Anglais Howe, après de longues manœuvres, se sont rangés là en bataille, et vomissent le feu. Les ennemis du genre humain sont dans leur élément ; ils ne peuvent être vaincus, ni empêchés de vaincre. Après douze heures d'une canonnade enragée, le soleil se plonge au couchant dans la fumée de la bataille ; six bâtiments français sont pris, la bataille est perdue ; tous les navires qui peuvent encore faire voile s'enfuient ! Mais comment se fait-il alors que ce navire le Vengeur, ne se rende, ni ne s'enfuie ? Il est désemparé, il ne peut fuir, il ne petit pas se rendre. Le feu des ennemis victorieux le frappe à la proue et à la poupe ; le Vengeur s'engloutît. Vous êtes forts, ô vous tyrans de la mer, mais nous, sommes-nous faibles ? tenez, tous les pavillons, les drapeaux, les banderoles, tout ce que nous avons de haillons tricolores flotte encore aux cordages, et se déroule au vent. L'équipage entier s'amoncelle sur le pont supérieur, et tous, avec ces clameurs qui rendent les âmes folles, s'écrient : vive la République ! — le vaisseau enfonce, enfonce : il tournoie, il plonge, il tourne une dernière fois ; l'Océan ouvre son abîme, le Vengeur sombre, emportant avec lui le cri de vive la République ! il sombre, invincible dans l'éternité[28]. Que les despotes &rangers s'en souviennent. L'homme est invincible, quand il s'appuie sur les droits de l'homme ; que les tyrans et les esclaves, et tous les peuples le sachent que ceux seulement qui s'appuient sur les torts de l'homme tremblent de le savoir. — Ainsi sans concevoir le moindre doute, l'histoire raconte la perte du Vengeur.

— Lecteur ! Mendez, Pinto, Münchhausen, Cagliostro, Pzalmanazar, ont été grands ; mais ils ne sont pas les plus grands. Ô Barrère, Barrère, Anacréon de la guillotine ! L'histoire, curieuse pour être fidèle, doit, dans une nouvelle édition, redemander qu'est devenu le Vengeur ? que doit-on croire de son glorieux suicide ? et avec son pinceau impitoyable, elle trace une large bande noire, une bande injurieuse, sur toi Barrère, et sur lui ! Hélas ! hélas ! le Vengeur, après avoir lutté vaillamment, a sombré comme tout autre navire, tandis que son commandant et plus de deux cents hommes d'équipage s'échappaient avec joie sur des bateaux anglais ; et cette grande action héroïque, cet exploit immortel, n'est plus qu'un énorme mensonge héroïque, qui n'existe nulle part, si ce n'est à l'état de mensonge, dans le cerveau de Barrière ! Telle est la vérité. Toute cette histoire a été fondée comme le monde même, sur le néant ; prouvée par le rapport de la Convention, par des décrets solennels de la Convention et le modèle en bois du Vengeur, crue, pleurée, chantée par tout le peuple français jusqu'à cette époque, on peut la regarder comme le chef-d'œuvre de Barrère ; comme le plus prodigieux, le plus héroïque échantillon de blague qui ait été produit depuis plusieurs siècles, par aucun homme, aucune nation. C'est à ce titre seul qu'il doit être désormais mémorable.

 

VII. — LE TABLEAU DE FLAMMES.

 

Ainsi flamboie cette consommation du sans-culottisme, d'un feu enragé de toutes les teintes imaginables, depuis le rouge de Tophet, jusqu'au brillant de l'étoile.

Mais la centième partie des choses qui furent faites et la millième partie des choses projetées et décrétées fatigueraient la langue de l'histoire. Ainsi la statue du peuple souverain, aussi haute que le clocher de Strasbourg, projettera son ombre du Pont-Neuf au Jardin national et à la salle de la Convention ; — énorme, dans la tête du peintre David ! D'autres colosses, en grand nombre, s'élèvent de même sur le papier. La statue de la Liberté elle-même n'est encore qu'en pitre sur la place de la Révolution. On établit l'unité des poids et mesures et le système décimal ; les instituts de musique et de beaucoup d'autres choses ; institut général ; école des arts, école de Mars, élèves de la patrie ; écoles normales ; au milieu des canons que l'on fore, des autels où brûle l'encens, du salpêtre qu'on extrait et des prodigieux progrès de la tannerie.

Par exemple, que fait l'ingénieur Chappe dans le parc de Vincennes ? Dans le parc de Vincennes, et plus loin, dit-on, dan s le parc de Lepelletier Saint-Fargeau le député assassiné, et encore plus loin sur les huttes d'Ecouen plus avant encore, il a établi des échafauds, des poteaux avec bras de bois et charnières, qui se remuent et s'agitent dans l'air, d'une manière mystérieuse et rapide ! Les citoyens soupçonneux y accourent. Oui, ô citoyens, nous envoyons des signaux c'est une invention digne de la République, une chose que nous appellerons l'art d'écrire au loin, sans l'aide de la poste ; en grec on l'appellera télégraphe. — Télégraphe sacré ! reprend le patriotisme, pour correspondre avec les traîtres, avec l'Autriche ? — Et on le met en pièces. Chappe n'eut autre chose à faire que de s'enfuir et, d'obtenir un nouveau décret. Néanmoins, il a accompli sou œuvre, l'infatigable Chappe ; son télégraphe avec ses bras de bois articulés peut se faire comprendre intelligiblement, et des phrases sont envoyées aux frontières du Nord et partout. Dans un soir d'automne de l'an II, le télégraphe venant d'écrire que la ville de Condé nous avait fait sa soumission, nous envoyâmes des Tuileries, de la salle de la Convention, cette réponse en forme de décret : Le nom de Condé est changé en celui de Nord-libre. L'armée du Nord ne cesse pas de bien mériter de la Patrie. Quelle invention surprenante ! voilà qu'après une demi-heure environ, pendant que la Convention est encore en délibération, arrive cette réponse nouvelle :

Je t'annonce, citoyen président, que le décret de la Convention ordonnant le changement du nom de Condé en celui de Nord-libre, et celui qui déclare que l'armée du Nord n'a pas cessé de bien mériter de la Patrie, ont été transmis et reçus par le télégraphe. J'ai ordonné à mon employé à Lille de les envoyer à Nord-libre par exprès.

Signé, CHAPPE[29].

 

Et voyez encore, au-dessus de Fleurus, dans les Pays-Bas, où le général Jourdan ayant balayé le sol de la Liberté, et s'étant avancé bien avant, est sur le point de combattre, de balayer ou d'être balayé : sous la voûte des cieux est suspendu un prodige, qu'aperçoivent les yeux et les lunettes des Autrichiens ; cela ressemble à un énorme sac rempli de vent, avec un réseau et une immense soucoupe qui y sont suspendus. Est-ce la balance de Jupiter, ô lunettes autrichiennes ! Est-ce un des plateaux de la balance de Jupiter qui parait, tandis que le vôtre, trop haut, reste hors de vue ? Par le ciel, répondent, les lunettes, c'est une montgolfière, un ballon, d'où partent des signaux ! La batterie autrichienne aboie après cette montgolfière, bien inutilement, comme le chien après la lune ; la montgolfière continue à faire ses signaux ; révèle les embuscades autrichiennes et descend à son aise[30]. — Que n'imaginent pas ces démons incarnés ?

Mais avant tout, n'est-ce pas, lecteur, un des plus extraordinaires tableaux de flamme qui se soit jamais produit ; brillant sur le fond noire de la guillotine ? Chaque soir il y a vingt-trois théâtres, soixante salles de danse, où l'on ne trouve qu'égalité, fraternité et carmagnole. Et les salles de comités, de sections, sont au nombre de quarante-huit, toutes parfumées de tabac et d'eau-de-vie ; encouragées par quarante sous par jour, elles tiennent en bride les suspects. Et les maisons d'arrêt au nombre de douze pour Paris seulement sont encombrées, et même gorgées. Et à tout moment vous avez besoin de votre certificat de civisme, soit pour sortir, soit pour entrer ; et sans lui, vous ne pouvez pas, même avec de l'argent, obtenir vos onces de pain de chaque jour. Les sombres queues de bonnets rouges aux portes des boulangers s'agitent bruyamment ! Car nous vivons encore sous le régime du maximum en toutes choses ; entre deux fléaux, la disette et l'anarchie. Les physionomies des gens sont assombries par le soupçon, qu'ils soupçonnent ou soient soupçonnés ; les rues ne sont pas balayées, les chemins ne sont pas réparés. La loi a fermé ses livres ; elle parle peu, sinon dans les improvisations de Tinville. Les crimes demeurent, impunis, excepté les crimes contre la Révolution[31]. Le nombre des enfants trouvés, ainsi que quelques personnes l'ont calculé, a doublé.

Comme le royalisme est silencieux maintenant, ainsi que l'aristocratisme et la respectabilité qui a gardé sa voiture ! L'honneur aujourd'hui et la sûreté sont à la pauvreté et non à la fortune. Le citoyen qui veut être à la mode, se promène avec sa femme au bras, en bonnet de laine rouge, en spencer de peluche, en carmagnole complète. L'aristocrate se cache et se tapit dans les abris qui lui restent, se soumettant à toute réquisition et vexation, trop heureux encore de sauver ses jours. Les châteaux sinistres vous regardent sur le bord des routes, sans toitures, sans croisées ; le démolisseur national les épluche, pour en retirer le plomb et le moellon. Les anciens habitants inconsolables sont au delà du Rhin mer Condé ; quel spectacle pour les hommes Le ci-devant seigneur, au palais délicat, deviendra un excellent cuisinier de restaurant à. Hambourg ; la ci-devant madame, dont le goût était exquis pour la toilette, réussira à Londres, comme marchande de modes. Dans Newgate-Street, vous rencontrez monsieur le marquis, une planche de sapin sur l'épaule, la doloire et le rabot sous le bras ; ïl s'est fait menuisier, il faut vivre[32]. — Plus que tout autre Français, l'agioteur fait fortune, par ce temps de papier-monnaie. Le fermier s'enrichit également ; les fermes, dit Mercier, ressemblent à des maisons de préteurs sur gages ; des meubles de toute espèce, des ustensiles, des vaisselles d'or et d'argent s'y accumulent. Le pain est cher ; le fermage se paye en papier-monnaie, et le fermier, seul des mortels, a du pain ; le fermier est plus à son aise que le propriétaire, et il deviendra lui-moine propriétaire.

Et journellement, disons-nous, semblable à un noir spectre, silencieux, à. travers ce tumulte de la vie, passe le char de la révolution ; inscrivant sur les murs des mots : MANÉ, MANÉ, tu es pesé et trouvé trop léger ! Spectre avec lequel on s'est familiarisé. Les hommes s’y sont résignés, il ne s'échappe aucune plainte de ce tombereau de la Mort. Les faibles femmes et les ci-devants, avec leurs plumes et leurs bijoux ternis, s'y trouvent, étoriti4, silencieux, comme s'ils plongeaient leurs regards dans le noir infini. La lèvre autrefois souriante est contractée par une amère ironie ; elle ne prononce aucune parole et le tombereau passe. Ils peuvent être coupables ou non devant les cieux ; mais ils sont coupables, nous le supposons, aux yeux de la révolution. Et puis la République ne doit-elle pas battre monnaie, sur eux avec sa hache énorme ? Les sombres bonnets-rouges hurlent, de sinistres bravos ; le reste de Paris regarde, et se permet tout au plus un soupir. Un soupir peut-il sauver nos semblables que l'affreuse nécessité et Tinville ont condamnés.

Nous ne mentionnerons plus qu'une chose, ou plutôt deux autres choses les perruques blondes et la tannerie de Meudon. On parle beaucoup de ces perruques blondes : ô lecteur, elles proviennent de têtes de femmes guillotinées ! Ainsi, le, toupet d'une duchesse peut servir à couvrir le péricrâne d'un cordonnier ; sa blonde chevelure franco-germaine couronnera cette noire tête gauloise si elle est chauve. On peut aussi les porter comme reliques, mais cela vous rend suspect[33]. Les citoyens en usent, non sans moquerie, avec une sorte de cannibalisme.

Elle soulève encore plus le cœur, cette tannerie de Meudon, non mentionnée parmi les autres prodiges de la tannerie ! A Meudon, dit Montgaillard avec beaucoup de calme, il y avait une tannerie de peaux humaines ; de celles des guillotinés qui valaient, la peine d'être écorchés, on faisait d'excellente peau pour des culottes et autres usages. La peau des hommes fait-il remarquer, était supérieure en consistance et en qualité à celle du chamois ; celle des femmes n'était presque bonne à rien, étant d'un tissu trop tendre[34]. — L'histoire en se reportant au cannibalisme, aux relations des pèlerins de Purchas, et à toutes les relations anciennes et modernes, ne trouvera peut-être pas de cannibalisme aussi épouvantable ; c'est un cannibalisme industriel, paisible, presque élégant ! Hélas ! la civilisation humaine n'est donc qu'une enveloppe sous laquelle la nature sauvage de l'homme peut encore brûler à jamais d'un feu infernal ? C'est encore la nature qui fait l'homme, et il y a en elle de l'enfer et du ciel tout à la fois.

 

 

 



[1] Histoire parlementaire (introd.), t. I, p. 1 et seq.

[2] Deux Amis, t. XII, p. 78.

[3] Mercier, p. 11-124.

[4] Forster, t. II, p. 628. — Montgaillard, t. IV, p. 141-157.

[5] Mémoires sur les prisons, p. 55-57.

[6] Mémoires de madame Roland (introd.), t. I, p. 88.

[7] Forster, t. II, p. 626.

[8] Moniteur, t. II, 30 décembre 1793. — Louvet, p. 287.

[9] Louvet, Mémoires, p. 301.

[10] Moniteur, du 17 novembre 1793.

[11] Deux Amis, t. XII, p. 254-262.

[12] Moniteur, 1793, n° 101 (31 décembre) p. 95-96-98, etc.

[13] Deux Amis, t. XII, p. 266-272 ; Moniteur du 2 janvier 1794.

[14] Procès de Carrier (4 tomes. Paris, 1795).

[15] Les horreurs des prisons d'Arras (Paris, 1823).

[16] Montgaillard, t. IV, p. 200.

[17] Analyse du Moniteur (Paris, 1801), t. I, p. 280.

[18] Mercier, t. IV, p. 134. — Moniteur, séance du 10 novembre.

[19] Moniteur, séance du 26 novembre.

[20] Mercier, t. IV, 127-146.

[21] Deux Amis, I. XII, p. 62-65.

[22] Débats du 10 novembre 1793.

[23] Dictionnaire des hommes marquants, t. I, p. 115.

[24] Moniteur, du 27 novembre 1793.

[25] Choix des rapports, t. XIII, p. 189.

[26] Choix des rapports, t. XV, p. 360.

[27] Deux Amis, t. XII, 205-230. — Toulongeon, etc.

[28] Choix des rapports, t. XIV, 416-421. — Lord Howe (Annual register of 1794, p. 86).

[29] Choix des rapports, t. XV, p. 378-384.

[30] 26 juin 1794 (Rapports de Guyton-Morveau les aérostats, Moniteur du 6 vendémiaire an II.)

[31] Mercier, Deux Amis, t. XII, p. 142-199.

[32] Deux Amis, t. XV, p. 189-192.

[33] Mercier, t. II, p. 134.

[34] Montgaillard, t. IV, p. 290.