I. — LA COMMUNE IMPROVISÉE.Vous l'avez donc soulevée, vous émigrés et despotes du monde, la France est soulevée ! Pendant longtemps vous l'avez sermonnée, torturée, cette pauvre nation, comme de durs pédagogues sans nom, en lui infligeant vos férules de fer et d'acier. Il y a longtemps que vous l'avez blessée, raillée, effrayée, lorsqu'elle était sans appui dans ses vêtements mortuaires d'une constitution ; vous l'avez épuisée de toutes les manières avec vos armements et vos complots, vos invasions et vos impitoyables fanfaronnades, et voici maintenant qu'après avoir été piquée au vif, elle se lève, son sang jaillit et bouillonne. Les vêtements mortuaires se sont changés en toiles d'araignée ; elle vous fait face avec cette force terrible, naturelle, que nul homme n'a calculée, qui va jusqu'à la folie, jusqu'au tophet ; voyez aujourd'hui comment vous vous en tirerez avec elle. Ce mois de septembre 1792, qui est devenu un des mois mémorables de l'histoire, se présente sous deux aspects différents, noir d'un côté et blanc de l'autre. Quelle que soit la frénésie panique de 25 millions d'individus, quelle que soit la défiance simultanée, mortelle, de 25 millions de personnes, ils sont l'un près de l'autre en brusque opposition. Si c'est naturel chez un homme, combien cela l'est-il plus encore dans une nation, lorsqu'elle est tout à coup lancée hors limites ; car, bien que la nature paraisse verte et vigoureuse, elle repose partout sur des fondements terribles, et nous tombons plus tard, et Pan, dont la musique fait danser les nymphes, a un cri qui fait enfuir tous les mortels effrayés. C'est bien épouvantable une nation qui, renversant ses constitutions et ses règlements qui étaient pour elle des suaires, devient transcendante, et doit maintenant se frayer une route à travers la nouveauté et la confusion, où la force ne fait aucune différence entre ce qui est autorisé ou défendu, où le crime et la vertu se vautrent ensemble dans ce domaine qu'on appelle les passions, dans ce que nous nommons les miracles et les prodiges ! C'est ainsi que nous verrons la France à la fin du troisième volume de notre histoire. Le sans-culottisme régnant dans toute sa splendeur et dans toute sa difformité ; l'évangile des droits de l'homme, pouvoir ou force de l'homme, prêchés encore plus à l'étranger, comme incontestables ; avec cela et encore plus haut pour le temps, le message le plus effrayant de l'enfer, de la faiblesse et des fautes de l'homme, et le tout sur une telle échelle et sous un tel aspect : nuageux, mort-né de la terre, nuage épais de fumée entrecoupée de rayons du ciel d'un côté, et de l'autre côté brillant comme le feu de l'enfer ! L'histoire, qui nous parle beaucoup des dernières mille années et plus, nous a-t-elle rapporté des choses semblables à ce qui se passe aujourd'hui ? Nous devons donc, vous et moi, lecteur, nous y arrêter volontiers un instant, et de son immense importance efforçons-nous d'extraire ce qui peut, dans les circonstances actuelles, nous être adapté. Il est malheureux, bien que naturel, que l'histoire de cette période ait été écrite avec passion. L'exagération abonde, l'imprécation s'y exhale, et par-dessus tout l'obscurité. Alors aussi, lorsque la folle et vieille Rome devait disparaître de la terre, lorsque ces hommes du Nord et d'autres horribles fils de la nature vinrent avec des maximes, comme le font aujourd'hui les Français, l'ambitieuse Rome poussait avec exécration ses plus hauts cris ; de même pour nous est perdue la véritable forme de toutes choses. Les Huns d'Attila avaient les bras d'une longueur telle, qu'ils pouvaient ramasser une pierre sans se baisser. Dans le corps des pauvres Tartares cette exécrable histoire romaine est intercalée en lettres alphabétiques, et ainsi se continue de nos jours l'image de ces Tartares de nature cruelle. De même ici la recherche, comme nous la voulons, dans ces innombrables formes de rapports français, se trouve couverte d'obscurité, qui trop souvent augmentent les embarras. On trouve qu'il est difficile de s'imaginer que le soleil ait brillé dans ce mois de septembre comme dans les autres mois. Cependant il est incontestable qu'il s'est montré et qu'il y a eu du beau temps et du travail. Toutefois il s'est montré de très-mauvais jours pour les moissons ! Un malheureux éditeur doit faire de son mieux, et après tout il mérite indulgence. Il y a un sage Français qui, regardant de près ce pauvre aspect de la France, s'agitant et se remuant tout entière dans sa nouvelle voie, a été capable de déterminer où était le mouvement principal, quelle tendance il y avait alors dans les règlements et la direction primitive ! Mais à quarante-quatre ans de distance, c'est différent. Pour les hommes d'aujourd'hui deux mouvements principaux, deux tendances importantes dans l'agitation de septembre, sont devenus assez perceptibles, cette orageuse affluence vers les frontières, et cette masse frénétique dans les mairies et dans les assemblées générales de l'intérieur. La France farouche se précipite avec une défiance mortelle et désespérante vers les frontières pour se défendre contre les despotes étrangers, encombre les alentours des mairies et des salles des comités d'élection pour se défendre contre les aristocrates de l'intérieur. Que le lecteur comprenne bien ces deux mouvements cardinaux, quels tourbillons incessants et quels résultats en dépendent. Il jugera également si dans un tel brisement de toutes les anciennes autorités, une telle association de mouvements cardinaux, à demi fous par eux-mêmes, peut être de bonne nature. C'est comme dans l'aride Sahara, quand les vents soufflent, soulèvent et éparpillent une immense masse de sable, l'air même — disent les voyageurs — n'est qu'une atmosphère intense de poussière, une forme épaisse la traverse, des colonnes de poussière les plus extraordinaires s'agitent de côté et d'autre, comme autant de méchants esprits, derviches filants, à une hauteur de cent pieds, et exécutant leur grande danse des déserts ! Néanmoins, dans tous mouvements humains, il y en a qui n'ont qu'un jour de durée, c'est l'ordre ou le commencement de l'ordre. Remarquez deux choses dans cette valse du Sahara de 25 millions de Français, ou plutôt voyez une chose et l'espoir d'une chose : la commune de Paris, qui est déjà là, et la Convention nationale qui y sera dans quelques semaines. La commune insurrectrice, qui s'improvisa la veille du 10 août, et opéra cette délivrance à jamais mémorable par une explosion, doit la dominer, jusqu'à ce que la Convention se présente. Cette commune, qu'on peut appeler avec raison la commune improvisée, est pour le moment Souveraine de la France. La Législative tirant ses pouvoirs des vieux temps, comment peut-elle avoir de l'autorité quand le vieux temps est anéanti par l'insurrection ? Comme des débris flottants d'un naufrage, certaines choses, certaines personnes et certains intérêts doivent toujours se séparer. Des défenseurs volontaires, armés de fusils ou de piques, en uniformes verts et bonnets rouges, défilent chaque jour devant elle, se dirigeant vers Brunswick en brandissant leurs armes, toujours avec accompagnement de paroles à la Léonidas, souvent avec une chaleur de hardiesse qui menace à la Hérode les galeries, particulièrement les dames, ce qui n'a jamais lieu avec applaudissements[1]. Les adresses de cette sorte ou d'un autre genre, doivent être reçues et répétées dans les oreilles de la France entière ; la salle de manège est encore utile comme lieu de proclamation. En effet, elle ne sert qu'à cela ; Vergniaud y débite ses oraisons mouvantes d'esprit, mais toujours dans un sens prophétique uniquement, jetant un coup d'œil sur la Convention qui arrive. Que notre mémoire périsse, s'écrie Vergniaud, mais que la France soit libre ! Sur ce, tous les assistants trépignent en criant : Périsse notre mémoire pourvu que la France soit libre ![2] Le défroqué Chabot prie le ciel qu'il en soit enfin fini avec les rois, et aussi prompts que la poudre sous l'étincelle, tous s'enflamment à la fois et en secouant les chapeaux au milieu des cris et des serments : Oui, nous le jurons, plus de rois ![3] Tout cela comme sorte de proclamation est très à propos. Du reste, que nos affairés Brissot, nos rigoureux Roland, hommes qui eurent un jour d'autorité et en ont maintenant de moins en moins, que les hommes qui aiment la loi et auront même une explosion à éprouver, aussi éloignée que possible, suivant la règle, trouvent cet état de choses des plus imparfaits et des moins officiels, cela ne peut être nié. Des plaintes sont faites, des essais sont tentés, mais sans résultats. Les essais même sont retirés par crainte de péril, la force a quitté pour toujours cette Législative, La pauvre Législative, dont le sort fut dur, s'est laissé lier les mains, clouer au rocher comme une Andromède, elle ne peut même pas se lamenter en présence du ciel et de la terre. Par miracle, un Persée ailé, ou commune improvisée, est sorti du vide bleu, et lui a enlevé sa liberté : mais est-ce elle avec sa considération et ses harmonieux discours, ou est-ce lui avec sa hardiesse, son coutelas et son égide qui aura le vote prépondérant ? Mélodieux accord de votes, telle est la règle ! mais, au contraire, si les votes se partagent, alors bien sûrement la part d'Andromède est de verser seule, si c'est possible, des larmes de gratitude. Sois satisfaite, ô France, avec cette commune improvisée telle qu'elle est ! Elle a ses expédients et ses bras, le temps n'est pas éloigné où elle s'en servira. Le dimanche 26 août, nos assemblées primaires se réuniront pour commencer à choisir les électeurs. Le dimanche 2 septembre — puisse le jour être heureux ! —, les électeurs commenceront à procéder à l'élection des députés, et ainsi la Convention nationale, tout à fait établie, viendra tout de suite. Point de marc d'argent ou de distinction de capacité ou d'incapacité n'insulte aujourd'hui le Français patriote ; voilà le suffrage universel, la liberté illimitée du vote ! Les anciens constituants, les législateurs actuels, la France entière est éligible. On peut le dire, il n'y a pas que la fleur de la France qui soit éligible, puisque dans ces beaux jours nous avons, par acte de l'assemblée, naturalisé les principaux amis de l'humanité étrangers : Priestley, tourmenté pour nous à Birmingham ; Klopstock, génie de tous les pays ; Jérémie Bentham, jurisconsulte habile ; le remarquable Paine, le rebelle tailleur : quelques-uns d'entre eux seront élus ; c'est ce qui convient le mieux à une convention de ce genre. En un mot, sept cent quarante-cinq souverains déchaînés, admirés de l'univers, remplaceront cette impuissante et misérable Législative, au nombre desquels, c'est probable, les meilleurs membres et la Montagne en masse, peuvent être réélus. Le strict Roland tient à leur disposition la salle des Cent-Suisses, comme rendez-vous préliminaire pour eux, dans ce palais des Tuileries vide et devenu national ; c'est non un palais, mais- un caravansérail. Quant à la commune improvisée, on peut bien dire qu'il n'y eut jamais sur terre un plus étrange conseil communal. L'administration non d'une grande cité, mais d'un grand royaume en état de révolte et de folie, voilà la tâche qui lui est échue. Il y a à enrôler, pourvoir, juger, diviser, décider, agir, faire des efforts ; on est étonné que le cerveau de l'homme n'ait pas éclaté avec tout cela, et n'ait pas chancelé. Mais heureusement les cerveaux humains ont un tel talent de prendre uniquement ce qu'ils peuvent supporter, tout en ignorant le surplus et laissant le reste, comme s'il n'existait pas ! à quoi véritablement on a en partie pourvu, et l'on a songé beaucoup à soi. Cette commune improvisée va toujours ne doutant de rien, faisant promptement face sans crainte et sans désordre à quoi que ce soit pour le moment, pour les besoins du jour. Que la terre soit en feu, un municipal aux trois couleurs n'a que sa vie à perdre. Ils sont l'élixir et les hommes choisis du sans-culottisme patriote, poussés à un espoir incertain ; une victoire inexplicable ou le gibet, voilà leur récompense. Ils siègent à l'hôtel de ville, ces étonnants municipaux tricolores, comme conseil général, en comité de surveillance qui deviendra même de salut public, ou tout autre comité et sous-comité au besoin ; entretenant une correspondance sans fin, passant des décrets sans nombre : on a entendu prononcer un décret comme étant le quatre-vingt-dix-huitième du jour. Prêt ! c'est le mot. Ils portent des pistolets chargés dans leurs poches ou des provisions pour leur goûter ; ou bien on fait arrangement avec les traiteurs pour un repas que l'on ab- sorbe sur le lieu même, trop follement et dont on se plaint ensuite. Alors, ceints de leurs écharpes tricolores, ils ont dans une main la carte à payer et de l'autre une arme à feu. Ils ont leurs agents dans toute la France, pérorant dans les maisons de ville, sur les places des marchés, les grands chemins, les carrefours, excitant, poussant à s'armer ; tous les cœurs résonnent de leurs paroles. Bien forte est la chaleur de l'éloquence anti-aristocrate ; quelques-uns même semblent donner à entendre quelque chose qui sent la loi agraire, et le cabinet de chirurgie regorgeant de remèdes violents pour l'hydropisie — pour lesquels le libraire hardi, court, en vérité, le risque d'être pendu, et l'ex-constituant Buzot a à l'empêcher de faire la contrebande[4]. Les gouvernants n'ayant jamais été, intrinsèquement, aussi insignifiants, ont pour la majeure partie bon nombre de rédacteurs de mémoires, et les curieux peuvent apprendre, à chaque instant, leurs sorties et leurs entrées : comme homme, on aime toujours à savoir ses concitoyens dans une position singulière, c'est une sorte de jouissance. Il n'en est pas ainsi avec ces gouvernants d'aujourd'hui à l'hôtel de ville ! Et quel homme de l'espèce gouvernante, quelque original qu'il fût, haut chancelier, roi, empereur, secrétaire du département de l'intérieur ou des affaires étrangères, montra jamais une phase semblable à celle du clerc Tallien, du procureur Manuel, et du secrétaire futur Chaumette, sur ce sable mouvant de 25 millions ? Ô mortels mes frères ! — toi avocat Panis, l'ami de Danton, parent de Santerre ; Graveur Sergent, appelé depuis Agate Sergent ; toi Huguenin, avec le tocsin dans les oreilles ! Mais, comme dit Horace, ils ont besoin du rédacteur de mémoire — sacro vate —, et nous ne les connaissons pas. Hommes se vantant d'août et de ses faits, mais aujourd'hui ou plus tard nul d'eux ne s'applaudira de ce septembre. Septembre reste sombre, fuligineux, comme le minuit magique de la Laponie, duquel se développent de bien étranges formes. Comprenez ceci cependant, que l'incorruptible Robespierre n'y manque pas, maintenant que le fort de la lutte est passé ; l'homme au teint vert de mer — sea-green man — y siège à la dérobée, ses yeux de chat sont excellents dans le crépuscule. Comprenez aussi cet autre fait, qui en vaut bien d'autres : que non-seulement Marat est là, mais qu'il y a même un siège d'honneur, une tribune particulière. Quel changement pour Marat, lancé des profondeurs de sa cave obscure dans une tribune particulière éclatante ! Tous les chiens ont leurs jours, même les chiens féroces. Sombre et incurable Philoctète Marat, sans lequel Troie ne peut être prise ! Là, comme principal élément de gouvernement, Marat a été élevé. Les types royalistes, car nous avons supprimé les innombrables Durosoys, Royous, nous les avons même jetés en prison,- les types royalistes ont pris la place des types usés, souvent tirés, d'un ami du peuple dans les anciens mauvais jours. Dans notre tribune particulière, nous écrivons et rédigeons des placards inspirant convenablement la terreur : l'Ami du peuple — maintenant sous le nom de Journal de la république — ; il siège obéi des hommes. Marat, dit-on, est la con- science de l'hôtel de ville, gardien, ainsi que quelques-uns le désignent, de la conscience souveraine, qui, bien certainement, en de telles mains, ne restera pas cachée sous la serviette. Deux grands modes d'action, comme nous le disions, agitent cet esprit national préoccupé : une sortie contre les traîtres de l'intérieur et une attaque contre les despotes étrangers. Deux mouvements de folie réprimés par aucune puissance connue ; dirigés par les plus violentes passions de la nature humaine, l'amour, la haine, le malheur vindicatif, la nationalité hautaine également altérée de vengeance, et par-dessus tout la livide panique ! Douze cents patriotes massacrés ne vous crient-ils pas de leurs sombres catacombes avec les gestes muets de la mort — ô législateurs ! — : Vengeance ! Telle fut aussi la rage mortelle de ces aristocrates, le 10 août, jour à jamais mémorable ; du reste, à part la vengeance et en ne considérant que le salut public, n'y a-t-il pas encore dans ce Paris — chiffre rond — trente mille aristocrates à disposition des plus malveillantes, jouant aujourd'hui leur dernier atout ? Patientez, vous-patriotes ; notre nouvelle haute cour, tribunal des dix-sept, est en séance ; chaque section a envoyé des jurés, et Danton cassant les juges non convenables et détruisant les intrigues coupables partout où il les trouve, est le même homme que vous avez vu aux Cordeliers. Avec un tel ministre de la justice, justice ne sera-t-elle pas faite ? Alors qu'elle soit prompte, répliqua tout le patriotisme, prompte et certaine. On doit espérer que ce tribunal sera aussi expéditif que possible. Déjà le 21, notre cour n'ayant encore que quatre jours d'existence, Collenot d'Angremont, l'enrôleur royaliste — l'embaucheur —, meurt à la lumière des torches ; car voici la merveilleuse guillotine. On peut la regarder, elle est élevée ; l'idée du docteur s'est faite chêne et fer. Le grand axe cyclopéen tombe dans ses rainures comme le bélier d'une machine, enlevant promptement la lumière à l'homme ! Mais vous, Gualches, qu'avez-vous inventé ? Ceci ? — Le pauvre vieux de la Porte, intendant de la liste civile, vient après ; bien vite, doux et vieux bonhomme. Puis après, Durosoy, l'éditeur royaliste, caissier de tous les antirévolutionnaires de l'intérieur. Il y alla gaiement en disant qu'un royaliste comme lui devait mourir le 25, jour de saint Louis, de préférence aux autres jours. Tous ont été jugés, condamnés, aux applaudissements des galeries, et placés sur la machine de l'idée réalisée, dans le cours d'une semaine. Pour ceux qui sont acquittés, ils sont renvoyés au milieu des murmures des galeries, ou ils sont alors menés en prison sous une garde particulière, parce que les galeries ont hurlé, menacé, maltraité[5]. Faible n'est point ce tribunal ! L'autre genre de mouvement n'est pas non plus en repos contre les despotes étrangers. Des forces puissantes se rencontreront dans des luttes à mort ; l'Europe disciplinée contre la France indisciplinée, et d'étranges conclusions seront mises en épreuve. — Concevez pourquoi, sous certain point, le tumulte qui domine cette France est dans Paris ! Des placards des sections, de la commune, de la Législative, même de simples patriotes, donnent de chaleureux avertissements. Les drapeaux de la patrie en danger flottent sur l'hôtel de ville, sur le Pont-Neuf, au-dessus des statues renversées des rois. Il y a enrôlement général, empressement à se faire inscrire ; il y a départs accompagnés de pleurs et de fanfaronnades ; on marche sans ordre vers la route du Nord-Est. Les Marseillais entonnent en chœur leurs vigoureuses paroles : Aux armes ! que tous, sans exception, hommes, femmes et enfants, ont apprises, et répètent en faisant chorus, aux théâtres, sur les boulevards, dans les rues, le cœur bouillonnant dans les poitrines : Aux armes ! marchons ! Or, songez comme vos aristocrates se cachent, comme Bertrand de Molleville reste, sans se montrer, blotti dans son grenier de la rue Aubry-le-Boucher, chez un pauvre chirurgien qui l'avait connu. La dame de Staël a caché son Narbonne, ne sachant qu'en faire ici-bas. Les barrières sont quelquefois ouvertes, le plus souvent fermées ; point de passeports délivrés, les commissaires de l'hôtel de ville, aux yeux et aux griffes de faucon, flottent en surveillants sur tous les points de votre horizon ! En deux mots, le tribunal des dix-sept travaille sous les hurlements des galeries, le Prussien Brunswick, sur un espace de quarante milles, avec ses approvisionnements de guerre et ses foudres endormies, et les Briarées au nombre de soixante-six mille[6], ses soutiens, s'avançant, marchant ! Ô ciel ! dans ces derniers jours d'août, il s'est rapproché ! Durosoy n'était pas encore guillotiné, lorsque la nouvelle est arrivée que les Prussiens pillaient et ravageaient du côté de Metz ; quatre jours plus tard, à peu près, on apprend que Longwy, notre première place forte sur la frontière, est tombée en quinze heures. C'est expéditif ; également, ô vous municipaux improvisés, vite et toujours plus vite ! Ces derniers font néanmoins face à tout cela. Les enrôlements se font avec empressement, ainsi que les approvisionnements en vêtements et objets de guerre. Nos officiers ont maintenant des épaulettes de laine, parce que c'est le règne de l'égalité et aussi de la nécessité ; on ne se dit plus aujourd'hui monsieur, mais citoyen, c'est plus de circonstance. Nous nous disons même toi, comme le faisaient les peuples libres de l'antiquité : ainsi l'ont suggéré les journaux et la commune improvisée, ce qui sera bien. En même temps, ce qui est infiniment mieux, nous pouvons le dire, où trouver des armes ? Pour le moment, nos concitoyens entonnent en chœur : Aux armes ! et nous n'avons pas d'armes ! On en cherche sans relâche, on se réjouit à la vue d'un mousquet. De plus, des retranchements seront exécutés autour de Paris, sur les buttes de Montmartre ; des hommes creusent et bouleversent le sol, bien qu'on ne fonde pas d'espoir sur ces travaux. Ils piochent, les hommes aux ceintures tricolores, en donnant des paroles encourageantes ; aussi avancez-vous rapidement. Finalement douze membres de la Législative y vont chaque jour, non-seulement pour encourager, mais pour donner un coup de main et creuser également ; cela avait été décrété par acclamation. On se pourvoira d'armes, ou alors l'adresse de l'homme s'éclipse et devient stupidité. Le fluet Beaumarchais, croyant être utile à la mère patrie, et imprimer un mouvement au commerce, suivant l'ancien système, a fait une commande de soixante mille armes en Hollande. Fasse le ciel, pour le bien de la mère patrie, et le sien propre, qu'elles arrivent ! En même temps les barrières sont enlevées, transformées en piques. Les nombreux cercueils sont retirés pour être fondus et réduits en balles. Toutes les cloches et tous les objets d'argent doivent servir à faire des canons et des pièces de monnaie. Voilà aussi que les belles volées de blanches citoyennes, qui avaient brillé dans les églises, et s'y étaient assises avec leur cou de cygne, cousent des tentes et des uniformes ! Les dons patriotiques de la part de ceux qui ont laissé quelque chose après eux ne font pas défaut. Il en est de minimes : les belles Villaume, mère et fille, marchandes de modes dans la rue Saint-Martin, donnent un dé d'argent et une pièce de quinze sous avec d'autres objets de même valeur, et offrent, la mère du moins, de monter la garde. Les hommes qui n'ont pas même un dé à offrir donnent un dé plein d'imagination seulement. Un citoyen a inventé un nouveau système de canon de bois, dont la France seule profitera à la première occasion. Il peut être fait par des tonneliers avec des douves, d'un calibre de presque toute dimension ; mais quant à la force, bien incertaine ! Ainsi, on frappait, inventait, cousait, et fondait de tout cœur, de toute âme. Deux cloches seulement devaient rester dans chaque paroisse, pour le tocsin ou autre usage. Mais remarquez aussi que précisément lorsque les batteries prussiennes agissaient contre Longwy dans le Nord-Est, et que notre lâche Lavergne ne voyait rien de mieux que de se rendre, dans le Sud-Ouest au loin, et dans la patriarcale Vendée, l'aigre ferment excité au sujet des prêtres non jurés, après avoir longtemps travaillé, est arrivé à maturité et éclate dans un mauvais moment pour nous ! Ainsi nous avons huit mille paysans à Châtillon-sur-Sèvre qui ne seront pas forcés de passer à la conscription pour être soldats, et qui n'auront pas leurs curés tyrannisés. A eux se joindront Bonchamp, la Rochejaquelein, et un assez grand nombre devenus royalistes se joindront à eux avec Stofflet et Charette ; de plus, des braves et des chouans contrebandiers, et une loyale et chaleureuse population excitée par les clameurs des prêtres et de la noblesse ! On aura à combattre derrière des fossés ; des volées mortelles partiront des fourrés et des ravines ; les chaumières incendiées ; les misérables femmes nu-pieds, se précipitant avec leurs enfants sur leurs dos pour trouver refuge ; les champs en friche, blanchis d'os humains ; quatre-vingt mille de tout âge, de tout rang, de tout sexe, s'enfuyant à travers la Loire, en poussant des plaintes que portent au loin les vents ; et en un mot, pendant des années, une suite de luttes glorieuses telles qu'on n'en a pas vu dans les derniers siècles, ni depuis les Albigeois et les croisades : à l'exception de quelques palatinats heureux, nous devons tout réduire en cendres. Les huit mille à Châtillon seront d'abord dispersés, l'incendie répandu et non éteint. Quant aux traces et aux blessures des engagements en dehors du pays, on doit les ajouter désormais comme une gangrène intérieure plus mortelle. Le soulèvement de la Vendée se fit connaître à Paris le mercredi 29 août, au moment où l'on venait de choisir les électeurs, qui, en dépit de Brunswick et de Longwy, espéraient, s'il plaisait à Dieu, d'avoir une convention nationale. Mais, vraiment, sans cela, ce mercredi peut être considéré comme l'un des plus remarquables que Paris ait encore eus ; de sombres nouvelles arrivent successivement comme messagers de Job, les réponses sont empreintes du même cachet. Nous ne parlerons pas des soulèvements de la Sardaigne dans le but d'envahir le Sud-Est, et de l'Espagne menaçant le Midi. Mais, les Prussiens ne sont-ils pas maîtres de Longwy — traîtreusement livrée, dit-on —, et ne se disposent-ils pas à assiéger Verdun ? Clairfayt, avec ses Autrichiens, entoure Thionville, couvrant le Nord. Maintenant, non la province de Metz, mais bien le Clermontois va être harcelé ; les légers hulans et les hussards ont été vus sur la route de Chatons, presque aussi loin que Sainte-Menehould. Courage, patriotes ! si vous vous découragez, tout est perdu ! Ce n'est pas sans émotion dramatique qu'on lit dans les débats parlementaires de mercredi soir, passé sept heures, la scène des militaires fuyant Longwy. Harassés, couverts, de poussière, découragés, ces pauvres hommes se précipitent dans l'Assemblée législative vers le coucher du soleil ou après ; ils donnent des détails pathétiques sur les circonstances affreuses dans lesquelles ils se sont trouvés ; les Prussiens les entourant par myriades et lançant le feu comme un volcan pendant quinze heures : Nous étions dispersés sur les remparts, ayant à peine un canonnier pour deux pièces ; notre lâche commandant Lavergne ne se présentant nulle part, nos armes ratant, point de poudre dans les bombes, — que pouvions-nous faire ? Mourir ! leur répondit-on[7]. Et les fugitifs durent se retirer pour avoir ailleurs des secours. — Oui, mourir est aujourd'hui le mot d'ordre. Que Longwy passe en proverbe pour exprimer le mépris parmi les places fortes de France ; qu'elle disparaisse — dit la Législative — au plus tôt de la face honteuse du monde ! Et alors on décréta tout de suite que Longwy, aussitôt que les Prussiens en auraient été chassés, serait rasée et n'existerait plus que comme terre à labourage. Les Jacobins sont-ils aujourd'hui plus doux ? comment pourraient-ils l'être, eux la fleur du patriotisme ? La malheureuse madame Lavergne, femme du pauvre commandant, prend un soir son ombrelle, et, accompagnée de son père, va à la salle de la toute-puissante mère, et lit un mémoire tendant à justifier le commandant de Longwy. Lafarge, président, réplique : Citoyenne, la nation jugera Lavergne ; les Jacobins sont chargés de lui dire la vérité. Il aurait terminé sa carrière à Longwy, s'il avait chéri l'honneur de son pays[8]. II. — DANTON.Mais bien mieux que de raser Longwy ou de réprimander de pauvres soldats ou femmes de militaires, Danton vint hier au soir, et demanda un décret pour faire une perquisition d'armes, puisqu'elles n'étaient pas offertes volontairement. Que des visites domiciliaires fussent faites pour arriver à ce résultat. Chercher des armes ; quant aux chevaux, — l'aristocrate roule en voiture, quand le patriote ne peut pas traîner ses canons. Rechercher des munitions de guerre ; il y en a dans les domiciles des personnes suspectes, et même, si on le juge à propos, on s'emparera des personnes même et on les emprisonnera. En prison, leurs complots seront sans force. En prison, ils seront pour nous des otages non sans utilité. Ce décret, l'énergique ministre de la justice l'a demandé hier au soir, et l'a obtenu, et dès le soir même il doit être exécuté ; il l'était dans le moment où ces misérables soldats étaient si bien reçus avec mourir. Deux mille hommes sont sous les armes, tout compte fait, pour piller au nom du décret, et environ quatre cents nouveaux prisonniers sont incarcérés, et par-dessus tout, tels sont la terreur et le découragement parmi les aristocrates, que tout le monde, excepté le patriotisme, et que même le patriotisme, en dehors de cette cruauté, doit les plaindre. Oui, messieurs ! si Brunswick réduit Paris en cendres, il brûlera également les prisons ; l'affreuse terreur, si nous l'avons éprouvée, nous vous l'inspirerons aussi, avec toutes les profondeurs de cruautés qu'elle renferme ; le même fond mouvant sous ces eaux terribles nous engloutira tous. On peut juger quel mouvement il y avait alors parmi les trente mille royalistes, et si les conspirateurs ou les personnes accusées de complot ne se retireraient pas de plus en plus vite, chacune dans un lieu de retraite. Bertrand Molleville fixait ses regards perçants du côté de Longwy, espérant que l'atmosphère s'éclaircirait. Combien y en eut-il qui prirent des vêtements de laquais, comme Narbonne qui passa en Angleterre en qualité de famulus du docteur Bollman ; comme la dame de Staël s'agitait, discutant avec Manuel en qualité de sœur en littérature, souvent même avec le clerc Tallien, en proie à des tourments indéfinissables[9] ! Le pamphlétaire Peltier donne une narration touchante — ne manquant pas de fortes couleurs — des terreurs de cette nuit. Dès cinq heures après midi, une grande cité est soudainement réduite au silence, troublé seulement par le bruit des tambours et des pas sonores de la marche, et de temps en temps par celui d'un lourd marteau à une porte, annonçant l'arrivée d'un commissaire aux trois couleurs, accompagné de ses gardes en bleu — gardes noirs — ! Toutes les rues sont désertes, dit Peltier, encombrées de gardes à chaque bout, tous les citoyens ayant ordre de rester chez eux. Sur la rivière flottent des bateaux remplis de sentinelles, de peur qu'on ne s'échappe par eau ; les barrières sont solidement fermées. C'est effrayant ! Le soleil brille, passant avec sérénité à travers un ciel bleu sans nuage de fumée ; Paris est comme s'il était plongé dans le sommeil, comme s'il était mort ; — Paris retient son haleine pour mieux voir quel coup va le frapper. Pauvre Peltier ! Les Actes des apôtres et l'enjouement des articles de fond, tout a disparu et est devenu profondément amer ; la satire polie n'a plus aujourd'hui que des pointes acérées, toute logique s'est réduite à cette thèse primitive : œil pour œil, dent pour dent ! Peltier, qui le prévoit avec tristesse, tient bas la tête, s'enfuit en sûreté en Angleterre pour y faire de nouveau la guerre avec la plume et l'encre ; il sera jugé par un jury, en temps opportun, et libéré par l'éloquence d'un jeune whig, célèbre dans le monde pendant un jour. Des trente mille, tout naturellement beaucoup ne furent pas tourmentés, mais, ainsi que nous l'avons dit, environ quatre cents, désignés comme suspects, furent arrêtés, et une terreur indicible frappa le reste. Malheur pour celui qui est déclaré coupable de complot, d'anticivisme, de royalisme, de feuillantisme ! Malheur pour celui qui, coupable ou non, a un ennemi dans la section pour le dénoncer coupable ! Ce pauvre vieillard, M. de Cazotte, est saisi, et avec lui sa jeune fille chérie, refusant de le quitter. Pourquoi, ô Cazotte ! abandonnais-tu le roman, le Diable amoureux, pour une réalité telle que celle-ci ! Le pauvre M. de Sombreuil, celui des invalides, est saisi, homme vu de mauvais œil par le patriotisme depuis ces jours de la Bastille, et qu'une fille adorée ne quittera pas non plus : les larmes de la jeunesse, qu'on ne peut retenir qu'avec peine, et une vieille faiblesse, se montrent une fois encore, ô mes frères ! ô mes sœurs ! Il en est ainsi partout pour l'homme à réputation, et l'homme seulement connu ; pour — l'être sans nom, s'il a un accusateur. Le mari de Lamotte, la femme au collier, est en prison — quant à elle, depuis longtemps, elle est tombée sur le pavé de Londres, mais libre —. L'épais le Morande, du Courrier de l'Europe, erre clopin-clopant çà et là d'un air distrait, mais on le laisse clopiner sur ses béquilles naturelles et légères ; son heure n'est pas encore arrivée. L'avocat Maton de la Varenne, très-faible de santé, est arraché du sein de sa mère et de sa famille : Rossignol aux trois couleurs — ouvrier orfèvre, naguère homme de rien, aujourd'hui être important — se rappelle un ancien plaidoyer de Maton ! — Jourgniac de Saint-Méard est arrêté ; hardi et franc militaire, il se trouvait au soulèvement de Nancy, dans cet effervescent régiment du roi, — du mauvais côté, par conséquent. Le plus triste de tout cela, c'est l'arrestation de l'abbé Sicard, prêtre qui n'a jamais prêté serment, mais qui instruisait les sourds et muets. On dit que dans la section, un homme qui couvait une haine contre lui l'arrêta au moment convenable ; on le frappa. Dans le quartier de l'Arsenal, il y a des cœurs muets, poussant des gémissements avec signes et gestes expressifs ; leur miraculeux docteur, celui qui leur donnait la parole, est enlevé. Avec les arrestations de cette nuit du 29 septembre, et celles plus ou moins nombreuses qui ont été faites jour et nuit depuis le 10, on peut avoir une idée de ce qu'étaient alors les prisons : foule et confusion, lutte, agitation, véhémence, et terreur ! Des amis de la pauvre reine qui l'ont suivie au Temple, et ont été transférés dans d'autres prisons, quelques-uns, comme la gouvernante de Tourzel, ont été mis en liberté ; la malheureuse princesse de Lamballe n'a pas cette faveur, elle attend dans les cellules de la Force ce qui lui arrivera plus tard. Parmi tant de centaines de personnes arrêtées, qui sont conduites à l'hôtel de ville ou à la salle des sections, aux maisons de détention préventive, et entassées comme dans un parc à troupeaux, nous devons mentionner un Caron de Beaumarchais, l'auteur du Figaro, vainqueur des parlements de Maupeou, et des Chiens de l'enfer de Gœzman, mis un jour au nombre des demi-dieux, et maintenant ? Nous l'avons quitté dans la position la plus élevée ; quelle terrible chute, si nous jetons un coup d’œil sur lui. A minuit — c'était encore le 12 août —, le domestique en chemise, avec des yeux égarés, entre dans la chambre : Monsieur, levez-vous, tout le peuple vient vous chercher : on frappe à la porte à briser le marteau. On frappait en effet d'une façon terrible. Je cours à mon habit, j'oublie mon gilet, n'ayant pour chaussure que des pantoufles, je lui parle, et lui, hélas ! donne des réponses pleines d'incohérence et d'interjections paniques. A travers les volets et les crevasses, sur le devant et le derrière, les sombres réverbères ne font distinguer que des contenances farouches, des clameurs et des piques ; alors vous vous précipitez éperdu pour trouver une sortie, vous n'en trouvez pas. Vous devez trouver un refuge dans un buffet pour la vaisselle dans la cuisine, et y rester palpitant dans ce costume incomplet. Les lumières scintillent à travers le trou de la serrure, les pas des pieds résonnent au-dessus de la tête : c'est le tumulte de Satan pendant quatre heures et plus. Des dames âgées du quartier, tressaillant de peur — ce que nous avons appris le lendemain matin —, sonnaient pour leurs servantes et pour des gouttes fortifiantes, avec d'aiguës exclamations. De vieux messieurs en chemise, franchissant les murs des jardins, fuyaient, bien qu'ils ne fussent pas poursuivis ; un d'eux se fractura malheureusement la jambe[10]. Ces 60000 attendent les armes de Hollande — lesquelles n'arrivèrent jamais —. Le coup extraordinaire qu'a reçu le commerce a tourné si mal ! Beaumarchais l'échappa pour cette fois ; mais il n'en fut point ainsi dix jours après. Le soir du 29, il se trouva dans ce chaos des prisons, dans une pénible situation, luttant et ne pouvant obtenir justice, ni même avoir une audience. Panis secoue la tête quand vous lui adressez la parole, et réfléchit. Cependant, comme l'amateur de Figaro connaît ce procureur Manuel, son confrère en littérature, il fut le trouver, et celui-ci le rendit à la liberté encore une fois. Mais ce chétif demi-dieu, aujourd'hui dépouillé de sa splendeur, doit se cacher dans des granges, rôder à travers des champs labourés, passant des jours dans la crainte, et attendant sous les gouttières et se tenant dans l'obscurité sur les boulevards, au milieu des pavés et des encombrements, tout en brûlant d'obtenir un mot de quelque ministre ou commis de ministère au sujet de ces maudits mousquets danois qui n'arrivent pas, avec un cœur plein de fiel, de terreur et de rage étouffée. Hélas ! la meute légère et affamée de Diane, bonne autrefois, brise maintenant ses vieilles dents à ronger des cailloux pointus. Il doit voler en Angleterre, et en revenant d'Angleterre se retirer dans un coin et vivre tranquille sans avoir rien à manger : que l'amateur de Figaro se mette cela dans la tête et s'en lamente ! Nous, d'ici, sans pleurer, mais non sans tristesse, nous envoyons nos adieux à ce pauvre mortel. Son Figaro a reparu sur la scène française, et est encore aujourd'hui reconnu quelquefois comme la meilleure pièce. En vérité, aussi longtemps que la vie de l'homme ne peut se reposer que sur l'artifice et l'aridité, chaque nouvelle révolte et changement de dynastie ne devenant qu'une couche de décombres sans apparence. de fond, ne peut-on pas, avec raison, protester contre une telle existence dans beaucoup de circonstances, voire même dans celle du Figaro ? III. — DUMOURIEZ.Tels sont les derniers jours d'août 1792, jours tristes, désastreux et de mauvais présage. Que deviendra cette pauvre France ! Du camp de Maule, Dumouriez alla à Sedan, mardi dernier, 28 du mois, passer en revue cette prétendue armée laissée en désordre par Lafayette ; les soldats démontés grognaient après lui. On entendait ces mots : C'est un de ces hommes, ce b..... là, qui ont fait que la guerre est déclarée ![11] armée ne promettant rien de bon. Les recrues y abondent, passant de dépôt en dépôt, mais recrues seulement, manquant de tout, heureuses encore si elles avaient autant de provisions qu'elles ont d'armes. Longwy est tombée lâchement ; Brunswick et le roi de Prusse, avec ses 60.000 hommes, assiégeront Verdun, et Clairfayt, avec les Autrichiens, se resserre de plus en plus vers les frontières du Nord ; 150.000 hommes d'après le calcul de la peur, 80.000 d'après les rapports, nous environnent ; — l'Europe cimmérienne derrière eux. Il y a les preux Castrie et Broglie, royalistes à pied, en uniforme rouge et pantalon de nankin, soufflant la mort et le gibet. Et voilà, enfin, que le dimanche 2 septembre 1792, Brunswick est à Verdun avec son souverain et 60.000 hommes, dominant les hauteurs au delà de la serpentante rivière de la Meuse ; il a les yeux fixés sur nous, sur cette citadelle élevée et sur nos fours à pâtés — car nous sommes renommés pour la pâtisserie — ; il a envoyé une sommation courtoise pour éviter l'effusion du sang ! Résistez-lui jusqu'à la mort ! Chaque jour de retard est précieux ! Comment, ô général Beaurepaire — demande la municipalité interdite — ! lui résisterons-nous ? Nous, municipaux de Verdun, nous ne voyons pas de résistance possible. N'a-t-il pas 60.000 soldats et une immense artillerie ? Patience, patriotisme, c'est très-bien ; mais il est bon aussi de faire tranquillement de la pâtisserie, et de dormir tout son soûl. Le malheureux Beaurepaire étend les bras et plaide avec chaleur au nom de la patrie et de l'honneur, du ciel et de la terre, pour qu'on ne fasse aucune proposition. D'après la loi, les municipaux ont le pouvoir d'en faire. En présence d'une armée commandée par le royalisme et le crypto-royalisme, une telle mesure semblait dictée par la nécessité, et ils décidèrent en pacifiques pâtissiers, et non en héros patriotes, de se rendre ! Beaurepaire regagne sa demeure à pas précipités. Son valet, entrant dans la chambre, le voit écrivant avec animation, et sort. Son valet entend alors, quelques minutes après, le bruit d'un pistolet : Beaurepaire était mort, gisant sur le carreau. Ses derniers mots écrits étaient son court adieu. Ainsi mourut Beaurepaire, pleuré de la France, enterré au Panthéon, avec une pension honorable pour sa veuve, et pour épitaphe : Il préféra la mort au despotisme. Les Prussiens, descendant des hauteurs, deviennent les paisibles possesseurs de Verdun. Ainsi Brunswick avance pas à pas, qui l'arrêtera maintenant ? il couvre quarante milles dans le pays. Les fourrageurs vont loin, les villages du Nord-Est sont harcelés : vos fourrageurs hessois n'ont que trois sous par jour de paye. Les émigrés s'emparent, dit-on, des vaisselles d'argent par droit de vengeance. Clermont, Sainte-Menehould, Varennes surtout, vous, villes de la nuit des Éperons, tremblez ! Le procureur Sance et les magistrats de Varennes se sont sauvés. Le brave Boniface Leblanc du Bras d'or est dans les forêts. Mme Leblanc, jeune femme, belle à voir, avec son jeune enfant, doit vivre dans de vertes forêts, comme Beffy Belle dont parle la chanson, sous un berceau couvert de chaume et de roseaux, courant après un rhumatisme prématuré[12]. Que Clermont, maintenant, sonne le tocsin et illumine ! Clermont repose au pied de la Vache — ainsi se nomme cette montagne — et est la proie du pillageur hessois ; ses belles habitantes, plus belles que bien d'autres femmes, sont frustrées, non de l'existence, mais de ce qui est plus cher, et encore de ce qui est moins précieux et plus portatif ; car nécessité, avec trois sous par jour, n'a pas de loi. A Sainte-Menehould, l'ennemi était attendu ; nos nationaux sortirent en armes, mais ils ne l'aperçurent pas encore. Le maître de poste Drouet n'est pas dans les bois ; il travaille son élection, et siégera à la Convention, lui, remarquable preneur de roi, hardi et vieux dragon qu'il est. Au nord-est tout est confusion et désordre ; à jour fixé, dont on ne peut retrouver la date dans l'histoire, Brunswick s'est engagé à aller dîner à Paris, -les puissances le voulant. — Et à Paris, dans le centre, se passe cc que nous avons vu ; et dans la Vendée — sud-ouest —, ce que nous avons vu aussi ; la Sardaigne est dans le sud-est, et l'Espagne dans le midi ; Clairfayt et l'Autriche assiégeant Thionville est dans le nord, et la France entière tournoie étourdie, comme le Sahara soulevé par le vent valse en colonnes de sable ! Jamais sur la terre une nation n'a eu une position plus pénible. Contrée, on pouvait le dire, que Sa Majesté prussienne — s'il lui plaît ainsi — divise et brise en pièces comme la Pologne, jetant le reste au malheureux frère de Louis, avec recommandation de le maintenir tranquille, ou autrement qu'on le ferait pour lui ! Ou peut-être les puissances supérieures ayant décidé qu'un nouveau chapitre de l'histoire universelle commencerait ici et non plus tard, en avaient-elles autrement ordonné. En conséquence, Brunswick ne dînera pas à Paris le jour indiqué, et vraiment on ne sait quand ! Au milieu de ce naufrage dans lequel la pauvre France semble courir à une ruine affreuse et sans fond, qui sait quel moyen saillant et miraculeux de délivrance et quelle nouvelle existence peuvent déjà se présenter, et y travaillent déjà, bien que l'œil humain ne les discerne pas ! Dans la nuit de ce même 28 août, jour de la revue qui n'eut rien de bon, dans Sedan, Dumouriez assemble un conseil de guerre chez lui. Il étale la carte de son pauvre district militaire : les Prussiens sont ici, les Autrichiens là ; tous les deux triomphants, occupant les grandes routes, et, ce qui est un peu embarrassant, toute la route de Paris. Nous sommes dispersés, sans aide, de côté et d'autre. Que conseiller ? Les généraux, étrangers à Dumouriez, paraissent assez indécis ; ils ne savent pas bien quel avis donner : — Si l'on ne battra pas en retraite, ou si l'on ne se retirera pas jusqu'à ce que nos recrues s'augmentent, jusqu'à ce que le chapitre des chances tourne un feuillet pour nous, ce qui peut être ; que Paris, en tout cas, soit saccagé le plus tard possible. L'homme aux nombreux conseils, qui n'a pas fermé l'œil depuis trois nuits, écoute, en parlant peu, ces longs et tristes discours, se contentant d'observer le parleur pour le reconnaître ; puis il leur souhaite à tous bonne nuit ; — cependant il fait signe à un certain Thouvenot, jeune encore, dont le feu des regards lui a plu, de rester un moment. Thouvenot attend. Voilà, dit Polymète, en pointant la carte, voilà la forêt de l'Argonne : c'est une grande chaîne de montagnes, de roches couvertes de forêts épaisses, de quarante milles de long ; n'ayant que cinq, et même trois passes seulement praticables, dit-on. Ce n'est point encore occupé, on l'avait oublié, malgré que Clairfayt soit si proche ! Une fois occupée, -la Champagne appelée l'affamée — ou ce qui est pis, la Champagne pouilleuse —, sur les côtés de ces montagnes ; les trois riches évêchés et la volonté de la France sont pour nous, et les pluies de l'équinoxe ne sont pas éloignées : cette Argonne doit être le Thermopyle de la France[13]. Ô curieux Polymète-Dumouriez avec ton cerveau fécond, puissent les dieux te la donner ! Polymète, dans tous les cas, plie sa carte et se jette sur son lit, résolu de tenter un essai le lendemain matin, en usant d'adresse, de promptitude et d'audace ! Il fallait être tout à la fois et lion et renard, et avoir la chance de son côté. IV. — SEPTEMBRE À PARIS.A Paris, par une rumeur publique qui dénotait une prophétie ou une vérité, la chute de Verdun fut connue quelques heures avant qu'elle eût lieu. C'est le dimanche 2 septembre ; ce qui n'arrêta pas le travail de l'esprit. Verdun perdu — bien que quelques-uns le nient encore —, les Prussiens en marche avec les cordes à gibet, le feu et les chaînes ! Trente mille aristocrates dans nos murs, et seulement un quart en prison ! on dit même qu'ils se soulèveront. Le sieur Jean Julien, roulier de Vaugirard[14], étant exposé au pilori vendredi dernier, eut la hardiesse de s'écrier qu'il sera bientôt vengé, que les amis du roi seront délivrés de leur captivité, le Temple forcé ; que le roi, à cheval, joint aux libérés, les foulera tous aux pieds. Voilà ce qu'a dit ce malheureux voiturier de Vaugirard, de toute la force de ses poumons ; ramené à l'hôtel de ville, il persista dans ce qu'il avait dit, toujours à voix haute. Hier au soir, quand il fut guillotiné, il expira, ayant encore l'écume de ces paroles sur les lèvres[15]. L'esprit d'un homme lié au pilori peut tourner à la folie ; tous les humains peuvent devenir fous et le croire. Ainsi agira le frénétique parce que c'est impossible. Ainsi il semble que le coup de la crise, que la dernière agonie de la France est arrivée ! Fais lui face, ô toi, commune improvisée et, toi, fort Danton, et tout ce qu'il y a d'hommes forts ! Les lecteurs peuvent juger si le drapeau de la patrie en danger ce jour-là a frappé légèrement ou fortement sur les esprits. Mais la commune improvisée, mais le solide Danton, ne sont pas embarrassés. Des placards immenses sont posés sur les murailles ; à deux heures, la cloche d'alarme se fait entendre, le canon est tiré, tout Paris se précipite au Champ de Mars et se fait enrôler. Non armé, c'est vrai, et sans expérience, mais exalté jusqu'à la folie. Hâtez-vous, hommes et femmes, de monter la garde et de poser sur vos épaules le terrible mousquet, faibles poulets qui, en état de désespoir, se lanceront au museau du mâtin, et en triompheront même par la véhémence de la passion ! La terreur même, une fois arrivée à un degré transcendant, devient une sorte de courage : de même une gelée suffisamment intense, suivant le poète Milton, peut brûler. Danton, la nuit dernière, dans le comité législatif de défense générale, après que tous les autres ministres et législateurs eurent émis leurs opinions, dit qu'on ne quittera pas Paris pour courir à Saumur, qu'on doit rester à Paris et se mettre en position de faire peur ; paroles qui ont été souvent-répétées et imprimées en lettres italiques[16]. A deux heures, ainsi que nous l'avons vu, Beaurepaire s'est tué à Verdun, et en présence de toute l'Europe des personnes y vont entendre le sermon de l'après-midi. Mais à Paris, tous les clochers font du tintamarre, non pour un sermon ; les canons d'alarme se font entendre de minute en minute, le Champ de Mars et l'autel de la patrie bouillonnent d'un courage désespéré de terreur. Quelle sorte de miserere s'élève vers les cieux, de cette capitale autrefois la capitale du plus chrétien des rois ! La Législative siège tantôt comme du granit, tantôt en effervescence. Vergniaud propose que les douze aillent creuser en personne, sur les hauteurs de Montmartre, ce qui est décrété par acclamation. Mais mieux que cela, voyez entrer Danton, le front sombre et plissé, la taille lourde et colossale, la physionomie pleine d'une énergie terrible avec tous les traits d'un homme rude ! Solide est ce terrible fils de la France et du monde ; c'est une réalité et non une formule, et certes, aujourd'hui, c'est sur la terre et les réalités qu'il repose. Législateurs ! ainsi s'exprime sa voix de stentor, telle que les journaux nous l'ont transmise, ce n'est point le canon d'alarme que vous entendez, c'est le pas de charge contre nos ennemis. Pour les vaincre, les renvoyer, que demandons-nous ? Il nous faut de l'audace, et encore de l'audace, et toujours de l'audace[17]. — C'est bien cela, toi, robuste Titan, il ne te reste plus que cela ; vieillards qui les avez entendues, vous redirez toujours quelle répercussion ces paroles ont excitée dans tous les cœurs, comme elles les ont remplis dans le moment, et les ont fixés sur place, et comme elles se sont répandues dans toute la France aussi vite que l'électricité, comme paroles de circonstance. Mais la commune enrôle au Champ de Mars ? mais le comité de surveillance devient maintenant comité de salut public, dont la conscience est Marat ? La commune fait de nombreux enrôlements, fournit pour eux des tentes dans ce Champ de Mars, afin qu'ils puissent marcher dès l'aube le lendemain : gloire à cette partie de la commune ! Quant à Marat et au comité de surveillance, ils ne méritent pas de louanges ni même de blâme, à tel point que pour les exprimer convenablement à défaut de dialectes suffisants, c'était plutôt un silence expressif ! Le solitaire Marat, l'homme invisible, réfléchissant longtemps dans ses caves qui lui servent de retraite, sur sa colonne de stylite, ne pouvait voir de salut que par la chute de deux cent soixante mille têtes d'aristocrates. Avec autant de bravi napolitains, chacun un poignard dans la main droite, et un manchon dans l'autre, il traverserait la France, et irait les prendre. Mais le monde en riait, se moquant de la bienveillance cruelle de l'ami du peuple ; son idée ne deviendra pas un fait, mais une idée fixe. Voici, néanmoins, qu'il descend maintenant de ses colonnes de stylite, dans une tribune particulière, — maintenant dans le moment terrible de la crise, quand le salut ou la mort dépend de l'heure ! La tour de glace d'Avignon a fait assez de bruit et vit dans toutes les mémoires ; mais les auteurs ne furent pas punis ; nous voyons même Jourdan Coupe-têtes, porté sur les épaules de ses concitoyens, comme une tonne, traversant le Sud. Quels fantômes dégoûtants et horribles, secouant leurs stylets et leurs fourrures, se jouent dans la tête de Marat, dans ce vertigineux branle de tocsin funèbre et de folie universelle, ne cherchez pas à le deviner, ô lecteur ! non plus ce que pensent le cruel Billaud, dans son court habit bleu, ni Sergent, ni même Agate-Sergent, ni Paris le confident de Danton ; en un mot, comment le sombre Orcus travaille dans ses entrailles profondes, et fabrique ces monstruosités et ces prodiges d'événements que tu vois et qu'il expose aux regards ! La terreur est dans les rues de Paris, la terreur et la rage, les pleurs et la folie ; le tocsin funèbre résonne dans l'air ; le désespoir sauvage pousse à combattre ; les mères aux regards effrayants et au cœur endurci envoient leurs fils à la mort ; les chevaux des voitures sont dételés, ils doivent servir à traîner les canons, les voitures abandonnées et laissées sur place. Dans un tel tocsin funèbre et un tel accès de folie sombre et confuse, n'y a-t-il pas à disposition meurtre, destruction et toutes les furies ? la moindre suggestion — et avec leur tête étincelante de serpent, elles éclairent dans cette obscurité. Comment cela était et marchait, ce qui était prémédité, impromptu et accidentel, nous ne le saurons jamais avant que le grand jour du jugement nous le fasse connaître. Mais avec un Marat pour souverain de la conscience, — et nous savons quelle est l'ultima ratio des souverains lorsqu'ils y sont poussés ! dans ce Paris où il existe des hommes, cent et plus, dit-on, aussi cruels qu'il en existe sur terre, qu'on peut engager et expédier pour l'action, il en est qu'on n'a pas besoin d'engager, qui agissent par eux-mêmes. Nous remarquerons encore que la préméditation n'est point une garantie d'exécution, que c'est peut-être le plus souvent une garantie d'empêchement pour quiconque veut agir. Entre le projet d'un crime et son exécution, il y a un abîme, c'est admirable d'y penser. La main sur le pistolet, l'homme n'est point encore un meurtrier, toute sa nature chancelle à un tel acte ; n'y a-t-il pas un arrêt incompréhensible, ou plutôt un dernier instant de possibilité pour lui ? Non, il n'est point encore assassin ; c'est grâce à de légères bagatelles si l'idée la plus fixe n'est point encore une idée non fixe. Un léger mouvement d'un muscle, et le coup mortel part ; il est criminel et il le sera pour l'éternité ; la terre devient pour lui un Tartare de souffrances ; son horizon est brillant de riches espérances, mais accompagné des feux brûlants du remords ; des voix partent des profondeurs de la nature, faisant entendre : Malédiction, malédiction sur lui ! Nous sommes construits avec de telles matières, sur de telles mines inflammables de perversité et de criminalité sans fin, que si Dieu ne dominait pas, ainsi qu'on le dit avec raison, comment marcherait le plus pur d'entre nous ? Il y a chez l'homme des profondeurs qui s'étendent jusqu'au plus bas des enfers, comme il y a chez lui des hauteurs qui s'élèvent jusqu'au plus haut des cieux. Par lui, le ciel et l'enfer se montrent à la fois, sont formés par lui, éternel miracle et mystère qu'il est ! Mais en jetant un coup d'œil sur le Champ de Mars avec ses tentes et ses enrôlements frénétiques, sur ce sombre et frémissant Paris, avec ses prisons encombrées — supposées devoir être bientôt brûlées —, avec ces tocsins funèbres, ces mères en pleurs et ces soldats poussant des cris d'adieu, — l'âme pieuse a dû prier ce jour-là, que la grâce de Dieu empêchât que la folie, l'horreur et le meurtre ne se montrassent, et que ce jour de sabbat de septembre ne devînt un jour de deuil dans les annales des hommes. Le tocsin fait entendre son carillon le plus étourdissant, les cloches frappent leurs glas qui ne peuvent être entendus, lorsque le pauvre abbé Sicard, avec environ trente autres prêtres non jurés, dans six voitures, sont traînés dans les rues de Paris, de leurs maisons de détention à l'hôtel de ville, à l'ouest vers la prison de l'Abbaye. Un assez grand nombre de voitures vides sont dans les rues, ces six seulement marchent à travers une multitude fu- rieuse, jurant autant qu'elle s'agite. Tartufes, aristocrates maudits, voici le chemin par lequel vous nous avez fait passer ! Et maintenant vous briserez les prisons et couverts du veto de Capet, vous monterez à cheval pour nous fouler aux pieds ? Fi de vous, prêtres de Belzébuth et de Moloch, de Tartuferie, de Mammon et des gibets prussiens, que vous appelez l'Église mère et Dieu ! Tels sont les reproches que les pauvres prêtres non jurés ont à endurer, et de pires encore, lancés par les furieux patriotes qui montent même sur les marchepieds des voitures, les gardes nombreux pouvant à peine les retenir. Levez les stores de vos voitures ! — Non ! reprend le patriotisme en donnant de sa main calleuse dans les glaces des voitures et les brisant. La patience dans l'oppression a ses bornes. Nous sommes près de l'Abbaye, ce qui a été long ; un pauvre prêtre non juré, d'humeur plus vive que les autres, frappe la main calleuse avec sa canne ; trouvant à cela une espèce de consolation, il frappe durement la tête ébouriffée, et deux fois encore avec plus de violence, et cela hors de la voiture, ce qui a été parfaitement remarqué de tout le monde. C'est la seule chose que nous ayons vue clairement. Hélas ! le moment d'après, les voitures sont fermées à clef et bloquées au milieu du tumulte, de rage sans interruption ; aux cris pour demander merci, les sabres répondent en s'enfonçant et dans la gorge et dans le cœur[18]. Les trente prêtres, dont les vêtements avaient été mis en pièces, sont massacrés auprès de la grille de la prison, l'un après l'autre ; seulement le pauvre abbé Sicard qui connaissait un nommé Monnot, horloger, qui essaya courageusement de le sauver et de le cacher dans la prison, l'abbé Sicard, disons-nous, échappa. La Nuit, Orcus et le Crime avec sa tête étincelante de serpent se sont levés dans l'obscurité. Du dimanche après midi — outre des intervalles et des poses infinies — jusqu'au jeudi soir, se suivent sans interruption cent heures, lesquelles cent heures peuvent être mises au rang de celles de la boucherie de la Saint-Barthélemy, des massacres des Armagnacs, des Vêpres siciliennes ou quelque autre massacre des plus sauvages qu'il y ait dans les annales du monde. Bien horrible est l'heure où l'âme humaine dans son paroxysme a franchi toutes limites, toutes règles, et fait voir quels repaires, quels gouffres elle renferme. Quant à la nuit et Orcus, ainsi que nous ~le disons, comme on l'avait prophétisé depuis longtemps, ils ont de leur demeure souterraine fondu sur Paris, hideux confusément hideux, qu'il est pénible de voir, et qu'on ne peut oublier, et en vérité qui ne doivent pas être oubliés. Le lecteur qui regarde sérieusement à travers cette sombre fantasmagorie du gouffre y remarquera quelque chose de fixe et certain ; il y en a bien peu. Il observera dans cette prison de l'Abbaye, après le massacre soudain des prêtres, une étrange cour de justice — appelez-la le tribunal de la vengeance et de la justice sauvage — prendre un siège autour d'une table, avec le registre des prisons ouvert devant elle. — Stanislas Maillard, le héros de la Bastille, le fameux chef des Ménades pour président. Ô Stanislas ! on espérait te trouver ailleurs plutôt qu'ici, l'injonction de la loi à la main, toi l'habile maître d'équitation. Ce travail, tu as également à le faire, et alors de disparaître pour toujours de nos regards. A la Force, au Châtelet, à la Conciergerie, se forme le même tribunal avec les mêmes accompagnements. Ce que peut faire un mortel, les autres le peuvent également. Il y a à peu près sept prisons dans Paris pleines d'aristocrates, de conspirateurs, et Bicêtre et la Salpêtrière même n'en seront pas privés, avec leurs forgeurs d'assignats ; il y a 70 fois sept cents cœurs patriotes en état de frénésie. Il y a également des cœurs dégradés, aussi complets que la terre en possède, si de tels cœurs sont nécessaires. Pour eux, en pareil cas, la loi est comme si elle n'existait pas, et tuer, quelle que soit la qualification qu'on donne, est la seule chose à faire. Ainsi siègent ces improvisées cours de justice sauvage, avec les registres des prisons ouverts devant elles, environnées d'un vacarme affreux et extraordinaire. Expéditives, c'est la qualification qu'on leur donne. Des chaînes de fer résonnent, voilà un prisonnier. On pose peu de questions, ce jury décide vite : Est-ce un conspirateur royaliste ou non ? Évidemment non. — En ce cas, que le prisonnier soit relâché aux cris de : Vive la nation ! Probablement oui. — Alors que le prisonnier soit encore renvoyé, ce sera sans vive la nation ; ou bien ces mots circulent : Que le prisonnier soit mené à la Force. Outre la Force, leur formule est encore : Que le prisonnier soit conduit à l'Abbaye. A la Force, alors ! Les sergents empoignent le pauvre homme ; il est au dehors, à la porte, étendu ou conduit, non pas à la Force, mais au milieu d'une mer bouillante, en présence et sous une arche de sabres cruels, de haches et de piques, et seul il disparaît. Un autre disparaît, puis un autre ; il se forme un amas de cadavres, et les ruisseaux commencent à se teindre en rouge. Étranges sont les hurlements de ces hommes avec leurs visages humides de sang ; plus pénibles sont les cris de ces femmes, car il y a aussi des femmes, et au milieu de tout cela est lancé un homme, un frère, tout nu ! Jourgniac de Saint-Méard a été témoin de luttes ; il a vu un régiment exalté du roi se mettre en état de révolte, mais le cœur le plus brave doit succomber à cela. Les prisonniers suisses, restes du 10 août, s'embrassaient l'un l'autre dans un état spasmodique, et se retiraient, vétérans à cheveux gris, s'écriant : Grâce, messieurs ! ah ! grâce ! Mais il n'y a point de grâce. Tout à coup, cependant, un de ces hommes s'avance ; il portait une redingote bleue, il paraissait avoir à peine trente ans ; sa taille est au-dessus de l'ordinaire, son air noble et martial.- Je viens le premier, dit-il, ainsi que cela doit être. Adieu ! Alors lançant avec force son chapeau derrière lui : — Quel chemin ? cria-t-il aux brigands, montrez-le-moi donc ! Ils ouvrent la barrière et il est amené à la multitude. Il se tient un instant sans bouger, puis il s'élance au milieu des piques, et expire sous le coup de mille blessures. Homme après homme est taillé en pièces ; les sabres ont besoin d'être aiguisés, les assassins se rafraîchissent avec le vin. En avant, toujours en avant la boucherie. Les hurlements élevés dégénèrent en grognements sourds ; une multitude à air farouche, tumultueuse, les regarde avec une sombre approbation ou une triste approbation, reconnaissant avec peine que c'est une nécessité. Un Anglais, avec une redingote de gros drap, a été vu ou paraît avoir été vu servant la goutte de son propre cruchon. Pourquoi, s'il n'est pas envoyé par Pitt. Satan et lui-même le savent mieux que personne ! Le cœur du spirituel docteur Moore se soulève en approchant, et il prend une autre rue[19]. Assez vite marche ce tribunal à jurés, et durement. La bravoure n'est point épargnée, pas plus que la beauté et la faiblesse. Ce vieux M. de Montmorin, frère du ministre, acquitté par le tribunal des dix-sept, est ramené, poussé par les galeries hurlantes ; mais là il n'est pas acquitté. La princesse de Lamballe repose sur sa couche : Madame, vous devez être transportée à l'Abbaye. — Je ne désire pas changer, je suis assez bien ici. — Il y a ce qu'il faut pour le transport. Elle arrange un peu sa toilette. Des voix lui disent : Vous n'avez pas loin à aller. Elle est amenée aux portes de l'enfer, cette amie bien connue de la reine. Elle se retourne à la vue des sabres sanglants, mais il n'y a pas de retour possible. En avant ! Cette douce et belle tête est guillotinée, le cou est séparé. Ce beau corps est coupé en morceaux, au milieu d'indignités et d'horreurs obscènes que la nature humaine sera forcée de trouver incroyables. Elle était belle, elle était bonne ; elle ne connut jamais le bonheur. Les jeunes cœurs, de génération en génération, y penseront en eux-mêmes. Ô toi ! digne d'adoration, toi de race royale, venue du ciel, pauvre et faible femme, pourquoi n'étais-je pas là, l'épée de Balmung ou le marteau de Thor en mains ! Sa tète fut fixée sur une pique et promenée sous les fenêtres du Temple ; et, ce qu'il y a de plus odieux, placée de manière que Marie-Antoinette pût la voir. Un des membres municipaux dans le Temple dans ce moment-là lui dit : Regardez dehors. Un autre lui souffla bas à l'oreille et avec empressement : Ne regardez pas. Le circuit du Temple est gardé alors par un cordon de rubans tricolores ; la terreur y pénètre, le tumulte est aigre et perçant sans interruption. On n'en est pas encore au régicide, bien que cela doive arriver aussi. Mais il est plus édifiant de remarquer quels éclairs de tendresse, quels fragments de fortes vertus se trouvent dans ces commotions et ces déchirements de l'existence humaine, car ils y jouent aussi leur rôle. Notez le vieux marquis Cazotte. Il est condamné à mort ; sa jeune fille l'enlace dans ses bras, avec une sorte d'inspiration éloquente, avec un amour plus puissant que la mort : le cœur des bourreaux en est touché, le vieil homme est épargné, quoique coupable, car comploter en faveur de la royauté est un crime. Dix jours après, une cour de justice le condamne, et il alla mourir ailleurs, léguant à sa fille une mèche de ses cheveux gris. Notez également le vieux M. de Sombreuil qui avait aussi une fille. — Mon père n'est point un aristocrate, ô chers messieurs ! je le jurerai, je l'attesterai et le prouverai de toutes les manières. Nous ne sommes point aristocrates, nous haïssons les aristocrates !- Boirais-tu du sang d'aristocrates ? L'homme lui présente du sang. Si l'on doit ajouter foi à la rumeur publique, la pauvre jeune fille le but[20]. Alors ce Sombreuil est innocent !. Oui, vraiment. — A présent remarquez avant tout combien de piques ensanglantées s'agitent, à cette nouvelle, avec bruit sur le pavé, et comme les hurlements du tigre célèbrent le jubilé pour un frère sauvé : le vieillard et sa fille sont pressés sur des poitrines couvertes de sang avec des larmes abondantes, et portés en triomphe chez eux aux cris de : Vive la nation ! les bourreaux refusent même de l'argent ! Ne semble-t-il pas étrange ce caractère de leur part ! Ce fait très-significatif paraît certain, et est attesté par le témoignage royaliste en d'autres circonstances[21]. V. — UNE TRILOGIE.Comme une ébauche historique aujourd'hui doit être ou être crue l'exposé d'une vérité ou d'un fait prouvé, sous peine de n'avoir pas plus de solidité qu'une toile d'araignée, et de n'avoir en un mot aucune existence, — le lecteur préférera peut-être se servir des yeux de nombreux témoins oculaires, et voir de cette manière lui-même ce qu'il en était. Le brave Jourgniac, l'innocent abbé Sicard, le judicieux avocat Maton, se restreignant beaucoup, parleront chacun un moment. L'agonie de trente-huit heures de Jourgniac s'est répandue au delà de cent éditions ; quoique ce fût, au fond, un pauvre ouvrage, quelques parties ont été au-dessus de cent une, faute de mieux. Vers sept heures — le dimanche soir, à l'Abbaye, car Jourgniac marche par date. — Nous vîmes entrer deux hommes dont les mains ensanglantées étaient armées de sabres ; ils étaient conduits par un guichetier qui portait une torche, et qui leur indiquait le lit de l'infortuné Reding. Un de ces hommes fit un mouvement pour l'enlever, mais ce malheureux l'arrêta, en lui disant d'une voix mourante :-Eh ! monsieur, j'ai assez souffert, je ne crains pas la mort ; par grâce, donnez-la-moi ici. Ces paroles le rendirent immobile ; mais son camarade, en le regardant et en lui disant : Allons donc ! le décida. Il l'enleva, le mit sur ses épaules, et fut le porter dans la rue où il reçut la mort. Nous nous regardions sans proférer une parole ; nous nous serrions les mains, nous nous embrassions. Immobiles, dans un morne silence et les yeux fixés, nous regardions le pavé de notre prison que la lune éclairait dans l'intervalle de l'ombre formée par les triples barreaux de nos fenêtres. Le lundi 3, à deux heures du matin. — On enfonça à coups redoublés une des portes de la prison : nous pensâmes d'abord que c'était celle du guichet qu'on enfonçait pour venir nous massacrer dans nos chambres ; mais nous fûmes un peu rassurés quand nous entendîmes dire sur l'escalier que c'était celle d'un cachot où quelques prisonniers s'étaient barricadés. Peu après nous apprîmes qu'on avait égorgé tous ceux qu'on y avait trouvés. A dix heures. — L'abbé l'Enfant, confesseur du roi, et l'abbé de Chapt-Rastignac, parurent dans la tribune de la chapelle qui nous servait de prison, et dans laquelle ils étaient entrés par une porte qui donnait sur l'escalier. Ils nous annoncèrent que notre dernière heure approchait, et nous invitèrent à nous recueillir pour recevoir leur bénédiction. Un mouvement électrique, qu'on ne peut définir, nous précipita tous à genoux, et les mains jointes, nous la reçûmes. L'âge de ces deux vieillards, leur position au-dessus de nous, la mort planant sur nos têtes et nous environnant de toutes parts, tout répandait sur cette cérémonie une teinte auguste et lugubre ; elle nous rapprochait de la Divinité ; elle nous rendait le courage ; tout raisonnement était suspendu, et le plus froid et le plus incrédule en reçut autant d'impression que le plus ardent et le plus sensible. Une demi-heure après, ces deux prêtres furent massacrés, et nous entendîmes leurs cris. Ainsi s'exprime Jourgniac dans son agonie de l'Abbaye[22]. Mais à présent laissons parler Maton, qui, lui aussi, est, aux mêmes heures, martyr et témoin, dans la prison de la Force. Sa résurrection est certainement le meilleur, le plus tragique des pamphlets s'appuyant sur des documents. Vers les sept heures, dimanche soir, des prisonniers étaient fréquemment appelés, et ne reparaissaient plus. Chacun de nous raisonnait dans son sens sur cette singularité ; mais nos idées se calmèrent, nous persuadant que le mémoire que j'avais soumis à l'assemblée avait produit quelque effet. A une heure du matin, la grille qui donnait sur notre quartier s'ouvrit de nouveau. Quatre hommes en uniforme, ayant chacun un sabre et une torche allumée, pénétrèrent dans notre corridor, précédés d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre à côté de la nôtre ; ils y visitèrent une malle que nous entendions briser. Cela fait, ils se retirèrent dans la galerie et mirent à la question un nommé Cuissa, pour savoir où était Lamotte — le veuf de la femme au collier —. Lamotte, dirent-ils, quelques mois auparavant, sous prétexte qu'il connaissait un trésor, avait escroqué une somme de 300 livres de l'un d'eux, l'ayant invité à dîner à ce sujet. Le malheureux Cuissa, alors à leur disposition et qui perdit effectivement la vie cette nuit-là, répondit en tremblant qu'il se rappelait parfaitement le fait, mais qu'il ne pouvait leur dire ce qu'était devenu Lamotte. Déterminés à le découvrir et à le confronter avec Cuissa, ils procédèrent à des recherches minutieuses avec lui, dans toutes les chambres, mais sans résultat, car on les entendit s'écrier : — Allons le chercher les cadavres, car, nom de Dieu ! il faut que nous sachions ce qu'il est devenu. Dans le même instant, j'entendis Louis Bardy, dit l'abbé Bardy, qui fut amené et aussitôt massacré, ainsi que je l'ai su. Il avait été accusé d'avoir, de concert avec sa concubine, cinq ou six ans auparavant, assassiné son propre frère, auditeur en la chambre des comptes de Montpellier ; mais il avait eu le talent et l'adresse de tromper ses juges et d'échapper à la condamnation. On peut s'imaginer quelle terreur ces mots : — Allons le chercher dans les cadavres, m'inspirèrent. Je ne vis plus d'autre parti à prendre que de me résigner à mourir. J'écrivis mes dernières volontés, les terminant par la demande qu'elles fussent remises à leur adresse. J'avais à peine quitté la plume, que vinrent deux autres hommes en uniforme ; l'un d'eux, dont la manche relevée sur l'épaule et le bras armé d'un sabre étaient couverts de sang, dit qu'il était aussi fatigué qu'un maçon qui aurait pétri le mortier depuis deux jours. Baudin de la Chenaye fut appelé ; soixante ans de vertus ne purent le sauver. Ils s'écrièrent : — A l'Abbaye ! Il franchit la fatale barrière, poussa une exclamation de terreur à la vue des monceaux de cadavres, se couvrit les yeux de ses mains, et expira sous d'innombrables blessures. A chaque ouverture de la grille, je croyais entendre prononcer mon nom et voir Rossignol entrer. Je rejette ma robe de chambre et ma casquette ; je m'affuble d'une grosse chemise sale et d'un habit déchiré, sans gilet, et d'un vieux chapeau rond ; lesquels objets j'avais envoyé chercher quelques jours auparavant, dans la crainte de ce qui arrivait. Les chambres du corridor avaient été toutes vidées, excepté la nôtre ; nous étions quatre en tout, qu'on semblait avoir oubliés : nous adressions nos prières en commun à l'Éternel, pour qu'il nous retirât du péril. Baptiste le guichetier vint lui-même nous visiter. Je lui pris la main, je le conjurai de nous sauver ; je lui promis cent louis s'il me conduisait chez moi. Un bruit partant des guichets le fit s'en retourner au plus vite. C'était le bruit de douze à quatorze hommes armés jusqu'aux dents. Comme nous réfléchissions s'il n'y aurait pas moyen d'échapper, nous regardâmes aux croisées. — En haut ! dirent-ils, qu'il n'en reste pas un ! Je tirai mon canif, je songeai si je ne m'en frapperais pas ; mais je réfléchis que la lame était trop courte, et aussi pensai-je à la religion. A la fin, cependant, entre sept et huit heures du matin, entrèrent deux hommes armés de bûches et de sabres. Mon camarade Gérard parla à voix basse à l'un d'eux avec chaleur et à part. Pendant leur colloque je cherchais partout des souliers, pour quitter les pantoufles du palais que je portais, mais je ne pus en trouver. Constant, surnommé le Sauvage, Gérard et un troisième dont le nom m'échappe, étaient libres de tout leur corps ; quant à moi, quatre sabres étaient croisés sur ma poitrine, tandis que nous descendions. Je fus porté à leur barre, devant un personnage en écharpe tricolore, qui siégeait là comme juge. Il était boiteux, de haute taille et mince. Il me reconnut dans la rue et me parla sept mois plus tard. On m'a assuré qu'il était fils d'un ancien procureur, nommé Chepy. En traversant la cour appelée des nourrices, je vis Manuel haranguant, en écharpe tricolore. Le jugement eut pour résultat, ainsi qu'on le voit, un acquittement et résurrection[23]. Le pauvre Sicard du violon de l'Abbaye dira peu de choses ; ce sera la vérité, quoique dite avec timidité : Vers les trois heures du matin, quand il n'y eut plus personne à égorger, les meurtriers se ressouvinrent qu'il y avait quelques prisonniers au violon ; ils vinrent frapper à la petite porte qui donnait sur la cour... Je frappai doucement à la porte qui communiquait à la salle du comité, et en frappant je tremblais d'être entendu par les massacreurs qui menaçaient d'enfoncer l'autre porte. Les commissaires nous répondirent brutalement qu'ils n'avaient point de clef. Nous étions trois dans cette affreuse prison. Mes deux camarades crurent apercevoir, au-dessus de notre tête, un plancher qui nous offrait un moyen de salut. Mais ce plancher était très-haut. Un seul pouvait y atteindre en montant sur les épaules des deux autres. L'un d'eux m'adressa ces paroles : — Un seul de nous peut se sauver là-haut ; vous êtes sur la terre plus utile que nous, il faut que ce soit vous. Nous allons de nos deux corps vous former une échelle. Ils s'élevèrent l'un sur l'autre. — Non, dis-je à ces généreuses victimes, je ne profiterai pas d'un avantage que vous ne partageriez pas. Il fallut céder à leurs pressantes sollicitations et consentir à leur devoir la vie, sans pouvoir contribuer à sauver la leur. Je me jetai au cou de ces deux libérateurs ; jamais il n'y eut de scène plus touchante. Je monte donc sur les épaules du premier, puis sur celles du second, et enfin sur le plancher, en adressant à mes deux camarades l'expression d'une âme oppressée de douleur, d'affection et de reconnaissance[24]. Quant aux deux généreux compagnons, nous nous réjouissons de savoir qu'ils ne périrent pas. Mais il est l'heure que Jourgniac Saint-Méard dise ses derniers mots et termine cette singulière trilogie. La nuit a fait place au jour, et le jour à la nuit. Jourgniac, harassé, s'était assoupi, il eut un rêve agréable ; il fut également forcé de faire connaissance avec un des magistrats volontaires ; il conversa avec lui dans l'idiome de son pays, le provençal. Le mardi, vers une heure du matin, son agonie arrive à sa crise. A la lueur des torches, j'aperçus le terrible tribunal qui allait me donner ou la vie ou la mort. Le président, en habit gris, un sabre à son côté, était appuyé debout contre une table, sur laquelle on voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table était entourée par dix personnes, assises ou debout, dont deux étaient en veste et en tablier ; d'autres dormaient étendues sur des bancs. Deux hommes en chemises teintes de sang, le sabre à la main, gardaient la porte du guichet ; un vieux guichetier avait la main sur les verrous. En présence du président, trois hommes tenaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans. — C'était le vieux maréchal de Maillé des Tuileries et du 10 août. — On me plaça dans un coin du guichet ; mes gardiens croisèrent leurs sabres sur ma poitrine, et m'avertirent que, si je faisais le moindre mouvement pour m'évader, ils me poignarderaient. Je cherchais des yeux mon Provençal, lorsque je vis deux gardes nationaux présenter au président une réclamation de la section de la Croix-Rouge en faveur du prisonnier qui était vis-à-vis de lui[25]. Il leur dit que ces demandes étaient inutiles pour les traîtres. Alors le prisonnier s'écria : C'est affreux, votre jugement est un assassinat. Le président lui répondit : — J'en ai les mains lavées ; conduisez M. Maillé. Ces mots prononcés, on le poussa dans la rue, où je le vis massacrer par l'ouverture de la porte du guichet. Le président s'assit pour écrire, et après qu'il eut apparemment enregistré le nom du malheureux qu'on expédiait, j'entendis dire : A un autre. Aussitôt je fus traîné devant cet expéditif et sanglant tribunal, en présence duquel la meilleure protection était de n'en point avoir, et où toutes les ressources de l'esprit étaient nulles, si elles n'étaient pas fondées sur la vérité. Deux de mes gardes me tenaient chacun une main, et le troisième par le collet de mon habit. Le président, m'adressant la parole. — Votre nom, votre profession ? Un des juges. — Le moindre mensonge vous perd. — On me nomme Jourgniac Saint-Méard ; j'ai servi vingt-cinq ans en qualité d'officier, et je comparais à votre tribunal avec l'assurance d'un homme qui n'a rien à se reprocher, qui, par conséquent, ne mentira pas. Le président. — C'est ce que nous allons voir. Savez-vous quels sont les motifs de votre arrestation ? — Oui, monsieur le président, et je peux croire, d'après la fausseté des dénonciations faites contre moi, que le comité de surveillance de la commune ne m'aurait pas fait emprisonner, sans les précautions que le salut du peuple lui commandait de prendre. On m'accuse d'être rédacteur du journal anti-feuillant intitulé : De la cour et de la ville. La vérité est que cela n'est pas. Mais n'allons pas plus loin. La preuve de cette fausseté, et en général la défense, bien qu'elle ait eu un résultat excellent comme défense, n'est pas intéressante à lire. Elle est longue, ce serait perdre du temps que de la rapporter. Elle n'alla pas jusqu'au mensonge, mais elle y tendit un peu. Nous supposerons qu'il a réussi au delà de toute espérance dans ses preuves et ses réfutations, et qu'il échappa à la catastrophe presque à deux pas. — Mais enfin, dit l'un des juges, il n'y a point de fumée sans feu. Il faut dire pourquoi on vous accuse de cela. — C'est ce que j'allais faire. Alors Jourgniac le fait avec plus de succès. — On m'accuse, continue-t-il, d'avoir été sur les frontières, d'y avoir fait des recrues, de les avoir conduites aux émigrés. Il s'éleva un murmure général, qui ne me déconcerta pas, et je dis en haussant la voix : — Eh ! messieurs, messieurs, j'ai la parole, je prie monsieur le président de vouloir bien me la maintenir ; jamais elle ne m'a été plus nécessaire. Presque tous les juges, en riant : — C'est juste, c'est juste. Silence ! On était occupé à examiner les preuves écrites qu'il avait produites, lorsque, dit-il, nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un prisonnier qui prit ma place devant le président. Ceux qui le tenaient dirent que c'était encore un prêtre qu'on avait déniché dans la chapelle. Après un court interrogatoire, il fut envoyé à la Force. Il jeta son bréviaire sur la table, et fut entraîné hors du guichet, où il fut massacré. Cette expédition faite, je reparus devant le tribunal. — Vous nous dites toujours, s'écria un des juges d'un air impatient, que vous n'êtes pas ça ni ça : qu'êtes-vous donc ? — J'étais franc royaliste... Il s'éleva un murmure général qui fut miraculeusement apaisé par le juge, qui avait l'air de s'intéresser à moi, qui dit mot pour mot. — Ce n'est pas pour juger les opinions que nous sommes ici, c'est pour en juger les résultats. Les génies de Rousseau et de Voltaire réunis, en plaidant une cause, auraient-ils pu mieux dire ? A peine ces précieux mots furent-ils prononcés que je m'écriai : — Oui, messieurs, j'ai été franc royaliste, mais je n'ai jamais été payé pour l'être. J'étais royaliste, parce que je croyais qu'un gouvernement monarchique convenait à ma patrie, parce que j'aimais le roi pour lui et franchement. J'ai conservé ce sentiment dans mon cœur jusqu'au 10 août. Je peux assurer que pas un soldat du régiment d'infanterie du roi, dans lequel j'ai servi vingt-cinq ans, n'a eu à se plaindre de moi ; je peux même me glorifier d'être un des officiers qu'ils ont le plus chéris. La dernière preuve qu'ils m'en ont donnée n'est pas équivoque, puisque deux jours avant l'affaire de Nancy, moment où leur méfiance contre les officiers était à son comble, ils me nommèrent leur général, et m'obligèrent de commander l'armée qui se porta à Lunéville pour délivrer trente cavaliers du régiment de Mestre-de-camp, que les carabiniers avaient faits prisonniers, et pour leur enlever le général Malseigne. Par la plus grande des chances, un individu présent put affirmer ces faits avec des témoignages indubitables. Le président, cette question une fois décidée, se découvrit et dit : — Je ne vois rien de suspect chez cet homme, je suis pour la mise en liberté. Est-ce votre opinion ? Ce à quoi tous les juges répondirent : Oui, oui, c'est juste. Alors des vivats éclatèrent du dedans et du dehors ; escorté de trois hommes et au milieu des hourras et des embrassements, Jourgniac échappa ainsi à un jugement par jury et aux dents de la mort[26]. Maton et Sicard avaient également échappé, le premier par défaut de preuves, et le second par évasion, grâce aux bons offices du brave horloger Monnot. Ils s'embrassèrent en pleurant ; cela devait être. Ainsi ces trois hommes, étonnante trilogie ou triple soliloque, expriment simultanément, à travers les heures épouvantables de la nuit, leurs sombres pensées ; elles résonnent distinctement à nos oreilles ! Ces trois hommes, on les entend ; mais les mille quatre-vingt-neuf autres, dont deux cents prêtres, qui, eux aussi, ont leurs sombres pensées, on ne les entend pas, frappés à jamais de mort. Vous ne distinguez seulement que la voix du président Chepy, et de l'homme en gris. VI. — LA CIRCULAIRE.Mais les autorités constituées, pendant ce temps ? L'Assemblée législative, les six ministres, l'hôtel de ville, Santerre avec la garde nationale ? — Il est vraiment curieux de penser ce qu'est la ville. Les vingt-trois théâtres étaient ouverts chaque soir pendant que ces merveilles se passaient ; pendant que des bras massacraient, d'autres jouaient tranquillement sur des instruments à cordes ; au moment même où l'abbé Sicard grimpait sur sa seconde paire d'épaules trois hommes de hauteur, cinq cent mille êtres humains reposaient horizontalement, comme si de rien n'était. Pour cette pauvre Législative, le sceptre lui était échappé des mains. Elle envoyait députation sur députation dans les prisons, dans ces cours de justice des rues, et le pauvre M. Dussaulx les haranguait, mais sans produire une conviction quelconque ; à la fin, le tribunal de la rue s'interposait, non sans menaces ; alors il devait cesser et se retirer. C'est ce pauvre M. Dussaulx qui débita, ou plutôt qui chanta — bien que d'une voix fêlée — la prise de la Bastille, il y a longtemps, et à notre grande satisfaction. Il avait pour habitude de s'annoncer comme traducteur de Juvénal, ce qu'il faisait en toute circonstance. Braves citoyens, vous voyez devant vous un homme qui aime son pays, qui est le traducteur de Juvénal, disait-il d'abord. — Juvénal, interrompt le sans-culottisme ; qu'est ce diable de Juvénal ? un de vos sacrés aristocrates ? A la lanterne ! D'un orateur de cette espèce on ne devait pas s'attendre qu'il convaincrait. La Législative eut beaucoup de peine à sauver un de ses membres, ou de ses anciens membres, le député Jounneau, qui eut la chance d'être incarcéré pour de légers méfaits parlementaires. Quant au pauvre vieux Dussaulx et compagnie, il retourna à la salle de manège, en disant qu'il faisait noir, qu'on ne pouvait pas bien remarquer ce qu'on faisait[27]. Roland écrit des messages empreints d'indignation, au nom de l'ordre, de l'humanité et de la loi, mais il n'a aucun pouvoir à sa disposition. La force nationale de Santerre se forme péniblement, bien qu'il fasse des réquisitions, qui sont de nouveau dispersées. N'avons-nous pas vu, par les yeux de l'avocat Maton, des hommes en uniforme avec leurs manches couvertes de sang, relevées jusqu'aux épaules ? Pétion va, en ceinture tricolore, parler le langage austère de la loi. Les assassins se taisent quand il est là, mais a-t-il tourné le dos, ils recommencent. Nous voyons aussi Manuel, toujours par les yeux de Maton, haranguant tout doucement dans la cour appelée la cour des nourrices. D'un autre côté, le cruel Billaud, aussi en ceinture, avec ce petit habit couleur peau et sa perruque noire qu'on avait l'habitude de lui voir[28], prononce clairement, au milieu des cadavres, à l'Abbaye, une harangue courte, mais à jamais mémorable, rapportée de diverses manières, cependant toujours tendant à cette fin : Braves citoyens, vous travaillez à extirper les ennemis de la liberté, vous êtes à votre poste. Une commune reconnaissante et le pays voudraient pouvoir vous récompenser d'une manière juste, mais on ne le peut pas, vous savez que les fonds manquent ; quiconque aura travaillé dans une prison recevra un louis de récompense payable à notre caisse. Poursuivez votre ouvrage[29]. Les autorités constituées depuis hier, suivant chacune différents chemins, il n'y a, à proprement parler, pas d'autorité constituée ; chaque homme est son propre maître, et les autres ne sont que des subalternes, ennemis, alliés, ou neutres armés, sans maître au-dessus d'eux. Ô infamie éternelle ! s'écrie Montgaillard, que Paris se contente de contempler avec stupeur pendant quatre jours, et cela sans intervenir ! Il était à souhaiter, vraiment, que Paris intervînt, cependant il n'était pas étonnant qu'il regardât tout alors avec stupeur. Paris éprouve une panique mortelle, l'ennemi et les gibets sont à sa porte. Quiconque dans Paris a le cœur d'affronter la mort, trouve qu'il est plus urgent de combattre les Prussiens que de lutter contre les assassins des aristocrates. L'horreur pleine d'indignation, comme celle que ressent Roland, doit subsister ; obscures ordonnances, préméditations ou non, ainsi que cela se rencontre dans Marat, et dans le comité du salut public, doivent aussi exister. Blâme sans vigueur, approbation sans énergie, et soumission à la nécessité et au destin, tel est le fond des caractères en général. Les enfants des ténèbres, deux cents ou environ, sortent de leurs sombres demeures avec la résolution de remplir leurs travaux. Excités par la fièvre ardente du patriotisme et la folie de la terreur, — poussés aussi par l'appât du lucre et du louis d'or de gage ? Il n'y a pas là de lucre ; car les montres d'or, les bagues, l'argent des massacrés, sont apportés scrupuleusement à l'hôtel de ville par des assassins qui manquent de tout — sans indispensable —, qui ensuite demandent leurs 20 shillings de gage — 25 francs — ; et Sergent plaçant une agate fine, agate non commune, à son doigt — oubliant tout à fait d'en rendre compte —, devient Sergent-Agate. Mais le caractère, ainsi que nous le disons, est une molle soumission sans énergie. Quand la part frénétique ou pathétique de l'ouvrage est terminée, faute de matériaux, les fils de la nuit se livrent alors seulement au lucre ouvertement ; ils commencent par enlever de force les montres, les bourses, les colliers des dames pour équiper les volontaires, en plein jour dans les rues ; — les dispositions, le molles qu'elles étaient, deviennent véhémentes, le commissaire lève son bâton officiel et frappe de tout cœur — ainsi qu'un bouvier sur le troupeau —, et fait rentrer le tout dans l'ancien droit chemin. Le garde-meuble même fut secrètement pillé le 17 du mois, à la profonde horreur le Roland, qui se remue de nouveau. Il est, dit Sieyès, le veto des coquins[30]. Tel est le massacre de septembre, autrement appelé la sévère justice du peuple. Tels sont les septembriseurs, nom de quelque considération et d'éclat, mais éclat d'une sorte de feu infernal, bien différent de celui de nos héros de la Bastille, qui brillait, comme un astre radieux du ciel. En quelle phase de travaux nous sommes-nous avancés depuis ! Le chiffre des massacrés est, d'après l'histoire, en imagination, de deux à trois mille, et même au-dessus de six mille, car Peltier — en vision — a vu massacrer les nombreux malades de la maison des fous de Bicêtre par la mitraille ; finalement ils sont douze mille et quelques centaines — pas davantage[31]. Dans les chiffres mathématiques et les listes fournies par l'exact avocat Maton, le nombre, y compris les deux cents prêtres, trois personnes inconnues et un chef tué aux Bernardins, est, comme on l'a supposé, de mille quatre-vingt-neuf, — pas moins que cela. Mille quatre-vingt-neuf sont morts ; deux cent soixante cadavres en monceau sur le pont au Change, au milieu desquels Robespierre observait presque en pleurant qu'on prétendait qu'il n'y avait qu'une victime innocente[32]. Une ? pas deux, ô toi incorruptible ? S'il en est ainsi, la sans-culotte Thémis doit être heureuse, car elle a été expéditive. Dans les tristes registres de l'hôtel de ville, qu'on a conservés jusqu'à ce jour, on lit, avec une sorte de soulèvement de cœur, des avertissements et des enregistrements inusités pour des registres d'hôtel de ville : Aux ouvriers chargés de maintenir la pureté de l'air dans les prisons, et aux personnes qui doivent surveiller ces opérations dangereuses, tant ; — dans divers item, près de 700 livres sterling (17.500 fr.). Aux charretiers des cimetières de Clamart, Montrouge et Vaugirard, tant par jour, tant par transport ; il y a aussi une entrée ; aussi tant de francs et de sous pour la chaux nécessaire ![33] Les voitures circulent dans les rues, remplies de cadavres nus, entassés pêle-mêle, les membres posés en tout sens. Vois-tu cette main glacée qui s'élève à travers ce monceau de cadavres, avec sa pâleur livide, et son froid engourdissement, la paume ouverte tendue vers le ciel, comme si elle prononçait une plainte de De profundis : Aie pitié des enfants des hommes ! — Mercier a vu cela en descendant la rue Saint-Jacques, en venant de Montrouge, le lendemain des massacres ; ce n'était pas une main, mais un pied, ce qu'il dit être encore plus significatif, on ne comprend pas pourquoi. Était-ce comme le pied d'une des victimes montrant le ciel ? Se précipitant, comme un plongeur furieux, plein de mécontentement et de désespoir, dans les profondeurs de l'anéantissement. J'ai vu ce pied, dit Mercier, je le reconnaîtrai au jour du jugement, quand l'Éternel, assis en souverain sur ses foudres, jugera les rois et les septembriseurs[34]. Cette exclamation d'horreur indéfinissable qui s'élève autour de cette scène, non-seulement du côté des aristocrates français et des modérés, mais dans toute l'Europe, et qui s'est prolongée jusqu'à nos jours, était des plus naturelles et des plus justes. La chose est irrévocable ; chose à comprendre parmi d'autres qui figurent très-tristement dans nos annales terrestres, qui cependant n'en sera pas effacée ; car l'homme, comme on l'a observé, a le transcendantalisme en lui, se tenant, ainsi qu'il le fait, pauvre créature, toujours dans le confluent de l'infini, mystère à lui-même et aux autres, au centre de deux éternités, de trois immensités, — dans l'intersection de la lumière primitive et de l'obscurité éternelle ! — Quand il a été réduit, surtout avec des esprits véhéments, à un état de désespoir, de misérables choses ont été faites. Aux Vêpres siciliennes, huit mille personnes tuées en deux heures, c'est un fait connu. Les rois eux-mêmes, non en état de désespoir, mais de difficultés seulement, ont fait égorger pendant des années et des jours — de Thou dit même pendant sept ans — dans l'affaire de la Saint-Barthélemy ; et alors, dans le bon moment, également un dimanche d'automne, cette cloche — de même métal, dit-on — de Saint-Germain l'Auxerrois carillonnait — avec résultat[35]. Ainsi les mêmes pierres noires de ces prisons de Paris ont été des prisons à massacres avant aujourd'hui, — des hommes massacrant leurs concitoyens, les Bourguignons exterminant les Armagnacs qu'ils avaient soudainement emprisonnés ; — alors, comme maintenant, ils formèrent des monceaux de cadavres, et dans les rues, comme aujourd'hui, coulait le sang. Le maire Pétion du temps tenait le langage sérieux de la loi, et les assassins lui répondaient, en vieux français : Maugré bieu, sire. Sire malédiction divine sur votre Justice, votre pitié et votre droit. Maudit de Dieu celui qui aura commisération de ces traîtres et faux Armagnacs, Anglais ; ce sont des chiens ; ils nous ont ravagés, ils ont souillé le royaume de — France, et l'ont vendu à l'Anglais. — Ainsi on porte le carnage de tous côtés au chiffre de quinze cent dix-huit, parmi lesquels sont quatre évêques, trompeurs et coupables conseillers, et deux présidents de parlement. Bien que le monde où nous habitons ne soit pas celui de Satan, il y a toujours sa place — sous terre, proprement dit —, et en tout temps il y monte. L'espèce humaine peut très-bien pousser des cris et des anathèmes autant que possible. Il y a des actions tellement fortes, qu'il n'y a pas d'exclamations assez puissantes pour elles. Jetez des cris ; eux, ils ont agi. Ce cri qui se fait entendre dans cette France, dans cette Législative, à l'hôtel de ville de Paris, il y a dix hommes qui ne le poussent pas. Une circulaire du comité du salut public est répandue au dehors ; elle est en data du 3 septembre 1792 ; elle est envoyée dans toutes les mairies, papier d'État trop remarquable pour ne pas être mentionné : Une partie des féroces conspirateurs détenus dans les prisons, y est-il dit, ont été exécutés par le peuple, et nous ne devons pas douter que toute la nation, courant à la ruine par une telle série sans fin de trahisons, ne se hâte d'adopter ces moyens de salut public, et que tous les Français ne s'écrient comme les citoyens de Paris : Nous allons combattre l'ennemi et nous ne laisserons pas des brigands derrière nous, pour égorger nos femmes et nos enfants[36]. Au bas de cette circulaire se trouvent parfaitement lisibles les signatures de Panis, Sergent, Marat l'ami du peuple, et sept autres, se lançant ainsi par une étrange voie dans la mémoire de la postérité. Nous remarquons cependant que leur circulaire leur fit du tort. Les mairies n'en firent aucun usage, et même les sans-culottes exaltés la mirent très-peu en pratique ; ils beuglèrent, hurlèrent, mais ne mordirent pas. A Reims, il y eut à peu près huit personnes de tuées et deux plus tard furent pendues ; à Lyon et dans quelques autres endroits, on fit des essais, mais presque toujours sans résultat, le tout étant tranquillement apaisé. Bien moins chanceux furent les prisonniers d'Orléans et l'excellent duc de la Rochefoucauld. Voyageant à grande journée avec sa mère et sa femme vers les eaux de Forges ou autre contrée plus calme, il fut arrêté à Gisors, promené à travers les rues au milieu d'une foule effervescente et frappé à mort par un pavé lancé à travers la glace de la voiture. Il fut tué, ayant d'abord été libéral, et ensuite aristocrate protecteur des prêtres, ayant suspendu le vertueux Pétion. Ce qu'il y avait de plus malheureux, c'est que son libéralisme s'était refroidi et l'avait rendu détestable au patriotisme. Il meurt regretté de l'Europe, son sang mouillant les joues de sa vieille mère âgée de quatre-vingt-treize ans. Quant aux prisonniers d'Orléans, ce sont des criminels d'Etat, les ministres royalistes Delessart, Montmorin, envoyés devant cette haute cour, et qui paraissent devoir être transférés devant notre nouvelle cour des dix-sept, qui marche plus vite. En conséquence, le chaleureux Four- nier de la Martinique, Fournier l'Américain, est parti, chargé de mission par l'autorité constituée, avec des gardes nationaux sûrs et le Polonais Lazowski, munis de très-peu d'argent de route, à travers de mauvais quartiers, des difficultés et des périls : les autorités devaient marche dans ce temps-là. — On emmena donc en triomphe les cinquante ou cinquante-trois prisonniers d'Orléans vers Paris, où siégeait une cour plus prompte, celle des dix-sept[37]. Mais voici qu'à Paris, dans les entrefaites, un tribunal encore plus prompt que celui — de septembre s'était constitué de sa propre autorité. Vous n'entrerez pas dans Paris, ou il vous jugera. — Que fait le chaleureux Fournier ? C'était son devoir comme commissaire volontaire, s'il avait été doué d'un caractère parfait, de sauver la vie à ces hommes quoique aristocrates, aux dépens de la sienne propre, tout étant sans-culotte, jusqu'à ce qu'une cour constituée en eût disposé ; mais c'était un commissaire imparfait, un des plus imparfaits, peut-être. Le chaleureux Fournier, recevant des ordres tantôt d'une autorité, tantôt d'une autre, est dans l'embarras par la multiplicité de ces ordres ; mais, finalement, il se dirige vers Versailles. Ses prisonniers étaient dans des tombereaux ou des voitures ouvertes, lui et les gardes à cheval tout autour. Au dernier village, le digne maire de Versailles vint à sa rencontre, tourmenté de cette arrivée, et ferma les barrières quand ils furent entrés. C'est le dimanche 9 du mois. En entrant dans l'avenue de Versailles, la ville semble s'être entièrement dépeuplée. Quelles multitudes agitées et nombreuses sous ce soleil, sous cette sombre verdure de septembre ! les quatre avenues fourmillent et bourdonnent ! nos tombereaux roulent péniblement à travers cette mer vivante, les gardes et Fournier se frayant un chemin avec plus de difficulté que jamais. Le maire pérore, employant les gestes les plus expressifs au milieu d'un murmure inarticulé, qui augmente de plus en plus, non sans quelques glapissements de côté et d'autre. — Qu'il plaise à Dieu que nous sortions de cette passe étroite, que l'air et la dispersion calment la chaleur qui semble ici devoir être brûlante ! Mais si l'avenue large est trop étroite, que sera donc la rue de la Surintendance ? Au coin de cette rue, le glapissement devient un hurlement continuel, des figures sauvages se montrent sur les timons des tombereaux, première écume d'une marée toujours montante. Le maire parle, pousse, à demi désespéré ; il est poussé, enlevé par le peuple ; la marée furieuse pénètre avec force. Au milieu d'un bruit terrible et d'un hurlement de loups sauvages, les prisonniers tombent massacrés — tous, excepté onze, qui s'échappèrent dans deux maisons où ils trouvèrent de la commisération. Les prisons et les autres prisonniers furent sauvés avec difficulté. Les dépouilles servent à des feux de joie ; les cadavres sont jetés en monceaux dans les fossés le lendemain matin[38]. Toute la France, excepté les dix citoyens auteurs de la circulaire, murmure et enrage, rugit confusément ; toute l'Europe est en branle. Mais si Danton n'a pas jeté de cris, quoique ministre de
la justice, il avait plus à faire. Le charnu Danton est sur la brèche comme
auteur de l'assaut des cités et des nations, au milieu du balayage du canon
du 10 août, du cliquetis des chaînes et des gibets prussiens, des coups de
sabre de septembre ; la destruction est autour de lui, ainsi que la chute du
monde ; ministre de la justice, c'est son nom, mais Titan d'un espoir sans
ressource et enfant perdu de la
révolution, c'est sa qualité, — et l'homme agit en conséquence. Nous devons effrayer nos ennemis ! La frayeur
profonde n'est-elle pas parmi eux, naturellement ? En avant, toi, le Titan
égaré, l'enfant perdu ; tu dois oser, et toujours oser, et oser jusqu'à la
fin : on ne t'a laissé que cela ! Que mon nom
soit flétri ! que suis-je ? La cause seule est grande, elle vivra
et ne périra pas. — Ainsi, par-dessus tout, c'est un avaleur de formules,
avec un gosier plus large encore que celui de Mirabeau, ce Danton, le
Mirabeau du sans-culottisme. On ne dit pas que ce ministre ait agi dans les
jours de septembre avec le strict Roland ; ses occupations devaient être
ailleurs, — avec Brunswick et l'hôtel de ville. Questionné à deux fois
différentes par un personnage officiel au sujet des prisonniers d'Orléans et
des risques qu'ils couraient, il répondit d'une voix sombre : Ces hommes ne sont-ils pas coupables ? — Pressé,
alors il répliqua d'une voix terrible[39] : Six mille victimes immolées dans les prisons, c'est
horrible, si vous voulez ; mais Brunswick est à un jour de marche de nous, et
il y a vingt-cinq millions de sujets à sauver du massacre. Des personnes ont
des tâches à remplir, — plus effrayantes que les nôtres ! Il paraît
étrange, mais cela ne l'est pas, que tout individu intercédant pour la vie
d'un ami ait eu accès auprès de ce ministre de justice Moloch, et y ait rencontré de la commisération humaine
; il consentait et accordait toujours. Il n'est pas un ennemi personnel de
Danton qui ait péri dans ces jours-là[40]. La clameur, disons-nous, lorsque certains actes ont lieu, est juste et inévitable. Cependant le langage distinct, non la clameur, est la faculté de l'homme ; lorsque parler n'est pas encore possible, que ce soit du moins, et dans le plus court délai, — le silence. Le silence, par conséquent, dans cette quarante-quatrième année de l'affaire, et la 1836e de l'ère appelée chrétienne — comme lucus a non lucerulo —, est la chose que nous recommandons et pratiquons. Oui, au lieu de crier davantage, il serait peut-être édifiant de remarquer d'un autre côté quelle chose étrange c'est que les mœurs, les usages, et avec quelle justesse la valeur, le courage d'un homme est appelé sa moralité. Voyez le cruel massacre, qu'on pourrait appeler l'un des enfants les plus authentiques de l'Abîme : donnez-lui seulement des usages, il devient la guerre, avec les lois de la guerre ; il est dès lors suffisamment moral, et des individus vêtus de -rouge en portent les instruments pendus à leur côté, non sans un air d'orgueil, que vous ne devez blâmer en aucune façon. Et pourtant, tant qu'il n'est vêtu que d'un drap brun et grossier, et que la révolution, moins fréquente que la guerre, ne s'est pas encore fait ses lois de révolution, seuls les individus vêtus d'un drap brun et grossier sont immoraux. Ô crieurs bien-aimés, hommes imbéciles, mes frères, fermons nos larges bouches, cessons de crier, et commençons à réfléchir. VII. — SEPTEMBRE DANS L'ARGONNE.En tout cas, il y a une chose claire, c'est que la peur, de quelque sorte que fût cette peur dont ces aristocrates ennemis avaient besoin, elle a été adroitement inspirée. La matière est alors sérieuse ! Le sans-culottisme est devenu aussi un fait, et semble disposé à se maintenir tel ! Ce sans-culottisme naissant, marchant en vacillant comme un jeune agneau, ne prête pas seulement à la risée ; il est également terrible si vous le piquez, et de ses narines hideuses s'échappe le feu ! Les aristocrates, avec la livide panique dans le cœur, s'enfuient vers un abri, et une lumière s'élève pour eux sur certaines choses, ou plutôt une transition confuse vers cette lumière, qui pour le moment est l'obscurité, encore plus profonde que jamais. Mais que devient cette France ? voici la question ! La France exécute sa valse du désert avec un tourbillon de 25 millions d'hommes — comme le fait le Sahara lorsque les vents s'éveillent en s'agitant —, vers les mairies, les prisons d'aristocrates et les salles de comités d'élections ; vers Brunswick et les frontières ; vers un nouveau chapitre de l'histoire universelle. N'est-ce pas, en vérité, la fin et la conclusion de cela ? Dans les salles de comités d'élections, il n'y a plus à présent d'hésitation ; le travail poursuit bravement sa marche. La Convention est choisie — vraiment, dans un esprit décidé ; à l'hôtel de ville nous datons déjà de la première année de la république. Environ deux cents de nos meilleurs législateurs sont réélus, la Montagne en totalité, Robespierre, le maire Pétion, Buzot, l'abbé Grégoire, Rabant, soixante des anciens constituants, bien que nous n'ayons que trente voix. Tous ces hommes, et de plus avec eux, des amis depuis longtemps reconnus révolutionnaires de réputation : Camille Desmoulins, quoique parlant avec difficulté ; Manuel, Tallien et compagnie ; les journalistes Gorsas, Carra, Mercier, Louvet de Faublas ; Clootz, le défenseur du genre humain ; Collot d'Herbois, poussant la passion à tout déchirer ; Fabre d'Eglantine, le spéculateur pamphlétaire ; Legendre. le robuste boucher ; même Marat, bien que la province ne' puisse le croire, et ne puisse même croire qu'il existe un Marat autrement que par écrit. Il est inutile de parler du ministre Danton, qui se démettra de sa charge pour se présenter candidat. Paris est ardent ; la province se pourvoit également : Barbaroux, Rebecqui et de chaleureux patriotes viennent de Marseille. 45 hommes — ou en réalité 749, car Avignon en envoie maintenant quatre, sont recueillis ; autant se réuniront, mais pas autant partiront. L'avoué Carrier d'Aurillac, l'ex-prêtre Lebon d'Arras, tous deux s'acquerront un nom. La montagneuse Auvergne réélit son homme, robuste cultivateur d'abord et ensuite professeur de mathématiques, qui, sans raison, produit in petto un nouveau calendrier remarquable avec des messidors, pluviôses et autres semblables, — qui, étant devenu en usage, tuera le calendrier appelé romain. Sieyès, l'ancien constituant, vient pour faire une nouvelle constitution que beaucoup attendaient. Du reste, en réfléchissant profondément et avec circonspection, il fléchira dans beaucoup d'occasions, et trouvera que le silence est ce qu'il y a de plus sûr. Le jeune Saint-Just arrive du Nord, député par l'Aisne ; il est plutôt étudiant que sénateur, n'ayant pas encore vingt-quatre ans ; il écrit des ouvrages ; jeune homme de nature frêle, avec un organe doux et mielleux, de complexion enthousiaste, de couleur olive et de longs cheveux noirs. Férau de la vallée d'Aure, dans les replis des Pyrénées, ardent républicain, destiné à la réputation et après tout à la mort. Des patriotes de toute espèce arrivent : des professeurs, des cultivateurs, des prêtres, des ex-prêtres, des commerçants, des docteurs ; par-dessus tout des parleurs, des sortes d'avocats. Des accoucheurs, comme Levasseur de la Sarthe, ne manquent pas ; ni les artistes, le gros David avec sa joue enflée. Il a cultivé la peinture pendant longtemps en état de convulsion, il sera un législateur. Sa grosse joue, arrêtant sa voix à sa naissance, l'empêche entièrement d'être orateur ; mais son pinceau, sa tête, son cœur ardent, joint à un génie toujours excité, siégeront là, homme corporellement et mentalement enflé, disproportionné, mou et gros plutôt que grand, faible d'ailleurs, en état de convulsion, non vigoureux comme artiste, ainsi qu'il veut le paraître ? Les bienfaiteurs de notre espèce naturalisés ne sont pas oubliés. Priestley, nommé par le département de l'Orne, a refusé. Paine, le rebelle tailleur, est élu par le Pas-de-Calais, il accepte. Peu de nobles y arrivent, et même aucun. Paul-François Barras, noble comme les Barras, aussi vieux que les rochers de la Provence, en est un. Le nécessiteux, l'échoué mortel, fut jeté sur les côtes des Maldives il y a longtemps, quand il était matelot et soldat combattant l'Indien ; il revint à terre depuis, Parisien affamé, coureur de plaisirs et à demi-solde, après avoir parcouru beaucoup d'îles, avec un enchantement temporaire, une conversion momentanée à l'état de bestialité et d'impureté — heasthood and hoghood —. Le département du Var l'y a aussi envoyé : homme de chaleur et d'activité, manquant d'élocution, en un mot dépourvu de tout ce qui est nécessaire pour parler ; cependant, non sans une sorte de rapidité de coup d'œil, de certain courage vif et passager, qui à cette époque, la chance favorisant, pouvait aller loin. Il est grand, beau à voir seulement de complexion un peu jaune. Mais sous une robe de pourpre, un manteau écarlate et une plume tricolore, dans les occasions solennelles, l'homme paraît bien[41]. Lepelletier Saint-Fargeau, ancien constituant, espèce de noble, possesseur d'une fortune énorme, y figurera aussi, — pour obtenir l'abolition de la peine de mort ! Malheureux ex-parlementaire ! De plus, au nombre des soixante-neuf anciens constituants, remarquez Philippe d'Orléans, prince du sang ! non alors d'Orléans. Le féodalisme ayant été banni de la terre, il demande à ses dignes amis, les électeurs de Paris, d'avoir à lui donner un nom nouveau ; sur quoi le procureur Manuel, en sa qualité d'écrivain à antithèses, recommande le nom Egalité. En conséquence, là siégera Philippe Egalité, vu de la terre et du ciel. Une telle Convention est recueillie ; véritable volaille furieuse dans le temps de la mue, dont Brunswick avec ses grenadiers aura bientôt fait raison. Le temps pourrait, attendu que Bertrand est toujours en prière, s'améliorer un peu[42]. C'est en vain, ô Bertrand ! Le temps ne s'améliorera pas un peu. Si même il s'était amélioré ? Dumouriez-Polymète, quoique Bertrand ne le sache pas, sortit tout fringant d'un sommeil léger et de courte durée, cette matinée du 29 août, plein d'activité, de discrétion et d'audace. Trois jours après cela, Brunswick, ouvrant de grands yeux, aperçut le passage de l'Argonne entièrement occupé, intercepté avec des arbres abattus et des camps fortifiés. Ce fut l'acte le plus prompt et le plus adroit qu'ait exécuté Dumouriez. La manœuvre peut coûter à Brunswick une perte de trois semaines, perte très-fâcheuse dans ces circonstances. Une muraille de montagnes de quarante milles étant entre lui et Paris, qu'il aurait pu occuper avant, dont il faut maintenant s'emparer ! Joignez à cela la pluie qui tombait chaque jour ; et nous sommes dans la misérable Champagne pouilleuse, terre couverte seulement de marais humides. Comment traverser ce mur de montagnes de l'Argonne, ou que faire sur cette terre ? On marche, on s'éclabousse avec force jurons — Sackerment — et interjections gutturales ; on force le passage de l'Argonne ; mais, malheureusement, on ne réussit pas à traverser le bois ; les volées se répètent comme une forte musique, ou les timbales de Moloch, reproduites par les échos ; les torrents gonflés bouillonnent avec fureur au pied des rochers, entraînant à leur surface des carcasses humaines. C'est en vain ! Le petit village des Islettes, avec son clocher, s'élève intact dans la passe de la montagne entre les hauteurs qui l'entourent ; vos marches forcées et ascendantes sont devenues des glissades forcées et des chutes en bas. Du sommet des hauteurs tu ne peux rien voir, si ce n'est des rocs muets et des bois humides et plaintifs ; la Vache de Clermont — énorme vache qu'elle est — se montre par intervalles[43], se débarrassant de sa couverture de nuages, inondée par les eaux du ciel, et la reprenant bientôt après. La passe de l'Argonne ne sera pas forcée ; vous devez longer l'Argonne, aller tout autour. Mais imaginez-vous si les seigneurs émigrés n'ont pas vu un peu leur splendeur ternie, si ce régiment à pied, avec uniformes lisérés de rouge et pantalons de nankin, pouvait être en ordre au jour de bataille ! Au lieu de gasconnade, une sorte de désespoir, une hydrophobie provenant d'excès d'eau, menace de survenir. Le jeune prince de Ligne, fils de ce brave écrivain de Ligne, le lion des dandies, tombe en arrière, tué roide dans le Grand-Pré, partie nord de la passe. Brunswick est sur les bords, rôdant avec peine vers les extrémités du sud. Quatre jours, jours de pluie comme au temps de Noé ; sans feu, sans provisions ! Pour avoir du feu, vous abattez des arbres verts et produisez de la fumée ; pour provisions, vous mangez des raisins verts, et vous avez la colique, la dysenterie pestilentielle. Les villageois nous assassinent, ils ne se joignent point à nous, ils menacent de nous frapper de leurs ciseaux ! Ô seigneurs, infortunés et tristes seigneurs ! et vous, pantalons de nankin tout éclaboussés ! — Mais, ô dix fois plus infortunés encore ! vous pauvres Sackerment, hideux hessois et hulans tombés sur le dos, qui n'aviez aucun motif pour venir mourir ici, si ce n'est la contrainte et les trois sous par jour ! Mme Leblanc du Bras d'or n'a-t-elle pas aussi sa part sous ce berceau de joncs dégoûtants ! Les villageois assassins sont pendus, les honorables et anciens membres de la Constituante, quoique d'un âge respectable, sont en voiture les mains liées : ce sont les malheurs de la guerre. Ainsi on s'arrête et s'agite partout, sur les pentes et dans les passes de l'Argonne, — perte pour Brunswick de vingt-cinq jours désastreux. Il y a repos, mouvement ; on avance, on recule ; on se présente sérieusement, en face, suivant que les positions changent, et l'Argonne est en partie entourée, en partie forcée. Mais Dumouriez va toujours en avant, l'entoure, si vous voulez, tient bon comme un objet fixé en terre, lequel objet est muni d'un grand nombre de pivots, se portant tantôt ici, tantôt là, présentant continuellement un nouveau front au moment le plus inattendu, ne consentant, sur aucun point, à se retirer. Les recrues lui affluent, pleines d'ardeur, mais au sujet desquelles il survient quelques difficultés. Derrière le Grand-Pré, par exemple, le Grand-Pré qui est du côté opposé à l'Argonne, et que nous avons forcé et entouré, — les recrues ardentes, dans une de ces volte-face et de ces résistances de front, furent repoussées, comme le peuvent être des braves ; il s'éleva alors un cri de Sauve qui peut ! et une terreur panique qui faillit tout perdre ! Mais le général arrivent au galop, et d'une voix de tonnerre et avec force gestes, frappant même de son épée, les arrête, les rallie, leur fait sentir leur honte[44] ; il saisit les principaux criards et les chefs, ils ont les cheveux rasés et les sourcils coupés, et il les envoie dans le monde comme exemple. Alors aussi — car réellement les rations minimes et le campement en pleine pluie donnent à des estomacs affamés de la mauvaise humeur — il y a presque une sédition. Sur ce, Dumouriez se présente en tête des lignes, avec son état-major et une escorte de cent hussards. Il avait posté quelques escadrons sur les derrières, l'artillerie en avant, et leur dit : Vous autres, car je ne peux vous appeler ni citoyens, ni soldats, ni mes enfants, vous voyez devant vous cette artillerie, derrière vous cette cavalerie. Vous vous êtes déshonorés par des crimes. Je ne souffre ici ni assassins ni bourreaux. Je vous ferai hacher en pièces à la première mutinerie. Si vous vous corrigez, si vous vous conduisez comme cette brave armée dans laquelle vous avez l'honneur d'être admis, vous trouverez en moi un bon père. Je sais qu'il y a parmi vous des scélérats chargés de vous pousser aux crimes ; chassez-les vous-mêmes, ou dénoncez-les moi : je vous en rends responsables[45]. Patience, ô Dumouriez ! cet amas douteux de criards, de mutins, une fois exercé, accoutumé, deviendra une phalange de combattants, et fera face et volte face aussi promptement que le vent ou que le tourbillon ; faces tannées à moustaches, souvent nu-pieds, souvent sans provisions, avec des nerfs de fer, qui ne demandent seulement que du pain et de la poudre ; vrais enfants du feu, mortels les plus adroits, les plus vifs, les plus chaleureux qu'on ait vus depuis Attila. Ils peuvent conquérir et envahir ainsi que le fit Attila,- dont tu vois aujourd'hui le camp et le champ de bataille sur ce même terrain, et qui après avoir balayé la terre, se trouva souvent en grandes difficultés, et eut des jours de lutte bien durs ; — arrêté ici même par le Romain Aetius et la chance, leur nuage de poussière fut de nouveau dispersé dans l'est[46]. Il est assez étrange que dans cette bruyante confusion militaire que nous avons vue il y a longtemps tomber dans une collision homicide,-à Nancy ou dans les rues de Metz, où le brave Bouillé se tenait l'épée nue, et qui depuis s'est brisée en pièces ; — il est étrange que dans cette confusion, et non d'ailleurs, paraisse le premier germe de retour à l'ordre pour la France ! Autour de ce germe, la pauvre France presque enterrée par suicide, au milieu de débris et du chaos, sera bien aise de se rallier, de commencer à s'élever, de donner une forme nouvelle à sa poussière inorganique, et de se transformer très-lentement, après des siècles, avec les Napoléon, les Louis-Philippe et autres de même nature et de même destinée, en une nouvelle France infiniment préférable, nous pouvons l'espérer ! Ces volte-face et ces mouvements dans la région de l'Argonne qui sont minutieusement ordonnés par Dumouriez lui-même, et plus intéressants pour nous que les plus belles parties d'échecs de Philidor, lecteurs, passons-les tous sous silence, — et hâtons-nous de remarquer deux choses, la première particulière et de peu d'importance, la seconde importante et générale. La première, c'est la présence, dans ce jeu de guerre de l'Argonne, d'un certain mortel appartenant à cette classe appelée immortelle. On a remarqué qu'anciennement lorsque les dieux apparaissaient aux hommes, c'était rarement dans leur forme naturelle reconnaissable : c'est ainsi que les vachers d'Admète donnent à Apollon un manteau de peau de chèvre, une coupe à lait — c'est heureux qu'ils ne le frappent pas avec leurs aiguillons —, ne songeant pas qu'il est le dieu du soleil ! Le nom de ce mortel est Johann Wolfgang von Gœthe. C'est le ministre d'Herzog Weimar, venu avec un léger contingent de Weimar, pour remplir une fonction non militaire, insignifiante, très-incompréhensible presque pour tous ! Il est maintenant, brides en main, sur les hauteurs près de Sainte-Menehould, faisant une épreuve sur la fièvre que donne le canon. Ayant atteint la hauteur, à cheval, en dépit de toute influence, à travers les jeux et les feux des boulets de canon, avec le désir scientifique de savoir ce que peut être cette fièvre : Son bruit, dit-il, est assez curieux ; c'est comme s'il était composé du bourdonnement de la toupie, du murmure de l'eau et du sifflet du moineau. Vous éprouvez par degrés une sensation extraordinaire qui ne peut être décrite que par rapprochement. Il semble que vous êtes dans un endroit étouffant, et que vous êtes en même temps saisi de la chaleur qu'il produit ; alors vous vous sentez comme si l'élément et vous alliez de pair. La vue ne perd rien de sa force et de sa clarté ; c'est comme si tout avait une sorte de couleur brune et rouge qui rend la position et les objets encore plus impressifs sur vous[47]. Voici la fièvre du canon, telle que la ressent un [poète universel, — homme tout à fait sans pareil ! Dans cette tête incompréhensible, il y a vraiment la contrepartie spirituelle — appelée le complément — de ce même produit extraordinaire mort-né de la terre qui maintenant produit son effet au dehors dans l'Argonne, au milieu de ces tonnerres de canons, et au dedans dans cette tête incompréhensible. Prenez cet homme, ô lecteur ! pour le plus extraordinaire de tous les extraordinaires individus, dans cette campagne de l'Argonne. Ce que nous disons de lui n'est point une fiction, ni une figure de rhétorique, mais un fait historique et scientifique, ainsi que beaucoup de personnes peuvent aujourd'hui, à cette distance, voir ou commencer à voir. Mais la majeure partie du public pense que ce que nous avions à remarquer est ceci : que le 20 septembre 1792 était une matinée sombre et brumeuse ; que des trois heures du matin Sainte-Menehould, et ces villages et ces sites de maisons que nous connaissons d'ancienne date, furent secoués par les wagons de l'artillerie, par la fracas des sabots et les pas des soldats : militaires, patriotes et Prussiens prenant position sur les hauteurs de la Lune et autres collines, changeant de quartiers et avançant, — comme dans un fort jeu d'échecs.— Fasse la ciel que cela tourne à bien ! Le meunier de Valmy s'est enfoui sous terre ; son moulin, qui n'eut jamais autant de vent, reste tranquille maintenant. A sept heures du matin, le brouillard se dissipe. Voyez Kellermann, commandant en deuxième, sous Dumouriez, à la tête de dix-huit pièces de canon et de rangs épais et serrés, se mettre en bataille autour de ce moulin silencieux, sur cette hauteur avantageuse ; Brunswick avec de nombreux soldats et du canon couvrant les hauteurs de la Lune ; le petit ruisseau et sa petite vallée les séparent à présent. Ainsi ce qui a tant tardé est enfin arrivé ! au lieu de la faim et de la dysenterie, nous aurons un rude combat ; et alors ! — Dumouriez avec des forces et un front solide observe d'une hauteur voisine ; il ne peut qu'aider par des vœux et le silence. Voici les dix-huit pièces d'artillerie qui se font entendre et aboient ; on répond de la Lune, un bruit de tonnerre s'élève dans l'air, et les échos le répètent à travers les vallées, jusque dans les profondeurs des forêts de l'Argonne — maintenant désertes —, et des existences et des membres volent dispersés de côté et d'autre. Brunswick peut-il faire quelque effet sur eux ? Les brillants et tristes seigneurs en sont à se mordre les pouces ; le sans-culottes ne semblent par fuir comme des poulets ! au milieu du plus fort de l'engagement, un boulet de canon abat sous lui le cheval de Kellermann ; un chariot de poudre est lancé et éclate dans les airs, avec un fracas qui domine tous les bruits ; on voit voler en l'air je ne sais quels débris. Brunswick tente l'assaut. Camarades, s'écrie Kellermann, vive la patrie ! allons vaincre pour elle ! Et le crie de : vive la patrie ! lui répond et va frapper le ciel, comme un feu roulant, de tous côtés ; nos rangs tiennent ferme comme des rocs, et Brunswick repasse la vallée sans avoir obtenu d'avantages ; il regagne sa position de la Lune non sans être maltraité en route ; et il en fut ainsi tout un jour de septembre, — avec du fracas, des cris et des échos. La canonnade dura jusqu'au coucher du soleil, et aucun mal ne fut fait ; une heure après le coucher du soleil, le peu d'horloges qui restaient dans le pays sonnèrent sept heures ; alors Brunswick fait une nouvelle tentative, sans plus de succès On lui oppose des rangs de rochers aux cris de : vive la patrie ! il se retire non sans perte ; alors il cesse et retourne à la taverne de la Lune et y établit une redoute pour le cas où il serait attaqué ! Vraiment, il en est ainsi, seigneurs brillants et tristes ; faites ce que vous pourrez. Ah ! la France ne se lève pas en masse pour nous, et les paysans ne se joignent pas à nous, mais ils nous assassinent ! nulle pendaison, nulle instigation ne les convaincra ! ils ont perdu leur vieil amour pour le roi, pour les insignes de la royauté, j'en ai peur, et même ils lutteront pour en être débarrassés, cela paraît être maintenant dans leurs dispositions ; ni l'Autriche ne prospère, non plus que le siège de Thionville. Les habitants de Thionville, poussant l'insolence jusqu'à l'épigramme, ont placé un cheval de bois sur leurs remparts avec une botte de foin et cette inscription. Quand j'aurai fini mon foin, vous prendrez Thionville ![48] A quel degré peut s'élever la frénésie de l'esprit humain ! Les tranchées de Thionville sont remplies, et celles de Lille ouvertes ; la terre ne nous sourit pas, ni le ciel ; ce dernier s'obscurcit et pleure, répandant une pluie épaisse et pis encore. Nos amis même nous insultent, nous sommes blessés chez eux : S. M. Prussienne avait une redingote quand la pluie arriva, et — contrairement à toutes les lois connues — elle l'endossa, tandis que nos princes français, l'espoir du pays, n'en avaient pas ! A cela, vraiment, comme le dit Gœthe, quelle réponse peut-on faire[49] ? — Froid, faim, affront, colique, dysenterie et mort, et nous ici, le genou en terre, dans nos redoutes, et nullement redoutables, au milieu de misérables tas de gerbes de blé et de chaume pourri sur cette boueuse hauteur de la Lune, autour de cette misérable taverne de la Lune ! Voilà la canonnade de Valmy où le poète universel a fait l'épreuve de la fièvre du canon, où les sans-culottes français ne s'enfuirent pas comme des poulets. Grande journée pour la France ! chaque soldat a rempli son devoir, et l'Alsacien Kellermann — bien supérieur au vieux Lückner le congédié — a commencé à devenir plus grand, et Égalité fils, brillant et brave officier de campagne, s'est distingué par son intrépidité. — C'est le même courageux individu qui aujourd'hui, sous le nom de Louis-Philippe, sans l'égalité, lutte dans de fâcheuses circonstances, pour conserver quelque temps encore le titre de roi des Français. VIII. — EXEUNT.
Mais ce 20 septembre est encore un grand jour, sous un autre point de vue. Car, observez que lorsque le cheval de Kellermann s'abattit sous lui, au moulin de Valmy, nos nouveaux députés nationaux, qui formeront une convention nationale, circulent et s'attroupent autour de la salle des Cent-Suisses avec l'intention de se constituer ! Le lendemain vers midi, Camus l'archiviste est occupé à vérifier les pouvoirs ; plusieurs centaines sont déjà prêts. En conséquence l'ancienne législative recommence à sortir de ses vieilles cendres, comme le phénix, avec une nouvelle forme. — Et aussitôt, tous retournent en solennité à la salle du Manège ; là siège une convention nationale ; ils sont sept cent quarante-neuf au complet ou presque au complet, présidés par Pétion — qui commencent aussitôt le travail. Lis les rapports des débats de cette après-midi, lecteur ; il n'y a pas de débats semblables, l'ennuyeux Moniteur même devient plus dramatique en vérité que Shakespeare. En effet, l'épigrammatique Manuel se lève et prononce des choses étranges : Que le président aura une garde d'honneur et sera logé aux Tuileries ; — rejeté. Et Danton se lève et parle, et Gollot d'Herbois, et le curé Grégoire, et le boiteux Couthon de la Montagne, se lèvent également et en stances mélibéennes, composées de quelques lignes seulement, ils font de nombreuses propositions : Que la pierre angulaire de la nouvelle constitution est la souveraineté du peuple ; que notre constitution sera acceptée par le peuple, sinon nulle ; bien plus, que le peuple doit être vengé et avoir ses juges naturels ; que les impôts doivent subsister jusqu'à nouvel ordre ; que les propriétés foncières et autres seront à jamais sacrées ; enfin que la royauté, dès ce jour, est abolie en France. Tout est décrété avant que quatre heures n'aient sonné, le tout aux acclamations du monde[50]. L'arbre était si avancé qu'il suffisait de le secouer pour remplir les voitures de son fruit jaune. Et aussi dans la région de Valmy, dès que la nouvelle arrive, quel est ce tumulte qui s'entend de la boueuse hauteur de la Lune ? Un hourrah général des Français sur la colline opposée ; les bonnets sont au bout des baïonnettes et élevés dans l'air ; et une clameur confuse de République ! vive la république ! est apportée par le vent. Le lendemain matin, pour parler ainsi, Brunswick fait endosser les havresacs avant le jour, il allume autant de feux qu'il en peut allumer, et marche sans faire battre la caisse. Dumouriez trouva de tristes restes dans ce camp : des latrines pleines de sang[51]. Le chevaleresque roi de Prusse, car il y était en personne, nous l'avons vu, devra s'en repentir longtemps ; il jette un regard plus froid que jamais sur ces brillants et tristes seigneurs, et sur ces princes français, l'espérance du pays ; — et après tout, et sans gêne, il endosse sa redingote, heureux qu'il est d'en avoir une. Ils se retirent, tous se retirent avec la rapidité qui convient à travers la Champagne piétinée et fangeuse, avec des pluies torrentielles sur le dos, Dumouriez avec son Kellermann et son Dillon les piquant un peu par derrière, un peu, pas beaucoup ; tantôt piquant, tantôt négociant : car Brunswick a l'œil ouvert, et S. M. Prussienne est une Majesté repentante. L'Autriche n'a pas réussi non plus : le cheval de bois de Thionville n'a pas mangé son foin, et la ville de Lille ne s'est pas rendue. Les tranchées de Lille sont ouvertes le 29 de ce mois, par les boulets, les bombes et les grenades, tranchées telles que le Vésuve et l'abîme en auraient. C'était effrayant, disent les témoins oculaires, mais sans résultat. Les Lillois sont tellement excités, surtout après les nouvelles de l'Argonne et de l'Est ! Pas un sans indispensables dans Lille ne voudrait se rendre, quand on lui donnerait la rançon d'un roi. Les boulets rouges pleuvent jour et nuit ; six mille, ou environ ; et des bombes remplies d'essence de térébenthine, qui jaillit tout en flammes, uniquement sur les demeures des sans-culottes et des pauvres, les rues des riches étant épargnées. Mais les sans-culottes prennent des seaux d'eau et se forment en compagnies pour éteindre. La bombe est dans la maison de Pierre ! la bombe est chez Jean ! Ils mettent en commun et leur logement et leurs provisions au cri de : Vive la république ! et sans que le cœur jamais leur manque. Un boulet tonne à travers la principale salle de l'hôtel de ville, pendant que la Commune y est assemblée : Nous sommes en permanence, dit un des membres avec calme, et en continuant sa besogne ; le boulet reste en permanence aussi dans le mur probablement, jusques à ce jour[52]. L'archiduchesse d'Autriche — sœur de la reine — verra elle-même le feu de l'artillerie ; dans leur empressement à satisfaire une archiduchesse, deux mortiers éclatent et tuent trente personnes ; c'est en vain ; Lille souvent en feu est toujours éteint, Lille ne cédera pas. Les hardis garçons arrachent gaiement les mèches des bombes à terre. Un homme attrape avec son chapeau qui prend feu un boulet qui roulait ; dès qu'il fut refroidi, ils le couvrirent d'un bonnet rouge. Bien remarquable aussi ce jovial barbier qui, quand la bombe eut éclaté auprès de lui, en prit un morceau, mit dedans de la mousse de savon en disant : voilà mon plat à barbe ! et rasa sur le lieu même quatorze personnes. Bravo, jovial barbier, bien digne de faire la barbe aux fantômes à manteaux rouges, et de trouver des trésors ! — Le huitième jour de ce siège opiniâtre, le 6 octobre, l'Autriche voyant qu'elle perdait sa peine se retira, non sans un sentiment intérieur de mécontentement ; Dumouriez s'y dirige promptement ; et Lille, couverte de cendre et de fumée étouffante, mais poussant des cris joyeux jusqu'au ciel, ouvre ses portes toutes grandes. Le plat à barbe devient à la mode. Pas de patriote un peu élégant, dit Mercier plusieurs années après, qui ne se rase dans un morceau d'une bombe de Lille. Quid multa, pourquoi tant de paroles ? Les envahisseurs sont en fuite ; l'armée de Brunswick dont un tiers a péri se traîne d'une façon désastreuse dans les chemins creux de la Champagne, se répandant aussi dans les champs d'une argile visqueuse et rougeâtre, comme Pharaon dans une mer Rouge de fange, dit Gœthe, car ici aussi gisaient des chariots brisés, et cavaliers et fantassins, semblent sombrer tout autour[53]. Le 19 octobre au matin, le poète universel sortant par le nord de Verdun, où il était entré par le sud, environ cinq semaines auparavant, dans un ordre tout différent, remarqua le phénomène suivant, et en fit partie. Vers les trois heures du matin, n'ayant pas fermé l'œil de la nuit, nous allions monter dans notre voiture qui attendait à la porte, quand un obstacle insurmontable se présenta, car déjà roulaient entre les pavés qui étaient en tas de chaque côté de la rue une suite de chariots chargés de malades ; c'était comme s'ils roulaient dans des marais. Pendant que nous étions là à attendre pour savoir ce qu'il y avait à faire, notre propriétaire, chevalier de Saint-Louis, passa précipitamment près de nous sans nous saluer. Il avait été un des notables sous Calonne en 1787, depuis émigré ; il était revenu prendre possession de son domicile, rayonnant de joie, avec les Prussiens ; maintenant il doit repartir pour errer de nouveau sur la terre immense, suivi d'un domestique portant un petit paquet suspendu à un bâton. L'activité de notre alerte Lisieux se fit remarquer dans cette circonstance et nous tira encore d'affaire. Il se jeta dans une étroite solution de continuité de cette file de voitures et retint le chariot qui s'avançait, jusqu'à ce que nous fussions parvenus à nous intercaler dans le convoi avec nos six et nos quatre chevaux ; après quoi, dans ma légère petite carriole, je pus respirer plus librement. Nous étions maintenant en route, marchant d'un pas d'enterrement, mais enfin en route. Le jour parut ; nous nous trouvâmes à la sortie de la ville au milieu d'un tumulte et d'un vacarme démesurés. Toutes sortes de voitures, quelques cavaliers, une immense quantité de piétons se croisaient sur la grande esplanade devant la barrière ; nous tournâmes à droite avec notre colonne, vers Estain, sur une route étroite, bordée de fossés de chaque côté. L'instinct de la conservation dans une presse aussi énorme ne connaissait ni pitié, ni respect pour rien. A peu de distance devant nous s'abattit un des chevaux d'un chariot de munitions ; on coupa les traits et on le laissa là. Puis, comme les trois autres ne pouvaient traîner davantage leur voiture, on coupa également les traits et l'on jeta le lourd véhicule dans le fossé, et sans aucun retard nous eûmes à passer droit sur le cheval qui allait se relever, et je vis très-bien, ses jambes sous les roues, se briser et craquer. Cavaliers et piétons s'efforçaient de sortir des chemins étroits et embarrassés pour gagner les prés ; mais. ils étaient aussi noyés par la pluie, coupés par les fossés débordés ; les sentiers disparaissaient à chaque instant. Quatre soldats français bien mis, beaux et ayant l'air comme il faut, pataugèrent quelques instants à côté de notre voiture ; ils étaient extraordinairement propres et nets, et avaient un tel talent de poser leurs pieds que leur chaussure ne portait pas plus haut que la cheville les traces du pèlerinage boueux dans lequel ces braves gens étaient engagés. Dans de telles circonstances, voir dans les fossés, les prés, les champs et les clos une assez grande quantité de chevaux morts, c'était tout naturel ; mais quelque fois on envoyait d'écorchés, les parties charnues étaient enlevées, triste marque de la détresse publique. Nous marchions donc en danger continuel, dès que nous nous arrêtions un moment, d'être nous-mêmes renversés ; vraiment les soins et l'adresse de notre Lisieux étaient au-dessus de tout éloge. Il montra le même talent à Estain où nous arrivâmes sur le midi ; et nous vîmes dans la jolie petite ville bien bâtie, dans les rues et dans les places autour de nous, un tumulte étourdissant ; la foule roulait de côté et d'autre, et tous, luttant pour avancer, chacun faisait obstacle à son voisin. Notre voiture s'arrêta inopinément devant une maison superbe sur la place du marché, le maître et la maîtresse de la maison nous saluèrent à une distance respectueuse. L'adroit Lisieux à notre insu avait dit que nous étions le frère du roi de Prusse ! Mais à présent, des fenêtres du rez-de-chaussée, d'où nous embrassions toute la place du marché, nous pûmes juger pleinement de ce tumulte épouvantable ; des piétons de toute espèce, soldats en uniforme, maraudeurs, citadins et paysans, l'air résolu mais triste, femmes, enfants, se bousculant et s'écrasant les uns les autres au milieu de voitures de toutes sortes, de caissons, de fourgons, de voitures à un cheval, à deux, à plusieurs chevaux ; des centaines de véhicules variés, mis en réquisition, ou conduits par leurs propriétaires se frayant un chemin, se heurtant, se gênant les uns les autres, roulaient de droite et de gauche. Des bestiaux aussi se débattaient, troupeaux mis probablement aussi en réquisition. De cavaliers, on en voyait peu, mais les équipages élégants des émigrés, de diverses couleurs, vernissés, dorés et argentés, évidemment par les premiers carrossiers, attiraient les regards. Cette sorte de mêlée causée par le peu d'espace, augmenta encore à l'endroit où la place se rétrécissait pour former une rue — droite, il est vrai, et belle, mais trop étroite pour cette cohue. Je n'ai jamais rien vu de semblable de ma vie. L'aspect peut être comparé à ce gonflement d'un fleuve qui s'est répandu avec fureur sur les prés et les champs, et qui est maintenant forcé de se resserrer pour passer sous l'arche étroite d'un pont, et de couler dans son lit encaissé. Au bas de la longue rue, que de nos fenêtres on voyait tout entière, montait continuellement cette étrange marée ; on distinguait une grande voiture de voyage à deux places qui dominait de haut tout ce déluge. Nous pensâmes que c'étaient les belles Françaises que nous avions vues le matin ; ce n'était point elles, cependant ; c'était le comte Haugwitz ; vous pouviez le voir, portant empreint sur la figure un air de malice sardonique, s'avancer en se balançant, pas à pas[54]. Est-ce à une procession si peu triomphale qu'a abouti le manifeste de Brunswick ? il a fait pis encore ; il est en négociations avec ces mécréants : — cette nouvelle produisit sur les émigrés une telle révolution que notre savant poète universel est porté à dire que l'on craint pour la raison de plusieurs[55]. Plus de ressource ; ils doivent se suffire à eux-mêmes, ces pauvres émigrés, furieux contre tout le monde et contre tout, et excitant la colère de tout le monde dans la triste situation où ils se sont placés. Le maître d'hôtel et sa femme, nous disent à table d'hôte combien ces Français sont insupportables ; comment en dépit d'une telle humiliation, d'un tel état de dénuement, presque de mendicité, ils se disputent toujours pour la préséance, et ont toujours autant de vanité et d'indiscrétion ; entouré d'honneurs, au haut bout de la table, vous pouvez voir de vos propres yeux, non un seigneur, mais un mannequin de seigneur, tombé en enfance, encore traité de monseigneur, servi avec respect. Sur divers sièges sont assis indistinctement des militaires, des commissaires, des aventuriers, consommant en silence leurs mauvais aliments ; sur leur front on peut remarquer les traces d'une dure destinée, tous gardent le silence, chacun a ses souffrances personnelles à supporter et paraît être dans la misère la plus profonde. Un vagabond impatient entre et s'asseoit et mange, sans se plaindre, ce qui est devant lui, le propriétaire laissant l'écot presqu'à sa volonté. Il est, me dit tout bas le propriétaire, le premier de ces coquins qui consente à goûter de notre pain noir allemand[56]. Et Dumouriez est à Paris, complimenté et fêté, se pavanant dans les brillants salons ; des flots de robes de dentelles innombrables et d'habits magnifiques s'agitent autour de lui, avec une joie admirative. Un soir cependant, dans la splendeur d'une de ces scènes, il fut apostrophé par un être à physionomie sombre et crasseuse, qui s'était introduit sans être invité, malgré l'opposition de tous les laquais ; oui, cette sombre figure est venue chargée par les Jacobins d'une mission expresse, pour s'enquérir avec rudesse, plus tôt alors que plus tard, de certaines choses, par exemple : Sur les sourcils rasés des volontaires patriotes ? — également sur vos menaces de les mettre en pièces ? — et encore, pourquoi n'avez-vous pas poursuivi Brunswick avec plus de vigueur ? Ainsi avec un rauque croassement l'interroge la sombre figure. — Ah ! c'est vous qu'on appelle Marat ! répondit le général, et il tourna froidement sur ses talons[57]. — Marat ! Les robes de dentelles frissonnent comme des trembles. Les beaux habits se rassemblent en cercle ; l'acteur Talma — car c'était chez lui —, l'acteur Talma, et presque les bougies elles-mêmes deviennent bleus, jusqu'à ce que l'obscène spectre à apparence sombre et inconnue sur terre s'évanouisse pour rentrer dans ses ténèbres natales. Le général Dumouriez, après quelques jours, repart pour la Hollande ; il attaquera la Hollande, quoique en hiver. Et le général Montesquiou au sud-est est entré dans le royaume de Sardaigne, où presque sans tirer un coup de fusil il a enlevé la Savoie, impatiente de faire partie de la république. Et le général de Custine au nord-est s'est jeté sur Spire et son arsenal, puis sur l'électorale Mayence[58], non sans y être engagé, car il y a là des Allemands démocrates, et pas une ombre d'électeur ; si bien que dans ces derniers jours d'octobre, madame Forster, fille de Heine, tant soit peu démocrate, se promenant hors la barrière de Mayence avec son mari, vit des soldats français jouant à la boule avec des boulets de canon ! Forster saute de joie par-dessus une bombe en criant : Vive la république ! Un garde national à barbe noire réplique : Elle vivra bien sans vous. |
[1] Moore's Journal, t. I, p. 85.
[2] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 467.
[3] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 437.
[4] Mémoires de Buzot. Paris, 1823, p. 88.
[5] Moore's Journal, t. I, p. 159-168.
[6] Toulongeon, Histoire de France, t, II, chap. 5.
[7] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 148.
[8] Histoire parlementaire, t. X IX, p. 300.
[9] Mme de Staël, Considérations sur la Révolution, t. II, p. 67-81.
[10] Mémoires sur les prisons. Paris, 1823, t. I, p. 179-190.
[11] Dumouriez, Mémoires, t. II, p. 383.
[12] Hélène-Maria Williams, Lettres de France, Londres, 1791-1793, t. III, p. 96.
[13] Dumouriez, t. II, p. 391.
[14] Moore's Journal, I, p. 178.
[15] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 409.
[16] Biographie des ministres. Bruxelles, 1826, p. 96.
[17] Moniteur (voyez Histoire parlementaire, t. XVII, p. 347).
[18] Félhémesi — anagramme de Méhée fils —, La vérité tout entière sur les vrais auteurs de la journée du 2 septembre 1792. (Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 156-181.)
[19] Journal de Moore, t. I, p. 185-195.
[20] Dulaure, Esquisses historiques des principaux événements de la Révolution française, t. III, p. 205.
[21] Bertrand Moleville, Mémoires particuliers, t. II, p. 213, etc.
[22] Jourgniac Saint-Méard, Mon agonie de trente-huit heures (tome XVIII de l'Histoire parlementaire de la Révolution française de MM. Buchez et Roux).
[23] Maton de la Varenne, Ma résurrection (Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XVIII, p. 135-156).
[24] L'abbé Sicard, Relation adressée à un de ses amis (Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 98-103).
[25] Un d'eux était ivre, et les propos qu'il tint ont peut-être causé la mort de M. de Maillé, qui avait été blessé au château des Tuileries, le 10 août. (Note de Jourgniac.)
[26] Mon agonie (Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 128).
[27] Moniteur, séance du 2 septembre 1792.
[28] Méhée fils (Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 189).
[29] Montgaillard, t. III, p, 191.
[30] Helen Maria Williams, t. III, p.
27.
[31] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 421-422.
[32] Moniteur du 6 novembre, séance du 5 novembre 1793.
[33] État des sommes payées par la commune de Paris (Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 231).
[34] Mercier, Nouveau Paris, t. VI, p. 21.
[35] Du 9 au 13 septembre 1572. (Dulaure, Histoire de Paris, t. III, p. 146.)
[36] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 433.
[37] Histoire parlementaire, t. XVII, p. 434.
[38] Pièces officielles relatives au massacre des prisonniers à Versailles (Histoire parlementaire, t. XVIII, p. 236-249).
[39] Biographie des ministres, p. 97.
[40] Biographie des ministres, p. 103.
[41] Dictionnaire des hommes marquants, BARRAS.
[42] Bertrand Moleville, Mémoires, t. II, p. 225.
[43] Lettres de Helen-Maria Williams, III, p. 79-81.
[44] Dumouriez, Mémoires, t. III, p. 29.
[45] Dumouriez, Mémoires, t. III, p. 55.
[46] Helen-Maria Williams, III, p. 32.
[47] Gœthe, Campagne de France (Œuvres, t. XXX, p. 73).
[48] Histoire parlementaire, t. XIX, p. 177.
[49] Gœthe, t. XXX, p. 49.
[50] Histoire parlementaire, t. XIX, p. 19.
[51] 1er novembre 1792. — Dumouriez, t. III, p. 73.
[52] Bombardement de Lille (Histoire parlementaire, t. XX, p. 63-71).
[53] Gœthe, Campagne de France, p. 103.
[54] Campagne de France, Gœthe (Stuttgard, 1829), t. XXX, p. 133-137.
[55] Campagne de France, Gœthe (Stuttgard, 1829), t. XXX, p. 152.
[56] Campagne de France, Gœthe (Stuttgard, 1829), t. XXX, p. 210-212.
[57] Dumouriez, t. III, p. 115.
[58] Lettres de Jean-George Forster (Leipzig, 1829), t. I, p. 88.