HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA BASTILLE

 

LIVRE QUATRIÈME. — LES ÉTATS GÉNÉRAUX.

 

 

I. — ENCORE LES NOTABLES !

 

Donc, la prière universelle va être exaucée ! Toujours dans les temps de perplexité nationale, quand le mal abondait et que le secours ne venait pas, le remède des états généraux fut invoqué, par un Malesherbes comme par un Fénelon[1] ; même les parlements, quand ils l'appelaient, étaient escortés de bénédictions. Et voici maintenant que ce remède nous est accordé : les états généraux vont réellement être.

Dire : que les états généraux soient, était chose aisée ; dire comment ils devaient être, n'est pas aisé. Depuis l'année 1614 il n'y avait pas eu d'états généraux assemblés en France ; toute trace en avait été effacée des habitudes vivantes. Leur structure, leurs pouvoirs, leur mode de procédure, qui n'avaient jamais été en aucune façon déterminés, sont maintenant devenus complètement une vague possibilité ; une argile que le potier peut façonner d'une manière ou d'une autre, disons plutôt vingt-cinq millions de potiers ; car autant il y en a qui, plus ou moins, ont le droit de vote ! Quelle forme donner aux états généraux ? Là est le problème. Chaque corporation, chaque ordre privilégié, chaque classe organisée a de secrètes espérances en cette matière et aussi de secrets pressentiments. Car voici que la classe monstre de vingt millions d'âmes, jusqu'ici troupe moutonnière et muette, à propos de laquelle les autres avaient besoin de s'accorder sur la manière de tondre, est maintenant aussi debout avec ses espérances ! Elle a cessé ou veut cesser d'être muette ; elle parle en pamphlets, ou du moins elle brait derrière les pamphlets et hurle à l'unisson, augmentant merveilleusement leur volume de bruit.

Quant au parlement de Paris, il s'est tout d'abord prononcé pour la vieille forme de 1614 ; laquelle forme a cet avantage que le tiers état n'y figure que pour la montrer de sorte que la noblesse et le clergé n'avaient qu'à éviter toute querelle entre eux pour décider sans obstacle ce qui leur convenait. Telle était l'opinion clairement exprimée du parlement de Paris. Mais, accueillie par une tempête universelle de cris et de huées, cette opinion fut tout aussitôt jetée aux vents, et avec elle la popularité du parlement, pour ne jamais revivre. Le rôle du parlement, nous l'avons dit, est joué et fini. A ce sujet cependant une chose est à noter : le rapprochement des dates. Ce fut le 22 septembre que le parlement revint de ses vacances ou de l'exil dans ses terres, pour être réinstallé au milieu de la jubilation illimitée de tout Paris. Ce fut précisément le jour suivant que ce même parlement émit son opinion clairement exprimée, et alors le lendemain de ceci, vous le contemplez couvert d'outrages ; sa cour extérieure devenue un vaste théâtre de sifflets, et sa gloire évanouie à jamais[2]. Une popularité de vingt-quatre heures était, en ces temps, un ordinaire assez habituel.

D'un autre côté, combien était superflue cette invitation de Loménie : l'invitation aux penseurs ! Penseurs et non-penseurs par millions étaient spontanément à leur poste, faisant ce qui était en eux. Les clubs sont en travail : société publicole, club breton, club des enragés. En même temps, des parties de table au Palais-Royal : par Mirabeau, par Talleyrand, dînant là en compagnie des Champfort, des Morellet, avec les Dupont et les chauds parlementaires, non sans motifs. Car un certain pourvoyeur de Lions, neckérien, que l'on pourrait nommer, les rassemble là[3] ; à moins que ce ne soit un mouvement spontané de leur part, simplement pour dîner. Et ensuite, quant aux pamphlets, c'est une vraie neige tombant dru, une neige capable d'obstruer toutes les routes du gouvernement ! En avant donc les amis de la liberté, sensés et insensés !

Le comte d'Entraygues ou, comme il s'appelle lui-même, d'Intrigues, le jeune gentilhomme languedocien, avec peut-être Champfort le Cynique comme aide, éclate en fureurs presque pythiques, le plus éminent parmi tant d'éminents[4]. Pauvre jeune gentilhomme languedocien ! qui, lui-même sitôt, émigrant des premiers, devra fuir au delà des frontières, avec le Contrat social dans sa poche, vers les ténèbres extérieures, les ingrates intrigues, les déceptions des feux follets et la mort par le stylet ! L'abbé Sieyès a quitté la cathédrale de Chartres, et le canonicat et la bibliothèque, a laissé pousser sa tonsure, est venu à Paris avec une tête séculière de la plus solide espèce, pour faire trois questions et y répondre : Qu'est-ce que le tiers ? Tout. — Qu'a-t-il été jusqu'ici ? Rien. — Que veut-il être ? Quelque chose.

D'Orléans — car soyez certain que lui, dans sa route vers le chaos, est au plus épais de tout ceci — promulgue ses Délibérations[5], adoptées paternellement par lui et écrites par Laclos des Liaisons dangereuses. La conclusion en est simple : le tiers est la nation. D'un autre côté, monseigneur d'Artois, avec d'autres princes du sang, publie, dans un solennel Mémoire au roi, que si l'on prête l'oreille à ces choses, privilèges, noblesse, monarchie, Église, État et coffre-fort sont en danger[6]. En danger, sans doute ; mais si l'on n'y prête pas l'oreille, seront-ils hors de danger ? C'est la voix de toute la France, ce bruit qui surgit incommensurable, multiple, comme le bruit des eaux qui débordent. Bien sage celui qui saura ce qu'il en faut faire ; à moins qu'il ne fuie vers les montagnes pour s'y cacher ! Comment, avec de tels principes en jeu, avec de tels entourages, comment aurait pu se conduire un gouvernement de Versailles idéal, prévoyant tout ? C'est ce qu'on ne saurait dire. Un tel gouvernement aurait trop bien senti que sa longue tâche tirait à sa fin ; que sous ce masque d'états généraux, devenus inévitables, allait prendre naissance un inconnu démocratique, nouveau et tout-puissant, en présence duquel aucun gouvernement de Versailles ne pourrait ou ne devrait continuer d'exister, excepté à l'état provisoire, Et pour maintenir cet état provisoire, si ineffablement important, ce n'eût pas été trop de toutes ses facultés. Et alors, pour dernière issue, on aurait eu une abdication graduelle et bien conduite, un Domine dimittas pacifique !

Voilà pour notre Versailles idéal, prévoyant tout. Mais pour le Versailles irrationnel du moment ? Hélas ! il y a là un gouvernement qui n'existe que dans son propre intérêt ; sans droit, si ce n'est la possession, et maintenant aussi sans force. Il ne prévoit rien, ne voit rien, n'a pas même un projet et n'a que des projets, et cet instinct, en vertu duquel tout ce qui existe luttera pour conserver l'existence, Tout un abîme, dans lequel les hallucinations, les faussetés, les intrigues, les imbécillités tourbillonnent comme de vaines guenilles sous le souffle des vents ! L'Œil-de-Bœuf a ses folles espérances, non moins que ses terreurs. Puisque, jusqu'ici, les états généraux n'ont abouti à rien, pourquoi ceux-ci feraient-ils davantage ? Le tiers, il est vrai, parait dangereux ; mais, en somme, la révolte, inconnue depuis cinq générations, n'est-elle pas une impossibilité ? Les trois ordres, avec quelque adresse, seront soulevés l'un contre l'autre, et le tiers, comme devant, se joindra au roi. Par malice et par intérêt, il sera empressé à taxer et à vexer les deux autres. Les deux autres seront ainsi livrés enchaînés dans nos mains, et nous pourrons les tondre à leur tour. Sur quoi l'argent étant obtenu et les trois ordres en querelle, on les congédie, et l'avenir marchera comme il pourra. Ainsi que le disait habituellement le bon archevêque de Loménie : Il y a tant de hasards ; et il suffit d'un seul pour nous sauver. Sans doute, et de combien pour nous perdre ?

Au fond de toute cette anarchie, le pauvre Necker fait tout son possible. 11 la contemple avec une face pleine d'opiniâtres espérances, vante la rectitude connue de l'esprit royal, écoute avec complaisance ce qui se dit sur la perversité connue de la reine et des courtisans, publie proclamations et règlements, l'un en faveur du tiers état ; mais ne concluant rien, se perdant dans les espaces et conseillant aux choses de s'arranger d'elles-mêmes. Les grandes questions, pour le moment, sont réduites à deux : la double représentation et le vote par tête. Les communes auront-elles une double représentation, c'est-à-dire autant de membres que la noblesse et le clergé réunis ? Les états généraux, une fois assemblés, devront-ils voter et délibérer en un seul corps ou en trois corps séparés, voter par tête ou par classe, par ordre, comme ils l'appellent ? Voilà les points de droit qui maintenant remplissent toute la France de jargon, de logique et d'éleuthéromanie, Sur quoi, pour en finir, Necker se demande : Une seconde convocation de notables ne serait-elle pas ce qu'il y a de mieux ? Une seconde convocation est résolue.

Le 6 novembre de cette année 1788, les notables sont en conséquence réassemblés, après un intervalle de quelque dix-huit mois. Ce sont les anciens notables de Calonne, les mêmes cent quarante-quatre, pour faire preuve d'impartialité et aussi pour épargner le temps. Ils sont assis là encore une fois, partagés en sept bureaux, dans un rude hiver, le plus rude qui se soit vu depuis 1709 ; le thermomètre au-dessous de zéro Fahrenheit, la Seine profondément gelée[7]. Le froid, la disette et une clameur éleuthéromaniaque ; tout un monde changé depuis que ces notables ont été congédiés, en mai de l'année précédente. Ils vont voir maintenant si, sous la présidence de leurs sept princes du sang, dans leurs sept bureaux, ils pourront résoudre les points de droit.

A la surprise du patriotisme, ces notables, naguère si patriotiques, semblent pencher vers la mauvaise voie, vers le côté antipatriotique. Ils frémissent à la double représentation, au vote par tête ; il n'y a pas de décision affirmative ; de simples débats, mais d'un aspect assez douteux. Car, en effet, la plupart de ces notables n'appartiennent-ils pas aux classes privilégiées ? Ils ont beaucoup crié naguère ; maintenant ils ont leurs mécomptes, et font de douloureuses représentations.

Qu'ils disparaissent donc, comme des inutilités, pour ne plus revenir ! Ils se séparent, après un mois de session, le 12 décembre 1788 ; les derniers des notables terrestres, pour ne jamais reparaître dans l'histoire du monde.

De sorte que les clameurs continuant, et aussi les pamphlets, rien que des adresses patriotiques de plus en plus vives, pleuvant sur nous de tous les coins de la France, Necker lui-même, au bout d'une quinzaine, avant que l'année ne soit finie, est obligé de présenter son Rapport[8] ; recommandant à ses propres risques cette même double représentation, bien mieux, l'imposant presque, tant font de bruit le jargon et l'éleuthéromanie. Que d'hésitations, que de détours !

Pendant ces six bruyants mois — car Brienne commença en juillet — on a vu rapport sur rapport et proclamations engendrées l'une par l'autre[9].

Cependant, comme nous le voyons, ce premier point de droit est fixé. Quant au second, le vote par tête ou par ordre, malheureusement il reste en suspens. Il est suspendu, pour ainsi dire, entre les ordres privilégiés et non privilégiés, comme un prix de victoire, une nécessité de guerre dès le début ; et ce prix de victoire, celui qui le saisira pourra en faire un drapeau de combat, avec les meilleurs présages !

Quoi qu'il en soit enfin, par édit royal du 2h janvier, la France impatiente apprend d'une manière indubitable que les députés nationaux vont s'assembler et qu'il sera possible que l'on commence les élections — car le règlement royal ne va guère au delà de ces termes[10].

 

II. — LES ÉLECTIONS.

 

En avant donc et à l'œuvre ! Le mot d'ordre royal vole à travers la France comme, à travers les forêts, le mugissement d'un vent formidable. Dans les églises de paroisse, dans les mairies, dans les hôtels de ville, dans les bailliages, les sénéchaussées, sous toutes formes, les hommes se réunissent : là, non sans confusion, se forment les assemblées primaires. Pour élire vos électeurs, telle est la formule : et ensuite pour rédiger vos cahiers de plaintes et de doléances ; en quoi la matière est féconde.

Ainsi met tout en mouvement le royal édit de janvier, à mesure qu'il roule, dans les malles de cuir, le long des routes gelées, vers les quatre vents, semblable à quelque fiat ou mot magique ; car de telles choses prennent toujours ce caractère. On le proclame devant la croix des marchés, au son de la trompe, en présence du bailli, du sénéchal ou quelque autre mince fonctionnaire avec des estafiers ; aux églises de campagne, il est lu d'une voix nasillarde, après le sermon, au prône des messes paroissiales ; il est enregistré, mis à la poste, volant dans toutes les directions ; et voilà que ces multitudes françaises, qui avaient été si longtemps bourdonnant et bouillonnant dans une impatiente attente, commencent à se réunir, à se former en groupes organiques, lesquels se subdivisent en plus petits groupes : le bourdonnement inarticulé devient une parole articulée qui a son action. Avec les assemblées primaires, puis les secondaires, puis les élections successives, avec une élaboration infinie d'enquêtes, selon la méthode prescrite, on aura enfin sur le papier de sincères plaintes et doléances, on aura enfin une véritable représentation nationale.

Comme le peuple tout entier se remue, comme s'il n'avait qu'une seule vie, et dans une rumeur aux mille voix, annonce qu'il est réveillé d'un long sommeil de mort et que désormais il ne dormira plus ! Le jour longtemps attendu est enfin venu ; de merveilleuses annonces de victoire, de délivrance, d'affranchissement, retentissent comme des sons magiques dans tous les cœurs. Elles sont entendues de l'homme fort, dont les fortes mains ne sont plus enchaînées ; devant lui s'ouvrent des continents sans bornes et sans maîtres. Elles sont entendues du journalier, souffre-douleur épuisé, du mendiant avec sa croûte mouillée de pleurs. Quoi ! pour nous aussi l'espérance luit ; elle est descendue même jusqu'à nous ? La faim et le dur labeur ne sont donc pas éternels ! Le pain que nous avons arraché de la glèbe raboteuse avec le travail de nos muscles, moissonné, moulu et mis en belle pâte, n'était donc pas entièrement pour un autre ; nous aussi, nous en mangerons et nous nous remplirons ? Glorieuses annonces — répondent les anciens, plus prudents —, mais encore invraisemblables ! — En tout cas, le bas peuple, qui ne paye aucun impôt et n'a pas le droit de vote[11], a le droit de s'assembler assidûment autour de ceux qui votent, et la plupart des salles d'élection, au dedans comme au dehors, semblent passablement animées.

Seul parmi les villes, Paris doit avoir des représentants, au nombre de vingt. Paris est divisé en soixante districts, chacun desquels — assemblé dans une église ou ailleurs — doit choisir deux électeurs. Des députations officielles vont de district en district, car tout encore est inexpérience, avec d'interminables consultations. Les rues fourmillent étrangement de foules empressées, pacifiques, mais remuantes et loquaces : par intervalles brille l'acier de mousquets militaires, surtout autour du palais où siège le parlement encore en fonctions, toujours querelleur, presque tremblant.

Tout est en mouvement dans le monde français ! En ces grands jours, le plus pauvre salarié quitte sa boutique de travail, sinon pour voter, au moins pour assister au vote. Sur toutes les routes il y a de bruyants empressements. De temps à autre, sur toute la surface de toute la France, pendant les mois de printemps, quand le semeur jette à poignées son grain dans les sillons, les voix de ceux qui se rassemblent et se dispersent, des foules en délibération, acclamant et votant, montent discordantes vers le ciel. A ces phénomènes politiques ajoutez un phénomène économique : le commerce est en stagnation et le pain renchérit. Car, avant le rigoureux hiver, il y avait eu un rigoureux été, avec sécheresse, et une grêle destructive le 13 juillet. Quelle terrible journée ! s'écriait-on de toutes parts, lorsque rugissait la tempête. Hélas ! le prochain anniversaire de cette journée sera plus triste encore[12]. C'est sous de tels auspices que la France choisit ses représentants nationaux.

Les incidents et les spécialités de ces élections appartiennent non à l'histoire universelle, mais aux histoires locales ou paroissiales ; c'est pourquoi nous ne nous arrêterons pas ici sur les troubles nouveaux de Grenoble ou de Besançon ; sur le sang versé dans les rues de Rennes, qui y appelle les jeunes gens bretons avec le manifeste de leurs mères, sœurs et amantes[13].

C'est pourtant la même pénible histoire, avec des variantes superficielles. Un parlement réinstallé — comme à Besançon — qui demeure stupéfait à ce Béhémoth des états généraux qu'il a lui-même évoqué, s'élance avec plus ou moins d'audace pour lui mettre des entraves aux pieds, et aussitôt, hélas ! est renversé, chassé ; car la nouvelle force populaire sait non-seulement user d'arguments, mais aussi de projectiles. Ou encore et peut-être combiné avec ceci, un ordre de noblesse — comme en Bretagne — qui voudra d'avance enchaîner le tiers état, afin qu'il ne moleste pas les vieux privilèges. Mais dans cet enchaînement, quoique préparé avec habileté, il n'y a aucune chance de succès ; car le Béhémoth-Briarée met en éclats les chaînes comme de faibles roseaux. Enchaîner ? Hélas ! messieurs ! Et quant à vos rapières chevaleresques, gages de bataille et de vaillance, de quel poids peuvent-elles être ? Le cœur plébéien aussi a en lui de la vie rouge, qui ne se change en pâleur sous le regard d'aucun de vous ; et les six cents gentilshommes bretons assemblés en armes pendant soixante-douze heures dans le cloître des cordeliers à Rennes, sont tenus d'en sortir, plus sages qu'ils n'y étaient entrés. Car les jeunes gens de Nantes, les jeunes gens d'Angers, toute la Bretagne étaient debout, avec les mères, les sœurs et les amantes, leur criant : Marche ! La noblesse bretonne doit permettre au monde égaré de suivre sa voie[14].

Dans d'autres provinces, la noblesse, avec une égale bonne volonté, préfère s'attacher à des protestations, à des cahiers de doléances bien rédigés, à des écrits et discours satiriques. Telle est en partie la marche suivie en Provence, où s'est élancé de Paris Gabriel-Honoré Riquetti, comte de Mirabeau, pour dire à temps quelques mots. En Provence, quelques privilégiés, appuyés par leur parlement d'Aix, découvrent que toutes ces nouveautés, quoique ordonnées par un édit royal, tendent au détriment de la nation et, ce qui est encore plus incontestable, portent atteinte à la dignité de la noblesse. Sur quoi Mirabeau protestant avec énergie, cette même noblesse, au milieu d'un immense tumulte au dehors et au dedans, se résout nettement à le chasser de son assemblée. Aucune autre méthode, pas même celle de duels successifs, ne pourrait réussir avec cet homme indomptable, aux fiers regards. Donc il est expulsé.

Dans tous pays, dans tous les âges, s'écrie-t-il en partant, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est élevé quelqu'un dans leur sein, c'est celui-là surtout qu'ils ont frappé, avides qu'ils étaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des praticiens ; mais atteint du coup mortel, il lança de la poussière vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière naquit Marius, Marius moins grand pour avoir exterminé les Cimbres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse[15].

 

Lançant à son tour sa poignée de poussière étrange et nouvelle — sous forme de papier imprimé —, sans s'occuper de ce qui en doit naître, Mirabeau se dirige fièrement vers le tiers état.

Que maintenant, pour se concilier le tiers état, il ait ouvert à Marseille une boutique de draperie, qu'il devienne un instant marchand de confections, ou que ce ne soit qu'une fable du jour, ce n'en est pas moins une des choses mémorables de l'époque. Jamais plus étrange drapier n'a manié l'aune ou déchiré le tissu pour des hommes ou des fractions d'hommes. Le fils adoptif s'indigne de cette méprisable fable[16], qui, néanmoins, était adoptée en ce temps[17]. Mais enfin, si Achille, dans les âges héroïques, égorgeait un mouton, pourquoi Mirabeau, dans un âge non héroïque, n'aurait-il pas mesuré du drap ?

Ce qui est plus authentique, ce sont ses marches triomphantes à travers le turbulent district, avec accompagne ment de multitudes, de torches enflammées ; les fenêtres louées à deux louis et une garde volontaire de cent hommes. Il devient député en même temps d'Aix et de Marseille ; mais il opte pour Aix. Il a ouvert les cavernes de sa voix retentissante, les profondeurs de son âme qui fait écho, il peut conjurer — telle est la vertu d'un mot parlé — les orgueilleux tumultes du riche, les tumultes affamés du pauvre ; et de sauvages multitudes plient sous lui comme les vagues de l'Océan sous la pression de la lune ; il est devenu l'évocateur des paroles, le conducteur d'hommes.

Citons un autre incident, quoique offrant un intérêt bien moindre. Voici le parlement de Paris qui s'avance comme les autres — seulement avec moins d'audace, parce qu'il voit mieux la situation — pour museler ce Béhémoth des états généraux. Le digne docteur Guillotin, respectable praticien de Paris, a rédigé son petit Plan d'un cahier de doléances comme il en avait le droit, puisqu'il en avait l'idée. Il invite le peuple à le signer ; sur quoi le fier parlement le cite à rendre compte. Il va, mais avec tout Paris à sa suite ; les multitudes inondent les cours extérieures, et signent avec empressement le cahier, là même, tandis que le docteur rend ses comptes en haut. Le parlement ne saurait trop tôt congédier Guillotin avec des compliments, pour être porté chez lui sur les épaules populaires[18]. Ce respectable Guillotin, nous espérons le revoir encore une fois, et peut-être seulement une fois. Quant au parlement, nous ne le reverrons pas même une fois : qu'il reste donc engouffré, disparu à nos yeux.

Cependant toutes ces choses, quelque réjouissantes qu'elles soient, tendent peu à réjouir le créancier national, ou même les créanciers de toute nature. Au milieu d'un immense doute universel, quelle certitude peut sembler plus certaine que l'argent dans la bourse et la sagesse de l'y garder ? La spéculation mercantile, le commerce de toute sorte est aux dernières limites de la stagnation ; la main du travailleur se repose inoccupée sur son sein. Effrayante perspective, quand la rigueur des saisons a aussi fait sa besogne, et qu'à la rareté du travail s'ajoute la rareté du pain. A l'ouverture du printemps surgissent des rumeurs de monopole, des édits royaux, des pétitions de boulangers contre les meuniers ; et enfin, dans le mois d'avril, des troupes d'affamés en haillons et de féroces cris de misère ! Ceux-ci sont les tant renommés brigands ; une certaine quotité de personnes vivantes, qui longtemps réfléchies et réverbérées par tant de millions de têtes, comme autant de miroirs concaves et multiplicateurs, deviennent tout un monde brigand, et, semblables à quelque mécanique surnaturelle, mettent en mouvement l'Epode de la révolution. Les brigands sont ici ; les brigands sont là, les brigands arrivent ! Ainsi résonnait au loin le bruit de l'arc d'argent de Phébus-Apollon répandant la peste et la pâle terreur ; car ce bruit était aussi dans l'imagination ; surnaturel ; et il s'avançait sans mesure et sans forme, se faisant lui-même semblable à la nuitνυκτί έοικίως.

Mais remarquez au moins, pour la première fois, la singulière puissance du soupçon dans ce pays, dans ces temps. Si de pauvres hommes affamés, avant de mourir, se rassemblent en groupes, en foules, comme le font, dans les dures saisons, les grives et les pluviers, ne fût-ce que pour gazouiller tristement ensemble, pour que la misère se contemple dans les yeux de la misère ; si ces hommes affamés (ce que ne peuvent faire les oiseaux affamés) se mettent, une fois réunis, à découvrir qu'ils n'ont pas besoin de mourir tant qu'il y a des vivres dans le pays, puisqu'ils sont en nombre, avec des valises vides et des mains vigoureuses, qu'y a-t-il besoin dans tout cela d'un mécanisme surnaturel ? Chez la plupart des peuples, il n'en est certes pas besoin ; encore moins chez le peuple français, en temps de révolution. Ces brigands (comme l'étaient aussi ceux de Turgot, il y a quatorze ans) ont toujours été poussés en avant, enrôlés sans tambour ni trompette par les aristocrates, par les démocrates, par d'Orléans, d'Artois et les ennemis du bien public.

Mais il y a des historiens aujourd'hui même qui vous le prouveront par un grand argument : ces brigands qui prétendent n'avoir pas de vivres ont néanmoins de quoi boire ; on en a même vu en état d'ivresse[19]. Fait sans exemple ! Mais, en somme, ne pourrait-on pas prédire qu'un peuple, avec une telle dose de crédulité et d'incrédulité — dont la réunion est faite pour créer le soupçon et généralement la déraison —, verra facilement, sous assez de formes, les immortels combattant dans ses rangs, sans avoir jamais besoin d'un machiniste épique.

Quoi qu'il en soit, il est clair que les brigands sont arrivés à Paris en multitudes considérables[20] avec des faces blêmes, des cheveux plats — véritable type des enthousiastes —, avec des haillons noirs et aussi avec de grosses massues qu'ils frappent avec fureur contre le pavé ! Ceux-ci, se mêlant aux tumultes des élections, voudraient signer le cahier de Guillotin et tout autre cahier ou pétition, si seulement ils savaient écrire. Leur type enthousiaste, leur bruit de massues ne présagent rien de bon, surtout pour les riches fabricants du faubourg Saint-Antoine, dont les ouvriers sont en relation avec eux.

 

III. — COMMOTIONS ÉLECTRIQUES.

 

Mais voici que les représentants nationaux de tous les coins de la France sont arrivés à Paris avec leurs commissions, ce qu'ils appellent leurs pouvoirs, dans leurs poches ; interrogeant, consultant, cherchant des logements à Versailles. C'est là que doivent s'ouvrir les états généraux, sinon le 1er, au moins bien certainement le 4 mai, avec grande procession et gala. La salle des menus est charpentée à neuf, tapissée pour eux ; les costumes mêmes sont fixés ; une grande controverse sur la question de savoir si les députés du tiers auront le chapeau rabattu à larges bords est enfin vidée. Les étrangers arrivent de toutes parts ; des oisifs, des caractères équivoques, des officiers en congé, comme le digne capitaine Dampmartin, avec lequel nous espérons faire connaissance : tout cela arrive de toute région pour voir ce qui va se passer. Nos comités de Paris, des soixante districts, sont plus occupés que jamais ; il est maintenant évident que les élections de Paris seront tardives.

Le lundi 27 avril, l'astronome Bailly remarque que le sieur Réveillon n'est pas à son poste. Le sieur Réveillon, gros fabricant de papier de la rue Saint-Antoine, lui d'ordinaire si exact, est absent du comité électoral, et même il n'y reparaîtra jamais. Dans ces immenses magasins de papier velouté, il se passe donc quelque chose ! Hélas oui ! Hélas ! ce n'est plus une montgolfière qui se soulève là aujourd'hui ; c'est le prolétariat, la canaille, le faubourg qui se soulèvent. Est-il vrai que le sieur Réveillon, autrefois ouvrier, ait dit qu'un ouvrier pouvait vivre à l'aise avec quinze sous par jour, faible somme ! Ou bien a-t-on cru l'avoir entendu ? On s'échauffe, on se remue, et le frottement des masses rend le tempérament national électrique.

Dans ces sombres tanières, dans ces sombres têtes et ces cœurs affamés, qui sait l'étrange forme que va prendre le nouvel évangile politique ; quelle miraculeuse communion de prolétaires va se manifester ? Regardez : des individus déguenillés, bientôt se grossissant en multitudes déguenillées, et d'autres multitudes voulant voir, environnent la fabrique de papier, démontrant en un bruyant langage peu grammatical et s adressant d'ailleurs aux passions, l'insuffisance de quinze sous par jour. La garde de ville ne peut les dissiper ; des querelles s'élèvent, des beuglements. Réveillon, à bout d'expédients, supplie la populace, supplie les autorités. Besenval, maintenant en service actif, commandant de Paris, envoie, vers le soir, sur les instantes prières de Réveillon, une trentaine de gardes françaises. Ceux-ci nettoient la rue, heureusement sans faire feu ; ils prennent leur poste là pour la nuit, dans l'espoir que tout est fini[21].

Mais il n'en va pas ainsi ; le lendemain, c'est bien autre chose. Saint-Antoine s'est levé de nouveau, plus menaçant que jamais, renforcé de bandes inconnues, avec leur type enthousiaste et leurs gros gourdins. La cité entière se répand dans les rues pour aller voir : deux charrettes pleines de pavés venant à passer sont saisies comme un visible présent du ciel. Il faut envoyer un autre détachement de gardes françaises. Besenval et le colonel sont en sérieuse délibération. Puis encore un autre ; à peine peuvent-ils, avec leurs baïonnettes et la menace des balles arriver sur les lieux. Quel spectacle ! une rue obstruée de poutres, de tumulte et d'impénétrables masses humaines ; la grande fabrique éventrée par la hache et le feu ; les cris furieux de la révolte ; les volées de mousqueterie, auxquelles répondent des hurlements, des projectiles variés, des tuiles qui pleuvent des fenêtres et des toits ; tuiles, exécrations et mort d'hommes.

Les gardes françaises n'y prennent pas goût, mais sont contraints de persévérer. Pendant tout le jour la lutte continue, avec des intervalles de ralentissement et de reprise. Le soleil baisse et Saint-Antoine n'a pas cédé. Toute la ville est en l'air, courant çà et là. Hélas !le tonnerre de la mousqueterie retentit dans les lointains restaurants de la Chaussée-d'Antin et change le ton des conversations de table. Le capitaine Dampmartin laisse là sa bouteille et, avec un ou deux amis, va voir le combat. Les déguenillés les regardent de travers, criant à bas les aristocrates ! et insultent la croix de Saint-Louis. Ils le coudoient, le bousculent, mais ne touchent pas à ses poches ; et même chez Réveillon il n'y eut pas un exemple de vol[22].

A la tombée de la nuit, comme rien ne finit, Besenval s'arme de résolution et fait sortir les gardes suisses avec des pièces d'artillerie.

L'ordre est de se mettre en marche, de sommer la foule de se disperser au nom de la loi. S'il y a refus, les Suisses chargeront leurs canons à mitraille, visiblement aux yeux de tous, et s'il y a persistance dans le refus, ils feront feu jusqu'à ce que la rue soit nettoyée jusqu'au dernier homme. Ainsi qu'on l'avait espéré, les ordres sont exécutés avec une énergique résolution. A la vue des mèches allumées, des habits rouges du soldat étranger, les multitudes se dispersent promptement dans les ombres du soir. Il y a une rue encombrée ; il y a quatre ou cinq cents cadavres. L'infortuné Réveillon a trouvé un abri dans la Bastille, et, du fond de son asile de pierre, il lance des plaintes, des protestations, des explications pendant tout un mois.

L'audacieux Besenval reçoit les remercîments des classes respectables de Paris ; mais ne trouve pas grand accueil à Versailles, chose à laquelle doit s'attendre l'homme d'un vrai mérite[23].

Mais quelle fut l'origine de ce grand massacre, de cette explosion électrique ? C'est le fait d'Orléans ! crie le parti de la cour : c'est lui qui, avec son or, a recruté les brigands ; par quelque méthode mystérieuse, sans bruit de tambour, il a fouillé tous les coins, pour les rassembler en ce lieu, les a fermentés, les a enflammés ; le mal est son bien. C'est la cour ! s'écrie le patriotisme éclairé ; c'est l'or maudit, c'est l'astuce des aristocrates qui les a recrutés, les a lancés sur l'innocent Réveillon, pour effrayer les esprits faibles et dégoûter les hommes de la carrière de la liberté.

Besenval, avec répugnance, conclut que le mal est venu des Anglais, nos ennemis naturels. Mais, hélas ! ne pourrait-on pas les attribuer plutôt à Diane sous la figure de la famine, ou à quelques jumeaux Dioscures, l'OPPRESSION ET LA VENGEANCE, si souvent vues dans les batailles des hommes ? Pauvres déguenillés, tout accablés de travaux et de souillures, défigurés par la hideuse misère, dans lesquels cependant le souffle du Tout-Puissant a soufflé une âme vivante ! Pour eux, il est évident que le philosophisme éleuthéromaniaque n'a pas encore cuit du pain, que les hommes des comités patriotiques voudront faire descendre le niveau jusqu'à leur propre niveau, mais pas plus bas. Brigands ou quels qu'ils soient, c'était pour eux affaire sérieuse. Ils enterrent leurs morts avec le titre de défenseurs de la patrie, martyrs d'une bonne cause.

Ajouterons-nous ceci : L'insurrection a maintenant fait son apprentissage, et nous venons de voir son coup d'essai, et personne ne dira qu'il n'est pas concluant. Le prochain essai sera un coup de maître, annonçant au monde étonné la prise de possession d'une indisputable maîtrise. C'est maintenant à cette forteresse de pierre, le repaire de la tyrannie, que l'on nomme Bastille ou Bâtisse, comme s'il n'y avait aucune autre construction, à surveiller ses canons !

Enfin c'est de cette manière, avec les assemblées primaires et secondaires, avec les cahiers des doléances, avec des motions et des congrégations de toute sorte, avec des tonnerres d'éloquence mousseuse, puis avec des tonnerres de feux de peloton, que la France agitée accomplit ses élections. A force de tamiser et de vanner au milieu des confusions et des tumultes, elle a recueilli le bon grain de ses députés nationaux (excepté quelques retardataires de Paris), au nombre de douze cent quatorze, et va incontinent ouvrir ses états généraux.

 

IV. — LA PROCESSION.

 

La premier samedi de mai, il y a gala à Versailles, et le lundi 4 du mois doit être un jour encore plus grand. La plupart des députés sont arrivés et ont pris des logements ; et maintenant, en longues files bien ordonnées, sont successivement admis à baiser la main de Sa Majesté dans le château. Le suprême introducteur, de Brézé, ne donne pas satisfaction à tout le monde ; car nous devons remarquer qu'en introduisant la noblesse et le clergé en la présence consacrée, il ouvre libéralement les deux battants des portes, tandis que pour le tiers il n'en ouvre qu'un. Toutefois il y a place pour entrer : Sa Majesté a des sourires pour tous.

Le bon Louis accueille les honorables membres avec des sourires d'espérance. Il a préparé pour eux la salle des Menus, la plus vaste qui soit près de lui, et a souvent surveillé les ouvriers dans leurs travaux ; salle spacieuse, avec une plate-forme élevée pour le trône, la cour et le sang royal ; avec place pour six cents députés du tiers sur le devant, avec moitié autant de noblesse d'un côté et de clergé de l'autre. Il y a de hautes galeries, où les dames d'honneur resplendissantes de gaze dorée, les diplomates étrangers et d'autres dignitaires à fraises blanches, à costumes luisants, peuvent prendre place et voir, au nombre de deux mille. Au centre rayonnent de larges couloirs et autour, à l'intérieur du mur, un passage circulaire. Il y a des chambres de comités, des chambres de garde, des chambres vestiaires ; c'est réellement une noble salle, où la tapisserie, avec l'aide des arts inférieurs, a fait de son mieux ; et les tentures cramoisies à gros glands et les emblématiques fleurs de lis ne font pas défaut.

La salle est prête, le costume même est décidé et le tiers n'aura pas le chapeau clabaud, mais le chapeau rabattu. Quant à la manière de travailler, après qu'on est costumé, quant au vote par tête ou par ordre et le reste, qu'il était peut-être temps alors de déterminer, tandis que peu d'heures plus tard il ne sera plus temps, cette question sans solution reste en suspens dans le cœur de douze cents hommes.

Maintenant enfin le soleil du lundi 4 mai s'est levé sans nuages, comme s'il ne s'agissait pas d'un jour spécial. Et cependant, si ses premiers rayons pouvaient faire sortir des sons harmonieux de la statue de Memnon sur le Nil, de quelle nature étaient les sons perçants, pleins d'impatience et de présages que soulevaient les préparatifs dans chaque cœur à Versailles ! L'immense Paris se précipite dans tout véhicule descriptible et indescriptible ; de chaque ville, de chaque village, accourent d'autres affluents. Versailles est un océan d'hommes. Mais surtout depuis l'église Saint-Louis à l'église Notre-Dame, une énorme ondulation de vagues vivantes, avec leurs jets d'écume courant jusque sur les toits. Car au sommet des cheminées comme sur les faîtes des maisons, sur tout poteau, tout support de réverbère, toute fragile barre d'enseigne, est assis le courage patriotique, et chaque fenêtre est ornée de beautés patriotiques ; car les députés se rassemblent dans l'église Saint-Louis pour marcher en procession vers Notre-Dame, où ils entendront le sermon.

Oui, amis, vous pouvez vous asseoir et regarder ; en corps ou en pensée toute la France, toute l'Europe peut s'asseoir et regarder ; car c'est un jour comme il y en a peu. Oh ! l'on pourrait pleurer comme Xerxès : les voilà perchés en rang, serrés comme des créatures ailées descendues du ciel, et tous et bien- d'autres qui viendront après eux auront repris leur vol, disparaissant dans l'immensité azurée, bien avant que s'affaiblisse le souvenir de ce jour. C'est le jour de baptême de la démocratie : une époque malade vient de l'enfanter, le nombre voulu de mois étant écoulé. Pour la féodalité, jour d'extrême-onction ! Un système social suranné, usé par les travaux — car n'a-t-il pas fait beaucoup, n'a-t-il pas produit vous et ce que vous savez ! —, et avec ses querelles et ses larcins, nommés glorieuses victoires, avec ses prodigalités, ses sensualités, transformés en radotages séniles, il lui faut mourir. Et ainsi avec les angoisses de la mort et les angoisses de l'enfantement, un nouveau-né apparaît. Quel travail, ô ciel et terre, quel travail ! Des batailles et du sang, des massacres de septembre, des ponts de Lodi, des retraites de Moscou, des Waterloo, des Peterloos, des électeurs à dix marcs, des tombereaux et des guillotines, et à dater de ce jour, si l'on pouvait prophétiser, deux siècles de luttes et de combats ! Deux siècles ; il n'en faut guère moins avant que la démocratie ait sa récompense, à travers de funestes époques, des époques de charlatanisme, jusqu'à ce qu'un monde pestilentiel soit consumé, pour reverdir et rajeunir de nouveau.

Réjouissez-vous, néanmoins, ô multitudes de Versailles ; pour vous ces vicissitudes sont cachées, le but glorieux est seul visible. En ce jour, la sentence de mort est prononcée sur les faussetés ; là sentence de résurrection, dût-elle être dans le lointain, est prononcée sur les réalités. En ce jour, il est proclamé tout haut comme avec une trompette de jugement que le mensonge ne prévaudra plus. Retenez cela, appuyez-vous sur cela, quand même il n'y aurait pas davantage ; et que toutes choses à venir se guident là-dessus. Il n'y a pas d'autre voie, et que Dieu soit votre aide ! Ainsi parlait un plus grand qu'aucun de vous, en ouvrant son chapitre de l'histoire du monde.

Soyez attentifs maintenant : les portes de l'église Saint-Louis s'ouvrent toutes grandes, et la procession des processions s'avance vers Notre-Dame ! Les acclamations déchirent l'air, une seule immense acclamation, qui ferait tomber encore les oiseaux de la Grèce. En vérité, c'est un spectacle majestueux, solennel. Les états de la France, et ensuite la cour de France ; les voilà qui marchent suivant l'ordonnance, chacun ayant sa place et son costume. Nos communes en simples manteaux noirs, avec cravate blanche, la noblesse en manteaux de velours avec broderies d'or, à teintes brillantes, resplendissants, ruisselant de dentelles et balançant leurs plumes ; le clergé en rochets, aubes et autres pontificalibus. En dernier, vient le roi lui-même et la maison du roi, tous dans leur pompe, dans leur plus brillant éclat, leur éclat final. Environ quatorze cents hommes rassemblés par tous les vents, pour la plus solennelle mission.

Oui, dans cette masse s'avançant en silence il y a tout un avenir.

Aucune arche symbolique, comme celle des Hébreux, n'est portée par ces hommes : cependant avec eux aussi est un contrat d'alliance ; eux aussi président à une ère nouvelle dans l'histoire des hommes. L'avenir entier est là et l'obscure destinée accroupie sur sa couvée. Dans les cœurs de ces hommes, dans leurs confuses pensées, elle repose illisible, mais inévitable. Chose étrange à songer ! ils ont cette destinée en eux, et cependant ce n'est pas à eux, ce n'est pas à un mortel, ce n'est qu'à l'œil d'en haut qu'il appartient de la lire, à mesure qu'elle se révèle dans le feu et le tonnerre des artilleries de siège et de campagne, dans les frémissements des bannières de combat, dans le piétinement des armées, la lueur des cités incendiées, le cri des nations étranglées ! Toutes ces choses sont cachées, -enveloppées dans ce quatrième jour de mai, ou plutôt enveloppées dans d'autres jours inconnus, dont celui-ci n'est que le fruit et le public essor. Et, en effet, que de merveilles sont contenues dans chaque jour, si nous avions la faculté, qu'heureusement nous n'avons pas, de le déchiffrer ; car même le jour le plus insignifiant n'est-il pas l'affluent de deux éternités ?

En attendant, supposons, ami lecteur, que, nous autorisant, sans miracles, de la muse Clio, nous prenions ensemble notre station à quelque encoignure pour jeter un regard momentané sur cette procession, sur cette mer vivante, avec d'autres yeux que le reste, avec des yeux prophétiques. Nous pouvons monter et y rester sans crainte de chute.

Quant à la mer vivante, à la multitude sans nombre qui regarde, elle est malheureusement trop confuse. Cependant si nous fixons bien, n'y aura-t-il pas là certaines figures sans nom en assez grande quantité, et ne devant pas toujours rester sans nom, qui se découvriront à nous, visibles ou présumables ? La jeune baronne de Staël ; évidemment elle a pris place à une fenêtre, parmi d'honorables femmes plus âgées[24]. Son père est ministre parmi les personnages de gala, et à ses propres yeux le principal. Jeune et spirituelle amazone, ce n'est pas là ton lieu de repos, ni celui de ton père bien-aimé : de même que Malebranche voyait toutes choses en Dieu, de même M. Necker voit toutes choses en Necker ; théorème qui n'a pas pu tenir.

Mais où est la jeune fille aux noirs cheveux, à la conduite légère, au cœur de feu, demoiselle Théroigne ! Ô belle et éloquente brune, qui, avec tes paroles et tes regards exaltés, pénétreras de rudes cœurs, des bataillons d'acier, et séduiras même un Kaiser autrichien, la pique et le casque te sont destinés en temps voulu, et aussi, hélas ! le gilet de force et la longue prison de la Salpêtrière ! Mieux eût valu pour toi rester dans ton Luxembourg natal, et devenir mère des enfants de quelque brave homme ; mais ce n'était pas ta tâche, ce n'était pas ton lot.

Parmi les hommes, il faudrait une langue de fer, ou plutôt cent langues, pour énumérer toutes les notabilités. Est-ce que le marquis Valadi n'a pas quitté son large chapeau de quaker, son grec pythagoricien de Wapping et de Glascow[25]. De Morande avec son Courrier de l'Europe, Linguet avec ses Annales, disent adieu aux brouillards de Londres et sont devenus ex-rédacteurs, afin de pouvoir alimenter la guillotine et avoir leur rétribution. Est-ce Louvet (de Faublas) qui est là sur la pointe des pieds ? Et Brissot, se nommant de Warville, l'ami des noirs ? Lui, avec le marquis Condorcet et le Genevois Clavière, ont créé ou sont sur le point de créer le Moniteur. Il faut des écrivains de choix pour rendre compte d'une telle journée.

Voyez-vous de loin, bien bas probablement, nullement aux places d'honneur, un Stanislas Maillard, huissier à cheval du Châtelet, homme des plus madrés ? un capitaine Hulin, de Genève, un capitaine Élie du régiment de la Seine, tous deux avec un air de demi-solde ; Jourdan avec des favoris couleur de brique, n'ayant pas encore sa barbe de brique, maquignon déloyal ? Il aura dans peu de mois, une autre besogne, et sera Jourdan Coupe-têtes.

Assurément aussi, dans quelque place non d'honneur, se tient ou se dresse en grognant, afin de voir, malgré sa petite taille, un mortel crasseux et chassieux, sentant la suie et les drogues d'écurie : Jean-Paul Marat — de Neuchâtel. Ô Marat ! rénovateur de la science humaine, faiseur de lectures sur l'optique ; ô le plus remarquable des vétérinaires, naguère dans les écuries d'Artois, lorsque ton âme flétrie contemple ceci à travers ta face flétrie, âpre et marquée par le sort, qu'y voit-elle ? Quelque faible lueur d'espérance, comme un crépuscule après une nuit de Nouvelle-Zemble ? Ou n'est-ce qu'une lueur bleue sulfureuse, peuplée de spectres, de soupçons, de malheurs et de vengeances sans fin.

A peine est-il besoin de parler du drapier Lecointre, qui a fermé sa boutique pour accourir dans la mêlée ; ni de Santerre, le brasseur sonore du faubourg Saint-Antoine. Deux autres personnages, et seulement deux, doivent être signalés. Ce colosse musculeux, dont les noirs sourcils et la figure écrasée cachent l'énergie au repos d'un Hercule non encore furieux, est un avocat besogneux, à court de clientèle ; son nom est Danton : prenez-en note. Puis cet autre, son camarade chétivement bâti, son frère en intrigues, avec ces longs cheveux bouclés, avec cette face de vaurien, merveilleusement illuminée par des rayons de génie, comme si une lampe de naphte brûlait à l'intérieur : celui-là est Camille Desmoulins. Esprit fin, malicieux, d'une verve éloquente ; une des âmes les plus éveillées, les plus lucides parmi ces millions. Pauvre Camille ! qu'on dise de toi ce qu'on voudra, il serait faux de dire qu'on pût te connaître sans presque t'aimer, charmant étourdi, si étincelant dans ta légèreté ! Mais le musculeux colosse, non encore furieux, c'est, disons-nous, Jacques Danton ; un nom qui sera passablement connu dans la révolution. Il est ou va être président du district électoral des Cordeliers à Paris et va bientôt faire éclater ses poumons de bronze.

Ne nous arrêtons pas plus longtemps sur la multitude confuse ; car maintenant voici que les députés du tiers sont en vue.

Parmi ces six cents individus, en simples cravates blanches, venus pour régénérer la France, pourrait-on deviner lequel sera le roi ? Car il leur en faut un, roi ou chef, comme à toute réunion d'hommes. Quelle que soit leur besogne, il y a là un homme qui, par caractère, intelligence, position, est plus que tous apte à la faire : cet homme, roi futur, non encore élu, s'avance là parmi le reste. Sera-ce celui à l'épaisse chevelure noire ? Avec la hure, comme il l'appelle lui-même, faite pour être secouée, comme un signe sénatorial. A travers ces sourcils épais et rudes, cette face rugueuse, couturée, bourgeonnée, apparaît la laideur naturelle, la petite vérole, l'incontinence, la banqueroute et le feu brûlant du génie, comme un feu de comète projetant ses clartés fuligineuses au sein des plus sombres confusions. C'est là Gabriel-Honoré Riquetti de Mirabeau, l'évocateur des grandes paroles, le conducteur d'hommes, député d'Aix ! Suivant la baronne de Staël, il s'avance fièrement, quoique plus d'un œil le regarde de travers, secouant sa noire chevelure, sa crinière de lion, semblant prophétiser de hauts faits.

Oui, lecteur, voilà le Français-type du nouveau siècle, comme Voltaire du dernier. Il est Français dans ses aspirations, dans ses connaissances acquises, dans ses vertus, dans ses vices, peut-être plus Français qu'aucun autre homme, portant d'ailleurs en lui toute une masse d'hommes. Regardez-le bien. Sans celui-là, l'Assemblée nationale eût été tout autre. A bon droit aurait-il pu dire avec le vieux despote : L'Assemblée nationale, c'est moi.

D'un climat méridional, d'un sang méridional sauvage, car les Riquetti ou Arrighetti durent fuir Florence et les Guelfes plusieurs siècles auparavant et venir s'établir en Provence. Là, de génération en génération, ils se montrèrent toujours une race à part, irascibles, indomptables, tranchants, mais vrais comme l'acier qu'ils portent à leur flanc, d'une activité déréglée, qui tend quelquefois vers la folie, mais n'y atteint pas. Un ancien Riquetti, dans l'accomplissement insensé d'un vœu insensé, enchaîna, ensemble deux montagnes, et la chaîne avec son étoile en fer à cinq rayons, se voit encore. Est-ce que le moderne Riquetti ne pourrait pas en déchaîner autant, les poussant à la dérive ? — Et cela se verra.

Le Destin a eu du travail pour cette sombre et colossale tête de Mirabeau : le Destin a veillé sur lui, l'a préparé de loin. Voilà son grand-père, l'homme solide au cou d'argent, brisé, dilacéré par vingt-sept blessures dans un seul combat, couché sanglant sur le pont de Casano, tandis que la cavalerie du prince Eugène passait et repassait au-dessus de lui au galop ; seulement, un sergent, dans sa fuite, avait placé une marmite de camp sur la tête du bien-aimé. Et Vendôme, laissant tomber sa lunette, s'écriait en gémissant : Mirabeau est donc mort. Et pourtant il n'était pas mort ; il se réveilla à la vie, et la chirurgie fit un miracle ; car Gabriel était à venir. Avec son cou d'argent, le ressuscité porta droit sa tête brisée durant de longues années, se maria et engendra le rude marquis Victor, l'ami des hommes. Sur quoi enfin dans l'année fatidique de 1749, apparaît à la lumière ce longtemps attendu, ce rudement façonné, Gabriel-Honoré, le plus intraitable lionceau de cette race intraitable. Avec quel étonnement le vieux lion (car notre vieux marquis aussi était léonin, indomptable, taillé en roi, pervers), avec quel étonnement il contempla sa progéniture ! Et il résolut de le dresser comme jamais lion ne l'avait été. Mais c'est en vain, ô marquis ! ce lionceau, quand même tu l'écorcherais, l'écraserais, n'apprendra pas à traîner la charrette de l'économie politique et à devenir l'ami des hommes. Il ne sera pas Toi, mais il sera et doit être Lui, un autre que Toi. Des procès de divorce, toute une famille en prison, excepté un, et soixante lettres de cachet pour ton seul usage, ne feront qu'étonner le monde.

Notre infortuné Gabriel, victime de ses péchés et des péchés des autres, a été dans l'île de Ré, et de sa tour a entendu les bruits de l'Atlantique, au château d'If et il a entendu les bruits de la Méditerranée. Il a été au fort de Joux ; et pendant quarante-deux mois, presque sans vêtements, au donjon de Vincennes, le tout par lettres de cachet de son lion de père. Il a été dans la geôle de Pontarlier, volontairement constitué prisonnier, a été surpris traversant à gué les estuaires de la mer (à eaux basses), fuyant la face des hommes. Il a plaidé devant les parlements d'Aix — pour reprendre sa femme — ; le public assemblé sur les toits pour voir, puisqu'il ne peut entendre le claque-dents, comme l'appelle l'étrange vieux Mirabeau, qui ne voyait dans cette éloquence judiciaire tant admirée qu'un bruit de mâchoires surmontées d'une tête vide, sonore, un tambour.

Quant à Gabriel-Honoré ; dans ces étranges aventures, que n'a-t-il pas vu et tenté ! Depuis le sergent recruteur jusqu'au premier ministre, libraires étrangers et libraires indigènes, il a vu toute espèce d'hommes. Et toute espèce d'hommes il a gagnés à lui — car au fond cet indomptable sauvage est un cœur sociable, aimant — ; il a gagné surtout toute espèce de femmes. Depuis la fille de l'archer à Saintes jusqu'à cette belle et jeune Sophie Monnier qu'il lui fallut enlever, quitte à être décapité en effigie ! Car, en vérité, depuis que le prophète arabe est mort, au grand étonnement d'Ali, jamais ne reparut un tel héros en amour, avec la force de trente hommes. En guerre, il aide à la conquête de la Corse, se bat tantôt en duel, tantôt en irréguliers tumultes, et cravache de calomnieux barons. En littérature, il écrit sur le despotisme, sur les lettres de cachet, des pièces érotiques, saphiques, werthériennes, des obscénités, des blasphèmes, des livres sur la monarchie prussienne, sur Cagliostro, sur Calonne, sur les compagnies des eaux à Paris, chaque œuvre comparable, disons-nous, à un feu d'alarme bitumineux, fumeux, démesuré, soudain ! Le réchaud, la mèche, le bitume étaient bien à lui ; mais le tas de haillons, de vieux bois, de combustibles sans nom était emprunté aux revendeurs, aux chiffonniers de toute description. Sur quoi on entendit plus d'un revendeur s'écrier : Hors d'ici, le feu m'appartient.

A le considérer d'une manière générale, rarement homme eut un si grand talent à emprunter. L'idée, la faculté d'un autre homme, il se l'appropriait ; il pouvait (s'approprier l'homme lui-même. Tout de reflet et de réverbère, s'écriait le vieux Mirabeau, qui pouvait mieux voir, mais ne le voulait pas. Ami des hommes, vieux bourru ! le fils a pris sa sociabilité, sa nature agrégative, et ce sera pour lui la qualité des qualités. Dans sa lutte de quarante ans contre le despotisme, il a gagné cette faculté aide-toi, et cependant il n'a pas perdu le glorieux don naturel de la fraternité, qui accepte l'aide des autres. Rare union ! Cet homme peut vivre en se suffisant, et cependant il vit de la vie des autres et contraint les autres à l'aimer, à travailler avec lui ; il est né roi des hommes !

Mais voyez encore comment, ainsi que le répète le vieux marquis, il a jeté au vent toutes les formules ; et ce fait, si nous le méditons, aura, dans ces temps, une grande signification. Celui-ci donc n'est pas un homme à systèmes ; c'est un homme à instincts et à vues intérieures ; un homme néanmoins qui contemplera avec audace tout objet, le percera à jour et en fera sa conquête ; car il a l'intelligence, il a la volonté, il a la force au delà de tous les autres ; un homme non avec les lunettes de la logique, mais avec un œil ! Malheureusement sans décalogue, sans code moral, sans théorème fixe d'aucune sorte, et cependant non sans une âme forte vivant en lui, et dans cette âme la sincérité ; sincérité réelle, sans artifice, sans comédie ! Et le voilà ayant lutté pendant quarante ans contre le despotisme, ayant jeté au vent toutes les formules, le voilà qui va maintenant devenir le porte-voix d'une nation voulant faire de même. Car n'est-ce pas précisément la volonté de la France aussi, de lutter contre le despotisme, de jeter au vent ses vieilles formules, les trouvant vaines, usées, bien loin de la réalité ? Elle veut en finir, avec de telles formules ; dût-elle aller toute nue, s'il le faut, jusqu'à ce qu'elle en trouve de nouvelles.

C'est vers cette œuvre, de cette manière qu'il marche, ce singulier Riquetti Mirabeau. Le voilà qui s'avance dans une attitude fougueuse et sévère, avec sa noire chevelure de Samson sous le grand chapeau rabattu ; masse fuligineuse, brûlante, qui ne pourrait être éteinte ni étouffée, mais remplissant la France de fumée. Et maintenant elle a trouvé de l'air ; elle brûlera dans toute sa liberté, et aussi dans son atmosphère de fumée, et remplira toute la France de flammes. Sort étrange ! quarante ans de feu interne, quarante ans de tamponnement et de noires vapeurs, et puis la victoire sur tout cela ; et comme une montagne brûlante, il fait explosion jusqu'au ciel, et pendant vingt-trois mois resplendissants, il verse en flammes et en torrents de lave tout ce qui est en lui, le phare et le prodige de l'Europe stupéfaite ; et puis il se couche épuisé, refroidi à jamais. Passe donc, ô problématique Gabriel-Honoré, le plus grand parmi eux ! Dans toute la députation nationale, dans toute la nation, tu n'as pas ton pareil, tu n'as pas ton second.

Mais si Mirabeau est le plus grand, lequel de ces six cents pourrait être le plus petit ? Signalerons-nous cet homme mince, au-dessous de trente ans, en lunettes, d'un aspect inquiet, insignifiant, les yeux ternes, circonspects, avec le nez en l'air, comme s'il flairait avec anxiété l'incertitude des temps futurs ; le teint d'une couleur atrabilaire, multiple, dont la nuance finale pourrait être le pâle vert de mer[26]. Cet individu verdâtre est un avocat d'Arras ; son nom est Maximilien Robespierre, fils d'un avocat. Son père avait fondé des loges maçonniques sous le patronage de Charles Édouard, le prétendant anglais. Maximilien, le premier-né, reçut une éducation économique, une bourse au collège de Louis le Grand à Paris, où il eut pour camarade l'enjoué Camille Desmoulins. Mais il pria son patron, Rohan, le renommé cardinal au collier, de l'en laisser sortir pour disposer de sa bourse en faveur d'un jeune frère. Le rigide Max regagna donc la maison paternelle à Arras, et même fut chargé d'un procès, où il réussit, en faveur du premier paratonnerre de Franklin. D'un esprit inquiet, mais droit, d'une intelligence bornée, mais claire et prompte, il fut bientôt en faveur dans le monde officiel, qui reconnut en lui un excellent homme d'affaires, heureusement tout à fait exempt de génie. L'évêque, en conséquence, après avoir pris conseil, le nomma juge de son diocèse ; et il rendit fidèlement la justice au peuple. Mais voici qu'un jour se présente un accusé dont le crime mérite pendaison, et le rigide Max se voit contraint d'abdiquer ; car sa conscience ne lui permet pas de vouer à la mort un fils d'Adam. Homme rigide, étroit, impropre aux révolutions ! dont la petite âme, transparente et fade comme la petite bière, ne saurait jamais arriver à la fermentation du vinaigre, jusqu'à ce que toute la France en ébullition devienne d'une violence acétique. Nous verrons bien.

Entre ces deux extrêmes du plus grand et du plus petit, combien de grands et de petits s'avancent dans cette procession vers leurs différentes destinées ! Voilà Cazalès, le jeune et savant officier, qui deviendra l'éloquent orateur du royalisme et obtiendra l'ombre d'un nom. L'expérimenté Monnier, l'expérimenté Malouet, dont l'expérience parlementaire et présidentielle échouera promptement devant le torrent des choses. Un Pétion a laissé sa robe et ses dossiers à Chartres, pour aborder de plus orageuses plaidoiries ; sans oublier d'apporter son violon, car il est amateur de musique. Ses cheveux sont grisonnants, quoiqu'il soit encore jeune : des convictions, des croyances d'une inaltérable placidité vivent dans cet homme, mais de toutes la plus solide, la croyance en lui-même. Un ministre protestant, Rabaut Saint-Étienne, un jeune homme svelte, d'une éloquence véhémente, Barnave, aideront à régénérer la France. Il y en a tant parmi eux qui sont jeunes ! Les Spartiates ne permettaient pas à un homme de se marier avant trente ans. Combien y en a-t-il ici qui sont au-dessous de trente, ayant pour mission de produire non un seul citoyen, mais une nation, un monde de citoyens. Les vieux ont à remédier aux finances, les jeunes à déblayer les souillures, et cette dernière tâcha n'est-elle pas la plus pressante ?

Une députation obscure et sans physionomie dans son rôle officiel est celle de Nantes. Ces représentants, simples comparses avec le manteau et le chapeau rabattu, portent dans leurs poches un cahier de doléances, avec cette singulière clause et d'autres analogues : Que les maîtres perruquiers de Nantes ne soient plus troublés par l'admission de nouveaux confrères, le nombre actuel de quatre-vingt-douze étant plus que suffisant[27]. Le peuple de Rennes a élu le fermier Gérard, homme de bon sens et d'une rectitude naturelle, sans aucune instruction. Il marche là d'un pas solide, unique dans son rustique vêtement de fermier, dédaigneux des manteaux et costumes. Le nom de Gérard ou père Gérard, comme ils l'appellent, sera porté au loin, répandu dans des épigrammes sans fin, dans des satires royalistes, dans les almanachs didactiques des républicains[28]. Quant à Gérard lui-même, comme, après les premiers essais de la besogne parlementaire, on lui demandait ce que sincèrement il en pensait, il répondit : Je pense qu'il y a bon nombre de coquins parmi nous. Ainsi marche le père Gérard, solide dans ses gros souliers, n'importe où qu'ils le conduisent.

Et le digne docteur Guillotin, que nous espérions voir une autre fois ? S'il n'est pas ici, il devrait y être, et nous le voyons avec l'œil de la prophétie ; car, en effet, les députés parisiens sont tous un peu en retard. Étrange Guillotin, respectable praticien, voué par une satirique destinée à la plus singulière immortalité qui ait jamais transporté un obscur mortel hors de son lieu de repos, le sein de l'oubli ! Guillotin peut perfectionner la ventilation de la salle ; il peut, dans tous les cas de police médicale et d'hygiène, être d'un secours efficace : mais bien au-dessus de tout cela, il peut produire son Rapport sur le Code pénal, en révélant une machine à décapiter, artistement façonnée, qui deviendra fameuse et universellement fameuse.

Tel est le produit des efforts de Guillotin, obtenus non sans méditation et sans lectures ; lequel produit est baptisé, par la gratitude ou la légèreté populaire, d'un dérivatif féminin, comme si c'était sa fille : la guillotine ! Avec ma machine, messieurs, je vous fais sauter la tête en un clin d'œil, et vous ne sentez aucune douleur. Sur quoi tous se mettent à rire[29]. Infortuné docteur ! Pendant vingt-deux, ans, lui, non guillotiné, n'entendra parler que de guillotine, ne verra rien que guillotine ; puis, à sa mort, il devra, pendant de longs siècles, errer, fantôme inconsolable, sur le mauvais bord du Styx et du Léthé, avec un nom qui a chance de survivre à celui de César.

Voyez Bailly, également de Paris, historien de l'astronomie ancienne et moderne, réputation consacrée par le temps. Pauvre Bailly ! comme ta sereine et charmante philosophie, douce et superficielle comme les clartés de la lune, s'en va aboutir à une épaisse et noire confusion de présidence, de mairie, d'officialité diplomatique, de rapide trivialité, et ensuite dans les abîmes des éternelles ténèbres ! Il y avait loin à descendre, de la céleste voie lactée au drapeau rouge. A côté de ce fatal fumier, dans ce jour d'enfer pour toi le dernier, certes, tu devras trembler, quoique seulement de froid. Le travail spéculatif n'est pas de la pratique : être faible, n'est pas si malheureux ; mais être plus faible que notre tâche ! Maudit soit le jour où ils t'ont hissé, toi, paisible piéton, sur le sauvage hippogriffe de la démocratie, qui, méprisant la terre ferme, bien mieux, bravant même les étoiles, n'a pu être monté par aucun Astolphe connu !

Parmi les députés du tiers, il y a des marchands, des artistes, des hommes de lettres, trois cent soixante-douze avocats[30] et au moins un prêtre, l'abbé Sieyès. Lui aussi est un des vingt envoyés par Paris. Contemplez-le, cet homme mince et léger ; chez lui est l'instinct et l'orgueil de la logique, sans passion, ou avec une passion unique, celle de la vanité personnelle. Si même on peut appeler passion, ce qui, dans une grandeur concentrée et isolée, se perd au milieu des nuages du transcendantalisme pour s'asseoir ensuite sur les bancs parlementaires avec une indifférence de Dieu, contemplant la passion du haut de son empyrée ! Voilà l'homme, et toute sagesse mourra avec lui. Voilà le Sieyès, qui sera le constructeur de systèmes, le constructeur général des constitutions, et qui construira des constitutions — autant qu'on en voudra — pyramidales, qui malheureusement tomberont toutes avant qu'il enlève l'échafaudage. La politique, disait-il à Dumont, la politique est une science que je crois avoir achevée[31]. Que de choses, ô Sieyès, avec tes yeux attentifs et clairvoyants, es-tu destiné à voir ! Mais ne serait-il pas curieux de savoir comment Sieyès, maintenant en ces jours — car on le dit encore vivant (1834) —, envisage cette maçonnerie de constitutions, avec le calme rhumatique de l'extrême vieillesse ? Devons-nous encore avoir quelque espérance dans le vieux et irréfragable transcendantalisme ? La cause victorieuse a plu aux dieux, mais la cause vaincue à Sieyès — victa Catoni.

Ainsi cependant s'avance la procession des députés du tiers, au milieu des vivat qui déchirent le ciel et des bénédictions partant de tous les cœurs.

Ensuite vient la noblesse, puis le clergé. Quant à ces deux ordres, on pourrait demander : Que viennent-ils spécialement faire là ? Spécialement, bien qu'ils n'y songent guère, pour répondre à cette question qui leur sera faite d'une voix de tonnerre : Que faites-vous ici, sur cette belle terre de Dieu, dans ce jardin du travail, où quiconque ne. travaille pas est un mendiant ou un voleur ? Malheur, malheur à eux et à tous, s'ils ne peuvent que répondre : Nous recueillons les dîmes, nous partageons le gibier ! — Voyez, en attendant, comment d'Orléans affecte de marcher en avant de son ordre et de se mêler au tiers. Pour lui, il y a des vivat ; fort peu pour les autres, quoiqu'ils agitent leurs chapeaux emplumés à coupe féodale et qu'ils aient l'épée au flanc. Parmi eux est d'Entraigues, le jeune gentilhomme languedocien, et, en outre, plusieurs pairs plus ou moins dignes de remarque.

Il y a Liancourt et la Rochefoucauld, les deux libéraux anglomaniaques. Il y a Lally à la piété filiale ; un couple de Lameth libéraux. Par-dessus tous, il y a Lafayette, dont le nom sera Cromwell-Grandisson et remplira le monde. Lui aussi a jeté de côté beaucoup de formules, mais pas toutes. Il adopte la formule de Washington, et s'y tient, s'y accroche, comme le solide vaisseau de guerre s'accroche et se balance sur l'ancre de bossoir, qui, après tous les changements des ondes et de la tempête, reste fixé à la même place. C'est un bonheur pour lui, que ce soit ou non une gloire. Seul de tous les Français il a une théorie du monde et un cœur droit pour s'y conformer ; il pourrait devenir un .héros et un caractère sans tache, quand ce ne serait que d'être le héros d'une idée. Remarquez plus loin notre vieille connaissance parlementaire, Crispin-Catilina d'Esprémesnil. Il est revenu des îles de la Méditerranée royaliste brûlant, repentant jusqu'au bout des doigts, paraissant mal à l'aise : ses lumières intellectuelles, passablement ternes dans ses meilleurs jours, n'ont plus que des rayons intermittents, et bientôt l'Assemblée nationale, pour ne pas perdre le temps, le déclarera descendu à l'état d'aberration.

Signalons en dernier le globulaire Mirabeau jeune, indigné de voir son ainé dans les rangs du tiers : c'est le vicomte de Mirabeau, nommé plus souvent Mirabeau-Tonneau, par rapport à sa rotondité et à la quantité de liqueurs fortes qu'il absorbe.

Là donc s'avance notre noblesse française, en grande pompe de chevalerie ; mais, hélas ! quel changement dans son antique position. Les voilà portés loin de leur latitude - natale, comme des montagnes glacées du pôle arctique dans la mer équatoriale pour y fondre à néant ! Il fut un temps où ces ducs chevaleresques (duces) conduisaient effectivement le monde, ne fût-ce que vers la dépouille des batailles, où se trouvaient alors les plus riches salaires : étant d'ailleurs les plus habiles conducteurs, ils avaient leur part du lion, ces duces, que personne ne pouvait leur disputer. Mais maintenant qu'ont été inventés tant de métiers de travail, de charrues perfectionnées, de machines et de lettres de change ; maintenant que, pour le tumulte même des batailles, on peut louer des sergents recruteurs à dix-huit sous par jour, que signifient ces personnages de chevalerie, brodés d'or, avec leurs manteaux de velours et leurs chapeaux à coupe féodale hautement emplumés ? Des roseaux se balançant au vent !

Voici le tour du clergé, avec des cahiers demandant l'abolition de la pluralité des bénéfices, la résidence des évêques, un meilleur payement de dîmes. Les dignitaires, on peut le voir, marchent solennellement, à part des nombreux non dignitaires, qui, à vrai dire, ne sont autre chose que le tiers en robes de curés. Ici aussi, quoique par d'étranges renversements, le précepte sera accompli : à leur plus profond étonnement, les plus grands deviendront les plus petits. Comme exemple, entre autres, remarquez le paisible Grégoire : un jour le curé Grégoire sera évêque, alors que les plus hauts d'aujourd'hui erreront dispersés, évêques in partibus. Dans d'autres pensées, remarquez aussi l'abbé Maury : sa face large et audacieuse ; sa bouche faite aux minauderies ; ses grands yeux, où rayonnent l'intelligence et la fausseté, et cette sorte de sophisme qui s'étonne de se voir appeler sophistique. Habile rapetasseur de vieux cuir, qu'il fait paraître neuf, c'est un homme qui monte toujours ; il disait à Mercier : Vous verrez, je serai de l'Académie avant vous[32]. Bien probablement, ô trop habile Maury ! bien mieux, tu auras un chapeau de cardinal, et de la peluche et de la gloire ; mais aussi, dans la suite des temps, rien que l'oubli, comme le reste de nous, et six pieds de terre ! Que sert, pour une telle fin, le rapetassage de vieux cuir ? Plus glorieuse en comparaison est la vie que ton vieux père gagne à faire des souliers, avec une habileté suffisante, on peut l'espérer. Maury ne manque pas d'audace. Il portera plus tard des pistolets, et, aux cris de mort : A la lanterne ! il répondra froidement : Amis, en verrez-vous plus clair ?

Mais là-bas, dans cette marche boiteuse, reconnaissez l'évêque Talleyrand-Périgord, sa Révérence d'Autun. Une grimace sardonique se lit chez cette irrévérencieuse Révérence d'Autun. Il fera et souffrira d'étranges choses, et deviendra lui-même une des plus étranges choses qu'on ait vues ou qu'on puisse voir jamais. Un homme vivant de fausseté et dans la fausseté ; et cependant ce n'est pas ce qu'on peut appeler un homme faux ; c'est là ce qui constitue sa spécialité. Ce sera une énigme pour les âges futurs ; au moins faut-il l'espérer. Un tel produit de la nature et de l'art n'était possible que dans cette époque, — l'âge de papier et du brûlement de papier. Considérez l'évêque Talleyrand et le marquis de Lafayette comme les sommités de leurs deux espèces, et dites encore une fois, en voyant ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont été : O tempus ferax rerum !

Au total, cependant, cet infortuné clergé n'a-t-il pas aussi été entraîné par le torrent des siècles loin de sa latitude natale ? Masse anormale d'hommes, desquels le vague pressentiment du monde entier comprend qu'ils ne comprennent plus rien. Autrefois ils formaient une prêtrise, ils étaient les interprètes de la sagesse, les révélateurs de ce qu'il y a de saint dans l'homme, véritables clercs, héritiers de Dieu sur la terre : mais aujourd'hui ? — Ils passent en silence, avec les cahiers tels qu'ils ont pu les rédiger ; et personne ne crie : Que Dieu les bénisse !

Le roi Louis avec sa cour ferme la marche : enjoué, dans ce jour d'espérance, il est salué d'applaudissements ; plus que lui encore son ministre Necker. Nullement ainsi la reine, sur laquelle l'espérance n'est pas faite pour briller. Malheureuse reine prédestinée ! Ses cheveux sont déjà grisonnés par les inquiétudes et les croix ; son fils aîné se meurt dans ces jours ; la noire calomnie a .souillé son nom d'une tache ineffaçable, ineffaçable tant que durera cette génération. Au lieu de Vive la reine ! des voix lui jettent l'insulte de Vive d'Orléans ! De sa beauté de reine peu de chose reste, excepté la majesté ; plus maintenant elle n'est gracieuse, mais hautaine, rigide, souffrant en silence. Avec un mélange de sentiments auxquels la joie n'a nulle part, elle se résigne à ce jour qu'elle espérait ne devoir jamais contempler. Pauvre Marie-Antoinette ! avec tes nobles et pénétrants instincts, ta vivacité de coup d'œil, avec tes accès de visions trop étroites pour l'œuvre que tu as à faire ! Oh ! il y a des provisions de larmes pour toi, d'amères douleurs, de doux attendrissements de femme, quoiqu'il y ait en toi le cœur impérial d'une fille de Marie-Thérèse. Victime désignée, ferme tes yeux sur l'avenir !

Ainsi, en majestueuse procession, ont passé les élus de la France ; quelques-uns marchant vers l'honneur et une activité dévorante, plusieurs vers le déshonneur, un grand nombre vers le massacre, la confusion, l'émigration, le désespoir. — Tous vers l'éternité ! Tant d'éléments hétérogènes, mis ensemble dans la cuve en fermentation, avec une action et une réaction incalculables, des affinités électives, des développements explosibles, le tout pour composer un remède applicable à un système social moribond. Probablement la plus étrange réunion d'hommes, si nous regardons bien, qui se soit jamais rencontrée sur notre planète pour une telle besogne. Une société mille fois complexe, près de faire explosion de ses infinies profondeurs ! Et ces hommes, ses guides, ses guérisseurs sans guide pour eux-mêmes, sans autre guide que l'Évangile selon Jean-Jacques Rousseau ! Pour le plus sage d'entre eux, ce qu'il nous faut appeler le plus sage, l'homme n'est qu'un accident sous le ciel. L'homme n'a aucun devoir autour de lui, si ce n'est de faire une constitution. Il n'a aucun ciel au-dessus de lui, aucun enfer au-dessous, il n'a aucun Dieu dans le monde.

Chercherons-nous une autre croyance chez ces douze cents ? La croyance dans les chapeaux emplumés à coupe féodale ; dans l'écusson héraldique, dans le droit divin des rois, dans le droit divin des destructeurs de gibier. La croyance ou, ce qui est pire, le jargon d'une demi-croyance, ou ce qui est pire encore, un semblant machiavélique de croyance dans une pâte consacrée et dans la divinité d'un pauvre vieillard italien.

Néanmoins, au milieu de cette confusion, de cette corruption incommensurables, qui luttent si aveuglément pour devenir moins confuses et moins corrompues, on peut discerner un point saillant de la nouvelle vie, à savoir : la résolution ferme et profonde d'en finir avec les duperies. Cette résolution est, consciencieusement ou inconsciencieusement, bien arrêtée ; elle va même jusqu'au délire et à l'idée fixe ; elle prend un corps et va maintenant se déployer rapidement ; monstrueuse, effrayante, inénarrable : une nouveauté après des milliers d'années. Semblable à la lumière du ciel, qui souvent, sur cette terre, s'enveloppe dans le tonnerre et les ténèbres électriques, pour descendre en fusion dans l'éclair, et qui détruit pour purifier ; ou plutôt ne sont-ce pas ces ténèbres mêmes et cette suffocation atmosphérique qui amènent l'éclair et la lumière. Le nouvel Évangile devait-il donc, comme l'ancien, naître de la destruction d'un monde ?

Nous laissons le lecteur se figurer comment les députés assistèrent à la grand'messe, écoutèrent le sermon, applaudirent le prédicateur, quoique dans l'église, chaque fois qu'il prêchait politique ; comment, le lendemain, en grande pompe, ils furent, pour la première fois, installés dans leur salle des Menus — qui ne sera plus des menus plaisirs —, et devinrent enfin les États généraux. Le roi, en haut de son estrade, magnifique comme Salomon dans toute sa gloire, promène ses yeux sur la salle majestueuse, aux mille plumes, aux mille regards, teintée et diaprée comme l'arc-en-ciel, dans les grandes galeries, dans les tribunes, d'où la Beauté projette au loin ses brillantes influences, La satisfaction, comme celle d'un homme qui, après un long voyage, touche au port, se joue sur sa large et naïve face : innocent roi ! Il se lève et prononce d'une voix sonore un discours convenable. Nous l'épargnerons au lecteur et encore plus ceux qui suivirent ; l'un d'une heure, l'autre de deux, par le garde des sceaux et M. Necker, tous deux remplis par le patriotisme, l'espérance, la foi, et le déficit du revenu..

Nous remarquons seulement que, lorsque Sa Majesté, en terminant son discours, remit son chapeau emplumé, et que la noblesse l'imita, suivant la coutume, les députés du tiers état en firent autant, non sans un certain geste de fierté, qui alla jusqu'à l'écrasement de plus d'un chapeau rabattu, puis restèrent debout attendant l'issue[33]. Un long murmure parcourt la salle, et les propos s'échangent entre la majorité et la minorité : Découvrez-vous ! Couvrez-vous ! jusqu'à ce que Sa Majesté mette fin au conflit, en ôtant elle-même son chapeau royal.

La séance se termine sans autre incident ou présage que celui-là, assez significatif cependant : et c'est ainsi que la France ouvrit ses États généraux.

 

 

 



[1] Montgaillard, t. I, p. 461.

[2] Weber, t. I, p. 347.

[3] Weber, t. I, p. 360.

[4] Mémoire sur les états généraux (voyez Montgaillard, t. I, p. 457-459).

[5] Délibérations à prendre pour les assemblées de bailliages.

[6] Mémoire présenté au roi par monseigneur le comte d'Artois, M. le prince de Condé, M. le duc de Bourbon, M. le duc d'Enghien et M. le prince de Conti.

[7] Marmontel, Mémoires. Londres, 1805, IV, 33. — Histoire parlementaire, etc.

[8] Rapport fait au roi dans son conseil, le 27 décembre 1788.

[9] 5 juillet, 8 août, 22 septembre, etc., etc.

[10] Règlement du roi pour la convocation des états généraux à Versailles (réimprimé avec une erreur de date dans l'Histoire parlementaire, t. I, p. 262).

[11] Règlement du roi (Histoire parlementaire, t. I, p. 267-307).

[12] Bailly, Mémoires, t. I, p. 336.

[13] Protestation et arrêté des jeunes gens de la ville de Nantes, du 28 février 1789, avant leur départ pour Rennes. Arrêté des jeunes gens de la ville d'Angers, du 4 février 1789. Arrêté des mères, sœurs, épouses et amantes des jeunes citoyens d'Angers, du 6 février 1789 (réimprimé dans l'Histoire parlementaire, t. I, p. 290-293).

[14] Histoire parlementaire, t. I, p. 287. — Deux amis de la liberté, t. I, p. 105-128.

[15] Fils adoptif, t. V, p. 256.

[16] Mémoires de Mirabeau, t. I, p. 307.

[17] Marat, Ami du peuple. — Histoire parlementaire, t. II, p. 103.

[18] Deux amis de la liberté, t. I, p. 141.

[19] Lacretelle, XVIIIe siècle, t. II, p. 155.

[20] Besenval, t. III, p. 385.

[21] Besenval, t. III, p. 385-388.

[22] Evénements qui se sont passés sous mes yeux pendant la révolution française, par A. H. Dampmartin. Berlin, 1799, t. I, p. 25-27.

[23] Besenval, t. III, p. 389.

[24] Madame de Staël, Considérations sur la révolution française. Londres, 1818, t. I, p. 114-191.

[25] Fondation de la république française. Londres, 1798, § VALADI.

[26] De Staël, Considérations, etc., t. II, p. 142.

[27] Histoire parlementaire, t. I, p. 335.

[28] Actes des Apôtres (par Pelletier et autres) ; Almanach de feu Gérard (par Collot d'Herbois), etc.

[29] Moniteur du 1er décembre 1789 (Histoire parlementaire).

[30] Bouillé, Mémoires sur la révolution française. Londres, 1797, t. I, p. 68.

[31] Dumont, Souvenirs sur Mirabeau, p. 64.

[32] Mercier, Nouveau Paris.

[33] Histoire parlementaire, t. I, p. 356. — Mercier, Nouveau Paris.