HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA GUILLOTINE

 

LIVRE DEUXIÈME. — RÉGICIDE.

 

 

I. — L'ASSEMBLÉE DÉLIBÉRATIVE.

 

La France a donc accompli parfaitement bien deux choses : elle a repoussé au delà des frontières ses envahisseurs cimmériens et déchiré sa constitution sociale à l'intérieur, jusque au dernier morceau ; elle l'a détruite, elle l'a anéantie. Tout est complètement changé ; depuis le roi renversé, jusqu'au commissaire de quartier, toutes les autorités, les magistrats, les juges, toutes les personnes ayant un caractère officiel, ont eu à se modifier d'elles-mêmes, autant qu'il était nécessaire, et cela sans perdre de temps, ou sinon, brusquement et non sans violence on les aurait déposées. Un conseil exécutif de ministres formé de patriotes, avec un patriote Danton dans son sein, et aussi la nation entière et la Convention nationale, se sont chargés de ce soin. Tout commissaire de quartier, même dans les hameaux les plus reculés qui avait dit : de par le roi, et montré de la fidélité, n'avait rien de mieux à faire qu'à se retirer pour faire place à un nouveau commissaire qui pouvait dire : de par la république.

C'est un changement tel, que l'historien doit prier ses lecteurs de se l'imaginer sans qu'il le leur ait décrit. Une révolution instantanée dans tout le corps politique, l'âme politique étant complètement changée ; révolution telle que peu de corps politiques ou autres en peuvent éprouver dans ce monde. Vous pourriez la comparer à celle dont la nymphe Sémélé fit l'expérience, lorsqu'elle sentit le besoin, pa un caprice de femme, de voir son Jupiter olympien en vrai Jupiter ; ainsi elle parut, la pauvre nymphe, à tel moment, Sémélé, au moment d'après, non plus Sémélé, mais flamme, et statue de cendres ardentes ! La France a jeté les regards sur la démocratie, et l'a regardée en face. Les envahisseurs cimmériens se rallieront avec des dispositions plus humbles, avec plus ou moins de bonheur ; cette ruine, cette destruction, reformeront une organisation sociale, comme elles le pourront. Mais quant à la Convention nationale qui a tout à régler, si elle le fait, si comme l'espèrent le député Paine et la France entière, elle peut tout finir en peu de mois, nous l'appellerons la plus expéditive des conventions.

En vérité, il est bien singulier de voir comment ce vif peuple français passe subitement de vive le roi à vive la république, et cela en se trémoussant et en dansant, en secouant chaque jour — pour parler ainsi —, et en foulant au~ pieds dans la poussière, sa vieille défroque sociale, ses façons de penser, ses règles, ses usages et ses mœurs ; et ils s'acheminent en dansant joyeusement vers le déréglé, vers l'inconnu, avec l'espérance dans le cœur, et les mots de liberté, égalité, fraternité, à la bouche. Y a-t-il deux siècles, ou y a-t-il deux ans que la France entière poussait simultanément des rugissements jusqu'au ciel, faisant entendre au milieu du tapage et de la fumée à sa fête des piques : Vive le restaurateur de la liberté française ! Il y a trois ans, Versailles et l'Œil-de-Bœuf existaient encore ; aujourd'hui il y a cette enceinte du Temple, surveillée tout autour par les municipaux aux yeux de dragons où, comme en son dernier cachot, gît la royauté expirante. En l'année 1789, le député à la constituante Barrère pleurait dans son journal, à la vue du roi Louis réconcilié ; et aujourd'hui en 1792, Barrère, député à la Convention, sans pleurer le moins du monde, va considérer si le roi Louis réconcilié sera ou non guillotiné.

La vieille défroque sociale tombe — disons-nous — si vite, parce qu'elle est tout à fait usée, et elle est foulée aux pieds par la danse nationale. Et les nouveaux vêtements, où sont-ils, où sont les nouvelles modes, les mœurs nouvelles ? Liberté, égalité, fraternité ; ce ne sont pas des vêtements, mais le désir d'en avoir ! La nation est dans ce moment, pour parler par métaphore, toute nue ; elle n'a ni mœurs, ni vêtements, elle est nue, une nation sans-culotte.

Voilà jusqu'à quel point nos patriotes Brissot et nos Guadet ont triomphé. Les visions d'Ézéchiel Vergniaud sur la chute des trônes et des couronnes, dont il a parlé hypothétiquement et prophétiquement au printemps de cette année, se sont réalisées tout à coup en automne. Nos éloquents patriotes de la législative, semblables à de puissants magiciens, ont, par la force de leur parole, livré le royalisme avec ses vieilles coutumes et formules à tous les vents, et gouverneront maintenant une France libre de formules. Libre de formules ? et encore pourtant l'homme ne vit qu'avec des formules, des usages, des manières d'agir et de vivre ! Pas de texte plus vrai q celui-ci, qui sera vrai de la table à thé ou de l'établi du tailleur, jusqu'aux hautes chambres des sénats, aux temples solennels, oui, dans toutes les régions de l'esprit et de l'imagination, jusqu'aux dernières limites de l'être articulé : — Ubi homines sunt, modi sunt ; il y a des règles partout où il y a des hommes ! C'est la loi la plus profonde de la nature humaine ; grâce à elle, l'homme est un artisan, un animal se servant d'outils, et non l'esclave de l'instinct, du hasard et de la nature brute, mais dans une certaine mesure, leur maître. Vingt-cinq millions : d'hommes qui se dépouillent subitement de tous leur usages, et qui les foulent ainsi aux pieds, sont une terrible chose à gouverner.

Les éloquents patriotes de la législative ont précisément ce problème à résoudre ; sous les noms et surnoms d'hommes d'État, de modérantins, de Brissotins, de Rolandins, finalement de Girondins, ils deviendront fameux par toute la terre en le résolvant. Car ces vingt-cinq millions sont aussi des Gaulois effervescents ; — remplis à la fois de l'espérance de l'ineffable et universelle fraternité de l'âge d'or, et de la terreur de l'Europe cimmérienne coalisée tout entière contre nous. C'est un problème comme il y en a peu. En vérité, si l'homme, ainsi que le veulent les philosophes, jetait les yeux devant et derrière lui, qu'adviendrait-il de lui en beaucoup de cas ? et dans ce cas particulier qu'adviendrait-il de ces sept cent quarante-neuf hommes ? La Convention, si elle voyait clairement, et devant et derrière elle, serait une convention paralysé, mais comme elle voit clairement jusqu'au bout de son nez, elle n'est pas paralysée.

Pour la Convention elle-même, elle n'hésite ni sur la besogne, ni sur la façon de la faire : il s'agit de faire la constitution, défendre la république, jusqu'à ce que ce soit fait. C'est pourquoi, assez promptement est formé un comité de la constitution : Sieyès, l'ancien constituant, constructeur de constitutions par état ; Condorcet fait pour de meilleures choses ; le député Paine, avec cette face d'un rouge ardent et ses yeux noirs étincelants ; Hérault de Séchelles, ex-parlementaire, un des plus beaux hommes de France : ces individus, avec d'autres collègues moins remarquables, se mettent gaiement à l'ouvrage, ils feront une fois de plus la constitution, et ils la feront, espérons-le, plus durable que la dernière. Car, que la constitution puisse être faite, qui en doute ? autrement l'évangile de J. J. Rousseau aurait donc été prêché en vain au monde ? Oui, c'est vrai, notre dernière constitution s'est écroulée dans l'année, d'une façon lamentable. Que s'ensuit-il ? Uniquement qu'il faut ramasser les débris et les matériaux et s'en servir pour rebâtir mieux. Élargissez votre base, d'abord, jusqu'au suffrage universel, s'il le faut ; ensuite, rejetez les matériaux pourris, comme le royalisme et autres du même genre. En un mot, bâtissez, ô merveilleux Sieyès et compagnie, sans vous lasser ! Si les échafaudages et les moellons croulent autour de vous, que cela vous excite au lieu de vous décourager. Recommencez toujours pour réparer le dommage ; et si vos membres sont brisés, que vos cœurs restent entiers ; construisez, dis-je, au nom du ciel, — jusqu'à ce que l'édifice tienne debout, ou autrement le genre humain l'abandonnera et les constructeurs de constitution seront congédiés avec des railleries et des pleurs ! Une bonne fois, dans le cours de l'éternité, il a été décidé que les doctrines du Contrat social seraient mises à l'épreuve. Et ainsi le comité de constitution se donnera de la peine, plein d'espérance et de foi, — sans opposition aucune de la part de tout lecteur de ces pages.

Faire une constitution, donc, et rentrer gaiement chez soi dans peu de mois, est la prédiction que notre Convention fait sur elle-même ; par ce savant programme, ses opérations et ses résultats marcheront. Mais entre le meilleur, le plus savant des programmes, en pareil cas, et l'exécution complète, quelle distance ! Toute réunion d'hommes n'est-elle pas, ainsi que nous le disons souvent, une réunion d'influences qui échappent au calcul ; chaque unité n'est-elle pas un microcosme d'influences ? — Comment la science, sur de telles données, pourrait-elle fondre- ses calculs et ses prophéties ? La science qui ne peut avec tous ses calculs, son calcul différentiel et intégral, son calcul des variations, calculer le problème de trois corps gravitants, doit ici rester tranquille et dire seulement : dans cette Convention nationale il y a sept cent quarante-neuf corps bien singuliers qui gravitent et font bien autre chose encore, — qui, probablement, de quelque étrange manière accompliront les décrets du ciel.

Quand il s'agit d'assemblées nationales, de parlements, de congrès, qui ont siégé longtemps, qui sont d'un tempérament froid, et qui ne sont pas extraordinairement ardents, on peut calculer et conjecturer ; et pourtant il y a encore une sorte de mystère dans leur marche ; et c'est justement là la pâture des chroniqueurs du journalisme ; oui, ceux-là même sont quelquefois jetés hors de l'ornière. Combien à plus forte raison une pauvre convention nationale emportée par la furie française, lancée d'un train si rapide, sans routine, sans chemin frayé, sans ornière, et dont tous les membres étaient si terriblement ardents ! C'est littéralement un parlement, comme on n'en a jamais eu sur terre. Ils sont eux-mêmes tout nouveaux, sans organisation. Ils sont le cœur et le cerveau d'une France complètement tombée dans la plus folle désorganisation. De toutes les villes, des hameaux, des parties les plus reculées de cette France avec ses vingt-cinq millions d'âmes passionnées, des influences innombrables se précipitent à flots pressés dans ce même cœur, dans la salle du Manège, et se précipitent avec la même violence au dehors ; voilà de quelle terrible circulation artérielle et veineuse ce cœur est l'organe. Non, jamais sept cent quarante individus humains ne siégèrent ensemble sur cette terre, dans des circonstances plus étranges. La plupart sont des gens communs, ou pas loin du commun ; et pourtant comme la position qu'ils occupent les met en évidence ! Comment dans ce bruit sauvage de l'ouragan des [passions humaines, avec la mort, la victoire, la terreur, Ha valeur, toutes les hauteurs, tous les abîmes grondant et rugissant, ces hommes abandonnés à leur propre direction vont-ils parler et agir ?

Les lecteurs savent bien que cette Convention nationale française — contrairement à son programme — est devenue l'étonnement et l'horreur du genre humain, une sorte de convention apocalyptique, un rêve sinistre réalisé, dont l'histoire ne parle guère que sous la forme de l'exclamation ; comment elle a couvert la France de misère de déceptions et de délire ; comment de son sein s'élança la mort sur le cheval pâle. Détester cette pauvre convention nationale, est facile' ; la louer et l'aimer, cela ne s'est pas trouvé impossible. C'est, ainsi que nous avons dit, un parlement placé dans les plus étranges circonstances. Pour nous, dans ces pages, voyons-y un mystère sombre et terrible, où les cimes se rencontrent avec les abîmes, avec de telles alternatives d'éclairs resplendissants et de ténèbres redoublées, que les pauvres mortels éblouis ne savent plus distinguer ni les abîmes ni les cimes, mais se débattent et s'agitent en aveugles, comme des mortels peuvent faire en pareil cas. Convention qui devra se détruire elle-même par un suicide et se réduire en cendres, — avec tout un monde ! C'est à nous de ne pas égarer nos explorations dans ces profondeurs sombres et insondables, mais de la considérer de haut d'un œil impassible, de contempler son agonie sanglante, les phases et les crises dans lesquelles elle sera successivement jetée.

Il est un fait général bien que superficiel, que nous remarquons avec éloge : la force de la politesse. L'esprit de civilisation a tellement pénétré dans la vie de l'homme que ni Drouet, ni Legendre, dans le plus fort de la lutte, ne peuvent s'en affranchir. Les débats des sénats, quand ils sont si violents et si passionnés, sont rarement présentés avec franchise au monde ; autrement peut-être en serait-il surpris. Le grand monarque lui-même ne chassa-t-il pas un jour son Louvois en brandissant sur lui une paire de pincettes ? mais si on lit les épais volumes des débats d cette convention, tout écumants d'une passion furieuse qui agite à chaque instant des questions de vie et de mort, on est encore plus frappé de voir jusqu'à quel point ils sont encore maîtres d'eux-mêmes dans leurs discours, et comment dans cette effervescence sauvage, il y a toujours une sorte de règle polie qui s'efforce de contenir le débat, et comment les formes de la vie sociale n'en disparaissent jamais entièrement. Ces hommes, bien qu'ils se menacent du poing, ne se prennent jamais au collet ; ils ne tirent jamais de poignards que pour produire un effet oratoire, et cela rarement ; le blasphème est presque inconnu, quoique les rapports soient assez sincères ; nous ne trouvons en tout qu'un ou deux jurons prononcés par Marat.

Pour le reste, il y a de l'effervescence, qui en doute ? assez d'effervescence ; les décrets passent aujourd'hui par acclamations et sont révoqués demain avec des vociférations ; l'esprit de cette assemblée est fiévreux, toujours porté aux extrêmes, toujours précipité ; la voix de l'orateur est dominée par les clameurs ; une centaine d'honorables membres s'élancent vers le côté gauche de la salle avec menaces, le président a brisé successivement trois sonnettes ; il enfonce violemment, son chapeau, pour marquer que la patrie est à deux doigts de sa perte. Assemblée tumultueuse et effervescente de la vieille Gaule ! — ah, comme ces mots tour à tour éclatants et sourds de débats et de vie — la vie n'est-elle pas un débat ? — tombent dans le silence l'un après l'autre, tantôt retentissants comme une fanfare, tantôt sourds comme un glas funèbre ! Brennus et ces vieux capitaines gaulois, dans leur marche sur Rome, la Galatie et dans tous les autres pays, où ils portaient leurs invasions furieuses, avaient de ces débats orageux, n'en doutez pas, bien qu'aucun Moniteur ne les ait rapportés. Ils se querellaient en vieux celtique, ces Brennus ; et ce n'étaient pas des sans-culottes, au contraire, leurs culottes, leurs braies de feutre ou de cuir brut étaient la seule chose qu'ils eussent ; puisque selon Tite-Live, ils étaient nus jusqu'aux hanches, — et voyez, c'est encore la même besogne, les mêmes hommes, maintenant qu'ils ont des habits et qu'ils prononcent du nez une sorte de mauvais latin ! mais en somme, le temps n'enveloppe-t-il pas cette Convention nationale, comme il enveloppait ces Brennus et ces anciens et augustes sénats, avec leurs braies de cuir ? Le temps sans doute, elle aussi l'éternité. Aube obscure du temps — ou midi qui deviendra crépuscule, — et puis viennent la nuit et le silence ; et le temps avec tous ses bruits mourant s'engloutit dans la mer paisible. Plains ton frère, ô fils d'Adam Le jargon furieux qui sort de ses lèvres écumantes n'est-c pas vraiment le vagissement d'un enfant qui ne peut expliquer ce qui lui fait mal ? mais il souffre évidemment d'un mal intérieur, et aussi doit-il crier et vagir sans trêve jusqu'à ce que sa mère le prenne, et qu'il s'endorme.

Cette convention n'a pas encore quatre jours d'existence et les mélodieuses stances mélibéennes qui renversèrent la royauté sont encore toutes fraîches dans notre oreille, quand retentit un nouveau diapason, malheureusement d discorde cette fois. Car on a parlé d'une chose dont il est difficile de bien parler, les massacres de septembre. Que dire de ces massacres de septembre, avec la Commune de Paris qui y a présidé, une Commune de Paris, dont la haine est terrible, et devant qui la pauvre législative im- puissante n'avait qu'à se taire et à rester tranquille. E maintenant, si une jeune et toute-puissante convention ne veut pas se taire et rester tranquille, quelle marche devra-t-elle prendre ? Ayez une garde départementale payée répondent les Girondins et les amis de l'ordre, une garde-nationale de volontaires chargée par tous les quatre-vingt-trois ou quatre-vingt-cinq départements de cette mission spéciale ; ils maintiendront les septembriseurs et les communes tumultueuses en état de soumission, la Convention en état de souveraineté. Ainsi ont répondu dans leur rapport les amis de l'ordre siégeant en comité, et même un décret a été rendu pour cet effet. Oui, certains départements comme le département du Var ou Marseille, dans la ferme attente et l'assurance d'un décret, ont déjà leur contingent de volontaires en marche ; les braves Marseillais, les premiers le 10 août, ne seront pas les derniers ici ; les pères donnent à leurs fils un mousquet et vingt-cinq louis, dit Barbaroux, et leur ordonnent de marcher.

Peut-il y avoir rien de plus légitime ? une république qui veut se fonder sur la justice doit faire une enquête sur les massacres de septembre ; une convention s'appelant elle-même nationale ne doit-elle pas être gardée par une force nationale ? Hélas ! lecteur, cela semble ainsi à première vue, et cependant il y a beaucoup à dire et à contester. Tu vois les faibles débuts d'une controverse, que la logique pure ne terminera pas. Deux petites sources, septembre et la garde départementale, ou plutôt une seule source, la même au fond, s'enflera et débordera en flots d'amertume ; une foule de courants secondaires et de ruisseaux d'amertume s'y jetteront d'un bord et de l'autre, jusqu'à ce qu'elle devienne une large rivière d'amertume, de rage et de discorde, qui ne pourra disparaître que dans les catacombes. Cette garde départementale, décrétée par des majorités accablantes, et pour la première fois licenciée, est de nouveau, dans l'intérêt de la paix, et non pour insulter Paris, décrétée plus d'une fois ; ce décret est même partiellement exécuté et les hommes qui doivent faire partie de la garde se montrent et paradent dans les rues de Paris, et il leur arrive de crier dans les fumées du vin : A bas Marat ![1] Bien qu'elle soit décrétée plus souvent que jamais, elle est tout aussi souvent révoquée, et continue pendant environ sept mois à n'être qu'une pure hypothèse, un sujet de bruit et de colère, une séduisante possibilité qui s'efforce de devenir une réalité mais qui n'en sera jamais une, et qui après une lutte s fin, sombrera au mois de février dans un funèbre repos entraînant bien des choses avec elle. Si étranges sont les voies des hommes et des honorables membres ! Mais, ce quatrième jour de l'existence de la convention qui est le 25 septembre 1792, il y a rapport du comité sur ce décret de la garde départementale, et un discours est prononcé contre. Il y a dénonciation d'anarchie et de dictature, sur laquelle nous pouvons laisser l'incorruptible Robespierre réfléchir ; il y a dénonciation contre un certain Journal de la République, naguère appelé Ami du peuple ; et en même temps s'avançant visiblement, s tenant visiblement debout à la tribune, prêt à prendre la parole, le spectre en chair et en os de l'ami d peuple, Marat ! Criez, vous les dix-sept cent quarante- neuf, c'est vraiment Marat, lui, et non pas un autre Marat n'est point une illusion du cerveau, une création de la typographie, n'ayant d'existence que sur le papier ; mais un objet réel, composé de membres, de muscles, et qui a sa petite stature, à lui ; vous le voyez là, dans sa noirceur, dans sa crasseuse saleté, c'est u fraction vivante du chaos et de la nuit antique, revêtue d'une forme visible, et qui demande à parler. Il paraît dit Marat, au milieu des cris de l'assemblée, qu'il y a ici beaucoup de personnes qui sont mes ennemis. — Tous ! Tous ! s'écrièrent des centaines de voix. Il y avait de quoi démonter un ami du peuple. Mais Marat ne se démontera pas ; il parle et croasse une explication, il croasse d'un air si raisonnable, si sincère, que la pitié repentante adoucit la colère, et que les huées s'apaisent ou même se changent en applaudissements. Car cette Convention est malheureusement la plus mobile des machines ; en ce moment elle se dirige vers l'est avec une énergie irrésistible ; mais touchez seulement quelques ressorts avec adresse, et a machine entière s'ébranlera, tournera avec un craquement terrible, et après mille oscillations se dirigera dans quelques instants vers l'ouest. Ainsi Marat, absous et applaudi, victorieux dans ce premier assaut, est, dans la suite du débat, piqué de nouveau par quelque adroit Girondin, et alors les huées recommencent et un décret d'accusation est sur le point de passer ; mais le sombre ami du peuple pare le coup, se redresse encore une fois, croasse le nouveau avec un calme persuasif, et le décret d'accusation coule à fond. Sur ces entrefaites, il tire un pistolet, et l'appliquant sur son front, siège de tant de pensées et de prédictions, il dit que, si le décret d'accusation avait passé, lui, l'ami du peuple, se serait fait sauter la cervelle. Un ami du peuple en est bien capable. Du reste, quant à ces deux cent soixante mille têtes d'aristocrates, Marat dit ingénument : C'est là mon avis. N'est-il pas incontestable, qu'aucun pouvoir sur terre ne peut m'empêcher de pénétrer les traîtres et de les démasquer, par l'originalité supérieure de mon esprit[2] ? Peu de parlements sur terre, ont eu un membre honorable tel que cet ami du peuple.

Nous observons, cependant, que cette première attaque les amis de l'ordre, toute rude et prompte qu'elle ait été, est tombée à plat. Car Robespierre non plus, accusé l'avoir parlé de dictature, et de s'être fait saluer, en se montrant, de ce nom de dictateur, ne peut être jeté en prison, ni mis en accusation, quoique Barbaroux ait ouvertement porté témoignage contre lui et signé sa déposition. Avec une humilité édifiante l'incorruptible a dérobé au soufflet sa joue couleur vert de mer ; il élève sa voix grêle, et plaide avec une adresse jésuitique, il réussit, il demande, enfin, avec assurance, quels témoins a le citoyen Barbaroux à l'appui de ses allégations ?Moi ! s'écrie le violent Rebecqui, debout, se frappant la poitrine des deux mains, et reprenant Moi ![3] Néanmoins l'homme au teint vert de mer plaide de nouveau, et av le même succès. Ce long tohubohu purement personnel, lorsque tant de questions d'un intérêt public son négligées, se termine par un ordre du jour. Ô amis de la Gironde, pourquoi employez-vous vos augustes sessions à de pitoyables personnalités, quand la grande nationalité est dans un semblable état ? — La Gironde a touché aujourd'hui, à la tache noire et sale de son beau domaine de la Convention, elle l'a foulée aux pieds, et ne l'a pas encore effacée. Hélas ! c'est une source d'eau vive, comme nous le disions, que cette tache noire, et elle ne sera pas foulée aux pieds.

 

II. — L'EXÉCUTIVE.

 

Ne pouvons-nous pas conjecturer aussi qu'autour de cette grande entreprise, la création de la constitution, il y aura, comme jusqu'ici, grand nombre de difficultés étranges, et des questions et des intérêts compliqués, e sorte qu'après peu et même après beaucoup de mois, la Convention n'aura rien fixé ? Hélas ! toute une marée de questions arrive roulante, bouillonnante ; elle grossit toujours ; elle monte sans fin ! Parmi ces questions, sans parler de celle de septembre et de l'anarchie, notons-en bois, qui se présentent plus souvent que les autres, et promettent de devenir les principales questions : celles des armées, des subsistances, et troisièmement celle du roi détrôné.

Quant aux armées, la défense publique doit évidemment être assurée par les mesures convenables ; car l'Europe paraît se coaliser de nouveau ; on craint que l'Angleterre même ne s'y joigne. Heureusement Dumouriez réussit dans le nord ; mais il réussissait trop ; s'il devenait liberticide. Dumouriez réussit, malgré l'hiver, mais non sans des plaintes lamentables. Le doux Pache, maître d'école Suisse qui vivait modestement dans son allée, qui faisait l'étonnement de ses voisins, est devenu depuis peu, — lecteur qu'attendez-vous ? — ministre de la guerre ! madame Roland, frappée de ses manières polies, le recommanda à son mari comme commis ; le doux employé ne demandera aucun salaire, ayant toutes les dispositions du vrai patriotisme ; il viendra avec un morceau de pain dans la poche, pour économiser et son dîner et son temps, et tout en cassant une croûte à la hâte, de temps en temps, Il travaillera chaque jour comme trois, ponctuel, silencieux, frugal, le doux Tartufe ! En conséquence Roland Eu dernier changement l'a recommandé pour le ministère de la guerre. Et maintenant, il paraîtrait qu'il travaille en secret contre Roland ; il est à la disposition de vos plus chauds jacobins et septembriseurs ; et il ne peut, comme le sévère Roland, être le véto des coquins[4].

Comment le doux Pache mine et sape, on ne le sait pas bien ; cependant on sait ceci, que son ministère est devenu un repaire de vols et de confusion, à tel point que nu homme n'y jette les yeux sans frémir : que le citoyen Hassenfratz, commis en chef, y siège en bonnet rouge, rapace, violent, quelque peu calculateur et mathématicien, le plus insolent des porteurs de bonnet rouge ; que Pache grignote le pain qu'il a dans sa poche, au milieu des employés supérieurs et des sous-employés, et qu'il a absorbe tous les revenus de la guerre ; que les fournisseurs courent en voiture tous les districts de la France, et font leurs marchés en courant ; enfin que l'armée manqua presque de tout ; qu'elle n'a pas de chaussures, bien qu'on soit en hiver, pas de vêtements, quelques-uns même pas d'armes. Dans l'armée du Sud, se plaint un honorable membre, on a besoin de trente mille culottes, — le plus scandaleux des besoins.

L'âme de l'intègre Roland est malade de voir la marcha que prennent les choses ; mais que peut-il y faire ? Maintenir son département dans l'ordre ; réprimander et réprimer autant que possible, tout au moins se plaindre, peut, en écrivant lettre sur lettre, se plaindre à la Convention nationale, à la France, à la postérité, à l'univers ; devenir de plus en plus indigné, plaintif ; mais enfin, ne peut-il pas devenir fatigant ? Car ce texte continuel n'est-ce pas, au fond, un texte stérile ? Comment s'étonner que dans ce temps de révolte où l'on abroge toutes lois, excepté la loi du canon, il y ait de telles illégalités ? Intrépide véto des coquins, homme d'une probité scrupuleuse, homme respectable, méthodique, travaille de cette manière, puisque c'est heureusement la tienne, fatigue-toi, use-toi ; tu ne réussiras pas ; mais tu seras payé de ta peine, un jour et non à présent. La brave madame Roland, la plus courageuse de toutes les Françaises, commence à avoir des doutes ; la figure de Danton lui paraît trop sardanapalesque à la table républicaine de Roland ; Clootz, l'orateur de l'humanité, fait de triste prose en faveur d'une république universelle, ou de l'union de tous les peuples, de toutes les races dans une seule alliance fraternelle ; mais comment serrera-t-on les nœuds de cette alliance, c'est malheureusement ce qu'on ne voit pas.

C'est également un fait indiscutable, qu'on se l'explique Du non, que les grains deviennent de plus en plus rares. Les émeutes pour le blé, les assemblées tumultueuses demandant que le prix en soit fixé, se multiplient au loin comme auprès. Le maire de Paris et d'autres malheureux maires sont exposés à bien des embarras. Pétion, réélu maire de Paris, a refusé, étant aujourd'hui un des législateurs de la Convention. C'était sage, vraiment, de refuser, car outre cette question des grains, et tout le reste, il y a dans ce moment-ci une commune insurrectionnelle improvisée qui se transforme en une commune légalement élue ; elle essaye de régler ses comptes, non sans irritation ! Pétion a refusé ; néanmoins beaucoup ambitionnent le poste et le briguent. Après des mois d'examen de ballottage, d'arguments, de bavardage, un docteur Chambon arrive au poste d'honneur, qu'il ne gardera pas longtemps ; mais qui sera, ainsi que nous le verrons, littéralement arraché de ses mains[5].

Pensez également si le sans-culotte n'a pas ses embarras privés dans un temps de famine ! Le pain, selon l'Ami du peuple, doit être d'environ six sous la livre, les gages d'une journée à quinze sous à peu près, et c'est m dur hiver. Comment le malheureux continue-t-il à vivre et comment y en a-t-il si peu qui meurent de faim ; c'est un miracle ! Heureusement, il peut, dans ces jours-là, s'enrôler, et se faire tuer par l'Autrichien, d'une manière plu flatteuse que d'ordinaire, pour les droits de l'homme. — Mais le commandant Santerre, dans cette pénurie du marché aux grains, et cet état d'égalité et de liberté, propose, par l'intermédiaire des journaux, deux remèdes, ou du moins deux palliatifs. Le premier, que les citoyens di toutes classes ne mangent, deux jours par semaine, que d pommes de terre ; le second, que chaque individu pend son chien. Par ce moyen, ainsi que le croit le commandant l'économie, qu'il évalue à tant de sacs, sera très-considérable. Jamais invention plus joyeusement stupide ne sortit d'une cervelle humaine. Cette stupidité inventive, soutenue par la santé, le courage et le bon naturel, ne saurait être assez louée. Toutes mes forces, dit-il un jour à la Convention, sont, jour et nuit, au service de mes concitoyens ; s'ils me trouvent sans utilité, qu'ils me renvoient je retournerai brasser de la bière[6].

Or, figurez-vous quelles correspondances un pauvre Roland, ministre de l'intérieur, doit entretenir pour cette seule affaire des grains ! commerce libre des blés, impossibilité d'en fixer le prix ; d'un autre côté, clameurs et nécessité de le fixer : l'économie politique est prêchée par le ministre de l'intérieur, avec des démonstrations aussi claires que la sainte Écriture ; mais l'estomac national a jeun demande autre chose. Le maire de Chartres, comme si l'on allait le manger lui-même, implore à grands cris la Convention ; la Convention envoie d'honorables membres en députation, qui s'efforcent de nourrir la multitude par des méthodes spirituelles et miraculeuses, mais en vain. La foule, en dépit de toute éloquence, vient et beugle ; elle veut que le prix des grains soit fixé, et à un taux peu élevé ; ou autrement les honorables députés seront pendus sur place ! Les honorables députés, en apportant cette affaire, avouent qu'en présence d'une mort horrible, ils ont fixé, ou feint de fixer le prix du grain ; sur quoi, remarquons encore ceci, la Convention, une Convention qui ne veut pas qu'on se moque d'elle, juge à propos de les réprimander[7].

Mais ces émeutes pour les grains ne sont-elles pas encore provoquées par les secrètes menées des royalistes ? C’est bien probable. Des prêtres se sont montrés dans cette affaire de Chartres ; du moins des yeux patriotes les ont aperçus. Ou, en vérité, la source de tout le mal n'est-elle pas dans cette prison du Temple, dans le cœur de ce roi parjure, quelque surveillé qu'il soit[8] ? Infortuné monarque parjure ! — Cependant les queues aux boutiques les boulangers deviennent de jour en jour plus tumultueuses ; à la porte de chaque boulanger il y a un anneau de fer et une corde y est attachée. Nous l'empoignons, nous la serrons ferme et de côté et d'autre nous formons notre queue ; mais de rusés coquins coupent la corde, et voilà la queue en désordre ; aussi la corde sera-t-elle remplacée par une chaîne de fer[9]. On fixera également le prix les grains ; mais à ce prix il sera impossible de s'en procurer ; plus de moyen d'avoir du pain que sur un billet du maire, quelques onces par tête et par jour, après avoir longtemps lutté et s'être accroché à la chaîne de la queue La Faim se dressera terrible, la Fureur et la Défiance irritées au delà de toutes limites, marcheront derrière elle comme ces formes surnaturelles de divinités en fureur qu'on vit s'avancer terribles, à travers les clartés et les ombres d'un océan de feu, lorsque Troie succomba !

 

III. — LE DÉTRONÉ.

 

Mais la question la plus pressée de toutes pour les législateurs est encore la troisième : que fera-t-on du roi Louis ?

Le roi Louis, aujourd'hui souverain seulement pour sa propre famille, dans son appartement, n'est plus que Louis Capet et le traître Veto pour le reste de la France. Enfermé dans son enceinte du Temple, il a entendu et vu le long tourbillon des choses, les hurlements des massacres de septembre, les foudres de guerre de Brunswick mortes dans le désastre et la déconfiture ; lui tout simplement passif spectateur, attendant qu'il plût au tourbillon de l'atteindre. Des fenêtres voisines, et non sans pitié, les curieux peuvent le voir se promener tous les jours à heure fixe, dans le jardin du Temple, avec la reine, sa sœur et les deux enfants, tout ce qui lui appartient maintenant sur terre[10]. Il se promène et attend patiemment car il n'a pas des dispositions vives, et il possède un cœur plein de dévotion. Il est irrésolu, fatigué, et n'a du reste pas besoin de prendre une résolution maintenant ; les repas, les leçons de son fils, la promenade journalière dans le jardin, le jeu d'hombre et de dames, emplissent les journées, demain se pourvoira à lui-même.

Demain, c'est vrai, mais comment ? Louis se demande : comment ? La France peut-être avec plus d'anxiété encore, se demande aussi : comment ? Il n'est vraiment plus facile de disposer d'un roi détrôné par l'insurrection. Le garder prisonnier, c'est un centre secret pour les mécontents, pour les conspirations sans fin, les tentatives et es espérances. Bannissez-le, il devient un centre aux yeux e tous ; son royal étendard de guerre avec ce qu'il a de divin se déroule de lui-même appelant à son aide l'univers. Le faire périr ? C'est également une extrémité dangereuse et cruelle, et pourtant c'est le parti qui se présente le premier dans ces circonstances extrêmes, d'insurrection de citoyens dont la vie et la mort sont mises en jeu ; aussi lit-on que du dernier échelon du trône à la première marche de l'échafaud il n'y a qu'un pas.

Mais avant tout, nous remarquerons ici que cette affaire le Louis paraît entièrement différente aujourd'hui, vue l'outre-mer et à une distance de quarante-quatre ans, de ce qu'elle paraissait alors dans la France s'agitant confusément tout autour. Car en vérité c'est toujours une chose décevante que le temps passé ; elle semble et semble seulement si belle, si triste, c'est presque un Elysée sacré dans les pâles rayons du souvenir. Car observez que l'un des plus importants éléments est — nous ne le remarquons pas — sorti subrepticement du temps passé ; l'élément hagard de la peur ! La peur, l'incertitude, l'anxiété, ne dont plus là, mais bien ici ; nous chassant, nous traquant ; courant comme un son discordant, maudit, à travers les sons musicaux de notre existence, — faisant du temps un pur et véritable présent ! C'est justement le cas pour Louis. Pourquoi frapper celui qui est à terre demande la magnanimité, aujourd'hui hors de danger. Il est tombé si bas cet homme si haut jadis ; ni criminel, n traître, bien loin de là, mais le plus malheureux des solécismes humains ; si la justice abstraite avait à se prononcer sur lui, elle pourrait bien se tourner en pitié concrète et pousser contre lui seulement des sanglots, a prononcer un renvoi.

Ainsi argue la magnanimité rétrospective ; mais la pusillanimité présente regarde en avant. Lecteur, tu n'a jamais vécu, pendant des mois, sous le bruit sourd de cordes des gibets prussiens ; tu n'as jamais fait partie d'une valse nationale du Sahara, de vingt-cinq millions d'hommes, courant comme des fous pour combattre Brunswick ! Les chevaliers errants eux-mêmes, lorsqu'ils triomphaient des géants, tuaient ordinairement les géant il n'y avait de quartier que pour les autres chevaliers errants qui connaissaient la courtoisie et les lois de li guerre. La nation française dans une secousse simultanée, désespérée, mortelle, et par un miracle de la folie, a abattu le plus terrible des Goliath, qui avait grandi pendant dix siècles, et, bien que son géant soit étendu l terre, couvrant des acres, bien qu'il soit là gisant, abattu avec chevilles et ficelles, incapable de se relever pour dévorer les hommes, elle ne peut pas croire que la victoire n'est pas tout à fait un rêve. La terreur a son scepticisme le triomphe miraculeux a sa rage de vengeance. Eh bien le géant abattu, qui nous dévorera, s'il se relève, est-il un géant innocent ? Le curé Grégoire, qui est vraiment aujourd'hui l'évêque constitutionnel Grégoire, avance, ns le feu de l'éloquence, que la royauté par nature est une erreur capitale, que les palais des rois sont des repaires de bêtes féroces[11]. Enfin, considérez ceci, qu'il est parlé du jugement de Charles Ier ; ce jugement imprimé de Charles Ier est vendu et lu partout aujourd'hui[12]. — Quel spectacle ! Ainsi le peuple anglais a condamné son tyran, et est devenu le premier peuple libre ; cet acte, ce au destin, la France ne peut-elle pas l'imiter ? Le scepticisme de la terreur, la rage d'un triomphe miraculeux, le sublime spectacle donné à l'univers, — tout pousse vers une voie unique, fatale.

De telles questions principales et les innombrables questions particulières qui s'y mêlent,- celles des anarchistes de septembre et de la garde départementale, la révolte des grains, avec les plaintes du ministre de l'intérieur, l'armée avec les dilapidations d'Hassenfratz, et le sort de Louis à décider, — accablent et embarrassent cette Convention qui serait si contente de faire plutôt la constitution. Aussi toutes ces questions, comme souvent nous le remarquons en pareil cas, grossissent ; elles grossissent dans le cerveau de tous les Français ; et l'on peut les voir également grossir d'une manière curieuse, dans ce puisent et admirable débat parlementaire sur les affaires publiques que la Convention a à traiter. Une question élève peu importante d'abord ; elle est écartée, annihilée ; mais elle se relève plus forte qu'auparavant. C'est une chose vraiment curieuse et indescriptible que l'espèce e croissance qu'ont certaines choses.

Nous apercevons cependant, et par sa fréquente réapparition, et par la rapidité avec laquelle elle grandit, que cette question de Louis dominera toutes les autres. Et vraiment, dans ce cas, elle les dominera dans un sens beaucoup plus profond. Ainsi que la verge d'Aaron a dévoré tous les autres serpents, de même la première question absorbera toutes les autres questions et tous les autres intérêts ; et d'elle et de sa décision, tout, pour ainsi dire, naîtra ou renaîtra, et prendra une forme, une physionomie et une destinée correspondantes. Il était arrêté par le destin que, dans cet étonnant, monstrueux, sauvage imbroglio, grossissant d'une manière étrange, des affaires de la Convention, la première, la grande et la mère de toutes les questions, des controverses, des mesures et des entreprises qui se développaient alors au grand étonnement de l'univers, serait cette question du roi-Louis.

 

IV. — LE PERDANT PAYE.

 

Le 6 novembre 1792 fut un grand jour pour la république, au dehors sur les frontières, au dedans à la salle du Manège.

A l'extérieur, Dumouriez, envahissant les Pays-Bas, se met en contact ce jour-là avec les Saxons et les Autrichiens. Dumouriez volait, ils volaient aussi, vers et autour du village de Jemmapes, près de Mons. Et une grêle de feu siffle de tous côtés, les grosses et les petites pièces grondent, les vertes hauteurs sont garnies de franges d'un rouge de feu. Et Dumouriez est enfoncé sur cette ligne-ci, et enfoncé sur celle-là, et il semble être tout à fait balayé, quand il se précipite en personne. Le prompt Polymète lance une ou deux paroles, et alors d'une voix de ténor il entonna à haute voix l'hymne de la Marseillaise[13] ; dix mille voix de ténors ou de basses se joignent à lui, ou plutôt dites environ quarante mille en tout, car chaque cœur palpite à ce chant, et marche au son d'une mélodie rythmique, devenant plus vive que jamais, deux ou trois fois plus vive. On se rallie, on avance, on se précipite défiant la mort, détruisant les hommes, enlevant des batteries, des redoutes, tout ce qui peut être enlevé ; et comme un tourbillon de flammes, on chasse de tous côtés les Autrichiens de la scène de l'action. On peut donc dire, en parlant figurativement, qu'avec les bras de Dumouriez, Rouget de l'Isle a remporté d'une manière miraculeuse, comme un autre Orphée, par les cordes vibrantes de sa Marseillaise — fidibus canoris —, une victoire à Jemmapes et a conquis les Pays-Bas.

Le jeune général Égalité, à ce qu'il paraît, s'est montré dans cette occasion brave parmi les plus braves. C'est, certes, un brave Égalité ; — dont cependant Dumouriez n'a pas parlé aussi souvent qu'il aurait dû le faire. La société mère a ses idées à elle. Quant au premier Égalité, il est bien petit à cette époque ; il paraît à la Convention à peu près une demi-heure par jour, avec une mine rubiconde, préoccupée ou indifférente, presque méprisante, et s'en va[14]. Les Pays-Bas sont conquis ou du moins envahis. Les missionnaires jacobins, vos Proly, vos Pereira, suivent dans le train de l'armée ; ainsi que les commissaires de la Convention, fondant l'argenterie des églises, révolutionnant et réorganisant — et parmi eux Danton en peu de temps fait énormément d'affaires, sans négliger son propre traitement et ses profits commerciaux, on le pense bien. Hassenfratz dilapide à l'intérieur ; Dumouriez grogne parce qu'on dilapide à l'extérieur ; on pêche au dedans, on pêche au dehors.

Mais dans la salle de la Convention, à l'heure même de cette victoire de Jemmapes, il se présenta une autre chose : un rapport très-étendu d'un comité institué pour cet objet, sur les crimes de Louis. Les galeries écoutaient sans souffler ; prenez-en à votre aise, vous galeries ! Le député Valazé, rapporteur dans cette circonstance, pense que Louis est coupable, et qu'il est bon qu'il soit jugé. Pauvre Girondin Valazé, qui sera un jour jugé lui-même Il aussi agréablement que possible. Ensuite vient un second rapporteur du comité, le député Mailhe, muni d'un argument légal, très-fatigant à lire aujourd'hui, mais très-agréable à entendre alors, expliquant que d'après la loi du pays, Louis Capet était appelé inviolable, seulement par figure de rhétorique ; mais qu'au fond il était tout à fait privé d'inviolabilité et pouvait être jugé. Cette question de Louis qui reparaît sans cesse, comme une possibilité furieuse et confuse, pour disparaître aussi souvent, a reparu maintenant sous une forme précise.

Le patriotisme fait éclater une joie d'indignation. Le règne de l'égalité, comme on l'appelle, ne sera donc point un vain nom, mais bien un fait ! Jugez Louis Capet ! s'ex- clame avec un air de mépris le patriotisme : on condamne au gibet pour une bourse coupée, et ce grand criminel coupable d'avoir déchiré la France, de l'avoir taillée en pièces avec les ciseaux de Clotho et la guerre civile, avec ses victimes — douze cents le 10 août seulement —, gisant dans les catacombes, engraissant les passes des forêts de l'Argonne, de Valmy, et des champs plus éloignés ; lui, ce grand criminel, ne paraîtrait même pas à la barre ? Car, hélas ! ô patriotisme ! ajoutons-nous, il est un vieux dicton qui dit : Qui perd paye. C'est lui qui doit payer toutes les dettes, quel que soit celui qui les a contractées ; sur lui doivent retomber toutes les charges et tous les dégâts ; et les douze cents du 10 août ne sont pas des traîtres, mais bien des victimes et des martyrs : telle est la loi de la querelle.

Le patriotisme, sans nul doute, veille sur cette question du jugement, qui maintenant heureusement a reparu sous une forme précise ; et il la verra arriver à maturité, si les dieux le permettent. Avec une sollicitude ardente le patriotisme veille, devenant de plus en plus attentif à chaque nouvelle difficulté, car les Girondins et les faux frères interposent toujours des délais, jusqu'à ce que cela devienne pour lui une idée fixe ; et il réclamera ce jugement, et pas autre chose, si l'égalité n'est pas un vain mot. Amour de l'égalité, scepticisme de terreur, rage de victoire, sublime spectacle donné à l'univers, toutes ces choses sont fortes.

Mais, en vérité, cette question du jugement n'est-elle pas pour tout le monde une des plus graves, remplissant de doute bien des têtes de la législature ! Le régicide ? se demande la respectable Gironde : tuer un roi et devenir l'horreur des nations et des honnêtes gens ? mais d'un autre côté aussi, sauver un roi, fausser compagnie au patriote décidé, le patriotisme indécis, bien que respectable, n'étant qu'une écume hypothétique et non une route ? Le dilemme presse douloureusement, et entre ses deux branches on se tourne en tout sens. Il n'y a décision nulle part, excepté chez la société mère et ses fils. Ils sont déterminés et avancent ; les autres se remuent de côtés et d'autres avec difficulté, avec leur dilemme épineux et leur voie indécise.

 

V. — EXTENSION DES FORMULES.

 

Mais comment cette question de jugement s'est grossie péniblement pendant des semaines de gestation, maintenant qu'elle a été articulée et conçue, il est inutile d'en parler ici. Elle a paru et disparu au milieu d'une infinité de questions et de difficultés. Le Veto des coquins se plaint par lettres qu'on pousse à l'anarchie. Les royalistes secrets aidés par la faim, provoquent les révoltes des grains. Hélas ! il n'y a qu'une semaine, ces Girondins ont fait de nouveau une terrible attaque contre les massacres de septembre.

Car un des derniers jours d'octobre, Robespierre, sommé à la tribune par quelque nouvelle réminiscence de cette ancienne calomnie de dictature, pérorait et se défendait avec une aisance de plus en plus facile, jusqu'à ce que s'exaltant, il s'écria courageusement : Y a-t-il quelqu'un ici qui ose m'accuser d'une manière positive. — Moi ! répondit une voix. Pour un instant, profond silence : une colérique, maigre et petite face, au front large et chauve se précipite avec rapidité vers la tribune, et tirant des papiers de sa poche : Je t'accuse, Robespierre, — moi Jean-Baptiste Louvet ! L'homme au teint vert de mer devient vert de suif, et il recule vers un des coins de la tribune. Danton s'écrie : Parle, Robespierre, il y a ici grand nombre de bons citoyens disposés à t'entendre. Mais la langue refusa son office. Et alors Louvet, d'une voix perçante, lut et dévoila crime sur crime : les dispositions à la dictature, à la popularité exclusive ; les intimidations aux élections, le cortège de la populace, les massacres de septembre, — à tel point que la Convention entière poussa de nouveau de hauts cris et fut sur le point de mettre en accusation l'Incorruptible, sans délai. Jamais l'Incorruptible ne courut un tel danger. Louvet, jusqu'à la mort, regrettera que la Gironde n'ait pas pris une attitude plus courageuse, et ne l'ait pas écrasé dans le moment.

Non, il n'en a pas été ainsi, pourtant ; l'Incorruptible accusé d'une manière aussi soudaine, on ne pouvait lui refuser une semaine de répit. Pendant cette semaine il ne reste pas inactif ; la société mère non plus ne reste pas inactive, — tremblant excessivement pour le fils de son choix. Il est prêt le jour même avec sa défense écrite ; aussi mielleux qu'un docteur jésuite, il en convainc quelques-uns. Et maintenant, pourquoi le mou Vergniaud ne se lève-t-il pas avec ses foudres de Démosthène ? le pauvre Louvet, non préparé, ne peut rien ou très-peu de chose. Barrère propose que ces misérables personnalités soient repoussées par l'ordre du jour ! L'ordre du jour est conséquemment prononcé. Barbaroux ne peut même pas se faire entendre ; non, bien qu'il se soit précipité à la tribune, et qu'il demande qu'on l'entende comme pétitionnaire[15]. La Convention, ardente pour les affaires publiques — occupée de cette première apparition précise du jugement —, rejette ces misères relatives et ces bassesses ; le mélancolique Louvet doit digérer son fiel avec des regrets éternels ; Robespierre, cher au patriotisme, est encore plus cher par les dangers qu'il a courus.

C'est la seconde grande tentative de nos Girondins, amis de l'ordre, pour enlever cette tache noire de leur domaine, et nous voyons qu'ils l'ont faite plus noire et plus étendue que jamais ! L'anarchie, le massacre de septembre, c'est une chose qui reste hideuse dans l'imagination de tout le monde ; bien détestable pour les patriotes indécis et respectables ; fait qui doit être chanté autant qu'il le mérite. Proclamez-le, dénoncez-le, foulez-le aux pieds, vous patriotes Girondins, — et voyez, la tache noire ne s'efface pas ; loin delà, comme nous le disons, elle deviendra plus noire et plus large. Insensés ! ce n'est pas une tache à la surface, mais bien un abîme sans fond. Examinez-la avec soin, c'est l'orifice de l'abîme éternel, cette tache noire ; il paraît au-dessous comme l'eau à travers une glace peu épaisse ; — oui, c'est la région de l'obscurité profonde, qui se montre sous votre mince pellicule de régularité et de respectabilité, ô Girondins ! et ne la foulez pas aux pieds, de peur que la pellicule ne crève, — et alors !

Et pourtant, quoi qu'en pensent nos amis de la Gironde, où serait le patriotisme français avec toute leur éloquence, si ce gouffre de fanatisme, de rage et de folie populaire ne s'était creusé insondable le 10 août ? Le patriotisme français serait une éloquente réminiscence, s'agitant aux gibets prussiens ! Où serait-il dans quelques mois, si ce même abîme infernal se comblait ? — Et comme les lecteurs des journaux prétendent se le rappeler, cette horreur du massacre de septembre est elle-même en partie le résultat d'une arrière-pensée ; les lecteurs des gazettes peuvent citer des Gorsas et divers Brissotins qui ont approuvé le massacre de septembre à l'époque où il eut lieu ; ils l'ont appelé une vengeance nécessaire[16] : si bien que leur véritable grief, ce n'était pas l'horreur inspirée par le crime, mais la perte de leur pouvoir. Malheureux Girondins !

C'est pourquoi, dans la société des Jacobins, le patriote déterminé se plaint qu'il y a des individus qui, par leur ambition personnelle et leur animosité, portent atteinte à la liberté, à l'égalité et à la fraternité, toutes trois ; qui blessent l'esprit du patriotisme en plaçant sur son chemin des pierres d'achoppement, et qui, au lieu de pousser de toutes leurs forces à la roue, restent cois, en criant méchamment : dans quelles ornières ils sont, quelles rudes secousses nous donnons ! A quoi la société des Jacobins réplique avec un rugissement de colère, avec un cri furieux et perçant, car il y a également des citoyennes, les galeries en sont encombrées, citoyennes qui apportent avec elles leurs ouvrages ou des aiguilles à tricoter, et qui hurlent ou tricotent selon les circonstances : ce sont les fameuses tricoteuses. La mère Duchesse, ou la Déborah, et la mère des faubourgs, donnent la note. C'est une société jacobine changée, et elle change toujours. Là où la mère Duchesse a un siège, les duchesses en titre en ont eu un autrefois ; les dames fortement peintes en rouge avec joyaux et paillettes y venaient ; aujourd'hui, au lieu de joyaux, vous pouvez prendre des aiguilles à tricoter, et laisser là le rouge ; le rouge fera graduellement place au brun naturel, lavé ou non lavé ; et la demoiselle Théroigne même sera scandaleusement fouettée. Fait assez étrange, c'est la même tribune élevée en plein air d'où le grand Mirabeau, le grand Barnave et l'aristocrate Lameth ont tonné ; où graduellement vos Brissot, vos Guadet, vos Vergniaud, patriotes d'une espèce plus ardente, en bonnets rouges, ont pris leur place ; c'était, pour ainsi dire, une chaleur rouge qui remplaçait la lumière. Et maintenant vos Brisson à leur tour, et ces Brissotins, Rolandins, Girondins, retombent au second rang ; ils doivent abandonner le poste ou être expulsés : la lumière de la puissante Mère ne se montre pas rouge, mais bleue ! — Les sociétés filles de province désapprouvent hautement tout cela, demandent fortement le prompt rétablissement de cette éloquente Gironde, la prompte radiation de Marat. La société mère, autant que la raison naturelle peut le prédire, semble se détruire elle-même ; cependant elle a paru ainsi dans toutes les crises ; elle a en elle une existence surnaturelle, et ne sera pas détruite.

Mais, encore une quinzaine, et cette question de jugement, pendant que la commission spéciale y travaille assidûment, mais sans bruit, reçoit un nouveau stimulant. Nos lecteurs se rappellent que le pauvre Louis se livre à des travaux de serrurerie. Que, dans de plus heureux jours, un certain sieur Gamain, de Versailles, avait coutume d'aller l'aider dans l'art de faire des serrures ; — le gourmandant, dit-on, pour sa lenteur. Néanmoins le royal apprenti avait appris quelque chose dans ce métier. Infortuné apprenti, perfide maître forgeron ! car aujourd'hui, ce 20 novembre 1792, l'obscur forgeron Gamain va à la municipalité de Paris, chez le ministre Roland, déclarer que lui, serrurier Gamain, connaissait une chose : qu'en mai dernier, lorsque les correspondances perfides étaient si multipliées, lui et son royal apprenti avaient fabriqué une armoire de fer, et qu'ils l'avaient ingénieusement placée dans un des murs de la chambre du roi aux Tuileries, invisible sous la boiserie, où sans nul doute elle était encore ! Le perfide Gamain, suivi des autorités spéciales, trouve le panneau de la boiserie que tout autre n'aurait pu découvrir, l'enlève, et montre l'armoire de fer — remplie de lettres et de papiers ! Roland les en retire, les porte dans des serviettes au diligent comité spécial qui siège tout près, dans des serviettes, disons-nous, et sans inventaire notarié, faute qui retombera sur Roland.

Voici, quoi qu'il en soit, assez de lettres qui prouvent la correspondance d'une cour perfide, pour sa propre conservation, et cela non-seulement avec des traîtres, mais encore avec des patriotes prétendus ! La trahison de Barnave, sa correspondance avec la reine, et les conseils d'ami qu'il lui donne, même depuis l'affaire de Varennes, y apparaissent au grand jour. Quel bonheur que nous le tenions, ce Barnave, en sûreté dans la prison de Grenoble, depuis septembre dernier, car depuis longtemps il avait été suspect ! La trahison de Talleyrand, homme de beaucoup de trahisons, si elle n'est pas bien manifeste, est bien près de l'être. La trahison de Mirabeau également : aussi son buste dans la salle de la Convention est-il couvert d'un voile de gaze jusqu'à ce que l'affaire soit éclaircie. Hélas ! ce n'est que trop vrai ! son buste dans la salle des Jacobins dénoncé par Robespierre dans la tribune en plein sir, n'est pas voilé, il est immédiatement mis en pièces ; un patriote monta rapidement sur une échelle, et le jeta sur le plancher, où il se brisa[17], — celui-là et d'autres, au milieu des acclamations. Tels furent leur récompense et le montant de leurs salaires à cette époque, basés sur le principe de l'offre et de la demande. Le forge ron Gamain, imparfaitement récompensé pour le moment, vient, quinze mois après, avec une humble pétition, représentant qu'à peine avait-il terminé cette précieuse armoire de fer que — ainsi qu'il s'en ressouvient aujourd'hui — Louis lui donna un grand verre de vin. Ce grand verre de vin a produit dans l'estomac du sieur Gamain de terribles effets, tendant évidemment à lui donner la mort, s'il ne l'eût rejeté par un émétique ; mais il a, malgré cela, entièrement ruiné la constitution du sieur Gamain, de sorte qu'il ne peut plus travailler pour soutenir sa famille, ainsi qu'il s'en ressouvient aujourd'hui. La récompense alors est une pension de 1.200 francs, et une mention honorable. Bien différente est la proportion de l'offre et de la demande à diverses époques.

Ainsi au milieu de ces obstacles et de ces délais irritants, la question du jugement doit s'avancer, tantôt progressant, tantôt reculant, entretenue par l'inquiet patriotisme. Des harangues prononcées à ce propos, des diverses formes de procédure dont on discute péniblement l'adoption, des arguments de droit qu'on emploie pour en prouver la légalité, de ces flots infinis de rhétorique juridique et de subtilité de toute sorte, il ne sera pas cité une syllabe dans cette histoire. L'adresse de l'homme de loi est une bonne chose ; mais à quoi peut-elle servir ici ? Si la vérité doit être dite, ô augustes sénateurs ! la seule loi dans ce cas est : Vœ victis ! Qui perd paye ! Jamais Robespierre n'a parlé plus sagement que lorsqu'il a avancé dans sa harangue qu'il était tout à fait inutile d'invoquer la loi ; qu'ici plus qu'ailleurs notre droit c'était la force. Harangue admirée par le patriotisme jacobin presque jusqu'à l'extase. Qui dira que Robespierre n'est pas un homme de pénétration, du moins fort en logique ? Dans le même sens, et encore plus explicitement, a parlé le jeune Saint-Just aux cheveux noirs, au parler doux. Danton est en mission dans les Pays-Bas, pendant ce travail préliminaire ; le reste, comme on le lira plus tard, se roula parmi les lois des nations, le Contrat social, la jurisprudence, le syllogisme ; pour nous aussi stérile que le vent de l'est. Au fait, que peut-il y avoir de moins utile que la présence de ces sept cent quarante-neuf êtres ingénieux luttant de toute leur force et de toute leur adresse, pendant de nombreuses semaines, pour mener ceci à fin ; pour étendre la vieille formule, et la phraséologie de la loi, de manière qu'elle couvre l'acte nouveau, contradictoire et tout à fait impossible à couvrir ? Par conséquent la pauvre formule ne fait qu'un craquement, et l'honnêteté avec elle ! La chose qui est palpablement brûlante, prouveras-tu par syllogisme qu'elle est glacée ? Cette tâche d'étendre les formules jusqu'à ce qu'elles craquent, est, particulièrement dans ces temps de soudaines révolutions, une des plus pénibles que la pauvre humanité ait à remplir.

 

VI. — À LA BARRE.

 

Cependant, dans l'espace de cinq semaines, nous avons eu un autre moyen de sortir du jugement, et un plus praticable que jamais.

Mardi 11 décembre, se présenta le jugement du roi très-décidément : dans les rues de Paris, dans l'intérieur de cette voiture verte du maire Chambon, où se trouve là roi lui-même avec des serviteurs, en chemin pour la salle de la Convention ! Il était accompagné dans ce vert équipage du maire Chambon, du procureur Chaumette, al escorté au dehors par le commandant Santerre, avec canons, cavalerie et double rang d'infanterie : toutes les sections sont sous les armes, de fortes patrouilles circulent dans toutes les rues. Ainsi est-il transporté, marchant lentement avec un temps brumeux et sombre ; et vers deux heures nous l'aperçûmes en redingote noisette, descendant la place Vendôme et se dirigeant vers la salle du Manège ; pour être accusé et judiciairement interrogé. La mystérieuse enceinte du Temple a livré au jour son secret ; et maintenant, dans cette redingote noisette, les hommes peuvent le voir de leurs propres yeux. Le même corpulent Louis, qui était un jour Louis le Désiré, vient ici. Infortuné roi, il marche vers le port ; ses déplorables aventures et ses voyages touchent à leur fin. Ce qu'il lui reste désormais à faire, de supporter le tout avec calme, il est fait pour cela.

L'étrange procession s'avance en silence, dit Prudhomme, ou au milieu des chants de l'hymne marseillais ; en silence, entre dans la salle de la Convention Santerre tenant le bras de Louis. Louis regarde autour de lui, d'un air tranquille, et voit quelle sorte de Convention et de parlement c'était. Bien changé, vraiment : — En février, il y a eu deux ans que notre Constituante, alors en fonctions, étendait son velours à fleurs de lis en notre honneur, et que nous venions pour y prononcer des parole de bonté, et que tous se levaient jurant fidélité, et que la France entière se levait en prononçant le serment, et célébrait une fête des piques. Et voilà donc la fin ! Barrère, qui auparavant pleurait, regardant de son pupitre de journaliste, regarde dédaigneusement aujourd'hui de son fauteuil de président, avec une liste de cinquante-sept questions, et dit d'un œil sec : Louis, asseyez-vous. Louis s'assied. C'est le même siège, dit-on, le même bois, la même matière, sur lequel il accepta la constitution au milieu des danses et des illuminations, il y a eu un an l'automne dernier. Oui, c'est le même siège, mais tout le reste a changé. Louis s'assied et écoute, l'air et l'esprit tranquilles.

Des cinquante-sept questions nous n'en reproduirons pas même une. Ce sont des questions embrassant captieusement tous les principaux documents saisis le 10 août, et récemment trouvés dans l'armoire de fer ; embrassant les principaux incidents de l'histoire de la révolution ; et on lui demande en substance ceci : Louis, qui fus roi, n'es-tu pas coupable jusqu'à un certain point, soit par acte ou par écrit, d'avoir essayé de continuer la royauté ? Dans les réponses non plus il n'y a rien de remarquable. Ce sont de calmes dénégations pour la plupart, c'est un accusé qui n'a qu'une seule défense : Non ! Je ne reconnais pas ce document ; je n'ai pas fait cet acte ; ou : Je l'ai fait suivant la loi alors existante. Conséquemment, les cinquante-sept questions et les documents au nombre de cent soixante-deux, ayant été épuisés de cette manière, Barrère termine après trois heures de séance par ceci : Louis, je vous invite à vous retirer. Louis se retire, avec une escorte municipale, dans une salle de comité voisine ; ayant d'abord, en quittant la barre, demandé d'avoir un conseil légal. Il refuse des rafraîchissements, dans cette salle de comité. Alors apercevant Chaumette occupé à manger un petit pain, qu'un grenadier a partagé avec lui, il dit qu'il en prendra un morceau. Il est cinq heures, et il n'a pris qu'un léger déjeuner dans cette matinée de vacarme et d'alarme. Chaumette rompt son pain, le roi en mange la croûte, et remonte dans la voiture verte tout en mangeant ; il demande alors ce qu'il fera de la mie ? Le commis de Chaumette la lui prend et la jette dans la rue. Louis dit : C'est une pitié de jeter du pain dans un temps de famine. — Ma grand'mère, remarque Chaumette, avait l'habitude de me dire : Mon petit, ne perdez jamais la mie du pain, vous ne pouvez pas en faire. — Monsieur Chaumette, répondit Louis, votre grand'mère paraît avoir été une femme sensée[18]. Pauvre innocent mortel, qui attend avec tant de tranquillité la décision de son sort ; — fait au moins pour le bien remplir. La passiveté seule, sans l'énergie, suffit pour cela ! Il parle une fois de voyager bientôt à travers la France, pour en avoir une vue géographique et topographique, étant de vieille date amateur de géographie. — L'enceinte du Temple le reçoit, et se ferme de nouveau sur lui. Paris curieux peut se retirer dans ses foyers et dans ses cafés, dans ses clubs et ses théâtres ; l'humidité de la nuit est tombée, et avec elle le bruit des tambours et des patrouilles de ce jour remarquable.

Louis est maintenant séparé de la reine et de sa famille, livré à ses simples pensées et à ses propres ressources. Elles sont tristes ces murailles qui l'entourent ; de ceux qu'il aime, aucun n'est avec lui. Dans cet état d'incertitude, par prévoyance, en cas de pis, il écrit ses dernières volontés ; pièce que l'on peut encore lire, empreinte de douceur, de simplicité, de douce piété. Après débat, la Convention a consenti à lui donner un conseil légal de son choix. L'avocat Target se sent lui-même trop âgé, ayant passé cinquante-quatre ans, et se récuse. Il acquit jadis une grande gloire en défendant le cardinal de Rohan dans l'affaire du collier, mais il n'en acquerra pas aujourd'hui. L'avocat Tronchet, de dix ans plus vieux, ne se récuse pas. Mais voilà le bon vieux Malesherbes, il se présente volontairement, pour la dernière de ses campagnes, l'excellent vieux héros ! Ses cheveux sont gris, il a soixante-dix ans ; il dit : Je fus deux fois appelé au conseil de celui qui fut mon maître, à l'époque où tout le monde enviait cet honneur, et je lui dois le même devoir aujourd'hui, lorsqu'il est dans les dangers. Ces deux avocats, avec un autre plus jeune, Desèze, qu'ils choisissent pour plaider, s'occupent de ces cinquante-sept accusations, et des cent soixante-deux documents ; Louis les aidant autant que possible.

Une chose importante est donc maintenant en. pleine marche ; tout le monde, partout, l'observant. Par quelle forme et quels moyens la Convention s'en acquittera-t-elle de telle manière qu'il ne reste pas le moindre soupçon de blâme ? Ce sera difficile ! La Convention, réellement, perd beaucoup de temps, elle discute, elle délibère. Du matin au soir, jour par jour, la tribune bourdonne de discours sur ce sujet ; on doit étendre la vieille formule pour déguiser la nouvelle chose. La patriote Montagne est plus ardente que jamais ; elle réclame pour la célérité avant tout ; la seule forme bonne sera la forme expéditive. Néanmoins la Convention délibère, la tribune bourdonne — en vrai ténor, et même en dessus de temps en temps. La salle entière pousse des cris de colère et de provocation assez fréquents. Elle a bourdonné et crié toutes les nuits pendant quinze jours avant de pouvoir prendre une décision. Cette rumeur devenant de plus en plus violente, le mercredi 26 décembre Louis paraîtra et plaidera ; ses défenseurs se plaignent que c'est malheureusement trop tôt, ce qu'ils peuvent bien soutenir comme avocats, ma sans succès ; pour le patriotisme, cela semble un retard infini.

C'est pourquoi le mercredi, à l'heure froide et sombre de huit heures du matin, tous les sénateurs sont à leurs postes. En vérité, ils échauffent cette heure froide, disons le, par une violente effervescence, ce qui est très-ordinaire maintenant : des Louvet ou des Buzot attaquant des Tal lien, des Chabot ; et aussi la Montagne entière s'irrita~ contre toute la Gironde. A peine ceci est-il fini, à nau heures, que Louis et ses trois défenseurs, escortés par les cliquetis des armes et la force nationale de Santerre entrent dans la salle.

Desèze développe ses paperasses ; remplissant avec honneur sa périlleuse mission, il plaide pendant trois heures. Plaidoyer honorable, composé presque entièrement dans une nuit, courageux quoique circonspect, non sans adresse et sans une douce et pathétique éloquence. Louis se précipita à son cou quand ils sortirent, et dit en versant des larmes : Mon pauvre Desèze ! Louis, avant de se retirer, avait en personne ajouté quelques mots les derniers, peut-être, qu'il aura prononcés devant eux. Il dit que son cœur a souffert, par-dessus tout, d'être déclaré coupable de cette effusion de sang du 10 août, ou d'avoir en quelque circonstance que ce fût répandu ou voulu répandre le sang français. Après avoir parlé ainsi, il quitta la salle, — ayant certainement terminé son œuvre ici. Il a eu là bien des paroles étranges, mais celles-ci sont les dernières.

Et maintenant pourquoi la Convention traîne-t-elle en longueur ? Il y a accusation et évidence ; il y a procédure ; le reste ne suit-il pas naturellement ? La Montagne et le patriotisme en général demandent avec des clameurs encore plus violentes que l'on se hâte, et qu'il y ait session permanente jusqu'à ce que la tâche soit remplie. Cependant il y a doute : la Convention craintive décide qu'on délibérera d'abord ; que tous les membres qui le désirent devront parler. — A votre poste, par conséquent, vous les membres éloquents ! — A bas vos idées, vos échos d'idées, c'est le moment d'être vous-mêmes : la France et l'univers prêtent l'oreille ! Les membres ne manquent pas. Discours sur discours, ou plutôt pamphlets sur pamphlets, où se déploient toutes les ressources de l'éloquence. La liste du président se couvre de plus en plus de noms qui doivent prendre la parole. De jour en jour, à chaque moment, à chaque heure, la tribune résonne sans interruption. — Les bruyantes galeries fournissent d'une façon variable le ténor et le dessus ; ce serait autrement une triste musique.

Les patriotes, du côté de la Montagne et dans les galeries, après avoir tenu conseil pendant la nuit dans les salles des sections, à la société mère, parmi leurs bruyantes tricoteuses, doivent épier tout d'un œil de lynx, pour donner de la voix quand c'est nécessaire, et dans l'occasion très-violemment. Le député Thuriot, qui était auparavant l'avocat Thuriot, l'électeur Thuriot, qui du haut de la Bastille voyait le Saint-Antoine monter comme l'océan ; ce Thuriot peut, aussi hardiment que qui que ce soit, émettre une formule. Le cruel Billaut ne garde pas le silence, si vous l'excitez. Non plus le cruel Jean Bon, une sorte jésuite également. — Ne l'écrivez pas, comme cela se xi dans beaucoup de dictionnaires : Jambon !

Mais, avant tout, que personne ne croie possible que Louis soit innocent. La seule question pour un homme sensé est ou était : La Convention a-t-elle le droit de juge Louis, ou doit-il l'être par tout le peuple dans une assemblée primaire et avec délai ? Vous reculez toujours, vous Girondins, faux hommes d'État ! Ainsi s'exclame le patriotisme, presque à bout de patience. — Mais réellement, si nous y réfléchissons, que feront ces pauvres Girondins ? Ils ont, disent-ils, la conviction que Louis est un prisonnier de guerre, et qu'il ne peut être mis à mort sans injustice, solécisme et péril. Émettre une semblable conviction, c'est perdre tout à fait position parmi les patriotes déterminés ! A proprement parler, ce n'est pas même une conviction, mais une conjecture, une profonde énigme. Combien de pauvres Girondins ne sont convaincus que d'une chose : qu'un homme, qu'un Girondin doit avoir pied quelque part et s'y tenir ferme, et être bien avec les classes honorables ! Voilà la conviction et la foi qu'ils ont. Ils se débattent péniblement entre les branches de ce dilemme[19].

Ni la France ni l'Europe ne restent tranquilles. C'est un centre, cette Convention, avons-nous dit, d'où partent pour le dehors, les influences, et qui les reçoit. L'exécution d'un roi, appelez-la martyre, appelez-la châtiment, était une influence ! — Cette Convention a déjà envoyé deux influences puissantes dans toutes les nations, à son grand désavantage. Le 19 novembre, elle a émis un décret, et en a depuis confirmé et développé les détails : à savoir, que toute nation qui voudrait s'affranchir des entraves du despotisme, serait par cela seul, pour ainsi dire, la Leur de la France, et qu'elle en obtiendrait aide et secours. Décret autour duquel ont fait beaucoup de bruit les diplomates, les journalistes, les légistes internationaux ; décret que nulle vivante entrave de despotisme, nulle autorité ne peut approuver. Ce fut le député Chambon, Girondin, qui proposa ce décret. — Au fond, c'est peut-être une fleur de rhétorique.

La seconde influence dont nous parlons avait encore une plus misérable origine ; elle reposait dans le cerveau turbulent, bruyant et peu favorisé d'un Jacob Dupont, de la Loire. La Convention a en vue un plan d'éducation nationale ; le député Dupont dans son discours dit : J'ai le droit d'avouer, monsieur le président, que je suis athée[20], — croyant que l'univers pourrait être bien aise de savoir cela. Le peuple français reçut cette déclaration sans commentaire, ou plutôt sans commentaire qu'on pût entendre ; si bruyante était la France, d'autre part. Les pays étrangers la reçurent avec réfutation, horreur et surprise[21]. Quelle misérable influence c'était là ! Et maintenant si à ces influences s'en ajoutait une troisième, qui se répandit dans les veines du monde entier, celle du régicide ?

Des cours étrangères interviennent dans ce procès de Louis, l'Espagne, l'Angleterre ; on ne les écoutera pas, bien qu'elles viennent, l'Espagne du moins, une branche d'olivier d'une main et une épée nue de l'autre. Mais à l'intérieur aussi de ce Paris et de cette France ambiants quelles influences viennent à flots pressés ! Les pétitions affluent, demandant une justice égale sous le règne prétendu de l'égalité. — Le patriote vivant plaide ; — ô vous ! députés nationaux, les patriotes morts ne plaident-ils aussi ? Les douze cents qui gisent dans une froide fosse ne plaident-ils pas ? Et cette muette pétition de la mort, qui sort de leur étroite demeure, n'en dit-elle pas plus que tous les discours ? Des patriotes infirmes viennent en clochant, appuyés sur leurs béquilles, autour d la salle du Manège, demandant justice. Les blessés de 10 août, les veuves et les orphelins des tués pétitionnent masse ; ils défilent en clochant avec un mutisme éloquent à travers la salle ; un patriote blessé, incapable même d clocher, est apporté sur son lit, et passe au-dessus des épaules dans la position horizontale[22]. La tribune de la Convention, qui avait fait une pause devant un tel spectacle recommence à débiter des discours purement de palais. — Mais hors des portes, Paris cria plus fort que jamais. La voix de taureau de Saint-Huruge se fait entendre, et l'éloquence hystérique de la mère Duchesse ; Varlet, l'apôtre de la liberté, avec pique et bonnet rouge, accourt en hâte, apportant son attirail oratoire. Justice contre le traître ! s'écrie tout le monde patriote. Remarquez encore cet autre cri poussé hautement dans les rues : Donnez-nous du pain, sinon tuez-nous ! Pain et égalité ! justice contre le traître ! Que nous ayons du pain !

Le patriote froid ou indécis est en opposition avec le patriote décidé. Le maire Chambon a entendu parler d'un émeute épouvantable au théâtre de la Nation ; il y a eu dispute et même coups de poing échangés entre les patriotes décidés et les patriotes indécis, au sujet d'un nouveau drame appelé l'Ami des lois, un des plus pauvres drames qui aient jamais été écrits, mais qui contenait des implications didactiques ; c'est pourquoi les perruques poudrées des amis de l'ordre et les cheveux noirs des Jacobins voltigent dans la salle. Et le maire Chambon se hâte avec Santerre de s'y rendre, dans l'espérance de mettre le holà. Bien loin de rétablir l'ordre, notre pauvre maire fut si bousculé, dit le rapport, — et, selon nous, si blâmé et si effrayé, — qu'il abandonne avec regret sa mairie éphémère, ses poumons étant affectés. Ce misérable Ami des lois a donné lieu à des débats dans la Convention elle-même, avec autant de violence, de rage, de chaque côté, qu'il y en avait eu entre les patriotes indécis et les patriotes décidés[23].

Parmi ces deux classes, n'y a-t-il pas assez d'aristocrates m crypto-aristocrates occupés ? Des espions viennent de Londres avec d'importants messages ; espions se prétendant voyageurs ! Un de ces derniers, Viard était son nom, prétendait accuser Roland et même la femme de Roland, la joie de Chabot et de la Montagne. Mais la femme de Roland, ayant été citée, arriva dans le moment à la Convention nationale ; elle se présente avec sa grande sérénité, et en peu de mots clairs et précis elle répand sur le Viard le mépris et fait sortir de l'accusation du vent ; tous les amis de l'ordre d'applaudir[24]. Ainsi, avec les émeutes aux théâtres, avec son Du pain, ou bien tuez-nous, avec la rage, la faim, les soupçons surnaturels, ce féroce Paris crie. Roland se plaint plus que jamais dans ses messages sa correspondance ; il monte presque jusqu'au point hystérique. Marat, qu'aucun pouvoir sur terre ne peut empêcher de voir partout des traîtres et des Roland, garde lit pendant trois jours, presque mort, cet inestimable ami du peuple, le cœur brisé, avec la fièvre et la migraine : Peuple babillard, si tu savais agir.

Pour couronner le tout, le victorieux Dumouriez, dans ces premiers jours de janvier, est arrivé à Paris ; on craint, on n'en augure rien de bon. Il a à se plaindre du ministre de la guerre Pache et des dilapidations d'Hassenfratz, et à s'entendre sur les mesures à prendre pour la campagne du printemps. On le voit souvent en compagnie des Girondins ; complote-t-il avec eux contre le jacobinisme contre l'égalité et le châtiment de Louis ? Nous avons iii ses propres lettres à la Convention. Jouera-t-il l'ancien rôle de Lafayette, ce nouveau et triomphant général ? Qu'il reparte non sans avoir été dénoncé[25].

Et toujours, dans cette tribune de la Convention, ce n'est qu'éloquence juridique et hypothèses sans action et il y a toujours des cinquantaines de noms sur la liste du président. Ces présidents girondins donnent la préférence à leurs partisans ; nous soupçonnons qu'ils jouent un mauvais jeu avec la liste : les membres de la Montagne ne peuvent être entendus. Et l'on traîne encore tout décembre jusqu'à janvier, et jusqu'à la nouvelle année ; et il n'y a pas encore de fin ! Paris crie tout autour, en foule, toujours plus haut, jusqu'au ton de l'ouragan. Paris amènera des canons de Saint-Denis. On par de fermer les barrières, — à la grande horreur de Roland.

Sur ces entrefaites, voici que la tribune de la Convention cesse tout à coup ses bavardages ; on coupe court : soit sur la liste qui voudra, et qu'on finisse. Le mardi suivant, 15 janvier 1793, on ira aux votes, nominativement, et d'une manière ou d'une autre cette grande partie sera enfin terminée.

 

VII. — LES TROIS VOTES.

 

Louis Capet est-il coupable de conspirer contre la liberté ? Notre sentence sera-t-elle définitive, ou aura-t-elle besoin d'être ratifiée par un appel au peuple ? S'il est coupable, quel châtiment ? Telle est la forme adoptée après vacarme et plusieurs heures d'indécision tumultueuse. Voilà les trois questions successives sur lesquelles la Convention prononcera maintenant. Paris afflue tout autour de la salle, en foule, avec beaucoup de bruit. L'Europe et toutes les nations attendent sa réponse. Député après député répondra à son nom Coupable ou non coupable ! Quant à la culpabilité, ainsi qu'on l'a donné à entendre plus haut, elle existe sans nul doute dans l'esprit des patriotes. La majorité forcée prononce la culpabilité ; la Convention à l'unanimité vote la culpabilité ; vingt-huit membres seulement, sans aller jusqu'à voter la non-culpabilité, s'abstiennent de donner leur vote. La seconde question échoue, quel qu'ait été le calcul des Girondins. Un appel au peuple ne serait-il pas un autre motif de guerre civile ? Une majorité d'une voix décide qu'il n'y aura pas appel ; cela est ainsi arrêté. Le bruyant patriotisme alors, à dix heures, peut se retirer pour la nuit et aller se coucher, bercé par l'espérance. Ce mardi s'est bien passé. Vienne le lendemain, quelle peine ! Le lendemain, est le fort de la lutte.

Voyez donc quelle affluence ce mercredi matin, comme Paris est debout, et tous les députés sont à leur poste De sept cent quarante-neuf honorables membres, vingt seulement sont absents, étant en mission ; Duchâtel et sept autres font défaut pour cause de maladie. Cependant le patriotisme qui attend, et Paris qui est sur ses jambes, ont besoin de patience, car ce mercredi se passe également au milieu des débats et de l'effervescence. Les Girondins proposent qu'une majorité des trois quarts soit requise : les patriotes s'y opposent vigoureusement. Danton, qui revient d'une mission dans les Pays-Bas, obtient l'ordre du jour sur cette proposition des Girondins ; il obtient encore davantage : on décidera sans désemparer, dans une session permanente, jusqu'à ce que tout soit terminé.

Et ainsi, finalement, à huit heures du soir, ce troisième vote surprenant commence par tour de rôle ou appel nominal. Quel châtiment ? Les Girondins indécis, les patriotes déterminés, les gens effrayés de la royauté, les personnes qu'épouvante l'anarchie, doivent répondre ici et à l'instant. Le patriotisme sans nombre, dans l'obscurité malgré les lampes, inonde tous les corridors, encombre toutes les galeries, attendant d'un air farouche la décision. Des huissiers bruyants vous appellent par votre nom et votre département : vous devez alors monter à la tribune et parler.

Des témoins oculaires ont représenté cette scène du troisième vote et de ceux qui suivirent, scène prolongée, comme si elle devait être sans fin, et qui dura, avec de courtes interruptions, du mercredi jusqu'au dimanche matin, — comme l'une des plus extraordinaires de la révolution. Une longue nuit se change en jour ; la pâleur du matin couvre tous les visages ; les nuages de l'hiver redescendent, et les sombres lampes sont de nouveau allumées. Mais au milieu de la clarté et de l'obscurité et de la succession des heures, les membres l'un après l'autre montent sans interruption ces marches de la tribune, s'arrêtant au haut, dans la pleine lumière, pour exprimer leur opinion ; puis ils se replongent en bas, dans l'obscurité et la foule, semblables à des fantômes à l'heure de minuit, apparitions fantastiques, infernales ! Jamais le président Vergniaud, ni aucun président terrestre, n'en a surveillé de semblables. La vie d'un roi et tout ce qui en dépend oscille dans la balance. Chacun monte à son tour ; le bourdonnement s'apaise jusqu'à ce qu'il ait parlé : Mort, bannissement, emprisonnement, jusqu'à la paix. Beaucoup disent : Mort. Combien de phrases embarrassées et bien étudiées, combien de paragraphes d'explications, de justifications, de faibles appels à la pitié ! Beaucoup aussi parlent de bannissement ; quelque chose qui n'est pas tout à fait la mort. La balance vacille ; nul ne peut encore deviner ce qu'il en sera : de quoi l'anxieux patriotisme se plaint à hauts cris, que ne peuvent réprimer les huissiers.

Les pauvres Girondins ! plusieurs d'entre eux, sous l'influence de ces hurlements sauvages du patriotisme, prononcent la mort, motivant leur vote déplorable par des arguments de casuistique et de jésuitisme. Vergniaud même dit : La mort, motivant son vote par un jésuitisme. Le riche Lepelletier Saint-Fargeau, ancien noble et alors patriote du côté gauche à la Constituante, a discuté et fait des rapports, là et ailleurs, et pas peu, contre la peine de mort ; néanmoins il vote aujourd'hui la mort, mot qui lui coûtera cher. Manuel a décidément pris rang parmi les patriotes déterminés en août dernier, mais il s'est coulé, il a toujours reculé depuis septembre et les scènes de septembre. Dans cette Convention, par-dessus tout, il ne peur avancer un mot qui puisse trouver faveur ; il vote maintenant pour le bannissement, et, dans une rage muette, il quitte la place pour jamais, — fortement bousculé dans les corridors. Philippe-Égalité vote, en son âme et conscience, la mort ! A ce mot, le patriotisme même secoue la tête, et un bruit sourd et un frisson circulent à travers la salle du jugement. Le vote de Robespierre ne peut pas être douteux ; son discours est long. On voit la figure du grêle Sieyès monter ; s'arrêtant à peine, passant seulement, cette figure dit : La mort, sans phrase, et elle redescend : apparition fantastique, infernale.

Et de plus, si le lecteur s'imagine que cette scène était lugubre, triste ou même empreinte d'un cachet sérieux, il se trompe beaucoup. Les huissiers, dans le quartier de la Montagne, dit Mercier, étaient devenus comme des gardiens de loges à l'Opéra, ouvrant et fermant les galeries aux personnes privilégiées, aux dames d'Orléans-Égalité ou autres dames de haut rang, richement habillées, brillantes de dentelles et d'ornements tricolores. Les galants députés passent et repassent de ces côtés-là, les régalant de glaces, de rafraîchissements et de petites causeries ; les têtes fières et resplendissantes répondent par des signes de main. Les unes ont leurs cartes et leurs épingles, pointant les oui et les non comme à un jeu de rouge et noir. Plus loin, au haut, règne la mère Duchesse avec ses amazones sans rouge ; elle ne peut s'empêche de pousser des : Ah ! ah ! lorsque le vote n'est pas pour la mort. Dans ces galeries, il y a des repas, des absorptions de vin et d'eau-de-vie comme en pleine tabagie. Il y a également des paris dans tous les cafés des environs ; mais dans l'intérieur, la fatigue, l'impatience, l'ennui le plus profond, se voient sur tous les visages, dissipés seulement de temps en temps par les péripéties du jeu. Des membres se sont endormis ; les huissiers arrivent et les éveillent pour voter. D'autres membres calculent s'ils n'auraient pas le temps de courir dîner. Des figures, comme des spectres, se lèvent pâles dans le clair-obscur des lampes et prononcent à cette tribune un seul mot : La mort. Tout est optique, dit Mercier[26]. Et puis, le jeudi soir, lorsque le vote est terminé et que les secrétaires l'ont récapitulé, Duchâtel malade, plus spectre encore que tout autre, arrive porté sur une chaise, enveloppé de couvertures, en robe de chambre et en bonnet de nuit, pour voter pour la grâce : un seul vote, croit-on, peut faire pencher la balance.

Ah non ! Au milieu du silence le plus profond, le président Vergniaud, d'une voix pleine de tristesse, dit : Je déclare, au nom de la Convention, que la peine prononcée contre Louis Capet est la peine de mort. La mort, par une faible majorité de cinquante-trois voix. Cependant si l'on déduit d'un côté et qu'on ajoute de l'autre certaines vingt-six voix qui ont prononcé la peine de mort, mais avec de très-timides et de très-faibles recommandations de pardon, la majorité ne sera que d'une voix.

La mort, tel est l'arrêt ; mais comment sera-t-il exécuté ? Il ne l'est pas encore ! Le vote est à peine déclaré, que les défenseurs de Louis entrent avec une protestation en son nom et une demande pour un délai, afin d'en appeler au peuple. Dans ce but, Desèze et Tronchet plaident éloquemment, mais brièvement. Le courageux vieillard Malesherbes parle dans ce sens avec un éloquent manque d'éloquence, en phrases décousues, attendu ses embarras et ses sanglots ; cette courageuse figure, que le temps a respectée, avec ses cheveux gris, sa grande sagacité et sa probité, est dominée par l'émotion, et fond en pleurs muets[27]. — On rejette l'appel au peuple, ce qui avait été arrêté déjà. Mais quant au délai, ce qu'on appelle sursis, c'est à considérer : on votera pour cela demain, quant à présent, on s'ajourne. Sur ce, le patriotisme siffle du côté de la Montagne ; mais une majorité tyrannique  l'a décidé ainsi, et l'on s'ajourne.

Reste donc encore ce quatrième vote, murmure le patriotisme indigné : — Ce vote, et qui sait quels autres votes et quels ajournements : tout est encore en question ! Et à chaque nouveau vote ces jésuites de Girondins, même ceux qui ont voté pour la mort, trouveront ainsi une échappatoire ! Le patriotisme doit être sur ses gardes et tempêter. Des ajournements tyranniques ont eu lieu, un d'abord, puis un second à minuit, sous prétexte de lassitude ; — tout le vendredi s'est passé en hésitation et en disputes ; à recompter les votes qui se sont trouvés exacts ! Le patriotisme aboie plus haut que jamais ; le patriotisme, à force de veiller, a les yeux rouges, presque féroces.

Délai, oui ou non ? on vote enfin sur cette question, le samedi, pendant tout le jour et toute la nuit. Les nerfs sont épuisés, les cœurs furieux ; cette fois on en finira. Vergniaud, malgré les aboiements, se risque à dire oui, pour le délai, bien qu'il ait voté la mort. Philippe-Égalité, en son âme et conscience, dit non. Le membre suivant montant à la tribune : Puisque Philippe dit non, moi, je dis oui. La balance est encore en suspens jusqu'à ce qu'enfin à trois heures, le dimanche matin, on a : Pas de délai, par un vote de soixante-dix voix, la mort dans les vingt-quatre heures !

Garat, ministre de la justice, est chargé d'aller au Temple avec ce dur message ; il répète en soupirant : Quelle commission affreuse ![28] Louis demande un confesseur, et trois jours pour se préparer à mourir. Le confesseur est accordé ; les trois jours et tout répit refusés.

N'y a-t-il donc plus de moyen de salut ? Les murs épais répondent : Aucun. Le roi Louis n'a donc pas un ami, homme d'action, de courage, excité par le désespoir, dans ce moment extrême ? Les amis de Louis sont faibles et éloignés. Pas même une voix dans les cafés ne se fait entendre en sa faveur. Chez Méot le restaurateur aujourd'hui il n'y a plus de capitaine Dampmartin qui dîne ; on n'y voit plus de ces féroces moustaches en congé exhiber des poignards d'une fabrication perfectionnée. Les braves royalistes de Méot en semestre sont loin, au delà des frontières ; ils errent à travers le monde, ou leurs os gisent dans les forêts de l'Argonne. Seulement quelques prêtres posent des brochures sur toutes les bornes cette nuit- là, appelant au secours du roi, appelant les femmes pieuses au soulèvement, ou bien ils sont pris distribuant ces brochures, et envoyés en prison[29].

Il y a même aussi un assassin, de ceux qu'on voyait autrefois chez Méot, qui, avec effort, a fait encore moins ou pis-id il a tué un député et mis tout le patriotisme parisien en émoi ! C'était le samedi soir. Lorsque Lepelletier Saint-Fargeau eut donné son vote : sans délai, il courut chez Février, au Palais-Royal, prendre un léger repas. Il a dîné et payait. Un homme qui se tenait près de lui à cheveux noirs et à barbe bleue, couvert d'une sorte de froc ample, alla à lui. C'était, ainsi que le pensèrent Février et les témoins, un certain Paris de l'ancienne garde royale. Êtes-vous Lepelletier ? demanda-t-il. — Oui. — Vous avez voté dans l'affaire du roi ?J'ai voté pour la mort. — Scélérat ! attrape cela ! s'écrie Pâris, faisant briller un sabre qu'il retire de dessous son froc, et il le plonge profondément dans la poitrine de Lepelletier. Février le saisit, mais il se débarrasse ; il est parti.

Le votant Lepelletier gît là mort ; il a expiré au milieu de grandes souffrances, à une heure du matin. — Deux heures avant que ce vote de pas de délai fût complètement compté, le garde Paris court la France, on ne peut ! prendre ; on le découvre quelques mois après, il s'étai brûlé la cervelle dans une auberge retirée[30]. — Robespierre voit des motifs de croire que le prince d'Artois est secrètement dans la ville ; que la Convention sera hachée en morceaux. Le patriotisme fait retentir des cris de lamentation et de vengeance extraordinaires ; Santerre double et triple toutes les patrouilles. La pitié se perd dans la rage et la crainte, la Convention a refusé les trois jours et tout répit.

 

VIII. — PLACE DE LA RÉVOLUTION.

 

Tu en es donc venu à cette fin, infortuné Louis ! Le fils de soixante rois va périr sur un échafaud, de par la loi. Sous soixante rois cette même forme de loi, cette forme de société s'est formée, pendant ces mille années, et est devenue, par différents moyens, la plus étrange machine. Certainement, si elle est nécessaire, elle est également effrayante, cette machine sans intelligence, sans yeux, qui, d'un coup prompt ou par une torture froide et lente, a détruit l'existence et l'âme d'innombrables mortels. Et voici qu'un roi même, ou, pour mieux dire, la royauté dans sa personne, va aujourd'hui y expirer au milieu de cruelles tortures ; — comme un Phalaris brûlé vif dans le corps même de son taureau d'airain ! Il en est toujours ainsi, et tu le sais bien, ô homme tyrannique et altier ! l'injustice engendre l'injustice, la malédiction et la fausseté reviennent en vérité toujours à la maison, quelque éloignées qu'elles soient. L'innocent Louis porte les fautes de beaucoup de générations ; lui aussi apprend par expérience que le tribunal de l'homme n'est point sur cette terre ; que s'il n'en devait pas espérer un plus élevé, il serait bien à plaindre.

Un roi mourant par une telle violence frappe fortement l'imagination ; il faut bien qu'il en soit ainsi. Et au fond ce n'est pas le roi qui meurt, mais bien l'homme ! La royauté est un vêtement ; la grande perte est celle de la peau. L'homme dont vous prenez la vie, toute la terre liguée peut-elle lui faire davantage ? Lally fut traîné sur sa claie, la bouche bâillonnée. Quand les êtres les plus misérables, condamnés pour vol, vont au gibet, il y a dans cette douleur muette toute une tragédie en cinq actes, à laquelle on ne fait pas attention ; ils boivent la coupe de la terreur jusqu'à la lie. Pour les rois et les mendiants, pour tous ceux qui sont condamnés justement ou injustement, c'est une terrible chose que de mourir. Plaignez-les tous ; tout l'effort de votre pitié, toute votre charité, tout votre attendrissement sur ces contrastes de trône et d'échafaud, combien tout cela est encore loin des malheurs que vous plaignez.

Un confesseur est arrivé, l'abbé Edgeworth, d'origine Irlandaise, que le roi connaissait sous de bons rapports ; il est venu promptement dans cette occasion solennelle. Quitte donc seul la terre, toi, malheureux roi ; elle continuera sa route avec ses méchancetés ; toi aussi tu peux poursuivre la tienne. Il reste encore une scène pénible la séparation d'avec les personnes objets de son amour. Cœurs bons, que le même danger terrible entoure aussi bien que nous ; les laisser ici ! Que le lecteur regard avec les yeux du valet Cléry, à travers ces portes vitrées où la municipalité veille aussi, et il verra le plus pénible des spectacles.

A huit heures et demie la porte de l'antichambre est ouverte : la reine se présente la première, conduisant son fils par la main ; puis viennent madame Royale et madame Elisabeth. Elles se précipitent ensemble dans les bras du roi : silence pendant quelques minutes interrompu seulement par les sanglots. La reine fait un mouvement pour entraîner le roi dans la chambre du fond où attendait M. Edgeworth, qui leur était tout à fait inconnu : Non, dit le roi, allons dans la salle à manger ; il n'y a que là que je puisse vous voir. Ils y entrèrent. Je fermai sur eux la porte, qui était vitrée. Le roi s'assit, la reine à gauche, madame Elisabeth à sa droite et madame Royale presque en face ; le jeune prince se tenait debout entre les jambes de son père. Ils se penchaient tous vers lui et souvent le pressaient et l'embrassaient. Cette scène de désolation dura sept quarts d'heure, nous ne pouvions rien entendre ; seulement nous pouvions voir que toujours, lorsque le roi avait parlé, les sanglots des princesses redoublaient, et se continuaient pendant quelques minutes, et ensuite le roi recommençait à parler[31]. Et ainsi nos réunions et nos séparations Sont arrivées à leur fin ! Les tourments que nous nous sommes donnés mutuellement, les pauvres joies que nous avons fidèlement partagées, et nos amours et nos Souffrances, et nos peines confondues sous ce soleil terrestre, sont passés. Toi, âme tendre, je ne te reverrai plus, non jamais je ne te reverrai ! — Jamais ! Ô lecteur ! connais-tu ce mot cruel ?

Cette agonie dure près de deux heures ; alors ils s'arrachent des bras les uns des autres. Promettez que vous nous reverrez encore demain. Il promit. — Ah ! oui, oui, encore une fois ; et partez maintenant, vous, mes bien- aimés ; priez Dieu pour vous et pour moi ! — C'était une bien pénible scène, mais enfin elle est terminée. Il ne les verra pas le lendemain. La reine, en traversant l'antichambre, lance un regard sur les cerbères municipaux, et, avec l'emportement d'une femme, dit à travers ses larmes : Vous êtes tous des scélérats !

Le roi Louis dormit profondément jusqu'à cinq heure du matin, heure à laquelle Cléry, ainsi qu'on le lui aval ordonné, l'éveilla. Cléry le coiffa ; pendant ce temps-là Louis prit une bague de sa montre, et l'essaya à son doigt c'était son anneau de mariage, qu'il va maintenant renvoyer à la reine comme un muet adieu. A six heures et de mie, il communia, et continua à prier et à conférer avec l'abbé Edgeworth. Il ne reverra pas sa famille, ce serai trop pénible.

A huit heures, les municipaux entrent. Le roi leur donner son testament, des commissions et des effets, desquels ils refusent d'abord brutalement de se charger ; il leur donner également un rouleau de pièces d'or, cent vingt-cinq louis, pour être remis à Malesherbes qui les lui avait prêtés. A neuf heures, Santerre dit : L'heure a sonné. Le roi demande encore à être seul pendant trois minutes. Au bout de ces trois minutes, Santerre s'écrie de nouveau : — Le moment est venu ! Frappant du pied droit le plancher Louis répond : Partons. — Comme le bruit de ces tambours à travers les bastions et les fortifications du Temple résonna dans le cœur d'une reine, qui ne sera bientôt plus que la veuve d'un roi ! Il est donc parti, ol on ne l'a plus revu ? Une reine pleure amèrement, ainsi que la sœur et les enfants d'un roi. Et sur ces quatre personnes la mort est aussi suspendue ; toutes périront misérablement, à l'exception d'une : celle-là, la duchesse d'Angoulême, vivra, — mais non heureuse.

A la porte du Temple il y eut quelques faibles cris venant peut-être de femmes touchées de compassion : Grâce ! grâce ! Dans les autres rues, il y a un silence de mort. Il n'est permis à aucun homme non armé di se trouver là ; les hommes armés, eussent-ils même de la pitié, n'osent pas l'exprimer, chacun craignant ses voisins. Toutes les fenêtres sont fermées, personne ne regarde. Toutes les boutiques le sont également. Nulle voiture ne circule ce matin dans les rues, si ce n'est une seulement. Quatre-vingt mille hommes armés font la haie comme des statues armées ; le canon est pointé, le canonnier tient la mèche allumée, mais pas un mot, pas un mouvement ; c'est une cité enchantée, silencieuse, toute de pierre ; une voiture avec son escorte, s'avançant lentement, est le seul bruit qu'on entende. Louis lit dans son livre d'heures les prières des mourants ; le bruit de cette marche funèbre retentit plus sinistre à l'oreille dans le silence ; mais la pensée s'élance vers le ciel et oublie la terre.

Comme dix heures sonnaient, on arriva à la place de la Révolution, autrefois place Louis XV ; la guillotine dressée près de l'ancien piédestal qui portait autrefois la statue de ce Louis ! Partout aux alentours, des canons et des hommes armés ; les spectateurs se pressent par derrière. D'Orléans-Égalité y est en cabriolet ; d'alertes Hoquetons vont à l'Hôtel de ville toutes les trois minutes ; tout près, est la Convention en séance, — elle veut venger le meurtre de Lepelletier. Indifférent à tout, Louis lit ses prières des mourants ; au bout de cinq minutes il avait fini, et la porte de la voiture s'ouvrit. Dans quelles dispositions est-il ? Dix témoins différents donneront dix versions différentes à cet égard. Tous les sentiments se heurtent en lui, arrivé maintenant au noir Maëlstrom et à la descente de la mort : plein de tristesse, d'indignation, d'une résignation qui fait effort pour se résigner. Prenez soin de M. Edgeworth, dit-il au lieutenant qui est assis près de lui ; alors à descendent tous deux.

Les tambours battent : Taisez-vous, s'écrie-t-il d'une voix terrible. Il monte à l'échafaud non sans hésitation ; il a un habit puce, une culotte grise et des bas blancs. Il ôte son habit ; il se présente en gilet à manches de flanelle blanche. Les exécuteurs s'avancent pour le lier ; il se débat, il résiste. L'abbé Edgeworth a besoin de lui rappeler que Notre-Seigneur, dans lequel les hommes ont foi, s'est soumis à être lié : on lui attache les mains, sa tête est découverte, l'instant fatal est arrivé. Il s'avance au bord de l'échafaud, la figure très-rouge, et dit : Français, je meurs innocent ; c'est du haut de l'échafaud et prêt à paraître devant Dieu, que je vous dis cette vérité. Je pardonne à mes ennemis ; je désire que la France. — Un général à cheval, Santerre ou tout autre, faisant cabrer son cheval, et la main levée : Tambours ! Les tambours couvrent la voix du roi. Exécuteurs, faites votre devoir ! — Les bourreaux craignant eux-mêmes pour leur vie — car Santerre et ses hommes armés les frapperont, s'ils n'obéissent pas — empoignent le malheureux Louis. Ils sont six résolus, et lui seul résolu aussi qui luttent ensemble ; et ils l'attachent à leur planche. L'abbé Edgeworth se baissant lui dit : Fils de saint Louis, montez au ciel. Le couteau tombe. L'existence d'un roi est tranchée. C'est le lundi 21 janvier 1793. Il était âgé de trente-huit ans trois mois et vingt-huit jours[32].

L'exécuteur Samson montre la tête ; aussitôt de violents cris de : vive la république ! s'élèvent et se propagent ; on met les bonnets au bout des baïonnettes, on agite les chapeaux ; des étudiants du collège des Quatre-Nations la prennent et la promènent sur les quais, la font voir à tout Paris. D'Orléans s'enfuit dans son cabriolet ; les conseillers à l'Hôtel de ville se frottent les mains en disant, c'est fait, c'est fait. Il y eut des mouchoirs de poche et des piques trempés dans le sang. L'exécuteur en chef, Samson, bien qu'il l'ait nié plus tard[33], vend des mèches de cheveux. Des morceaux de l'habit puce ont été longtemps après portés dans des anneaux[34]. — Et ainsi en une demi-heure environ, tout est fini, et la foule s'est dispersée. Les pâtissiers, les marchands de café, les laitiers, font entendre leurs cris quotidiens ; le monde se remet à marcher comme si c'était un jour ordinaire. Dans les cafés ce soir-là, rapporte Prudhomme, le patriote donne une poignée de main au patriote avec plus de cordialité que d'ordinaire. Ce ne fut que quelques jours après, suivant Mercier, que les gens virent combien c'était une affaire sérieuse.

C'est indubitablement une chose grave, et qui aura des conséquences. Le lendemain matin, Roland depuis longtemps dégoûté et chagrin, envoie sa démission. Tous ses comptes sont prêts, corrects, tout y est porté jusqu'au dernier liard ; il demande qu'on les examine pour qu'il puisse se retirer dans l'obscurité, à la campagne, avec ses livres. Ils ne seront jamais examinés, ces comptes ; il ne se retirera jamais à la campagne.

Ce fut le mardi que Roland se démit de ses fonction ce mardi-là ont lieu les funérailles de Lepelletier Saint-Fargeau ; on le transporte au Panthéon des grands hommes, cérémonie qui s'harmonie avec la triste beauté d'une journée d'hiver. Le corps est à moitié découverte le drap mortuaire laissant à nu la blessure mortelle ; le sabre et les vêtements ensanglantés sont étalés avec pompe ; une musique lugubre fait entendre de funèbres accords. Des fenêtres pleuvent des couronnes de feuilles de chêne ; le président Vergniaud suit à pied avec la Convention, la société des Jacobins, et les patriotes de toutes les couleurs, tous en deuil de leur frère.

Remarquables aussi sous un autre rapport, ces funérailles de Lepelletier ; ce fut le dernier acte que ces hommes aient fait de concert ! Tous les partis et toutes les formes d'opinions, qui agitent cette France hors de raison et sa Convention, subsistent, ils sont face à face, poignards à poignards, la personne du roi autour de lai quelle ils se disputaient et bataillaient ayant été jetée à bas. Dumouriez ayant conquis la Hollande, exhale un mécontentement de mauvais augure à la tête des armées Les Français, dit Dumouriez, ont besoin d'un roi : le jeune d'Orléans-Égalité sera leur souverain. Le député Fauchet, dans le Journal des amis, pousse ce jour-là des lamentations plus amères que celles de Job, il conjure les poignards des régicides, de la vipère d'Arras c'est-à-dire de Robespierre, du Pluton Danton, de l'horrible boucher Legendre et du bateleur d'Herbois, de l'envoyé promptement dans un autre monde que le leur[35]. C'est le Fauchet Te Deum du triomphe de la Bastille, du cercle social. Terrible était cette grêle meurtrière qui crépitait autour du drapeau parlementaire, ce jour de la Bastille ; mais c'était peu de chose en comparaison de ce naufrage d'une grande espérance auquel il assiste aujourd'hui : nouvel âge d'or qui se transforme en plomb impur, qui fait place aux ténèbres sulfureuses de la nuit éternelle.

A l'intérieur, cette mort du roi a divisé tous les amis, et à l'extérieur, elle a uni tous les ennemis. Fraternité des peuples, propagande révolutionnaire ; athéisme, régicide, destruction entière de l'ordre social sur cette terre ! Tous les rois et les partisans de la royauté, et les ennemis de l'anarchie, se coalisent, pour une guerre à mort. L'Angleterre signifie au citoyen Chauvelin, l'ambassadeur, ou plutôt ambassadeur en apparence, qu'il ait à quitter le pays dans la huitaine. L'ambassadeur apparent et le véritable ambassadeur, Chauvelin et Talleyrand, partent en conséquence[36] ; Talleyrand, impliqué dans cette armoire de fer des Tuileries, pense qu'il est plus sûr d'aller en Amérique.

L'Angleterre a chassé l'ambassade ; elle déclare la guerre, — étant surtout blessée, à ce qu'il paraîtrait, de la condition de la rivière Scheldt. L'Espagne se prononce pour la guerre, blessée principalement d'une autre chose, que le manifeste relate d'une manière positive[37]. Cependant nous voyons que ce n'est ni l'Angleterre, ni l'Espagne qui ont déclaré les premières la guerre, mais bien la France elle-même aux deux nations[38] ; — point d'un grand intérêt pour les assemblées et les journaux du temps, mais qui n'en a plus aucun pour nous. Ils veulent tous la guerre. L'épée est tirée, le fourreau jeté au loin. Danton a eu raison de dire dans une de ses gigantesques images : Les rois coalisés nous menacent ; nous lançons à leurs pieds, comme gage de défi, la tête d'un roi.

 

 

 



[1] Histoire parlementaire, t. XX, p. 184.

[2] Moniteur, n° 271, 280, 294, première année. Journal de Moore, II, p. 21, 157, etc.

[3] Moniteur, première année, séance du 25 septembre.

[4] Madame Roland, Mémoires, t. II, p. 287, etc.

[5] Dictionnaire des hommes marquants. Chambon.

[6] Moniteur (Histoire  parlementaire, t. XX, p. 412).

[7] Histoire parlementaire, t. XX, p. 431-440.

[8] Histoire parlementaire, t. XX, p. 409.

[9] Mercier, Nouveau Paris.

[10] Moore, t. I, 123, t. II, 224, etc.

[11] Moniteur, séance du 21 septembre, an Ier (1792).

[12] Moore, t. II, p. 165.

[13] Dumouriez, Mémoires, t. III, p. 174.

[14] Moore, t. II, p. 148.

[15] Louvet, Mémoires (Paris, 1823), p. 52. — Moniteur, séances du 29 octobre et du 5 novembre 1792. — Moore, t. II, p. 178, etc.

[16] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 401, 428.

[17] Journal des débats des Jacobins (Histoire parlementaire, t. XXII, p. 296).

[18] Journal de Prudhomme (Histoire parlementaire, t. XXI, p. 314).

[19] Histoire parlementaire, t. XXI, p. 1-38.

[20] Moniteur, séance du 14 décembre, 1792.

[21] Hannah Moore, Lettre à Jacob Dupont, Londres, 1793.

[22] Histoire parlementaire, t. XXII, p. 131. — Journal de Moore, etc.

[23] Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 31, 48, etc.

[24] Moniteur, séance du 7 décembre 1792.

[25] Dumouriez, Mémoires, t. III, chap. 4.

[26] Mercier, Nouveau Paris, t. VI, p. 156-159. — Montgaillard, t. III, p. 348-387. — Moore, etc.

[27] Moniteur (Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 210). — Voyez Boissy d'Anglas, Vie de Malesherbes, t. II, p. 139.

[28] Biographie des ministres, p. 157.

[29] Journal de Prudhomme (Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 318).

[30] Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 275, 318. — Félix Lepelletier, Vie de Michel Lepelletier, son frère, p. 61, etc.

[31] Narration de Cléry (Londres, 1798), citée dans les Mémoires de Weber, t. III, p. 312.

[32] Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 298. Deux Amis, IX, 369-372. — Mercier, Nouveau Paris, t. III, p. 3-8.

[33] Voyez sa lettre dans les journaux (Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 298).

[34] Correspondance de Forster, t. I, p. 473.

[35] Histoire parlementaire, t. XXIII, p. 298-249.

[36] Registre annuel de 1793.

[37] 23 mars, Registre annuel, p. 161.

[38] 1er février, 7 mars. (Moniteur.)