HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LA BASTILLE

 

LIVRE TROISIÈME. — LE PARLEMENT DE PARIS.

 

 

I. — BILLETS PROTESTÉS.

 

Pendant qu'une inexprimable confusion fermente partout à l'intérieur, et que d'une foule de crevasses à la surface filtre une fumée sulfureuse, la question qui se présente est celle-ci : A travers quelle crevasse se fera jour la principale explosion ? A travers lequel des vieux cratères ? Ou faudra-t-il qu'elle forme par elle-même un cratère nouveau ? Dans toute société il y a de ces cheminées à échappement, des institutions qui en servent. Constantinople même a ses soupapes de sûreté ; là aussi le mécontentement peut trouver son issue dans un feu matériel. C'est au nombre des incendies nocturnes et des boulangers pendus, que le pouvoir régnant peut lire le signe des temps, et changer sa marche en conséquence.

Nous pouvons dire que cette explosion française voudra sans doute essayer d'abord toutes les vieilles institutions à échappement ; car par chacune d'entre elles il y a, ou du moins il y a eu quelque communication avec l'abîme intérieur ; c'est en vertu de cela qu'elles sont des institutions nationales. Quand même elles seraient devenues des institutions personnelles, obstruées par les abus, là cependant les obstacles peuvent être plus faibles qu'ailleurs. Donc à travers laquelle cherchera-t-on une issue ? Tout observateur peut le deviner : à travers les parlements judiciaires, et surtout à travers le parlement de Paris.

Les hommes, quelque chargés qu'ils soient de dignités, ne demeurent pas inaccessibles aux influences de leur époque, surtout les hommes qui ont une vie d'affaires, et qui à chaque mouvement, quoique retranchés sur leurs sièges judiciaires, se trouvent en contact avec le travail social. Le conseiller au parlement, le président lui-même qui a acheté sa charge à beaux deniers comptants afin d'acheter en même temps de la considération, ne peut pas, dans les soirées philosophiques, dans les salons d'une culture élégante, se faire remarquer comme un ami de l'obscurantisme. Parmi les longues robes de Paris il y a plus d'un patriotique Malesherbes, qui a pour règle sa conscience et le bien public ; il y a notoirement plus d'un ardent d'Esprémesnil, dans les confuses pensées duquel une haute réputation à la Brutus peut sembler glorieuse. Les Lepelletier, les Lamoignon ont des titres et des richesses, mais à la cour, on ne les reconnaît que comme noblesse de robe. Il y a les Dupont, aux profondes combinaisons ; les Fréteau, les Sabatier, à la langue incontinente : tous nourris plus ou moins du lait du Contrat social. D'ailleurs cette patriotique opposition n'est-elle pas pour le corps entier un combat personnel ? Debout donc, parlement de Paris, reprends ta longue bataille ! Le parlement Maupeou n'a-t-il pas été aboli avec ignominie ? Ce n'est pas maintenant que tu as à redouter un Louis XIV, avec son fouet et ses regards olympiens, ni un Richelieu et ses bastilles ; non, toute la nation est derrière toi. Toi aussi, (ô ciel) tu peux devenir un pouvoir politique, et les ébranlements de ta perruque ébranleront les principautés et les dynasties, ni plus ni moins que la chevelure ambroisienne de Jupiter.

Le volage et vieux Maurepas a été, à la fin de 1781, fixé par les glaces de la mort. Je n'entendrai plus jamais, dit le bon Louis, son pas dans la chambre au-dessus de ma tête. Ses bouffonneries et ses pirouettes ont pris fin. La réalité importune ne peut plus être dissimulée par des bons mots, ni le mal d'aujourd'hui renvoyé adroitement au lendemain. Le lendemain lui-même est arrivé ; et maintenant ne siège plus là que le solide et flegmatique M. de Vergennes, ne s'attachant qu'aux faits comme un épais commis — ce qu'il fut d'abord — et admettant ce qui ne peut être nié, vienne ensuite le remède d'où il pourra. Ce n'est pas en lui qu'est le remède ; il ne con- naît que l'expédition des affaires suivant la routine des bureaux. Le pauvre roi, gagnant de l'âge mais peu d'expérience, doit se résoudre, avec son absence de facultés, à gouverner par lui-même, et dans cette besogne la reine aussi lui viendra en aide. Brillante reine avec ses limpides regards et ses ardentes impulsions : limpides et même nobles, mais le tout trop superficiel, trop violent et trop frivole pour une telle œuvre. Gouverner la France est un tel problème ! et maintenant il est devenu presque difficile de gouverner même l'Œil-de-Bœuf. Car si un peuple misérable a ses gémissements, de même une cour amoindrie a les siens, plus bruyants encore. Pour l'Œil-de-Bœuf, il demeure inconcevable que dans une France si pleine de ressources, la corne d'abondance puisse se tarir : n'était-elle pas habituée à couler ? Necker néanmoins, avec son système de parcimonie, a supprimé plus de six cents places avant que les courtisans aient pu le déposséder : parcimonieux pédant de la finance l Ensuite un pédant militaire, Saint-Germain, avec ses manœuvres prussiennes, ses idées prussiennes, comme si le mérite et non le blason devait être une règle d'avancement, a mécontenté les militaires ; les mousquetaires avec beaucoup d'autres choses sont supprimés. C'est ainsi qu'on va bouleversant, déplaçant, abolissant et causant gratuitement du mal à l'Œil-de-Bœuf. Les plaintes abondent ; l'anxiété règne, la disette : c'est un Œil-de-Bœuf tout changé. Besenval dit que déjà dans ces jours (1781), il y avait à la cour tant de tristesse, en comparaison des temps précédents, que cela faisait peine à voir.

Il n'est pas étonnant que l'Œil-de-Bœuf se sente mélancolique, quand on supprime ses places ! Pas une place ne peut être supprimée sans qu'une bourse ne devienne plus légère, et que plus d'un cœur ne devienne plus pesant ; car n'occupe-t-on pas aussi les classes ouvrières, les fabricants, hommes et femmes, de dentelles et d'essences, du plaisir en général et tout ce qui peut fabriquer le plaisir ? Misérables économies, qui n'auront aucun effet sur vingt-cinq millions ! Elles se poursuivent cependant, et ne sont pas encore au bout. Peu d'années encore et les meutes à sangliers, les meutes à loups seront supprimées avec toute la fauconnerie ; les places tomberont dru comme les feuilles d'automne. Le duc de Polignac démontre, sans que la logique ministérielle trouve une réponse, que sa place ne peut être supprimée ; puis, se tournant galamment vers la reine, lui remet sa démission, puisque Sa Majesté le désire ainsi. Le duc de Coigny est moins chevaleresque, mais ne réussit pas mieux : Nous eûmes une véritable querelle, Coigny et moi, dit le roi Louis, mais si même il m'eût frappé, je n'aurais pu le blâmer[1]. Sur de telles matières il ne peut y avoir qu'une seule opinion. Le baron Besenval, avec cette franchise qui signale l'homme indépendant, affirme nettement à Sa Majesté que c'est affreux : en allant se coucher, on n'est pas sûr de ne pas se réveiller plus pauvre le lendemain ; autant vaudrait être en Turquie. C'est en vérité, une lamentable vie.

Combien est singulière cette perpétuelle détresse du trésor royal ! Et cependant c'est une chose qui n'est pas plus incroyable qu'impossible à nier ; une chose péniblement vraie ; la pierre d'achoppement à laquelle se heurtent tous les ministres pour tomber successivement. Que ce soit défaut de génie fiscal ou tout autre défaut, il y a une différence palpable entre le revenu et la dépense ; un déficit dans le revenu ; il faut combler le déficit ou être englouti par lui. Voilà le redoutable problème, désespérant, à ce qu'il paraît, comme la quadrature du cercle. Le contrôleur Joly de Fleury, qui succède à Necker, n'y peut rien, rien que proposer des emprunts qui sont tardivement couverts ; qu'imposer de nouvelles taxes improductives d'argent, productives de clameurs et de mécontentements. Le contrôleur d'Ormesson fait aussi peu, et peut-être moins ; car si Joly s'est maintenu au delà d'un an et un jour, d'Ormesson ne compte que par mois, jusqu'à ce que le roi ayant acheté Rambouillet sans le consulter, il en prend occasion pour se retirer. De sorte que, vers la fin de 1783, les choses menacent d'en venir à un effroyable temps d'arrêt. Tout expédient humain semble inutile. En vain a lutté une nouvelle institution : le conseil des finances ; en vain se démènent les intendants des finances, le contrôleur général des finances ; il n'y a malheureusement pas de finances à contrôler. Une fatale paralysie arrête le mouvement social ; des nuages d'aveuglement ou d'obscurcissement nous enveloppent : allons-nous tomber dans les sombres horreurs de la BANQUEROUTE NATIONALE ?

C'est une grande chose que la banqueroute : vaste gouffre sans fond dans lequel plongent et disparaissent toutes les faussetés publiques et particulières, destinées dès leur origine à finir ainsi. Car la nature est une vérité et non un mensonge. Vous ne pouvez dire ou faire un mensonge sans qu'il vous soit représenté, après une circulation plus ou moins longue, comme une lettre de change tirée sur la réalité de la nature et présentée à échéance avec la réponse pas de fonds. C'est pitié seulement qu'elle ait eu une si longue circulation, et que le faussaire primitif en soit rarement la victime finale. Les mensonges et le poids des maux qu'ils enfantent passent de l'un à l'autre, vont de main en main, de rang en rang, et s'arrêtent définitivement sur les rangs muets d'en bas, lesquels avec la bêche et la pioche, avec le cœur malade et la valise vide, sont journellement en contact avec la réalité et ne peuvent pas faire circuler la tromperie plus loin.

Remarquez toutefois comment, par une juste loi de compensation, si dans le tourbillon d'une société confuse, le mensonge avec ses fardeaux tend toujours à se précipiter vers les régions inférieures, en retour, les maux qu'il amène remontent toujours de plus en plus vers les sommités. D'où il résulte qu'après la longue souffrance et la demi-famine de ces vingt millions d'âmes, un duc de Coigny et Sa Majesté en viennent à une véritable querelle. Telle est la loi de l'équitable nature, ramenant à de longs intervalles les choses au point de départ, dût-ce être même par la banqueroute.

Mais avec une bourse de Fortunatus dans la poche, pendant combien de temps peut encore durer une fausseté quelconque ? Votre société, votre maison intérieure, votre arrangement matériel ou spirituel, tout cela est faux, inique, offensant aux yeux de Dieu et des hommes. Néanmoins le foyer est chaud, le garde-manger plein : les innombrables suisses du ciel, avec une sorte de fidélité naturelle, se grouperont alentour et prouveront avec des pamphlets et des mousquets que le tout est une vérité, sinon une vérité sans mélange — chose humainement impossible — au moins une vérité tempérée — comme le vent pour la brebis tondue —, avec laquelle tout marche bien. Quel changement, toutefois, si la bourse et le garde-manger deviennent vides ! Puisque votre arrangement était si vrai, si conforme aux voies de la nature, comment se fait-il, au nom du ciel, que la nature avec son infinie bonté y laisse introduire la famine ? Pour tout homme, toute femme ou tout enfant, il devient indubitable que votre arrangement était faux. Honneur à la banqueroute, toujours équitable sur une grande échelle, quoiqu'en détail si cruelle ! Sous tout règne de mensonge elle travaille, creusant incessamment sa mine. Le mensonge dût-il s'élever jusqu'au ciel et couvrir le monde, un jour viendra où la banqueroute devra le balayer et nous en délivrer.

 

II. — LE CONTRÔLEUR CALONNE.

 

Dans de telles circonstances de tristesse, d'obstruction et de langueur maladive, lorsqu'à une cour exaspérée il semble que le génie fiscal a dit adieu aux hommes, quelle apparition pouvait être mieux accueillie que celle de Calonne ? Homme d'un indisputable génie, même d'un génie fiscal, avec plus ou moins d'expérience dans le maniement des finances et des parlements, car il a été intendant à Metz, à Lille et procureur du roi à Douai. Homme de poids, en relation avec les hommes d'argent ; d'un nom sans tache, si ce n'est quelque peccadille (comme d'avoir montré la lettre d'un client) dans cette vieille affaire d'Aiguillon-Lachalotais, depuis longtemps oubliée. Il a des parents à coffres bien garnis, appréciés à la Bourse. Nos Foulon, nos Berthier, intriguent pour lui : le vieux Foulon, qui n'a rien à faire qu'à intriguer, qui est connu pour être ce qu'on appelle un fripon ; mais d'une richesse démesurée ; qui de clerc du commissariat qu'il était autrefois peut espérer, pense-t-on, si son jeu marche bien, devenir un jour ministre.

Tels sont les épaulements et les étais de M. de Calonne, et puis en lui-même quelles qualités ! L'espérance rayonne sur sa figure ; la persuasion est suspendue à ses lèvres. Pour toute difficulté il a un remède sous la main, et fera marcher devant lui le monde sur des roues. Le 3 novembre 1783, l'Œil-de-Bœuf se félicite de son nouveau contrôleur général. Calonne aussi aura son épreuve ; Calonne aussi, à sa manière, comme Turgot et Necker ont la leur, il avancera la consommation des choses, répandra un autre rayon de lumière sur notre ère d'espérance, actuellement d'une couleur trop plombée, et en amènera enfin l'accomplissement.

Grande, en tout cas, est la félicité de l'Œil-de-Bœuf. La parcimonie a fui loin du séjour royal : plus de suppression ; notre Besenval peut aller paisiblement se coucher sans crainte d'être dépouillé à son réveil. La souriante abondance, comme évoquée par quelque enchanteur, est revenue et verse le contentement de sa corne regarnie. Et voyez quelle suavité de manières ! notre contrôleur se distingue par un sourire affable : il écoute tout le monde avec un air d'intérêt et même de prévenance, va au-devant des demandes et les accorde, ou au moins accorde des promesses conditionnelles. Je crains que cela ne soit difficile, dit la reine. — Madame, répond le contrôleur, si ce n'est que difficile, c'est déjà fait ; si c'est impossible, ça se fera. Homme de si faciles manières ! A le voir dans le tourbillon des plaisirs de la société, que personne ne goûte avec autant d'ardeur, on pourrait demander : Quand fait-il son travail ? Et cependant son travail, comme nous voyons, n'est jamais arriéré, et surtout le fruit de son travail : l'argent comptant. Assurément c'est un homme d'une incroyable facilité : facilité d'action, facilité d'élocution, facilité de pensée. Dans une douce langue persuasive jaillissent de son front les profondeurs philosophiques, en spirituelles saillies et en vives étincelles ; et dans les soirées de Sa Majesté, avec le poids d'un monde sur les épaules, il fait les délices des hommes et des femmes. Par quel pouvoir magique accomplit-il ses miracles ? Par la seule vraie magie, celle du génie. On l'appelle M. le ministre ; et, en effet, quand s'en est-il vu un autre pareil ? Par lui les choses tortueuses sont devenues droites, les plaines raboteuses sont devenues unies, et sur l'Œil-de-Bœuf rayonne un indescriptible soleil.

En réalité et sérieusement, on ne saurait dire que Calonne fût dépourvu de génie : il avait le génie de la persuasion, et avant tout le génie de l'emprunt. Avec une judicieuse et habile application de l'argent qu'il se procure sous main, il fait fleurir le taux de la rente ; de sorte que emprunts sur emprunts sont couverts aussitôt qu'émis. Des calculateurs bien au courant ont assuré qu'il dépensait à l'extraordinaire environ un million par jour[2]. Mais avec cela ne procure-t-il pas quelque chose ? Nommément la paix et la prospérité, pour le temps qui court ? Le philosophisme gronde et croasse, achète, comme nous l'avons dit, 80 000 exemplaires du livre nouveau de Necker. Mais le sans-pareil Calonne, dans les appartements de Sa Majesté, avec la brillante suite de ducs, de duchesses et d'heureuses figures en admiration, peut laisser croasser Necker et le philosophisme.

Le malheur veut que cela ne peut durer. Le gaspillage et les emprunts ne sont pas des moyens de combler un déficit, et l'huile n'est pas une substance pour éteindre les conflagrations ; hélas non ; mais seulement pour les calmer, non pour toujours. Pour le sans-pareil lui-même, qui ne manque pas de pénétration, il devient clair par intervalles et confusément clair à toute minute, que son commerce est par nature temporaire, se faisant chaque jour plus difficile, et que des changements incalculables se préparent dans un avenir peu éloigné. A part le déficit financier, le monde est dans une disposition d'esprit entièrement nouvelle ; toutes choses se détachant de leurs vieilles assises, dans l'attente d'une voie nouvelle et de nouvelles combinaisons. Il n'y a pas un jockey nain, une tête tondue à la Brutus, un cavalier anglomaniaque trottant debout sur ses étriers, qui ne soit un présage de changement. Mais quoi ! aujourd'hui, en tout cas, passe agréablement ; pour le lendemain, si le lendemain vient, on avisera. Une fois monté (par sa munificence, son art de persuasion et le pouvoir magique du génie) assez haut dans les faveurs de l'Œil-de-Bœuf, du roi, de la reine, de la Bourse et autant que possible du public, un contrôleur sans pareil peut espérer de franchir l'inévitable, de quelque manière imprévue, aussi habilement qu'un autre.

Dans tous les cas, pendant ces trois années miraculeuses, on a entassé expédient sur expédient, jusqu'à ce qu'enfin, avec tant d'accumulations à une telle hauteur, la pile chancelle et menace. Et voici que cette merveille du monde, le collier de diamants l'ébranlé de manière à rendre la chute imminente. Le génie dans cette direction ne peut plus rien : monté assez haut ou non monté, il faut aller de l'avant. A peine le pauvre Rohan, cardinal au collier, a-t-il pu se retirer en sécurité dans les montagnes de l'Auvergne ; la dame de Lamotte, non en sécurité, dans la Salpêtrière, et cette triste affaire assoupie, que notre audacieux contrôleur étonne encore une fois le monde. Un expédient, dont on n'a pas entendu parler depuis cent soixante ans, a été proposé et par son art de persuasion — car son audace, son espérance et son éloquence sont irrésistibles — a été adopté : la convocation des notables.

Que les hommes notables, guides actuels ou virtuels de leurs districts, soient convoqués de tous les points de la France ; qu'un rapport vrai des desseins patriotiques de Sa Majesté et des misérables impossibilités pécuniaires leur soit soumis, et qu'alors on pose la question : Que faut-il faire ? Bien certainement adopter des mesures de guérison telles que le pouvoir magique du génie indiquera ; telles que, une fois sanctionnées par les notables, tous les parlements et tous les hommes devront, avec plus ou moins de répugnance, s'y soumettre.

 

III. — LES NOTABLES.

 

Voici donc véritablement un signe et une merveille visibles à tout le monde, présages de beaucoup de choses. L'Œil-de-Bœuf gémit douloureusement : N'étions- nous )as bien comme cela ? calmant les conflagrations avec de 'huile. Le philosophisme constitutionnel tressaille d'une joyeuse surprise et se demande avec vivacité quel sera le résultat. Le créancier public, le débiteur public, tout le public pensant et non pensant, a ses surprises variées de joie ou de chagrin. Le comte de Mirabeau qui a eu ses procès, matrimoniaux et autres, dépêchés plus ou moins bien, et qui travaille maintenant dans l'obscur élément de Berlin, compilant des monarchies prussiennes et des pamphlets sur Cagliostro, écrivant avec salaire, mais sans caractère officiel, d'innombrables dépêches à son gouvernement, flaire ou découvre de loin une plus riche proie. Comme un aigle ou un vautour, mélange même des deux, il prépare ses ailes pour prendre son vol vers l'intérieur[3].

M. de Calonne a étendu miraculeusement la verge d'Aaron sur la France, évoquant des choses tout à fait inattendues. Chez lui, l'audace et l'espérance se mêlent alternativement à des mécomptes ; quoique le côté confiant et vaillant l'emporte. Tantôt il écrit à un ami intime : Je me fais pitié à moi-même ; tantôt il invite quelque poète ou versificateur à dédicaces à chanter cette assemblée de notables et la révolution qui se prépare[4].

Qui se prépare, en effet, et méritant d'être chantée, mais non jusqu'à ce que nous l'ayons vue, et les résultats qui en suivront. Dans une profonde et obscure agitation, toutes choses ont été si longtemps bouillonnant et se décomposant : est-ce que M. de Calonne avec son alchimie de notables pourra les ramener à leur ensemble, et obtenir de nouveaux revenus ? ou bien compléter les déchirements, de sorte qu'il n'y ait plus ni bouillonnements, ni décomposition, mais lutte et collision ?

Quoi qu'il en soit, dans les jours froids et courts, nous voyons des hommes de poids et d'influence lancés dans le grand tourbillon de la locomotion française, chacun sur sa ligne, accourant de tous côtés vers le château de Versailles où ils sont convoqués de par le roi. Là, le 22 février 1787, ils se sont réunis et installés : des notables au nombre de cent trente-sept, en les comptant nominativement[5]. Ajoutez-y sept princes du sang et vous aurez le chiffre rond des notables. Hommes d'épée, hommes de robe, pairs, dignitaires du clergé, présidents parlementaires partagés en sept bureaux, sous les sept princes du sang, Monsieur, d'Artois, Penthièvre et le reste. Parmi eux n'oublions pas notre nouveau duc d'Orléans — car depuis 1785 il n'est plus Chartres —, pas encore fait amiral, et doublant le cap de la quarantaine, avec le sang gâté, non moins que ses espérances ; à demi las du monde qui est à demi las de lui ; l'avenir de monseigneur est très-problématique. Ce n'est pas dans l'éclat ou les illuminations, ni même dans les conflagrations ; c'est, comme on l'a dit, dans une sombre fumée, dans les cendres de brûlantes sensualités qu'il vit et digère. Somptuosité et vilenie, vengeance, fatigue de la vie, ambition, ténèbres et putridité, avec cela six millions de revenu : voilà dans quelles conditions sociales se trouve ce pauvre prince. Supposez qu'un jour il s'échappe des entraves de la cour, dans quelles régions, au milieu de quels phénomènes, ne pourrait-il pas s'élancer et grandir ! Heureusement, jusqu'ici il affecte de chasser journellement, siège là, puisqu'il faut qu'il y siège, présidant son bureau avec un visage morne, des yeux mornes, comme si ce n'était pour lui qu'un ennui.

Nous remarquons finalement que le comte de Mirabeau est actuellement arrivé. Il descend de Berlin sur la scène de l'action ; il l'interroge d'un regard perçant comme le feu du soleil et découvre qu'il ne s'y fera rien pour lui. Il avait espéré que les notables auraient besoin d'un secrétaire. C'était vrai ; mais leur choix s'était fixé sur Dupont de Nemours, homme d'une renommée moindre mais meilleure, qui d'ailleurs, comme le savaient ses amis, se plaint d'une maladie assurément peu commune : l'obligation de correspondre avec cinq rois[6]. La plume de Mirabeau ne peut devenir une plume officielle, mais elle reste toujours une plume. A défaut du secrétariat, il se met à dénoncer l'agiotage, témoignant, comme c'est son habitude, par un bruit éclatant, sa présence et son activité, jusqu'à ce qu'averti par l'ami Talleyrand et même par Calonne, sous main, qu'une dix-septième lettre de cachet pourrait bien être obtenue contre lui, il disparaît à temps par-dessus la frontière.

Et maintenant, dans les majestueux appartements royaux, organisés ainsi que les tableaux du temps nous les représentent, siègent nos cent quarante-quatre notables prêts à entendre et à méditer. Le contrôleur Calonne est terriblement en retard avec ses discours et ses préparatifs ; cependant on connaît sa facilité de travail. Pour la fraîcheur du style, la lucidité, le talent et la grandeur des vues, sa harangue d'ouverture ne pouvait être surpassée ; seulement le fond du sujet était terrifiant. Un déficit sur lequel les comptes varient, le compte même du contrôleur étant mis en question, mais que tous les comptes s'accordent à représenter comme énorme. Tel est l'épitomé des difficultés du contrôleur : et puis quels sont ses moyens ? Une simple contrefaçon du turgotisme ; car c'est là, ce semble, qu'il faut enfin venir : des assemblées provinciales, une nouvelle taxation ; bien mieux, plus étrange que le reste, un nouvel impôt foncier, ce qu'il appelle subvention territoriale, dont ne seront exemptés ni les privilégiés, ni les non-privilégiés, ni la noblesse, ni le clergé, ni les parlementaires !

Quelle folie ! Ces classes privilégiées sont accoutumées à taxer, à prélever de toutes mains, péages, tributs et droits, tant que restait un sou ; mais être elles-mêmes taxées ! Et c'est de toutes ces personnes privilégiées, à l'exception d'une fraction minime, que se composent les notables. Dans son étourderie, Calonne n'avait pas pris loin d'en faire la composition ou un judicieux triage ; ayant choisi pour notables les hommes réellement notables ; et comptant pour réussir sur son adresse toujours présente, sur sa bonne fortune et sur une éloquence qui 'avait jamais manqué son effet. Étourdi contrôleur ! L'éloquence peut beaucoup mais ne peut pas tout. Orphée, avec une éloquence devenue rythmique, musicale — ce que nous appelons poésie —, arracha des larmes de fer des yeux de Pluton ; mais par quel sortilège de rime ou de prose peux-tu arracher de l'or de la poche de Plutus ?

En conséquence, la tempête qui s'élève maintenant et commence à siffler autour de Calonne, d'abord dans les sept bureaux, ensuite au dehors, éveillée par eux, et gagnant de proche en proche toute la France, menace de ne pouvoir être apaisée. Un déficit si énorme ! Le désordre, le gaspillage est trop évident. On s'entretient même de concussion, bien plus, Lafayette avec d'autres en parlent tout haut et tentent d'aller aux preuves. Notre brave Calonne, comme c'était naturel, avait tenté de faire retomber sur ses prédécesseurs le blâme du déficit, sans excepter même Necker. Mais maintenant, Necker lui oppose de véhémentes dénégations ; sur quoi se produit une correspondance hostile, qui va aussi à l'imprimerie.

A l'Œil-de-Bœuf, dans les appartements privés de Sa Majesté, un éloquent contrôleur pouvait persuader avec son : madame, si ce n'est que difficile ; mais hélas ! la cause est maintenant portée ailleurs. Contemplez-le, dans un de ces jours d'épreuve, dans le bureau de Monsieur, auquel tous les autres bureaux ont envoyé des députés. Il est debout, aux abois, seul ; exposé à un feu incessant de questions, interpellations, objurgations de la part de ces cent trente-sept pièces de logique, qu'on pourrait littéralement appeler des bouches à feu. Jamais, dit Besenval, ou presque jamais, homme ne déploya, autant d'intelligence, d'adresse, de sang-froid et d'éloquence persuasive. Au jeu tonnant de tant de batteries, il n'oppose rien de plus hostile que des rayons de lumière, la possession de soi-même et des sourires fraternels. Avec une clarté affable et imperturbable, il répond pendant cinq longues heures au feu de questions captieuses, d'interpellations pleines de reproches, et répond en mots aussi prompts que l'éclair, aussi paisibles que la lumière. Le feu croisé même ne l'interdit pas ; les questions indirectes, les interpellations incidentes que, dans l'ardeur de la bataille principale, lui, n'ayant qu'une langue, était en droit de négliger, il les ramasse au premier bond, il y fait également réponse. Si l'affabilité et l'éloquence persuasive eussent pu sauver la France, la France était sauvée.

Quel poids sur ses épaules ! Dans les sept bureaux, il ne voit rien que des obstacles : dans le bureau de Monsieur, un Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, qui lorgnant pour lui-même la charge de contrôleur, remue le clergé ; il se fait des conciliabules, des intrigues souterraines. Et du dehors ne vient aucun signe d'aide ou d'espérance. Pour la nation (où est maintenant Mirabeau dénonçant l'agiotage avec des poumons de stentor) le contrôleur n'a fait rien, moins que rien. Pour le philosophisme, il a fait aussi peu que rien, a ordonné une expédition scientifique avec Lapeyrouse, et quelque autre chose équivalente. Et puis, n'est-il pas en correspondance hostile avec Necker ? L'Œil-de-Bœuf lui-même a un air problématique : un contrôleur chancelant n'a pas d'amis. Le solide M. de Vergennes, qui avec son phlegme et sa judicieuse ponctualité, aurait pu apaiser bien des choses, était mort dans la semaine qui précéda cette malencontreuse assemblée de notables. Et maintenant un garde des sceaux, Miroménil, passe pour jouer au traître, complotant pour Loménie de Brienne ! Le lecteur de la reine, abbé de Vermond, individu peu aimé, était la création de Brienne, l'œuvre de ses mains dès ses premiers pas : on peut craindre que les escaliers dérobés ne soient ouverts, le terrain devenant miné sous nos pieds. Le traître garde des sceaux, Miroménil, au moins devrait être congédié. Lamoignon, l'élégant notable, homme ferme dans ses principes, avec de bonnes relations et de bonnes idées, président parlementaire et cependant voulant la réforme des parlements, ne serait-il pas convenablement aux sceaux ? c'est du moins l'avis de l'actif Besenval, et à table, il glisse cet avis à l'oreille du contrôleur, qui toujours, dans les intervalles des devoirs d'un maître de maison, l'écoute avec des regards en apparence charmés, mais ne fait aucune réponse positive[7].

Hélas ! que répondre ? La force de l'intrigue particulière et aussi la force de l'intrigue publique devient si dangereuse, même dans ses confusions ! Le philosophisme aille avec éclat, comme si Necker était déjà triomphant. La populace en contemplation, contemple des gravures ur bois ou sur cuivre où, par exemple, est représenté un paysan convoquant la volaille de sa basse-cour avec ce discours d'ouverture : Chers petits, je vous ai assemblés pour que vous disiez à quelle sauce je dois vous mettre. Sur quoi un coq répondant : Mais nous ne voulons pas êtres mangés, est aussitôt interrompu par ces mots : Vous vous écartez de la question[8]. Rire et logique, ballades et pamphlets, épigrammes et caricatures, quel déchaînement de l'opinion publique ! comme si l'antre des vents était ouvert de toutes parts ! A la tombée de la nuit, le président Lamoignon se glisse chez le contrôleur, le trouve parcourant sa chambre à grands pas comme un homme hors de lui-même[9]. En paroles rapides et entrecoupées, le contrôleur prie M. de Lamoignon de lui donner un conseil. Lamoignon répond naïvement qu'à l'exception de ce qui regardait sa promotion aux sceaux, si cela devait être un remède, il ne pouvait prendre sur lui de rien conseiller.

Le lundi après Pâques, 9 avril 1787, date qu'on aime à vérifier, car rien ne peut surpasser la fausseté négligente de ces histoires et mémoires, le lundi après Pâques, dit Besenval, comme je chevauchais vers Romainville, chez le maréchal de Ségur, je rencontre sur les boulevards un ami, qui me dit que M. de Calonne était destitué. Un peu plus loin vint le duc d'Orléans, trottant vers moi à l'anglaise, qui me confirma la nouvelle[10]. La nouvelle est vraie. Le traître garde des sceaux, Miroménil, est parti et Lamoignon mis à sa place, mais à son profit personnel et non à celui du contrôleur : le lendemain le contrôleur doit aussi déloger. Pendant quelque temps encore, il traînera dans le voisinage, sera rencontré chez les changeurs et même travaillant dans les bureaux du contrôle, où reste beaucoup de besogne inachevée : mais cela ne durera pas. Trop fortement souffle et se déchaîne la tempête de l'opinion publique, de l'intrigue particulière, comme si elle venait de l'antre de tous les vents ; enfin sur un signe des hautes régions, elle le souffle hors de Paris et de la France, par-dessus l'horizon et le plonge dans l'invisibilité et les ténèbres extérieures.

Cruelle destinée, que ne peut détourner le pouvoir magique du génie. Œil-de-Bœuf ingrat ! N'a-t-il pas miraculeusement fait pleuvoir sur vous la manne d'or ; de sorte que, comme disait un courtisan : tout le monde tendait la main, j'ai tendu mon chapeau. Lui-même est pauvre, sans ressources, si la veuve d'un financier de Lorraine ne lui eût offert, quoiqu'il touchât la cinquantaine, sa main et la riche bourse qu'elle contenait. Son activité dorénavant sera obscure, quoique infatigable. Des lettres au roi, des appels, des pronostics, des pamphlets (de Londres), le tout écrit avec sa vieille facilité persuasive et qui cependant ne persuade plus. Heureusement, a bourse de la veuve ne tarit pas. Une fois, d'ici à un ou deux ans, une ombre de lui se montrera errante sur la frontière du nord, cherchant à être élu député national ; mais il lui sera sévèrement recommandé de se retirer. Devenu alors plus obscur, porté dans les terres les plus lointaines de l'Europe, il planera dans un vague crépuscule de diplomatie, intriguant pour les princes exilés, lancé dans les aventures ; sera submergé dans les eaux du Rhin, presque noyé, sauvant ses papiers. Infatigable, mais en vain ! Adieu donc, facile et confiant contrôleur général, avec ta main légère et téméraire ; avec ta bouche d'or persuasive ; de plus méchants se sont vus et de meilleurs ; mais à toi aussi fut donnée la tâche de soulever les vents et la tempête, et tu l'as accomplie.

Mais maintenant, pendant que de cette étrange façon l'ex-contrôleur Calonne fuit, battu par l'orage, à travers l'horizon, qu'est devenue la fonction ! Elle attend, vacante, éteinte, comme la lune dans sa caverne inter-lunaire. Deux ombres préliminaires, le pauvre M. Fourqueux, le pauvre M. Villedeuil, en présentent en rapide succession le simulacre[11], de même que la nouvelle lune se montre parfois avec les préliminaires d'une vieille lune obscure dans ses bras. Soyez patients, ô notables. Un nouveau contrôleur est actuellement certain et même tout prêt, dès que seront accomplies les indispensables manœuvres. La grosse tête Lamoignon, le secrétaire de l'intérieur Breteuil, le secrétaire de l'extérieur Montmorin, ont échangé des regards. Que ces trois hommes se rencontrent et parlent. Qui est le plus avant dans les faveurs de la reine et de l'abbé Vermond ? Quel est l'homme des grandes capacités, ou du moins qui travaille depuis cinquante ans à se faire passer pour tel ! tantôt demandant au nom du clergé l'exécution des pénalités mortelles contre les protestants ; tantôt brillant dans l'Œil-de-Bœuf comme le plus jovial favori des hommes ou favori des femmes, empruntant même un bon mot au philosophisme, à Voltaire, à d'Alembert ? Qui a dans les notables un parti tout fait ? Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, répondent tous trois avec le plus merveilleux accord, et ils se précipitent pour le proposer au roi avec tant de hâte, dit Besenval, que M. de Lamoignon dut emprunter une simarre, pièce de vêtement apparemment nécessaire pour la chose[12].

Loménie de Brienne, qui avait toute sa vie eu le sentiment des plus hautes dignités, les a enfin maintenant obtenues. Il préside les finances ; il aura le titre de premier .ministre, et les efforts de sa longue vie seront réalisés. Il est malheureux seulement qu'il ait fallu tant de talent et d'adresse pour gagner la place, et que, pour la gouverner, il reste chez lui disponible si peu de talent et d'adresse. Si l'on interroge l'homme intérieur, on n'y découvre que le vide et le hasard : l'homme extérieur est usé, le corps fatigué. Quant aux principes ou aux méthodes, aux connaissances acquises il n'y a rien en lui, pas un plan arrêté, pas même un mauvais plan. Heureusement, en de telles circonstances, Calonne avait un plan. Le plan de Calonne, emprunté par compilation à Turgot et à Necker, deviendra par adoption le plan de Loménie. Ce n'est pas en vain que Loménie a étudié la marche de la constitution britannique, car il professe une certaine anglomanie à sa façon. Pourquoi, dans ce pays libre, un ministre chassé par le parlement disparaît-il de la royale présence tandis qu'un autre l'y remplace, envoyé par le parlement[13] ? Certes, ce n'est pas pour un simple changement — ce qui est toujours une perte —, c'est afin que chaque homme puisse participer aux affaires, et ainsi les luttes de la liberté se prolongent indéfiniment, sans qu'il en résulte aucun mal.

Les notables, adoucis par les fêtes de Pâques, par le sacrifice de Calonne, ne sont pas de difficile humeur. Déjà Sa Majesté, pendant que les ombres inter-lunaires étaient en fonction, a tenu elle-même la session des notables, et du haut de son trône a laissé tomber d'éloquentes promesses de conciliation : la reine debout à une fenêtre, en attendant le retour de sa voiture, et Monsieur la saluant de loin d'un applaudissement de mains, en signe que tout allait bien[14]. Ce fut du meilleur effet, pourvu que cela pût durer. En attendant, les meneurs parmi les notables peuvent être caressés ; le nouveau lustre de Brienne, la grosse tête de Lamoignon peuvent avoir leurs avantages ; l'éloquence conciliatrice ne fera pas défaut. En somme, cependant, on ne peut nier que l'expulsion de Calonne et l'adoption des plans de Calonne ne soient une mesure qui, pour produire un bon effet, doit être considérée à une certaine distance, sommairement, et non méditée avec un examen trop suivi. En un mot, le meilleur service à rendre par les notables serait d'adopter quelque mesure habile pour se retirer. Leurs six propositions sur les assemblées provisoires, la suppression des corvées et autres peuvent être acceptées sans critique. La subvention territoriale et beaucoup d'autres choses ne doivent être que légèrement touchées, excepté quand on en fait un texte d'éloquence conciliatoire. Jusqu'à ce qu'enfin, le 25 mai 1787, dans une solennelle session de clôture, éclate ce que nous pouvons appeler une explosion d'éloquence : le roi, Loménie, Lamoignon et leur suite, prenant successivement la parole dans des harangues au nombre de dix, outre celle de Sa Majesté, lesquelles durent toute une longue journée. En vertu de quoi, comme dans une espèce d'antienne chorale ou de bavure finale de remercîments, d'éloges et de promesses, les notables sont, pour ainsi dire, serinés dehors et renvoyés à leurs demeures respectives. Ils avaient siégé et parlé pendant neuf semaines : ce fut la première assemblée des notables depuis Richelieu, en l'an 1625.

Quelques historiens, bien commodément assis, à une distance peu dangereuse, ont blâmé Loménie pour ce renvoi des notables : il était néanmoins grand temps. Il y a des choses, comme nous le disions, sur lesquelles il ne faut pas s'arrêter avec un examen trop suivi : on ne saurait passer trop vite sur des charbons ardents. Dans ces sept bureaux, où aucun travail ne pouvait se faire, à moins que la parole ne passe pour le travail, les questions les plus vives étaient soulevées. Lafayette, par exemple, dans le bureau de monseigneur d'Artois, prit sur lui de prononcer plus d'un discours accusateur sur les lettres de cachet, la liberté individuelle, l'agiotage et autres sujets, et monseigneur essayant de lui imposer silence, reçut pour réponse que les notables étant convoqués pour dire leur avis, doivent le dire[15].

Ainsi Sa Grâce l'archevêque d'Aix, pérorant du ton pleureur de la chaire, en ces mots : La dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles. La dîme, reprit le duc de Larochefoucauld, avec cette froide manière de traiter les affaires qu'il avait apprise des Anglais, la dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles, sur laquelle il existe maintenant quarante mille procès dans le royaume[16]. Bien plus, Lafayette, attaché à dire son avis, alla un jour jusqu'à proposer la convocation d'une assemblée nationale. Vous demandez les états généraux ? dit monseigneur d'un air de menaçante surprise. — Oui, monseigneur, et mieux que cela. — Écrivez, dit monseigneur aux secrétaires[17]. Ce fut, en conséquence écrit, et bien plus, ce sera bientôt fait.

 

IV. — LES ÉDITS DE LOMÉNIE.

 

Ainsi donc les notables sont retournés chez eux, rapportant sur tous les points de la France de telles notions de déficit, de décrépitude, de confusion ; répétant que les états généraux peuvent remédier à tout. Chaque notable, nous pouvons l'imaginer, est comme une torche funé- raire, éclairant le fond de l'abîme qu'il vaudrait mieux cacher 1 De furieuses agitations s'emparent de tout homme ; la fermentation cherche une issue dans les pamphlets, les caricatures, les projets, les déclamations ; vain cliquetis de pensées, de paroles et d'actions !

C'est une banqueroute spirituelle longtemps tolérée, marchant vers une banqueroute économique et devenue intolérable. Car depuis les rangs muets les plus infimes, l'inévitable misère, comme il a été prédit, monte et s'étend dans les régions supérieures. Chez tout homme, un sentiment vague annonce que sa position soit d'oppresseur, soit d'opprimé est fausse : tous, dans l'un ou l'autre aigre dialecte, comme assaillants ou comme résistants, doivent donner carrière au trouble qui est en eux. Le bien-être national et la gloire des meneurs ne sont pas faits de la même étoffe. 0 Loménie, après tous les efforts d'une longue vie, de quel monde déréglé, ruiné, affamé et irrité, as-tu pris la charge par cette promotion 1 Les premiers édits de Loménie tendent simplement à l'apaisement : la création d'assemblées provinciales pour la répartition des impôts, quand nous en aurons la suppression des corvées, l'allégement de la gabelle. Mesures d'apaisement recommandées par les notables, longtemps appelées par tous les esprits libéraux. L'huile répandue sur les flots a été reconnue productive d'un bon effet. Avant de s'aventurer dans les grandes mesures essentielles, Loménie veut voir ce singulier soulèvement de l'esprit public se calmer quelque peu.

Fort bien entendu, assurément. Mais si ce soulèvement n'était pas de nature à se calmer ? Il y a des soulèvements qui viennent des tempêtes d'en haut et du souffle des vents. Mais il y en a qui viennent de vents souterrains comprimés, ou même de décompositions intérieures, de corruption qui se change en combustion : comme lorsque, suivant la géologie neptuno-plutonique, le monde décomposé s'affaisse dans ses détritus, pour en émerger avec éclat et se refaire à neuf. Ces derniers soulèvements ne se calment pas avec de l'huile. Le fou dit dans son cœur : comment demain ne serait-il pas comme aujourd'hui, comme tous les jours qui ont été autrefois des lendemains ? Le sage contemplant cette France morale, intellectuelle, économique, voit en résumé tous les symptômes qu'il n'a jamais rencontrés dans l'histoire, impossibles à calmer par des édits d'apaisement.

En attendant, apaisement ou non, il faut de l'argent, et pour cela tout une autre sorte d'édits, savoir des édits bursaux ou fiscaux. Combien seraient faciles les édits fiscaux si l'on était certain que le parlement de Paris voulût les enregistrer. Ce droit d'enregistrer ou simplement de copier lui est acquis par une vieille habitude, et quoique simple cour judiciaire, il peut faire des remontrances et se faire marchander longtemps. De là beaucoup de querelles, les expédients de Maupeou, sa victoire, sa défaite, querelle qui dure depuis quarante ans. De là vient que les édits fiscaux, autrement assez faciles, deviennent de gros problèmes. Par exemple, la subvention territoriale de Calonne, impôt foncier universel, sans exemption, n'est-elle pas l'ancre de salut de la finance ? Or, pour montrer autant que possible qu'on n'est pas sans quelque talent d'invention en finance, Loménie lui-même peut imaginer un édit du timbre ; autre imitation, il est vrai, mais empruntée à l'Amérique. Puisse-t-elle être plus chanceuse en France que là-bas !

La France a des ressources ; néanmoins on ne saurait nier que la physionomie du parlement ne soit problématique. Déjà parmi les notables, dans la symphonie finale du congé, le président de Paris avait un ton de mauvais augure. Adrien Duport, abandonnant le sommeil magnétique dans cette agitation du monde, menace de s'élever à une veille surnaturelle. Moins fort, mais plus bruyant, le magnétique d'Esprémesnil avec son ardeur tropicale — il était né à Madras —, avec sa violence déréglée, caresse en même temps l'illuminisme, le magnétisme animal, l'opinion publique, Adam Weisshaupt, Harmodius et Aristogiton et tous les mélanges de confusion et de violence ; de lui ne peut venir aucun bien. La pairie même est infectée du levain. Nos pairs ont, en trop d'occasions, quitté leurs grenouilles, leurs dentelles, leurs queues à bourse ; ils se promènent en costume britannique et trottent à l'anglaise la tête au vent ; leur tête est remplie d'insubordination, d'éleuthéromanie, d'idées confuses, d'opposition illimitée. Sujet à caution, il n'y aurait pas à s'y fier, si nous avions la bourse de Fortunatus. Mais, Loménie a attendu pendant tout le mois de juin, versant toute l'huile qu'il avait, et maintenant advienne que pourra, les deux édits de finance doivent se produire. Le 6 juillet, il transmet les édits sur le timbre et l'impôt foncier au parlement de Paris, et comme faisant le premier pas avec son propre pied, et non avec le pied emprunté de Calonne, place en première ligne l'impôt du timbre.

Hélas ! le parlement ne veut pas enregistrer ; le parlement demande en place un état des dépenses, un état des réductions probables, une foule d'états que Sa Majesté est contrainte de refuser. Des dissensions s'élèvent ; l'éloquence patriotique tonne ; les pairs sont convoqués. Est-ce que le lion néméen commence à se hérisser ? Ici, il y a véritablement un duel que la France et l'univers contemplent avec des prières, au moins avec une curiosité mêlée de paris. La capitale s'agite avec une nouvelle animation. Les cours extérieures du Palais de justice regorgent de foules inaccoutumées allant et venant ; un immense murmure extérieur se mêle au fracas intérieur de l'éloquence patriotique et ajoute à sa vigueur. Le pauvre Loménie regarde à distance, peu rassuré, envoie d'invisibles émissaires, qui courent assidûment çà et là sans résultat.

Ainsi se passent les jours de la canicule, d'une manière tout électrique ; puis le mois entier de juillet. Et toujours dans le sanctuaire de la justice ne résonne rien qu'une éloquence d'Harmodius-Aristogiton, accompagnée du murmure de Paris assemblé ; et aucun enregistrement ne se fait et aucun état n'est fourni. Des états ! s'écrie un jovial parlementaire, messieurs, les états qui devraient nous être fournis sont les ÉTATS GÉNÉRAUX. Et le jeu de mots venu si bien à temps est suivi de rires et de murmures d'approbation. Quel mot à prononcer dans le Palais de justice ! Le vieux d'Ormesson — oncle de l'ex-contrôleur —, bien loin de rire, secoue sa tête judicieuse. Mais les cours extérieures, et Paris et la France, ramassent l'heureux mot et le répètent, le répéteront en écho, en réverbération, jusqu'à ce qu'il devienne un bruit assourdissant. Évidemment, ici il n'y a plus à songer à l'enregistrement.

Le pieux proverbe dit : Il y a des remèdes pour toutes choses excepté la mort. Quand un parlement refuse l'enregistrement le remède est devenu, par une longue pratique, familier aux plus simples, un lit de justice. Un mois entier a été perdu par ce parlement dans un vain jargonage, dans le bruit et la fureur. L'édit du timbre non enregistré ni près de l'être, celui de la subvention pas même mentionné. Le 6 août, que tout le corps réfractaire soit transporté en carrosse jusqu'au château de Versailles ; là le roi, tenant son lit de justice, leur ordonne, de sa propre bouche royale, de faire l'enregistrement. Ils peuvent risquer une remontrance à voix basse, mais il faut obéir de peur que pis ne leur arrive.

C'est fait : le parlement a été voituré sur la convocation du roi, a entendu l'ordre exprès d'enregistrer ; sur quoi, il a été voituré en retour à Paris, au milieu de l'attente silencieuse des hommes. Et maintenant, voici que le lendemain, ce parlement, siégeant encore une fois dans son propre palais, avec la foule inondant les cours extérieures, non-seulement n'enregistre pas, mais — ô présage ! — déclare que tout ce qui a été fait le jour précédent est nul, et le lit de justice non avenu ! Dans l'histoire de France, en vérité, c'est un trait nouveau. Bien mieux encore, notre héroïque parlement, devenu soudainement éclairé sur plusieurs choses, déclare que pour sa part il est incompétent pour enregistrer aucun édit d'impôt, l'ayant fait par erreur pendant tous les derniers siècles ; que pour un tel acte, une seule autorité est compétente : l'assemblée des trois états du royaume.

Voilà à quelle profondeur l'esprit universel d'une nation peut pénétrer dans la corporation la plus isolée ; ou plutôt c'est avec de telles armes, homicides et suicides, que dans un duel politique exaspéré, combattent les corporations. Mais en tout cas, n'y a-t-il pas ici la vraie lutte mortelle de la guerre, d'un duel à mort, Grec contre Grec, que les hommes contemplent avec un intérêt inénarrable, quand même ils n'y auraient personnellement aucun intérêt ? La foule, avons-nous dit, inondait les cours extérieures : inondation de jeunes nobles éleuthéromaniaques, vêtus à l'anglaise, articulant d'audacieuses paroles, de procureurs, de clercs de la basoche inoccupés dans ces circonstances, de flâneurs, de nouvellistes et d'autres classes indescriptibles. C'est au milieu de ce flot que sortent les parlementaires, au milieu de trois ou quatre mille personnes, attendant avec avidité la lecture des arrêtés, applaudissant avec fureur, faisant rouler le tonnerre de six à huit mille mains. Quelle belle récompense d'ailleurs, pour l'éloquence patriotique, lorsqu'un d'Esprémesnil, un Fréteau ou un Sabatier, sortant de son olympe démosthénique, l'orage du jour étant calmé, est salué dans les cours extérieures par la voix de quatre mille poitrines, est porté chez. lui sur de robustes épaules, avec des bénédictions, et frappe les étoiles de sa tête sublime !

 

V. — LES FOUDRES DE LOMÉNIE.

 

Debout Loménie-Brienne ! Il n'y a plus lieu aux lettres de jussion, aux faiblesses, aux compromis. Tu peux voir toute la population flottante de Paris — tout ce qui n'est pas solide ou enchaîné par le travail — inondant les cours extérieures comme un déluge bruyant et destructeur ; les clercs même de la basoche ayant des paroles de sédition. Les classes inférieures, dans ce duel de l'autorité contre l'autorité, Grec luttant contre Grec, ont cessé de respecter le guet : les satellites de la police sont marqués d'un m au dos avec de la craie (mouchard) ; ils sont bousculés, pourchassés comme des bêtes fauves. Les tribunaux secondaires envoient des messages de congratulation, d'adhésion. La fontaine de justice devient une fontaine de révolte. Les parlements de province contemplent d'un œil attentif, avec des désirs intenses, pendant que leur frère aîné de Paris livre sa bataille. Tous les douze sont du même sang, du même tempérament ; la victoire de l'un est celle de tous.

Toutes choses ont empiré : le 10 août une plainte est formulée sur les prodigalités de Calonne, avec demande d'une poursuite contre lui. Au lieu de l'enregistrement, des dénonciations de dilapidation, de concussion, et toujours le terrible refrain des états généraux. Les armoiries royales n'ont-elles donc aucun tonnerre que tu puisses, avec ta rouge main droite, lancer au milieu de ces barils de poudre démosthéniques, ne contenant pour la plupart que de la résine et du bruit, pour les faire voler en éclats et réduire au silence ? Dans la nuit du 14, Loménie lance ses foudres ou du moins une poignée. Des lettres de cachet, au nombre environ de cent vingt, sont distribuées dans la nuit ; et le lendemain au matin tout le parlement, encore une fois en carrosse, roule vers Troyes en Champagne, escorté, dit l'histoire, par les bénédictions de tous, les aubergistes mêmes et les postillons se montrant gratuitement pleins de respect[18]. Ceci se passe le 15 août 1787.

Que ne bénira pas le peuple dans ses extrêmes nécessités ! Rarement le parlement de Paris a reçu. beaucoup de bénédictions ; rarement il en a mérité. Une corporation isolée, qui, sortie du milieu des vieilles confusions sociales (lorsque la domination du sabre luttait confusément pour devenir une domination de la plume), s'était bien ou mal formée en un ensemble, comme le fait toute corporation pour répondre à un vague désir général et à beaucoup de désirs particuliers très-clairs, et puis dans le cours des siècles s'était développée par des concessions, des acquisitions et des usurpations jusqu'au point où nous la voyons à cette époque ; anomalie sociale prospère, décidant des procès, sanctionnant ou rejetant des lois, et de plus disposant de ses places et de ses pouvoirs par la vente à beaux deniers ; laquelle méthode l'affable président Hénault, après mûre réflexion, déclare être la meilleure[19].

Dans une telle corporation, existant par achat d'offices, il ne peut y avoir excès d'esprit public ; il peut bien y avoir excès d'avidité à partager les dépouilles publiques. Les hommes à casque les ont partagées avec le sabre, les hommes à perruque les partagent avec la plume et l'encrier, plus pacifiquement mais plus odieusement que les premiers ; car la méthode à perruque est à la fois plus irrésistible et plus indigne. Par expérience, dit Besenval, il a été démontré inutile de citer un parlementaire en justice ; aucun officier judiciaire ne voudrait se charger d'une assignation. La perruque et la robe d'un parlementaire forment une armure de Vulcain, un manteau enchanté qui le dérobe aux regards.

Le parlement de Paris peut se considérer comme un corps peu aimé, mesquin, nullement magnanime, surtout en politique. Quand le roi était faible, comme c'est le cas présent, son parlement toujours lui aboyait aux talons comme un roquet, et se faisait un appui du cri populaire. Quand le roi était fort, le parlement aboyait en avant de lui, menant pour lui la chasse comme un vigilant basset. Corps inique, où de sales influences ont plus d'une fois produit de honteuses dépravations judiciaires. Dans ces jours mêmes, le sang de Lally assassiné ne criet-il pas vengeance ? Mise aux abois, circonvenue, poussée à la rage comme le lion enlacé, la valeur dut succomber éteinte sous la vindicative chicane. Contemplez-le ce Lally désespéré, son âme sombre se reflétant sur sa sombre figure, traîné sur l'ignominieuse claie et la voix de son désespoir étouffée par un bâillon. Cette fière âme de feu qui n'a connu que les périls et les travaux, qui a, durant soixante ans, lutté contre les obstacles du destin et les perfidies de l'homme, comme le génie et le courage au centre de la poltronnerie, de la malhonnêteté et de la banalité ; affrontant le tout et faisant effort. Ô parlement de Paris, est-ce là ce que tu récompenses avec le gibet et le bâillon ? Lally mourant légua la défense de sa mémoire à son fils : un jeune Lally s'est levé, appelant le redressement au nom de Dieu et des hommes. Le parlement de Paris épuise ses efforts à défendre l'indéfendable, l'abominable ; et ce qui est singulier, c'est ce sombre Aristogiton d'Esprémesnil, qui est l'homme choisi pour cette tâche.

Telle est l'anomalie sociale que maintenant bénit la France. Impure anomalie sociale, mais luttant contre plus impur ! Le parlement exilé passe pour s'être couvert de gloire. Il y a des querelles où Satan lui-même apportant son aide, serait bien accueilli ; Satan même combattant avec vigueur, pourrait se couvrir d'une gloire de passagère espèce.

Mais quelle agitation dans les cours extérieures, lorsque Paris apprend que son parlement est déporté à Troyes en Champagne ; qu'il n'en reste plus rien que quelques muets gardiens des rôles ; le tonnerre démosthénique éteint, les martyrs de la liberté partis ! Un mélange de cris et de menaces s'élève des quatre mille poitrines de procureurs, clercs de la basoche, déclassés et nobles anglomaniaques ; de nouveaux oisifs accourent pour voir et entendre ; la canaille, avec un redoublement de nombre et de vigueur, fait la chasse aux mouchards. De bruyants tourbillons roulent dans le quartier ; le reste de la cité, fixé au travail, ne remue pas encore. D'audacieux placards se lisent sur les murs ; dans le palais et aux alentours, la sédition. Certes, le caractère de Paris est bien changé. Au troisième jour de cette affaire (18 août), Monsieur et monseigneur d'Artois venant en voitures d'État, selon l'usage et l'habitude, pour faire biffer des rôles les récents arrêtés et protestations, sont reçus avec un remarquable contraste. Monsieur, que l'on croit de l'opposition, recueille des vivats et des fleurs ; Monseigneur, de l'autre côté, rencontre le silence, puis des murmures qui se transforment en cris et en sifflets. Bientôt l'irrévérente canaille s'avance à flots pressés avec des sifflements si violents que le capitaine des gardes crie : Haut les armes. A ce mot retentissant, il est vrai, au cliquetis du fer, le flot recule et se retire assez vite par toutes les issues[20]. Tout cela cependant est quelque chose d'inaccoutumé, et comme le remarque fort pertinemment ce bon M. de Malesherbes, cette contestation avec le parlement est d'une nature toute nouvelle, nullement un bruit passager comme le choc de deux corps divers, mais plutôt les premières étincelles d'un feu qui, s'il n'est maîtrisé, peut devenir une immense conflagration[21].

Ce bon Malesherbes se voit maintenant appelé de nouveau au conseil du roi, après une absence de dix ans. Loménie voulait se donner le profit, sinon des facultés de ce personnage, au moins de son nom. Quant à ses conseils, on ne les écoute pas ; c'est pourquoi il se retirera une seconde fois vers ses livres et ses arbres. Dans un semblable conseil du roi, que peut servir un honnête homme ? Turgot n'y revient pas deux fois : Turgot a dit adieu à la France et à cette terre depuis quelques années, et maintenant n'a plus souci de ces choses. Chose assez étrange ! Turgot, ce même Loménie et Morellet ont été autrefois un trio de jeunes amis, compagnons d'études en Sorbonne. Quarante nouvelles années les ont portés loin dans des directions séparées.

Pendant ce temps, le parlement siège journellement à Troyes, appelant les causes, et s'ajourne journellement, aucun procureur ne faisant acte de présence. Troyes est un endroit aussi hospitalier qu'on peut le souhaiter ; néanmoins on y mène comparativement une triste vie Plus de foules pour vous porter sur les épaules vers les dieux immortels : à peine un patriote ou deux feront-ils le voyage pour vous dire d'avoir bon courage. Vous êtes en garni, loin de chez vous et des aises domestiques, n'ayant guère autre chose à faire que d'errer dans les plaines peu séduisantes de la Champagne, regardant mûrir le raisin, consultant sur les choses mille fois mises en consultation ; en proie à l'ennui ; en danger même d'être oubliés à Paris. Des messagers vont et viennent ; le pacifique Loménie n'est pas avare de négociations, de promesses ; d'Ormesson et les vieux membres prudents ne voient pas grand bien dans la lutte.

Après un ennuyeux mois, le parlement, cédant et résistant, fait une trêve, comme doivent le faire tous les parlements. L'impôt du timbre est retiré et aussi la subvention territoriale ; mais en place on accorde ce qui s'appelle une prorogation du second vingtième, ce qui est une espèce d'impôt territorial, mais moins lourd pour les classes influentes et tombant principalement sur la classe muette. En outre, il existe Se secrètes promesses — de la part des vieux — qui font espérer que les finances pourront être rétablies par emprunt. Quant à ce vilain mot des états généraux, il n'en sera pas question.

Et de cette manière, le 20 septembre, notre parlement exilé est de retour. D'Esprémesnil s'écrie : Il est parti couvert de gloire, il revient couvert de boue. Non, Aristogiton, cela n'est pas ; ou si cela est, tu es certainement l'homme qu'il faut pour le laver.

 

VI. — LES COMPLOTS DE LOMÉNIE.

 

Y eut-il jamais infortuné premier ministre dans une position semblable à celle de Loménie-Brienne ? Les rênes de l'État entièrement dans ses mains depuis six mois, et pas le plus petit pouvoir de locomotion (financière) pour se mouvoir d'un côté ou d'autre 1 Il fait claquer son fouet, mais n'avance pas. Au lieu d'argent comptant, il n'y a rien que des débats séditieux et récalcitrants.

Loin d'être calmé, l'esprit public s'échauffe et fume plus que jamais ; et dans le coffre royal, avec le déficit annuel allant son train, à peine y a-t-il couleur d'argent. Menaçants pronostics ! Malesherbes voyant une France épuisée, exaspérée, devenant de plus en plus ardente, parle de conflagration ; Mirabeau, sans parler, descend encore sur Paris, sur les talons du parlement[22], — pour ne plus quitter le sol natal.

Par delà la frontière, voici la Hollande envahie par la Prusse[23], le parti français opprimé, l'Angleterre et 1 e stathouder triomphants, au grand regret du ministre de la guerre Montmorin et de tout le public. Mais sans argent, le nerf de la guerre, comme du travail, comme de l'existence elle-même, que peut faire un premier ministre ? Les impôts profitent peu : celui du second vingtième ne sera dû que l'année suivante, et même alors, strictement évalué, il rapportera plus de controverse que de monnaie. Les impôts sur les classes privilégiées ne peuvent obtenir l’enregistrement, sont intolérables pour ceux mêmes qui les proposent ; les impôts sur les classes non privilégiées ne produisent rien, car d'une chose mise à sec on ne peut puiser davantage. L'espérance n'est nulle part, si ce n'est dans le vieux refuge des emprunts.

Pendant que Loménie, aidé de la longue tête de Lamoignon, sonde profondément cet océan de troubles, il lui vient une idée : Pourquoi ne pas avoir un emprunt successif, un emprunt qui se continuerait année par année, selon les besoins, par exemple jusqu'à l'année 1792. Les difficultés pour l'enregistrement de tout emprunt étant les mêmes, nous aurions alors le temps de respirer, de l'argent pour agir, ou au moins pour subsister. Pour se concilier les philosophes, qu'un édit libéral marche de front sur l'émancipation des protestants, qu'une promesse libérale forme l'arrière-garde, à savoir, que lorsque l'emprunt aura reçu son entier accomplissement, en 1792, les états généraux seront convoqués.

Cet édit libéral d'émancipation protestante pour qui le temps est venu, coûtera aussi peu à Loménie que lui avait coûté l'exécution des pénalités. Quant aux promesses libérales des états généraux, elles peuvent être accomplies ou non : l'accomplissement est à cinq ans d'intervalle ; en cinq ans il se passe beaucoup de choses. Mais l'enregistrement ? Ah ! vraiment, c'est là le difficile ! Cependant nous avons la promesse des anciens, donnée secrètement à Troyes. Des gratifications judicieusement distribuées, des cajoleries, des intrigues souterraines avec le vieux Foulon, appelé âme damnée du parlement, feront le reste. Au plus bas et au pire, l'autorité royale a des ressources qu'elle doit mettre en avant. Si elle ne peut réaliser de l'argent, l'autorité royale est comme morte, morte de cette mort la plus certaine et la plus misérable : l'inanition. Qui ne risque rien ne gagne rien ; sans risque tout est déjà perdu. Pour le reste, comme dans toute entreprise importante, un peu de stratagème est toujours utile, Sa Majesté annonce une chasse royale pour le 19 novembre, et tous ceux que cela concerne préparent joyeusement leurs attirails.

Chasse royale, en effet, mais de gibier à deux jambes, sans plumes ! A onze heures, dans la matinée de ce jour de chasse royale, 19 novembre 1787, un son inattendu de trompettes, un tumulte de voitures et de cavalcade troublent le siège de la justice : Sa Majesté est venue avec le garde des sceaux Lamoignon, les pairs et une longue suite pour tenir une séance royale et avoir des édits enregistrés. Quel changement depuis que Louis XIV entrait ici en bottes et le fouet à la main, ordonnait un enregistrement, avec un regard olympien que nul n'osait contredire ; accomplissant le tout sans stratagème, avec le même sans-façon pour la chasse et pour l'enregistrement[24] ! Quant à Louis XVI, en ce jour, l'enregistrement sera assez, en supposant que lui et le jour puissent y suffire.

Cependant avec cérémonial accoutumé des mots préliminaires, les projets de la volonté royale sont signifiés ; deux édits : l'un pour l'émancipation protestante, l'autre pour l'emprunt successif, dont notre fidèle garde des sceaux Lamoignon expliquera les dispositions, et sur lesquels un fidèle parlement est invité à donner son opinion, chaque membre ayant le libre privilège de la parole. Ensuite, Lamoignon ayant aussi péroré sans accident, et conclu avec la promesse des états généraux, la musique circulaire de l'éloquence parlementaire commence. Éloquence explosive, avec réplique, un côté combattant l'autre, elle éclate de plus en plus vive. Les pairs siègent attentifs, de sentiments divers, hostiles au contrôleur général, hostiles au despotisme qui ne peut récompenser le mérite et supprime les places. Mais qu'est-ce donc qui agite Son Altesse d'Orléans ? La tête de pleine lune rubiconde branle de côté et d'autre ; la figure de cuivre a des teintes plus sombres, comme du cuivre non récuré ; dans l'œil vitreux se lit le trouble ; il se remue mal à l'aise sur son siège, comme s'il méditait quelque chose. Au milieu d'une inexprimable satiété, lui est-il survenu tout à coup quelque nouvel appétit pour quelque nouveau fruit défendu ? Dégoût et gourmandise ; paresse qui ne peut se reposer ; ambition futile, vengeance, pas d'amirauté. Oh ! sous cette peau bourgeonnée quel réceptacle de confusions et de contradictions !

Huit courriers, dans le cours de la journée, partent au galop de Versailles où Loménie attend palpitant, et retournent au galop avec des nouvelles peu rassurantes. Dans les cours extérieures du palais règne un immense bourdonnement d'attente : le bruit court que le premier ministre a perdu six votes dans le courant de la nuit passée. Et de l'intérieur retentit une éloquence judiciaire, pathétique et même indignée ; des appels déchirants à la royale clémence ; Sa Majesté suppliée de convoquer les états généraux, et d'être le sauveur de la France. Parmi les plus impétueux se signale le sombre d'Esprémesnil et plus encore Sabatier de Cabre et Fréteau, depuis nommé Commère Fréteau. Six mortelles heures se passent de cette manière, sans que l'infini vacarme se ralentisse.

Enfin, quand les ombres du crépuscule glissent à travers les vitres sans qu'on pressente aucune conclusion, Sa Majesté, sur un signe du garde des sceaux Lamoignon, ouvre encore sa royale bouche pour dire en résumé qu'il faut que son édit d'emprunt soit enregistré. — Profonde pause momentanée. — Regardez ; monseigneur d'Orléans se lève, et, son visage de pleine lune tourné vers la plateforme royale, il demande avec une gracieuse délicatesse de manières qui recouvre des choses inexprimables : Si c'est donc un lit de justice ou une séance royale. Des regards de feu sont lancés sur lui du trône et de l'entourage ; on répond avec aigreur : C'est une séance. En ce cas, monseigneur demanderait la permission de remarquer que des édits ne peuvent pas être enregistrés par ordre dans une séance, et d'opposer à un tel enregistrement son humble protestation individuelle. Vous en êtes bien le maître, répond le roi ; et là-dessus il se retire en grand appareil, suivi de sa cour ; d'Orléans lui-même l'escortant, selon son devoir, mais seulement jusqu'à la grille. Lequel devoir accompli, d'Orléans revient prendre son siège, rédige la protestation, aux applaudissements du parlement, aux applaudissements de la France ; et ainsi il a, pouvons-nous dire, coupé le câble qui l'attachait à la cour et se lance à la dérive, porté rapidement vers le chaos.

Insensé d'Orléans ! tu dois être Égalité ! La royauté est-elle devenue un simple épouvantail de bois pour que tu puisses, toi, corbeau insolent et malpropre, t'y percher à loisir et le frapper de ton bec ? On n'en est pas encore venu là tout à fait.

Le lendemain, une lettre de cachet envoie d'Orléans méditer dans son château de Villers-Cotterêts où, hélas ! il ne se trouve aucun Paris avec ses joyeuses nécessités de la vie, aucune indispensable et fascinante madame de Buffon, épouse légère d'un grand naturaliste beaucoup trop vieux pour elle. Monseigneur, dit-on, ne fait que se promener à Villers-Cotterêts, d'un air égaré, maudissant son étoile. Versailles même entendra ses gémissements de repentir, tant son sort. est cruel ! Par une seconde lettre de cachet simultanée, Commère Fréteau est jeté dans la forteresse de Ham, au milieu des marais ; par une troisième solution, de Cabre est déposé au mont Saint-Michel, au milieu des sables mouvants. Quant au parlement, il a dû, par ordre, faire un voyage à Versailles, son livre d'enregistrement sous le bras, pour voir biffer la protestation, non sans admonition et reproches. Coup d'autorité que l'on espérait devoir calmer les affaires.

Malheureusement non ; ce n'est que l'effet du fouet sur des coursiers rétifs, les rendant plus rétifs encore. Quand un attelage de vingt-cinq millions commence à se faire rétif, que peut le fouet d'un Loménie ! Le parlement n'est pas disposé à céder tranquillement, ni à enregistrer les édits protestants, ou faire sa besogne dans une crainte salutaire des lettres de cachet. Loin de là, il commence à mettre en question les lettres de cachet en général, leur légalité, leur irrésistibilité ; émet de douloureuses objurgations, envoie pétitions sur pétitions pour la délivrance de ses trois martyrs ; ne peut, tant qu'on ne l'aura pas satisfait, songer seulement à examiner l'édit protestant, mais l'ajourne successivement à huitaine[25].

Et dans ses objurgations il se voit appuyé par Paris et la France, ou plutôt il ne fait que suivre la voix générale, faisant un terrible chorus. Et voici que les autres parlements, ouvrant enfin la bouche, se joignent à lui ; quelques-uns d'entre eux, comme à Grenoble et à Rennes, menaçant avec emphase de mettre en interdiction, par voie de représailles, le collecteur des taxes[26]. Dans toutes les contestations antérieures, comme le remarque Malesherbes, c'était le parlement qui excitait le public, mais ici c'est le public qui excite le parlement.

 

VII. — DUEL À MORT.

 

Quelle France durant les mois d'hiver de l'année 17871 L'Œil-de-Bœuf lui-même est triste, inquiet : parmi les parasites supprimés, le sentiment général est qu'il vaudrait mieux être en Turquie. Les meutes à loups sont supprimées, et les meutes à ours ; et le duc de Coigny et le duc de Polignac. Dans le petit paradis de Trianon, la reine, un soir, prend le bras de Besenval, et lui demande son opinion sincère. L'intrépide Besenval, n'ayant cependant en lui rien d'un sycophante, lui signifie clairement, qu'avec un parlement en rébellion et un Œil-de-Bœuf en suppression, la couronne du roi est en danger. Sur quoi, chose étrange, Sa Majesté, comme si elle était blessée, changea de sujet, et ne me parla plus de rien[27].

A qui, en effet, cette pauvre reine pouvait-elle parler ? Jamais mortel n'eut autant besoin d'un sage conseil, et il n'y a autour d'elle que le murmure confus du chaos. Son séjour, si brillant aux yeux, est obscurci par le trouble et les noirs soucis. Chagrins de la souveraine, chagrins de la femme, chagrins toujours épaississant et l'environnant de toutes parts. Lamotte, la comtesse au collier, s'est, dans ces mois derniers, échappée de la Salpêtrière, aidée peut-être en cela ou au moins tolérée. Vainement espère-t-on qu'ainsi Paris l'oubliera ; c'est donner carrière à ses mensonges qui se développent et s'accumulent. Cette Lamotte avec le V — voleuse — marqué sur ses deux épaules, a gagné l'Angleterre, et de là fait circuler mensonges sur mensonges, souillant le nom de la plus auguste reine ; mensonges sans aucun fondement[28] ; mais de l'humeur où est la France, elle y croit évidemment.

Quant au reste, il est trop clair que notre emprunt successif ne se place pas. Et au fait, dans de telles circonstances, un emprunt enregistré en biffant des protestations n'a guère de chance de placement. La dénonciation des lettres de cachet et le despotisme en général ne sont pas des moyens d'apaisement. Les douze parlements se remuent ; les douze cents faiseurs de placards, de ballades, de pamphlets. Paris est inondé de brochures dont les flots vont et viennent. Déluge de feu, tant il y a de patriotes improvisateurs à la température d'ébullition, chaque improvisateur étant en veine d'éruption, comme le Geyser volcanique de l'Islande. Et contre eux que peut un sage ami Morellet, un Rivarol, un Linguet déréglé, bien payés cependant, mais écrivant à la glace !

Maintenant aussi, vient enfin la discussion de l'édit protestant : productive seulement de nouvelles discordes, en pamphlets et en contre-pamphlets, accroissant les vertiges. L'orthodoxie même, toute malade qu'elle est, se jette dans la mêlée. Du haut de sa chaire sonore, elle fait un bruit retentissant par l'organe de l'abbé Lenfant, que les prélats en carrosse vont visiter et congratuler[29]. Et voilà d'un autre côté d'Esprémesnil avec ses manières de brouillon en toutes choses, qui, au milieu d'une harangue parlementaire, produit un crucifix de poche, en s'écriant : Voulez vous le crucifier de nouveau, celui-là ? Oui, d'Esprémesnil sans scrupule ; en considérant de quelle pauvre matière il est fait, ivoire et vains ornements.

Ajoutez à tout cela que le pauvre Brienne est tombé malade, tant l'ont usé les joies de sa jeunesse déréglée, tant l'accablent les agitations incessantes de sa stupide vieillesse. Pourchassé sans relâche, conduit aux abois d'une meute irritée, Sa Grâce devient poitrinaire avec une inflammation dartreuse, et se trouve réduite au lait pour toute diète, exaspéré, presque désespéré ; on lui ordonne le repos, précisément le remède qui lui est impossible[30].

En somme, que peut faire le pauvre gouvernement, que de reculer encore une fois impuissant ? Le trésor du roi est emporté vers les bas-fonds, et Paris est inondé d'un flot de pamphlets. En tout cas, il faudrait lâcher un peu la bride. D'Orléans retourne au Raincy, plus près de Paris et de la belle et légère Buffon, puis à Paris même ; enfin Fréteau et Sabatier ne sont pas bannis à jamais. L'édit protestant est enregistré, à la joie de Boissy d'Anglas et du bon Malesherbes. L'emprunt successif avec les protestations biffées ou retirées reste ouvert, d'autant mieux qu'il se présente peu de monde ou personne pour le remplir. Les états généraux pour lesquels le parlement a tant poussé de clameurs, viendront dans cinq ans, sinon plus tôt. 0 parlement de Paris, quelles sont ces clameurs ! Messieurs, dit le vieux d'Ormesson, vous aurez les états généraux et vous vous en repentirez. Comme le cheval de la fable, qui pour se venger de son ennemi a recours à l'homme : l'homme le monte, exécute promptement l'ennemi, mais malheureusement ne veut pas démonter ! Au lieu de cinq ans, laissez passer trois ans, et ce parlement tapageur verra à la fois son ennemi jeté par terre, et lui-même surmené jusqu'à épuisement, ou plutôt égorgé pour sa peau et ses sabots ; et ses restes abandonnés dans le fossé du chemin.

C'est sous de tels présages cependant que nous gagnons le printemps de 1788. Aucune issue ne s'ouvre pour donner passage au gouvernement du roi, mais partout il est honteusement repoussé en arrière. Assiégé par douze parlements rebelles, qui sont devenus les organes d'une nation irritée, il ne peut avancer d'aucun côté, ne peut rien accomplir, rien obtenir, pas même l'argent pour subsister ; réduit, ce semble, à se coucher sur place pour être dévoré par le déficit.

Ainsi donc est presque comblée la mesure des iniquités et des mensonges qui se sont accumulés pendant des siècles. Au moins celle de la misère l'est-elle. Du fond des tanières des vingt-cinq millions, la misère se portant en haut et en avant, comme c'est sa loi, a été si loin, qu'elle gagne même l'Œil-de-Bœuf de Versailles. Au sein de l'aveugle souffrance, la main de l'homme se lève contre l'homme ; non-seulement les inférieurs contre les supérieurs, mais les supérieurs l'un contre l'autre. La noblesse de province est hostile à la noblesse de cour, la robe au sabre, le rochet à la plume. Mais contre le gouvernement du roi qui ne se montre pas hostile ? Besenval lui-même dans ces tristes jours. Pour ce gouvernement, tout homme, tout corps d'hommes deviennent autant d'ennemis ; c'est le centre sur lequel se réunissent et frappent tous les coups du mécontentement. Quel est donc ce nouveau mouvement vertigineux universel d'institutions, de corps sociaux, d'esprits individuels, qui tous autrefois marchaient et coopéraient avec ensemble, et qui maintenant se heurtent et se tiraillent dans une générale collision. Fait inévitable. C'est l'effacement d'un solécisme politique devenu enfin usé jusqu'à la banqueroute. Et ainsi cette pauvre cour de Versailles, qui est le solécisme principal et central, trouve tous les autres solécismes soulevés contre elle. Ce qui est fort naturel, car le solécisme humain, que ce soit une personne ou une combinaison de personnes, est toujours, par la loi de la nature, mal à l'aise, tendant vers la faillite, malheureux en soi : et quand donc le plus petit solécisme consentira-t-il à se blâmer ou à s'amender lui-même, tant qu'il en restera un autre à amender ?

Ces signes menaçants n'effrayent pas Loménie, l'instruisent encore moins. Loménie, quoique d'une nature légère, n'est pas sans un certain courage. N'avons-nous pas, en effet, entendu parler de créatures de la plus légère espèce, de serins dressés, allant gaiement avec des mèches allumées mettre le feu à un canon, et même à des magasins de poudre. S'asseoir et mourir de déficit n'entre pas dans les plans de Loménie. Le mal est considérable, mais ne peut-il pas l'écarter, ne peut-il pas l'attaquer ? Au pis aller, il peut en attaquer les symptômes, il peut attaquer et peut-être écarter ces parlements rebelles. Beaucoup de choses pour Loménie sont obscures, mais deux choses sont claires : d'abord que ce duel parlementaire avec la royauté est périlleux, même mortel ; ensuite qu'il faut avoir de l'argent. Recueille tes pensées, brave Loménie ; et toi, garde des sceaux, Lamoignon, qui as des idées ! Si souvent défaits, cruellement déçus lorsque les pommes d'or semblaient à la portée de la main, ralliez-vous pour une dernière lutte. Dompter le parlement, remplir les coffres du roi, voilà les questions actuelles de vie et de mort.

Les parlements ont été domptés plus d'une fois. Transporté sur le pic de rochers accessibles seulement aux litières, un parlement devient raisonnable. Ô Maupeou ! audacieux et mauvais homme, que n'avons-nous accepté ta besogne ! mais à part l'exil et autres méthodes violentes, il y a une autre méthode qui peut dompter toutes choses, même les lions. La méthode de la famine. Coupons les vivres au parlement, en lui enlevant les procès.

Des cours secondaires pour le jugement d'innombrables petites causes, peuvent être instituées : nous les appellerons grands bailliages. Le parlement, en voyant rogner sa proie, pourra jaunir de désespoir ; mais le public aimant la justice à bon marché, accueillera la mesure avec faveur et espérance. Quant aux finances, quant à l'enregistrement des édits, qu'est-ce qui nous empêche avec nos grands dignitaires de l'Œil-de-Bœuf, nos princes, nos ducs, nos maréchaux, de faire une chose que nous appellerons cour plénière, et avec elle de faire, pour ainsi parler, nos enregistrements nous-mêmes ? Saint Louis avait sa cour plénière de grands barons[31] qui lui était très-utile : nos grands barons sont ici — au moins en nom — ; nos nécessités sont plus grandes que les siennes.

Tel est le plan de Loménie ; accepté par le conseil du roi, comme un rayon de lumière dans une grande obscurité. La chose semble faisable ; elle est éminemment nécessaire ; qu'elle soit une fois accomplie, et l'on aura obtenu une grande délivrance. Silence donc et du calme, maintenant ou jamais ! Le monde verra une autre scène historique, et un homme aussi étrange, Loménie de Brienne, sera le directeur de la comédie.

Voyez en conséquence le secrétaire de l'intérieur, Breteuil, embellissant Paris de la manière la plus pacifique ; dans ce printemps de 1788, plein d'espérances, les vieilles boutiques et les cahutes disparaissant des ponts, comme si pour l'État aussi il y avait un retour de printemps et rien à faire qu'à embellir. Le parlement semble siéger en vainqueur reconnu. Brienne ne parle pas de finance ; dit même et imprime que tout va bien. Que se passe-t-il donc ? un repos si calme, quoique l'emprunt successif n'ait pas été rempli. Dans le parlement victorieux, le conseiller Goeslard de Monsabert s'élève contre la levée du second vingtième sur stricte évaluation, et obtient un décret pour que l'évaluation ne soit pas stricte quant aux classes privilégiées. Néanmoins Loménie endure tout, ne lance pas de lettre de cachet. Que se passe-t-il donc ?

Beaux sourires du printemps, mais trompeurs ! D'abord on entend circuler à voix basse : Les intendants des provinces ont tous reçu ordre d'être à leur poste un certain jour. Ensuite, chose plus singulière, on imprime sans relâche, dans le château du roi, sous clef. Des sentinelles occupent toutes les portes et fenêtres ; les imprimeurs ne sortent pas, ils couchent à l'atelier et on leur apporte même leur nourriture[32]. Le parlement victorieux flaire un nouveau danger. D'Esprémesnil commande des chevaux pour Versailles, rôde autour de l'imprimerie gardée, furetant, reniflant, pour voir si la sagacité et l'habileté de l'homme ne peuvent pas y pénétrer.

Toutes choses sont pénétrables à une pluie d'or. D'Esprémesnil descend sur le sein de la Danaé d'un imprimeur sous la forme de cinq cents louis d'or : le mari de la Danaé lui passe une boule d'argile qu'elle remet au conseiller doré. Pétries à l'intérieur se trouvent des épreuves imprimées. Par le ciel ! l'édit royal de la cour plénière qui doit faire les enregistrements, de ces grands bailliages qui doivent rogner nos procès.

Voilà donc pourquoi les intendants doivent être à leur poste : voilà donc ce que couvait la cour comme un maudit œuf de basilic, ne voulant pas bouger malgré les provocations, jusqu'à ce que l'éclosion se fasse. Dépêche-toi, d'Esprémesnil, de retourner à Paris ; convoque immédiatement une séance ; que le parlement, la terre et le ciel en soient informés.

 

VIII. — LES DERNIÈRES AGONIES DE LOMÉNIE.

 

Le lendemain, 3 mai 1788, un parlement étonné est convoqué, écoutant sans voix la voix de d'Esprémesnil, dévoilant l'incroyable méfait. Fait de trahison, de ténèbres comme les aime le despotisme. Dénonce-le, ô parlement de Paris ; éveille la France et l'univers, fais éclater les tonnerres de ton éloquence ; pour toi aussi il s'agit de dire : maintenant ou jamais.

Le parlement ne fait pas défaut dans cette conjoncture. A l'heure de l'extrême péril, le lion commence par s'exciter en rugissant et en se battant les flancs. De même le parlement de Paris : sur la motion de d'Esprémesnil, un serment patriotique, serment de mutuelle solidarité, est prêté d'une voix unanime : nouvelle idée fort bonne qui sera plus d'une fois imitée dans les jours à venir. Puis vient une indomptable déclaration, presque des droits de l'homme, au moins des droits du parlement ; invocation aux amis de la liberté française dans les temps présents et futurs. Le tout, ou l'essence du tout, transporté sur le papier, dans un ton où des formules de complainte se mêlent, comme pour les tempérer, à des allures héroïques. Et ainsi, après avoir sonné le tocsin, que Paris entend et que toute la France entendra, et jeté un défi à la face de Loménie et du despotisme, le parlement se retire comme après une première bonne journée de travail.

Le lecteur peut aisément imaginer de quel œil Loménie voit briser de cette manière prématurée son œuf de basilic, si essentiel au salut de la France. Indigné il saisit ses tonnerres de cachet et en lance deux : un tonnerre pour d'Esprémesnil, un tonnerre pour ce téméraire Goeslard, dont les services dans le second vingtième et la stricte évaluation ne sont pas oubliés. Les tonnerres saisis promptement dans la nuit, et lancés au point du jour ramèneront Paris, sinon à la sagesse, au moins à un salutaire étonnement.

Les tonnerres ministériels peuvent être lancés, mais encore faut-il qu'ils portent. D'Esprémesnil et Goeslard, tous deux avertis à temps par quelques voix amies, éludent les sergents de Loménie, s'échappent déguisés à travers des lucarnes, et gagnent à travers les toits leur palais de justice : les tonnerres ont manqué leur coup. Paris — car la nouvelle s'en est répandue — est frappé d'un étonnement non salutaire. Les deux martyrs de la liberté retirent leur déguisement, endossent leurs longues robes, et voici que dans l'espace d'une heure, à l'aide d'huissiers et de prompts coureurs, le parlement avec ses conseillers, ses présidents et même des pairs siège assemblé de nouveau. Le parlement assemblé déclare que les deux martyrs ne seront remis à aucune autorité sublunaire ; de plus, que la séance est permanente, n'admettant aucun ajournement, jusqu'à ce que la poursuite ait été abandonnée.

Et c'est ainsi qu'au milieu de l'éloquence judiciaire des dénonciations et des protestations, avec des courriers allant et venant, le parlement, dans un état d'explosion continuelle qui ne cessera ni jour ni nuit, attend gravement l'issue. Paris éveillé inonde encore une fois les cours extérieures, se précipite en flots plus courroucés que jamais à travers toutes les avenues. Un vacarme dissonant s élève comme le jargon de Babel à l'heure où les peuples, non encore dispersés, étaient frappés d'une mutuelle impossibilité de s'entendre.

La cité de Paris traverse ses époques diurnes de travail et de sommeil, et maintenant pour la seconde fois, presque tous les mortels de l'Europe et de l'Afrique s'endorment. Mais ici, dans ce tourbillon de paroles, le sommeil ne vient point. En vain sur lui la nuit étend son manteau d'obscurité I A l'intérieur est le bruit du martyre invincible, tempéré par un ton convenable de complainte. A l'extérieur est un bourdonnement infini dans l'attente, devenant un peu moins bruyant. Il y a trente-six heures que cela dure.

Mais écoutez : au plus profond de la nuit quel est ce piétinement ? Le piétinement d'hommes armés, fantassins et cavaliers : gardes françaises, gardes suisses s'avancent ici dans une régularité silencieuse, à la lueur des torches. Il y a aussi des sapeurs avec des haches et des leviers : apparemment, si les portes ne s'ouvrent pas elles seront forcées. C'est le capitaine d'Agoust, envoyé de Versailles ; d'Agoust, homme d'une fermeté connue, qui naguère, força le prince de Condé lui-même, par l'opiniâtreté de ses regards, à lui donner satisfaction et à se battre[33] ; c'est lui qui maintenant, avec des haches et des torches, s'avance vers le sanctuaire de la justice ! Acte sacrilège ! mais qu'y faire ? Cet homme est un soldat, il ne connaît que sa consigne, et marche en avant, impassible comme une machine inanimée.

Les portes s'ouvrent à la première sommation, porte après porte ; point n'est besoin de haches. Et maintenant la porte intérieure s'ouvre, et montre les sénateurs de France en longues robes, au nombre de cent soixante-sept, dont dix-sept pairs, siégeant là majestueux en session permanente. Si l'homme n'était pas un militaire et un cœur de fer, cette vue, ce silence qui répercutait le bruit de ses talons de bottes, aurait pu l'ébranler. Car les cent soixante-sept le reçoivent dans un profond silence, que quelques-uns comparent à l'attitude du sénat de Rome surpris par Brennus, quelques-uns à une troupe de faux monnayeurs surpris par les officiers de la police[34].

Messieurs, dit d'Agoust, de par le roi ! des ordres exprès ont chargé d'Agoust du triste devoir d'arrêter deux individus : M. Duval d'Esprémesnil et M. Goeslard de Monsabert ; lesquels respectables individus, comme il n'a pas l'honneur de les connaître, sont ici invités, au nom du roi, à se rendre. Profond silence ! Murmure qui devient bientôt un tumulte ! Nous sommes tous d'Esprémesnil, crie une voix que d'autres voix répètent. Le président lui demande s'il veut employer la violence. Le capitaine d'Agoust, honoré d'une commission de Sa Majesté, n'a qu'à exécuter les ordres de Sa Majesté ; il le ferait volontiers sans violence, mais il le fera dans tous les cas ; accorde à l'auguste sénat le temps de délibérer sur la méthode qu'il préfère. Et là-dessus d'Agoust, avec une gravité militaire et courtoise, se retire pour le moment.

Que prétendez-vous faire, augustes sénateurs ? Toutes les avenues sont fermées avec des baïonnettes. Votre courrier galope à Versailles à travers la nuit humide, mais aussi il revient au galop, avec la nouvelle que l'ordre est authentique, qu'il est irrévocable. Les cours extérieures regorgent d'une population oisive, mais les grenadiers de d'Agoust sont debout comme des digues inébranlables. Il n'y aura pas de révolte pour nous délivrer. Messieurs, dit d'Esprémesnil, quand les Gaulois victorieux entrèrent à Rome qu'ils avaient emportée d'assaut, les sénateurs romains, revêtus de leurs robes de pourpre, restèrent assis dans leurs chaises curules avec une fière et tranquille contenance, attendant l'esclavage ou la mort ! Tel aussi est le sublime spectacle que vous, dans cette heure, offrez à l'univers. Après avoir généreusement, etc. Avec beaucoup d'autres paroles de même sorte, qui peuvent être encore lues[35].

C'est en vain, ô d'Esprémesnil ! voici en retour cet homme de fer, le capitaine d'Agoust, avec sa physionomie de fer. Le despotisme, la contrainte, la destruction semblent se balancer dans ses plumes. D'Esprémesnil doit se retrancher dans le silence, se rendre héroïquement de crainte de pire. Il est héroïquement imité par Goeslard ; avec une émotion bruyante et sans paroles ils se jettent entre les bras de leurs frères parlementaires pour un dernier embrassement. Et ainsi, au milieu des applaudissements et des plaintes émanés de cent soixante-cinq poitrines, au milieu des signes d'adieu, des gémissements et des innombrables soupirs du pathos parlementaire, ils sont conduits à travers des passages tortueux à la sortie de derrière, où, à l'aube du matin, les attendent deux voitures avec des exempts. Là doivent monter les victimes, des baïonnettes les pressant par derrière. La sombre question de d'Esprémesnil à la populace : s'ils ont du courage est accueillie par le silence. Ils montent et roulent, et ni le soleil levant de mai (c'est le 6 au matin), ni son couchant ne soulagera leur cœur, car ils marchent en avant sans relâche, d'Esprémesnil vers les dernières îles de Sainte-Marguerite ou Hyères — supposées par quelques-uns, si ce peut être une consolation, être l'île de Calypso —, Goeslard vers la forteresse de Pierre en Cise, existant alors près de la ville de Lyon.

Le capitaine d'Agoust peut maintenant désormais aspirer au majorat, au commandement des Tuileries[36], et puis disparaître de l'histoire, où néanmoins il a été destiné à une notable tâche. Car non-seulement d'Esprémesnil et Goeslard sont paisiblement transportés vers le sud, mais il faut que le parlement lui-même évacue le palais : cela aussi est porté dans ses ordres mémorables. Retroussant leurs longues robes, ils défilent au total des cent soixante-cinq entre deux rangs de grenadiers peu sympathiques : spectacle pour les dieux et les hommes. Le peuple ne se révolte pas, il ne fait que s'étonner et murmurer ; nous avons remarqué aussi que ces grenadiers peu sympathiques étaient les gardes-françaises qui, à un jour prochain, sympathiseront.

En un mot, le palais de justice est vidé, les portes fermées à clef, et d'Agoust retourne à Versailles avec la clef dans sa poche, ayant, comme nous l'avons dit, mérité de l'avancement.

Quant à ce parlement de Paris, maintenant jeté à la rue, nous l'y laisserons sans répugnance. Les lits de justice qu'il lui fallut subir dans la quinzaine suivante à Versailles, à propos de l'enregistrement ou du refus d'enregistrement des édits nouvellement enfantés ; ses réunions là dans les tavernes et les restaurants pour rédiger ses protestations[37] ; ses courses errantes et désolées, avec ses robes au vent, sans savoir où s'assembler et réduit à déposer sa protestation chez un notaire ; enfin, son repos forcé, dans un état de vacation involontaire et l'impuissance de rien faire ; tout cela est assez naturel, et comme l'enterrement des morts après une bataille, ne nous importe plus. Le parlement de Paris a fourni son rôle, ses faits et ses méfaits suffisent ; aller plus loin pourrait ébranler le monde.

Loménie a-t-il donc écarté le mal ? Pas du tout ; pas même le symptôme du mal ; à peine le douzième des symptômes, en exaspérant les onze autres. Les intendants des provinces, les commandants militaires sont à leur poste au jour fixé, le 8 mai ; mais dans aucun parlement, excepté dans celui seul de Douai, n'ont pu être enregistrés les nouveaux édits. Aucune pacifique signature avec de l'encre, mais des défis, des luttes sanglantes, des appels à la loi primitive du bâton contre ces bailliages, contre cette cour plénière ; Thémis partout montre un visage de guerre ; la noblesse provinciale marche avec elle, ainsi que tous ceux qui maudissent Loménie et la dureté des temps. Avec ses avocats et ses huissiers, elle enrôle et fait mouvoir même la populace. A Rennes en Bretagne, où l'historien Bertrand de Moleville est intendant, après des duels continuels entre militaires et bourgeois, on passe aux batailles dans la rue, aux volées de pierres et de mousqueterie ; et cependant les édits ne sont pas enregistrés. Les Bretons affligés transmettent leurs remontrances à Loménie par une députation de douze : Loménie, après les avoir entendus, les enferme à la Bastille. Une seconde députation plus nombreuse se met en route ; il-envoie au-devant d'elle ses exempts, et, moitié par persuasion, moitié par crainte, elle s'en retourne. Mais alors une troisième députation, beaucoup plus considérable, est envoyée avec indignation par plusieurs routes : sur un refus d'audience à son arrivée, elle se réunit pour aviser, invite Lafayette et tous les patriotes bretons qui se trouvent à Paris d'assister à ses délibérations, s'agite et devient le club breton, premier germe de la société des jacobins[38].

Jusqu'à huit parlements sont exilés[39] ; d'autres exigeraient le même remède, mais il n'est pas toujours d'une application facile. A Grenoble, par exemple, où un Monnier, un Barnave n'ont pas été oisifs ; le parlement reçut l'ordre exprès (par lettres de cachet) de s'exiler ; mais le lendemain, au lieu de voitures attelées, c'est le tocsin qui sonne et rebondit et retentit toute la journée : des multitudes de montagnards se précipitent avec des haches, quelques-uns avec des fusils, et ce qui est plus que tout menaçant, les soldats ne semblent pas soucieux d'entrer en lutte. La hache sur la tête, le pauvre général est contraint de signer une capitulation, de déclarer que les lettres de cachet ne seront pas mises à exécution, et que le bien-aimé parlement restera où il est. Besançon, Dijon, Rouen, Bordeaux ne se sont pas montrés ce qu'ils devaient être ! A Pau en Béarn, où le vieux commandant avait cédé, le nouveau — un Grammont, un compatriote — rencontre une procession de citadins portant le berceau d'Henri IV, le palladium de leur cité ; est conjuré par le respect qu'il doit à cette vieille carapace dans laquelle a été bercé le grand Henri, de ne pas fouler aux pieds les libertés béarnaises ; ils l'avertissent d'ailleurs que les canons de Sa Majesté sont tous en lieu de sûreté, sous la garde des fidèles bourgeois de Sa Majesté à Pau, et sont maintenant placés sur les murs, tout prêts à l'action[40].

A ce taux, vos grands bailliages risquent d'avoir une enfance orageuse. Quant à la cour plénière[41], elle est littéralement morte en naissant. Les courtisans mêmes la regardent avec dédain ; le vieux maréchal de Broglie refuse l'honneur d'y siéger. Assaillie par un concert universel de ridicule mêlé à l'exécration, cette pauvre cour plénière s'est réunie une fois, et jamais deux. Pays égaré ! Partout où le pauvre Loménie met le pied, la discorde siffle avec ses langues fourchues multiples. Qu'un commandant ou un commissaire du roi, dit Weber, entre dans un de ces parlements pour avoir un édit enregistré, le tribunal entier disparaît et laisse le commandant seul avec le greffier et le premier président. L'édit enregistré et le commandant parti, le tribunal entier revient à la hâte pour déclarer l'enregistrement nul. Les routes sont couvertes des grandes députations de parlements se rendant à Versailles, pour avoir leurs registres biffés par la main du roi, où de retour à leur domicile, pour couvrir une nouvelle page avec une nouvelle résolution encore plus audacieuse[42].

Telle est la France de cette année 1788. Ce n'est plus un âge d'or ou un âge de papier avec l'espérance, avec ses courses de chevaux, ses ballons et les sensibilités plus raffinées du cœur : ah ! tout cela est disparu ; sa lumière dorée pâlit, obscurcie de cette singulière manière, et préparant une tempête surnaturelle. Car de même que dans cet orage de Paul et Virginie un énorme nuage immobile — disons de douleur et d'indignation — enveloppe tout l'horizon, court échevelé avec des teintes de cuivre à travers un ciel couleur de plomb. Immobile encore, mais de petits nuages — comme les parlements exilés et autres —, s'en séparant, volent à travers le zénith avec la vélocité d'oiseaux, jusqu'à ce qu'enfin, avec un long mugissement, les quatre vents sont déchaînés, et tout le monde s'écrie : Voilà l'ouragan !

Quant au reste, dans de telles circonstances, naturellement l'emprunt successif ne se remplit pas ; l'impôt même du second vingtième ne conduit à rien : les prêteurs, dit Weber, avec son langage violent et hystérique, ont peur de la ruine ; les collecteurs d'impôts, peur de la pendaison. Le clergé même détourne la face : convoqué en assemblée extraordinaire, il n'accorde aucun don gratuit, si ce n'est celui des conseils ; là aussi au lieu d'argent, on n'a qu'une clameur pour les états généraux[43].

Ô Loménie de Brienne, avec ton pauvre esprit infirme tout ahuri, avec trois cautères actuels sur ton corps usé, sur le point de mourir d'inflammation, de provocation, de diète au lait, de dartres vives et d'une maladie qu'il vaut mieux ne pas nommer[44] ; toi qui présides à une France qui a aussi d'innombrables cautères actuels, qui est aussi mourante d'inflammation et du reste, était-il sage de quitter tes verts bosquets de Brienne et ton château et ce qu'il contenait pour ceci ? Que de douceurs sous ces charmilles et ces ombrages ! Que d'enchantements dans les îles des poètes, dans les affabilités de grâces chargées de rouge[45], avec des philosophes tels que Morellet, qui, semblable à toi, ne se considérait pas comme un faux prêtre, et se trouvait si heureux en faisant des heureux : et tout à côté, dans l'école militaire, sans que tu le saches, est assis, étudiant les mathématiques, un jeune élève taciturne, au teint brun, sous le nom de Napoléon Bonaparte ! Après cinquante ans d'efforts et une dernière lutte finale et désespérée, tu as fait l'échange ! Tu as obtenu ta robe de ministre comme Hercule la robe de Nessus.

Le 13 juillet de cette année 1788, à la veille même de la moisson, tomba un terrible déluge de grêle, réduisant à néant tous les fruits de l'année, qui déjà souffraient terriblement de la sécheresse. Surtout à soixante lieues autour de Paris, la ruine fut presque complète[46]. Donc à tant d'autres maux, il faut ajouter celui de la disette, peut-être de la famine.

Quelques jours avant cette tempête de grêle, le 5 juillet, et plus décidément encore quelque temps après, le 8 août, Loménie annonce que les états généraux seront convoqués au prochain mois de mai. Jusqu'après cette période, la cour plénière - sera ajournée avec le reste. En outre, comme chez Loménie il n'y a aucun plan pour la formation ou la tenue de ces très-désirables états généraux, les penseurs sont invités à lui en fournir un par la voix de discussions publiques dans la presse.

Que pouvait faire un pauvre ministre ? Il se réserve encore dix mois de répit : un pilote naufragé jettera pardessus bord toute chose, ses sacs à biscuits, son lest, son cercle et sa boussole, avant de se jeter lui-même. C'est d'après ce principe de naufrage et d'un commencement de délire par désespoir, que nous pouvons expliquer cette presque miraculeuse invitation aux penseurs. Invitation au chaos d'être assez bon pour bâtir avec ses bois flottants tumultueux une arche de salut pour lui. Dans de tels cas, ce n'est pas l'invitation, mais le commandement qui peut servir à quelque chose.

Au soir de cette journée, la reine se tenait debout à une fenêtre, pensive et la face tournée vers le jardin. Le chef du gobelet l'avait suivie obséquieusement avec une tasse de café, et puis se retira jusqu'à ce que la reine eût bu. Sa Majesté fit signe à madame de Campan d'approcher : Grand Dieu ! murmura-t-elle avec sa tasse à la main, quelle nouvelle le public va apprendre aujourd'hui : le roi accorde les états généraux ! Puis, levant les yeux au ciel — si madame de Campan ne se trompe pas —, elle ajouta : C'est un premier coup de tambour de mauvais augure pour la France ; cette noblesse nous ruinera[47].

Pendant tout l'enfantement de la cour plénière, lorsque Lamoignon avait des airs si mystérieux, Besenval n'avait cessé de lui faire une question : avait-il de l'argent ? A quoi Lamoignon répondant toujours (sur la foi de Loménie) qu'on ne manquait pas d'argent, le judicieux Besenval répliquait qu'alors tout allait bien. La triste vérité, néanmoins, est que le coffre royal est presque littéralement vide. Il est vrai qu'à part tant d'autres choses, cette invitation aux penseurs et le grand changement qui se prépare suffisent pour arrêter la circulation du capital et accélérer seulement celle des pamphlets. Quelques milliers de louis d'or sont maintenant tout ce qui reste d'argent dans le trésor royal. Par un nouveau mouvement de désespoir, Loménie invite Necker à venir et à être contrôleur des finances. Mais Necker a autre chose en vue que de contrôler les finances pour Loménie : refusant sèchement, il reste taciturne, attendant son jour.

Que peut faire un premier ministre désespéré ? Il s'est emparé de la caisse du théâtre du roi : une loterie avait été organisée pour les victimes de la grêle ; dans son extrême nécessité, Loménie met encore la main dessus[48].

Bientôt il deviendra impossible de se procurer, à quelque condition que ce soit, la dépense courante du jour. Le 16 août, le pauvre Weber entendit à Paris et à Versailles des colporteurs criant et soufflant, à travers les rues, d'une voix étouffée, sourde, un édit concernant les payements : tel était le titre que Rivarol avait imaginé. Tous les payements du trésor royal seront faits désormais les trois cinquièmes en espèces, et les deux autres cinquièmes en papier, portant intérêt. Le pauvre Weber manqua s'évanouir au son de ces voix cassées, avec leur ténébreuse annonce, et n'oubliera jamais l'effet qu'elle produisit sur lui[49].

Mais quel effet sur Paris, sur le monde en général l Depuis les antres de l'agiotage jusqu'aux sommités de l'économie politique, du neckérisme et du philosophisme, de toutes les voix articulées et inarticulées, s'élèvent des cris et des hurlements tels que l'oreille n'en entendit jamais. La sédition même peut être imminente. Monseigneur d'Artois, excité par la duchesse de Polignac, se croit obligé de se rendre chez la reine et d'expliquer franchement dans quelle crise on se trouve. La reine pleure, Brienne lui-même pleure, car il est maintenant visible et palpable qu'il faut qu'il s'en aille.

Une consolation reste : c'est que la cour, qui a toujours trouvé agréables ses manières et son bavardage, pourra rendre douce sa chute. L'avide vieillard a déjà fait changer son archevêché de Toulouse pour celui plus riche de Sens : et maintenant, dans cette heure de pitié, il aura la place de coadjuteur pour son neveu — à peine en âge —, une place de dame du palais pour sa nièce, un régiment pour le mari de celle-ci, pour lui-même un chapeau rouge de cardinal, une coupe de bois dans les forêts royales, en somme de cinq à six cent mille livres de revenu[50] ; finalement, son frère, le comte de Brienne, restera ministre de la guerre. Ainsi plastronné de promotions, qu'il tombe maintenant aussi doucement qu'il le peut !

Ainsi s'en va Loménie, riche, si les titres de cour et le papier-monnaie peuvent enrichir ; mais s'ils ne le peuvent pas, peut-être le plus pauvre de tous les hommes. Sifflé par le peuple de Versailles, il se dirige vers Jardi, puis, au sud, vers Brienne, pour raisons de santé. De là à Nice, en Italie ; mais il reviendra bientôt, errant çà et là, tremblant, presque aveugle, arrivant à de terribles jours, jusqu'à ce que la guillotine vienne éteindre sa faible existence. Hélas ! pis que cela ! Car elle est obstruée, étouffée misérablement, honteusement sur le chemin de la guillotine. Dans son palais de Sens, de rudes huissiers jacobins le font boire avec eux de son propre vin, festoyer avec eux de son propre buffet, et le lendemain le pauvre vieillard est trouvé mort. Telle est la fin du premier ministre cardinal-archevêque Loménie de Brienne ! Rarement mortel plus frivole fut destiné à faire un mal si formidable, à avoir une vie si enviée, une mort aussi méprisable. Enflammé, comme on dit, d'ambition, devenu, comme un haillon, le jouet des vents, non de tel ou tel côté, mais de tous les côtés, et entraîné vers une mine de poudre à laquelle il met le feu, ayons compassion du pauvre Loménie ; pardonnons-lui et, autant que possible, oublions-le.

 

IX. — ENTERREMENT AVEC FEUX DE JOIE.

 

Pendant ces opérations extraordinaires de payement des deux cinquièmes en papier et de changement de ministère, Besenval était allé faire un tour dans la circonscription de son commandement, et puis, durant les derniers mois, boire paisiblement les eaux de Contrexéville. Revenant maintenant à la fin d'août vers Moulins et ne sachant rien, il arrive un soir à Langres, trouve toute la ville en grande rumeur. C'est sans doute quelque sédition, chose trop commune dans ces jours. Il met néanmoins pied à terre, demande à un homme passablement habillé ce qu'il y a. — Comment, répond l'homme, vous ne savez pas la nouvelle ? L'archevêque est congédié et M. Necker rappelé, et tout va aller bien[51].

Faut-il rappeler le bruit, les acclamations immenses qui accueillent Necker le jour où, après sa nomination au ministère, il sort des appartements de la reine. C'était le 24 août : Les galeries du château, les cours, les rues de Versailles, en peu d'heures la capitale et, comme la nouvelle volait, toute la France retentissaient du cri de vive le roi, vive M. Necker ![52] A Paris même, la joie alla jusqu'au désordre. Des pétards, des fusées partent de la place Dauphine plus que de raison. Un mannequin d'osier, en costume d'archevêque, fait emblématiquement les trois cinquièmes en satin, les deux cinquièmes en papier, est amené, non sans bruit, à la barre du jugement populaire, est condamné, confessé par un faux abbé de Vermond, puis solennellement brûlé sur le Pont-Neuf, au pied de la statue d'Henri IV, avec accompagnement de tant de pétards et de hurlements, que le chevalier Dubois, avec les hommes du guet, croit nécessaire d'exécuter une charge — plus ou moins efficace — : et puis viennent les guérites briii6es, les corps de garde forcés, et plus d'un cadavre jeté à la Seine au milieu de la nuit pour éviter de nouvelles effervescences[53].

Les parlements vont donc revenir de l'exil la cour plénière, le payement des deux cinquièmes en papier ont disparu, partis en fumée au pied de la statue d'Henri IV. Les états généraux sont maintenant certains, ils sont même, dans notre tendre empressement, annoncés pour le mois de janvier, et, comme le disait l'homme de Langres, tout va aller.

Pour les yeux prophétiques de Besenval, une autre chose est trop apparente, c'est que l'ami Lamoignon ne peut pas garder les sceaux, ni lui, ni le ministre de la guerre, le comte de Brienne. Déjà le vieux Foulon, avec un œil sur le ministère de la guerre pour lui-même, se livre aux intrigues souterraines. C'est ce même Foulon qu'on appelait l'âme damnée du parlement ; homme blanchi dans les fraudes, les oppressions, les projets, l'intrigue et l'iniquité, qui, à cette objection qu'on opposait à un de ses plans de finance que fera le peuple ? répondait dans le feu de la discussion que le peuple mange du foin ! Mots imprudents, qui voleront au loin irrévocables et auront leur rétribution.

Foulon, à la satisfaction du monde, ne réussit pas en cette occasion, et ne réussira jamais. Néanmoins, cela ne profite guère à Lamoignon ; ne lui profite guère d'avoir avec le roi des entrevues dont il sort radieux. Lamoignon est l'homme détesté des parlements, le comte de Brienne est le frère du cardinal-archevêque. Le 24 août est passé ; et le 14 septembre n'est pas encore fini, que les deux personnages tombent comme l'a fait leur chef ; et, comme à lui, on leur fait la chute douce.

Et maintenant, comme si le dernier fardeau était enlevé à sa poitrine et que l'assurance fût devenue complète, Paris éclate en de nouvelles réjouissances. La basoche se félicite hautement que l'ennemi du parlement soit tombé. La noblesse, la bourgeoisie, le peuple se félicitent. Bien plus, avec de nouveaux épanchements, la canaille elle-même, sortant subitement de ses sombres profondeurs, se lève et se réjouit ; car là aussi a pénétré le nouvel évangile politique, dans de rudes versions qui ont porté leurs enseignements. Nous sommes au lundi septembre 1788. La canaille se rassemble de nouveau en force sur la place Dauphine, lance des pétards, tire des coups de fusil sans relâche pendant dix-huit heures. Il y a encore là un mannequin d'osier, le centre de hurlements sans fin, puis le portrait de Necker acheté ou arraché d'une boutique, on le porte en procession au bout d'une perche avec acclamations bruyantes exemple à retenir.

Mais c'est surtout sur le Ponte-Neuf, où s'élève le grand Henri en bronze, que se pressent les foules. Tout passant doit s'arrêter, saluer le roi du peuple et dire à haute voix : Vive Henri IV ; au diable Lamoignon ! Aucune voiture ne peut passer sans s'arrêter; pas même celle de Son Altesse d'Orléans. La portière s'ouvre Monsieur veut-il avoir la bonté de sortir la tête et de saluer ; s'il est récalcitrant, de mettre pied à terre et s'agenouiller pour Madame, un balancement de ses plumes, un sourire de son beau visage, saris qu'elle se dérange, sera suffisant, et puis quelques pièces de monnaie — pour acheter des fusées — de la part des classes supérieures, amies de la liberté, ne seront pas de trop. Ce jeu se continue pendant plusieurs jours, jeu de chevaux échappés, non sans quelques ruades. Le guet ne peut rien faire, à peine sauver sa peau ; car depuis plus d'un an, comme nous l'avons vu, le peuple s'est donné comme une espèce de passetemps de faire la chasse au guet. Besenval, il est vrai, est à portée avec une troupe de soldats, mais avec ordre d'éviter une collision, et les soldats ne sont pas disposés à se mouvoir.

Lundi matin avait commencé l'explosion des pétards, maintenant nous sommes à mercredi sur le minuit ; et le mannequin d'osier doit être enterré selon les coutumes antiques. De longues files de torches, marchant à sa suite, se dirigent vers l'hôtel Lamoignon ; mais un de mes serviteurs — de Besenval — a couru le prévenir, et des soldats s'avancent. Le triste Lamoignon ne doit pas mourir brûlé, ni cette nuit, pas même d'ici à un an, et alors par une balle — accident ou suicide, on ne le sait[54]. La canaille déçue brûle son mannequin sous ses fenêtres, brise la guérite et se retire pour aller juger Brienne, pour aller juger Dubois, capitaine du guet. Mais voici que, d'un autre côté, tout se met en mouvement : gardes françaises, invalides, patrouilles à cheval ; la procession des torches est accueillie à coups de fusil, avec la pointe des baïonnettes et la lame des sabres. Dubois fait une charge avec sa cavalerie spéciale, la plus cruelle de toutes : il y a beaucoup de morts et de blessés, non sans cris ou gémissements ; puis, plus tard, des procès criminels et des personnages officiels mourant de chagrin[55]. Ainsi cependant, avec des balais d'acier, la canaille fut repoussée dans ses sombres profondeurs, et les rues nettoyées.

Depuis un siècle et demi, jamais la canaille ne s'était aventurée à se produire de cette façon ; jamais, depuis si longtemps, elle n'avait montré à la lumière du jour son immense et rude physionomie. C'est une merveille et une nouveauté ; jusqu'ici cependant ce n'est qu'un jeu grossier, ne manquant pas d'originalité ; à peine de la colère ; mais, dans son gros rire à demi formé, se joue une ombre de menace, qui peut un jour se développer.

Cependant les penseurs invités par Loménie sont maintenant tout occupés à leurs pamphlets : les états généraux, sur un plan ou sur l'autre, se réuniront infailliblement, sinon en janvier, comme on l'espérait, au moins au plus tard en mai. Le vieux duc de Richelieu, moribond dans un jour d'automne, ouvre les yeux encore une fois en murmurant : Que dirait Louis XIV — dont il a conservé le souvenir — ? puis les referme à jamais, avant que ne soient venus les jours néfastes.

 

 

 



[1] Besenval, t. III, p. 255-258.

[2] Besenval, t. III, p. 216.

[3] Mémoires de Mirabeau, t. IV et V.

[4] Biographie universelle, § CALONNE, par Guizot.

[5] Lacretelle, t. III, p. 281. — Montgaillard, t. I, p. 347.

[6] Dumont, Souvenirs sur Mirabeau. Paris, 1832, p. 20.

[7] Besenval, t. III, p. 203.

[8] Musée de la caricature. Paris, 1834.

[9] Besenval, t. III, p. 209.

[10] Besenval, t. III, p. 211.

[11] Besenval, t. III, p. 225.

[12] Besenval, t. III, p. 224.

[13] Montgaillard, Histoire de France, t. I, p. 410-417.

[14] Besenval, t. III, p. 220.

[15] Montgaillard, t. I, p. 360.

[16] Dumont, Souvenirs de Mirabeau, p. 21.

[17] Toulongeon, Histoire de France depuis la révolution de 1789. Paris, 1803, t. 1, app. 4.

[18] A. Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, intr. 73.

[19] Abrégé chronologique, p. 975.

[20] Montgaillard, t. I, p. 369 ; Besenval, etc.

[21] Montgaillard, t. I, p. 373.

[22] Mémoires IV, livre V.

[23] Octobre 1787 ; Montgaillard, t. I, p. 374 ; Besenval, t. III, p 283.

[24] Dulaure, t. VI, p. 306.

[25] Besenval, t. III, p. 309.

[26] Weber, t. 1, p. 266.

[27] Besenval, t. III, p. 264.

[28] Mémoires justificatifs de la comtesse de Lamotte. Londres, 1788 ; Vie de Jeanne de Saint-Remi, comtesse de Lamotte.

[29] Lacretelle, t. III, p. 343.

[30] Besenval, t. III, p. 317.

[31] Montgaillard, t. V, p. 405.

[32] Weber, t. I, p. 276.

[33] Weber, t. I, p. 283.

[34] Besenval, t. III, p. 355.

[35] Toulongeon, t. I, app. 20.

[36] Montgaillard, t. I, p. 404.

[37] Weber, t. I, p. 299, 503.

[38] A. F. Bertrand-Molleville, Mémoires particuliers. Paris, 1816, t. I, chap. I ; Marmontel, mémoire IV, p. 27.

[39] Montgaillard, t. I, p. 308.

[40] Besenval, t. III, p. 348.

[41] La Cour plénière, héroï-tragi-comédie en trois actes et en prose, jouée le 14 juillet 1788 par une société d'amateurs, dans un château aux environs de Versailles, par M. l'abbé Vermond, lecteur de la reine, à Baville, maison de campagne de Lamoignon, et se trouve à Paris, chez la veuve Liberté, à l'enseigne de la Révolution, 1788. La Passion, la Mort et la Résurrection du peuple, imprimé à Jérusalem, etc. (Voyez Montgaillard, t. I. p. 407.)

[42] Weber, t. I, p. 275.

[43] Lameth, Assemblée constituante, introd., p. 87.

[44] Voyez les Mémoires de Morlelet.

[45] Montgaillard, t. I, p. 424.

[46] Marmontel, t. IV, p. 30.

[47] Campan, t. III, p. 104, 111.

[48] Besenval, t. III, p. 360.

[49] Weber, t. I, p. 339.

[50] Weber, t. I, p. 348.

[51] Besenval, t. III, p. 366.

[52] Weber, t. I, p. 342.

[53] Histoire parlementaire de la révolution française, ou Journal des assemblées nationales depuis 1789. Paris, 1853 et seq., t. I, p. 253. — Lameth, Assemblée constituante, introduction, t. I, p. 89.

[54] Histoire de la révolution par deux amis de la liberté, t. I, p. 50.

[55] Histoire de la révolution par deux amis de la liberté, t. I, p. 58.