1700-1718. Le plus grand châtiment des existences d'orgueil et de
passions, c'est la vieillesse impuissante et délaissée. Nous allons retrouver
malheureuses ou flétries les idoles parées de fleurs ; nous allons voir les
derniers temps de ces maîtresses de Louis XIV, naguère rayonnantes de joie et
de beauté, le roi lui-même, triste et fatigué, et mourant à la peine et à la
gloire. Mademoiselle de La vie de sœur Louise de Mademoiselle de Avec sa correspondance douce et charmante, les érudits ont
publié un tout petit livre sous ce titre : Réflexions sur la miséricorde
de Dieu. Une discussion s'est élevée sur la question de savoir si ce
livre était authentique et écrit par mademoiselle de Le livre sur Que l'image de cette fin dernière, de ce moment affreux où vous jugerez nos justices et où mon âme toute couverte de crimes, sans pénitence et sans confession, s'est vue toute prête de recevoir le dernier coup de mort, ne s'efface jamais de ma mémoire non plus que de mon cœur, ces infinies miséricordes qui ont arrêté vos foudres et vos vengeances. Il est impossible de douter que ce livre, élancement de l'âme
vers Dieu, ait été écrit après la cruelle maladie qui conduisit mademoiselle
de Parmi les visiteuses assidues de sœur Louise de Plus avancée dans la vie, la sèche et froide madame de
Maintenon voyait la mort faire de grands vides autour d'elle : elle perdait
Ninon de l'Enclos son amie, témoin de ses premières faiblesses[9] ; les hôtels
d'Albret ou Richelieu se dépeuplaient : madame de Maintenon n'avait plus qu'une
pensée, celle de dominer Louis XIV d'une façon absolue[10], par les idées
religieuses, les paroles austères, graves, capables de consoler le roi tout
ému par ce long cortège de mort, qui depuis cinq ans semblait se grouper
autour de lui. Monsieur le Dauphin et Madame de Maintenon seconda les désirs du roi, dans une question toute personnelle et délicate, l'appel des enfants légitimés à tous les droits et les prérogatives des princes du sang ; acte détestable, destructeur de la famille, qui caressait le cœur et l'orgueil de Louis XIV, par cette idée qu'il pouvait tout, comme le Jupiter antique qui se changeait en aigle, en cygne ou en taureau pour créer des immortels et des héros. Madame de Maintenon aimait avec tendresse le duc de Maine, pauvre esprit, cœur froid, qui avait délaissé madame de Montespan sa mère, pour servir les intérêts de madame de Maintenon : avec une habileté incontestable et un sentiment personnel, celle-ci fortifiait la tendresse infinie du roi ; c'était lui plaire que de servir les légitimés. Louis XIV détruisait la tradition du foyer et la légitimité de race ; il arrive souvent que le pouvoir absolu se tue lui-même par ses caprices[12]. Le testament de Louis XIV qui donnait aux légitimés le
même droit qu'aux princes du sang, la succession à la couronne, fut un
suicide pour la maison de Bourbon : le gouvernement d'un pays laissé à des
fils de maîtresses, était un outrage à la famille et à la morale ; quand vous
voyez beaucoup de ces enfants dans des positions élevées, il y a péril pour la
société : que devient l'État, lorsque le foyer est brisé ! Louis XIV,
excellent cœur, pouvait, devait combler de biens personnels ses enfants
naturels, et réparer ses torts. La faute du roi fut de bouleverser les lois
éternelles de la famille, pour leur assurer des droits que le parlement
devait briser avec raison et justice[13]. Le roi les
avait fait tous riches ; la plupart des châteaux aux environs de Paris
appartenaient aux légitimés. Le roi donnait à monsieur le duc de Maine Le comte de Toulouse, le second des fils légitimés du roi, prince brave et honnête, acheta avec les munificences de son père, le château et la forêt de Rambouillet qu'il fit embellir, solitude qui allait à ses goûts, à ses habitudes studieuses et simples[15]. La dot de mademoiselle de Nantes, la plus aimable, la plus gracieuse, la plus spirituelle des princesses, servit aux premiers embellissements de Chantilly que le roi voulait un moment acheter, tandis que trois millions étaient donnés au due de Chartres, à l'occasion de son mariage avec mademoiselle de Blois, pour embellir et orner Saint-Cloud[16]. Toutes ces demeures princières étaient comme les satellites de Versailles, comme les hauts barons de marbre rangés avec leurs armures autour du suzerain personnifié dans le plus splendide château du monde ! Versailles ! Je le répète, madame de Maintenon seconda très-activement le roi dans la plus détestable des œuvres, la fusion sur le même pied des légitimés et des princes du sang, dans une même famille[17] ; son esprit orné et grave, l'autorité de ses paroles étaient admirablement propres à décider les faibles, à entraîner les incertains ; elle voyait placé à une hauteur inespérée les enfants qu'elle avait élevés ; elle semblait faire une œuvre de conscience, de désintéressement et d'abnégation, car ces enfants étaient à des maîtresses, à ses rivales ; mais ils appartenaient au roi, et cela suffisait pour lui imposer des devoirs ; elle voulait bien détourner Louis XIV des mauvaises passions de la vie, le convertir aux idées morales et religieuses, sans pour cela éteindre en lui les lois de la nature. La politique de madame de Maintenon, appuyée sur une situation équivoque, cherchait à épurer toutes les autres situations équivoques comme la sienne afin de consolider ses droits, et de voir grandir une sorte de famille morganique dont un mariage secret avec le roi (s'il existait réellement) aurait couronné l'édifice ; les morts étaient si rapides, si subites, dans la famille royale que les légitimés pouvaient attendre et espérer la succession à la couronne après les d'Orléans et les Gondés : on aurait dit que Louis XIV avait peur que le nom de Bourbon ne s'éteignit et qu,il fusionnait tout ce sang pour le conserver[18]. C'était un spectacle digne de curiosité et de respect, que
celui de ce vieillard et de cette femme septuagénaire, assis sur leur chaise
longue, tous deux souffrants, rhumatismes, le visage al,ré par la maladie,
obligés de donner de la vie et du cœur à tout ce qui les entourait[19] ; il y eut alors
dans les détresses de la patrie, bien des lâchetés, des faiblesses, des
trahisons, dans ce parti de pleureurs et d'opposants (les ducs de Montausier, Beauvilliers), et je regrette de le
dire dans l'illustre Vauban. On trouve deux hommes dans M. de Vauban ; le
génie supérieur qui éleva les forteresses de Après la paix de Ryswyck, la marquise de Maintenon fut véritable reine de France, au milieu de toute bette cour respectueuse, pleine d'ennuis et de langueurs. Rien de plus difficile à supporter, que le roi Louis XIV, dans les intimités de sa vieillesse ; le roi voulait être obéi avec un absorbant égoïsme, fort triste, fort gênant surtout pour cette pauvre femme déjà souffrante et maladive ! Quel contraste avec sa bonne et vieille amie, Ninon de Lenclos, ce gros sans-souci, à la figure rebondie, folle sur tous les points et à tous les moments[21], même à quatre-vingts ans. L'idée religieuse seule soutenait madame de Maintenon ; elle s'était vouée au salut du roi, et cette mission, elle voulait la suivre jusqu'à la mort. Dans les derniers temps de la vie du roi, madame de Maintenon était devenue plus fervente que jamais dans ses dévotions : à sept heures debout, elle allait à la messe ; après la lecture sainte, elle passait trois ou quatre heures à écrire sa correspondance, à lire les offices du jour. La marquise parlait peu, écoutait beaucoup et presque en souveraine ; la direction de Saint-Cyr était sa distraction principale, car ce pensionnat de jeunes filles était comme une petite mer agitée par les vagues. Il y avait plusieurs tendances à Saint-Cyr, Tune trop mondaine sous madame de Brinon, l'autre plus sérieuse et plus monastique sous madame Desfontaines ; celle-ci triompha sous l'influence de madame de Maintenon ; Saint-Cyr eut à se défendre contre l'invasion du doux et poétique quiétisme qui avait été enseigné par madame de Guyon[22] : ce tendre amour de Dieu allait aux imaginations jeunes et ferventes ; madame de Maintenon voulait des institutions purement monastique ; ce fut sous la direction personnelle de la marquise que le roi avait mis la princesse Adélaïde de Savoie, devenue depuis duchesse de Bourgogne dès son arrivée en France. Saint-Cyr était la retraite habituelle de la marquise[23] ; le reste de son temps, elle le donnait à Dieu et aux affaires publiques ; tout le travail du cabinet du roi était par le fait dans ses mains. Le conseil se tenait dans ses appartements ; presque toujours les affaires sérieuses lui étaient d*avance soumises par les ministres ; la disgrâce de Louvois était venue de ce qu'avec ses traditions anciennes d'homme d'État, il croyait ne devoir soumettre son travail qu'au roi et au conseil ; à la fin du règne de Louis XIV, toutes les affaires d'État étaient dans les mains de la marquise qui donna sa confiance à Chamillard, maître de requête (il avait conduit avec grand zèle les affaires de Saint-Cyr). Chamillard n'était point cet homme nul, fort joueur de billard dont parle Saint-Simon ; c'était un financier hors ligne[24], d'une probité inaltérable en rapport par sa famille, arec toute la société des banquiers, receveurs, gros traitants, fermiers-généraux, fort ami des Rambouillet, Samuel Bernard, et de cette longue liste de gens de finance, qui aidèrent la campagne de Villars contre la coalition, et furent si odieusement rançonnés sous la régence. Louis XIV mourut le 1er septembre 1715 ; durant cette
longue souffrance, madame de Maintenon montra peu de sensibilité ; les idées
sévères et fortement religieuses n'admettent pas ces tendresses faibles et
aimantes qui portent le désespoir au cœur de la créature en face de la mort !
L'œil reste sec et résigné devant les décrets de Le roi expirait et madame de Maintenon était déjà depuis
deux jours à Saint-Cyr très-calme, arrangeant sa chambre ou cellule avec un
soin particulier, et réglant comme supérieure les devoirs du monastère ; elle
y reçut quelques visites de convenances, celle du régent pour lui assurer que
sa pension lui serait continuée ; elle fut également visitée par
quelques-unes des princesses qui le devaient bien à celle qui avait été la
compagne du roi, pendant de si longues aunées, la gouvernante des enfants
légitimés. C'est dans cette solitude de Saint-Cyr que madame de Maintenon mit
la dernière main à ses règlements, à ses Entretiens, à ses
livres d'éducation qu'on dirait écrits à Genève tant le style en est sec et
froid[26], elle avait reçu
du Saint-Père le droit suprême de gouverner la communauté sous la juridiction
de l'évêque de Chartres ; elle le fit avec beaucoup d'ordre et d'économie.
Madame la supérieure restait couchée presque toute la journée ; on venait de
temps à autre la visiter comme un débris d'une époque finie. Le temps
marchait si vite, l'esprit de la nouvelle époque était si différent ! on
était au milieu du système de Law, dans toutes les choses brillantes et
hardies de la régence ; la cour remarqua peu sa mort arrivée à l'âge de
soixante dix-huit ans[27]. Le XVIIIe
siècle ressemblait si peu au XVIIe : les mœurs, l'esprit, les grandeurs même
avaient changé : après mademoiselle de Il reste de madame de Maintenon peu d'œuvres sérieuses, ses Entretiens furent recueillis par les demoiselles de Saint-Cyr, et publiés pour ainsi dire sous son nom ; ses lettres furent aussi mises en recueil : sèches, réfléchies, elles offrent peu d'attraits, car elle n'ont aucun abandon, elles n'ouvrent jamais ni l'âme, ni le cœur. On lui attribue également le petit opuscule de l'institut des filles de Saint-Louis, le plus remarquable de ses livres. Tous les autres mémoires recueillis sont des œuvres de collecteurs de fantaisie[28]. Au milieu de l'église de Saint-Cyr on trouve un tombeau vide et froid ; c'est celui de la fondatrice de ce monastère de jeunes filles, solitude que trouble aujourd'hui le bruit des armes. Les révolutions modifient tout ; la génération nouvelle salue moins de monastères et a plus de casernes : le sens moral des choses y a-t-il gagné ? Il reste encore quelques descendances des trois familles
de La ligne droite des Les Montespan éteints, il ne resta plus que les Mortemart, la famille d'Athénaïs, marquise de Montespan. La seule illustration considérable dans cette famille, fut celle du duc de Vivonne comblé de faveurs sous Louis XIV, le plus brillant et le plus gras des gentilshommes[30], le protecteur de Boileau, de Racine. Les Mortemart restèrent avec de grands biens ; un Mortemart servit dans la marine à l'exemple de son oncle, le duc de Vivonne. Victor de Rochechouart, marquis de Mortemart, de la noblesse de Poitou, maréchal de camp, émigré, fit campagne dans l'armée des princes ; son fils, le marquis Victor de Mortemart n'eut pas la même fidélité à la cause des Bourbons ; il fut attaché au palais impérial[31] et nommé gouverneur de Rambouillet ; le nom d'un Mortemart se lie à l'abdication du roi Charles X ; l'histoire n'a pas encore prononcé[32]. Les d'Aubigné, famille à laquelle appartenait madame de Maintenon, furent représentés exclusivement par François d'Aubigné, ce frère si grondé, si redouté par ses indiscrétions. On ne parla plus du pauvre Scarron, oiseau de passage dans la vie de madame de Maintenon, oublié au milieu de ces grandes fortunes. La fille de François d'Aubigné épousa le comte d'Ayen, depuis duc de Noailles, maréchal de France, chef des finances dans le conseil de régence, la main ferme mais arbitraire qui rançonna les traitants pour plus de quatre cents millions. Il eut pour fils Louis, duc de Noailles, connu d'abord sous le nom de duc d'Ayen, si fort aimé de Louis XV et qui mourut vieillard sur l'échafaud, avec la noble duchesse sa femme. Il y eut ce jour-là hécatombe des Noailles. Les Mouchy, seconde branche des Noailles, marchèrent dans les idées de la résolution. François de Noailles-Mouchy, siégea au côté gauche de la constituante, plus avancé encore que M. de Lafayette, son beau-frère. Il devint le général Noailles (tout court) et se battit vaillamment pour la république[33] ; et en cela il fut logique. La majorité de la haute noblesse avait abdiqué ses titres dans l'étrange nuit du 4 août 1789. À partir de ce jour de félonie et de faiblesse où les plus illustres noms de la vieille gentilhommerie furent assez insensés pour briser leur blason de leur propre main, par le désir d'une vaine popularité, il n'y eut plus d'antique noblesse ! FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Les Matines à trois heures ; c'est le chant qui fait le plus tressaillir les âmes. L'adoration du Saint-Sacrement exige que deux religieuses soient sans cesse agenouillées devant le grand mystère.
[2] 7 juin 1710
[3] Biblioth. Impériale, collection de gravures.
[4] Paroles de la mère Agnès, supérieure des Carmélites.
[5] Bulletin du bibliophile, 1850, n° 17.
[6]
Lettre de mademoiselle de
[7] Madame de Montespan était, au reste, légalement séparée de son mari par sentence du Châtelet.
[8] Madame de Montespan s'était d'abord retirée à la communauté de Saint-Joseph, puis à l'abbaye de Fontevrault ; elle mourut aux eaux de Bourbon, le 27 mai 1707.
[9] Ninon de Lenclos mourut le 17 octobre 1706.
[10] Aussi à cette époque les pamphlets étrangers redoublent de satires contre madame de Maintenon :
Maintenon a beau rechercher
Un reste de jeunesse,
Elle ne saurait nous cacher
Les traits de sa vieillesse.
On dit que c'est
Qui renverse le trône,
Et que cette guenon
Nous réduit à l'aumône.
[11]
La princesse des Ursins était
[12] Déclaration du 25 mars 1715 qui appelle les légitimés à la couronne à défaut des princes du sang.
[13] Voir mon Louis XV.
[14] Colbert comme Sully s'enrichit d'une façon fabuleuse : il faut se méfier de ces réputations d'austérités, que font les partis à leur héros.
[15] Rambouillet appartenait dans l'origine à la famille d'Angènes ; il passa comme dot aux Crussol d'Uzès et fut acheté par Fleurian d'Armenonville, 4 septembre 1699, qui le revendit, le 10 février 1706, au comte de Toulouse, il fut érigé en duché-pairie au mois de mai de cette année.
[16] Apanage de la maison d'Orléans donné à Monsieur, frère de Louis XIV. La reine Marie-Antoinette l'acheta en 1773.
[17] Voir mon Louis XIV.
[18] La ligne directe n'était plus représentée que par un enfant de six ans, Louis XV.
[19] Il y eut alors des pamphlétaires bien cruels contre le roi et madame de Maintenon qui n'épargnèrent pas leur vieillesse :
Créole abominable (née aux colonies),
Infâme Maintenon,
Quand
T'enverra chez Pluton,
Oh ! jour digne d'envie,
Heureux moments,
S'il en coûte ta vie
A ton amant !
[20]
Le Mémoire déplorable de Vauban a été souvent cité : je m'étonne que les
écrivains qui ont raconté l'histoire de la vigoureuse défense de
[21] Voyez la correspondance avec Saint-Évremond, où elle parle encore de ses grâces et de sa beauté.
[22] Voyez les Entretiens de madame de Maintenon, spécialement le VIIe ; la marquise avait pris un moment le parti de Fénelon.
[23] Madame de Maintenon écrit à madame de Maisonfort sur les ennuis de sa position : Que ne puis-je vous faire voir les ennuis qui dévorent les grands !
[24] Michel de Chamillard fut à la fois contrôleur des finances et ministre de la guerre de 1699 à 1708. Les épigrammes disaient de lui :
Ci-gît le fameux Chamillard,
De son roi le protonotaire.
Qui fut un héros au billard
Et un zéro au ministère.
[25] Heureusement, madame, que nous nous reverrons bientôt. On dit que madame de Maintenon ne fut pas très-flattée de l'appel si prochain à la tombe.
[26]
La correspondance de madame de Maintenon a été publiée par
[27] Madame de Maintenon mourut le 15 avril 1719. Le czar Pierre, dans son voyage en France, l'avait visitée curieusement, mais avec une sorte de dédain.
[28]
[29]
Le catalogue de la bibliothèque
[30] Le duc de Vivonne mourut à cinquante-deux ans, le 15 septembre 1688.
[31] Sa femme, née Montmorency, était dame du palais de l'impératrice Joséphine.
[32]
Voir mon travail sur
[33] Ses deux enfants furent de nobles cœurs : le comte Alexis de Noailles et la marquise de Vérac.