1690-1700. La littérature de Ninon, d'ailleurs, était l'épicurienne que vous savez ;
elle aimait les joies et les plaisirs : pourquoi les aurait-elle échangés
contre les tristes grandeurs de Marly et la vie d'ennui de sa vieille amie,
madame de Maintenon ? Si elle avait perdu quelques-uns des francs épicuriens,
amis du vin, de l'amour et de la table, tels que Chapelle et Bachaumont, elle
avait trouvé dans Présents de la seule nature, Amusements de mes loisirs. Vers aisés par qui je m'assure Moins de gloire que de plaisirs, Coulez, enfants de ma paresse ; Mais si d'abord on tous caresse, Refusez-vous à ce bonheur. Dites qu'échappé de ma veine Par hasard, sans force et sans peine, Vous méritez peu cet honneur. Le brillant abbé de Chaulieu Qui chantait en sortant de table, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sa vive imagination Prodiguait, dans sa douce ivresse. Des beautés sans correction. Qui choquaient un peu la justesse Et respiraient la passion[4]. Comment Ninon eût-t-elle abandonné cette charmante ivresse, pour la raison droite et sèche de sa vieille amie, la marquise de Maintenon ? La littérature de madame de Scudéry était passée avec la
partie sérieuse, chevaleresque et tendre de Quelques poètes nés frondeurs avaient moins résisté aux
tendances nouvelles de la monarchie. Charmant objet, digne présent des deux, Et ce n'est point langage da Parnasse, Votre beauté vient de la main des dieux, Vous l'allez voir au récit que je trace : Puissent mes vers mériter tant de grâce Que d'être offerts au dompteur des humains Accompagnés d'un mot de votre bouche Et présentés de vos divines mains, De qui l'ivoire embellit ce qu'il touche[8]. Ces éloges de la beauté et de la distinction de
mademoiselle de Fontange, Deux mots de votre bouche et belle et bien disante Feraient des merveilles pour moi ; Vous êtes bonne et bienfaisante, Serves ma muse auprès du roi, Tout est fait pour Louis, et, dans leur consistoire, Les dieux ont résolu de suivre ses désirs : Mars a passé le Rhin jusqu'id pour sa gloire, L'Amour l'a tu passer bientôt pour ses plaisirs[9]. Sous l'empire de madame de Maintenon, Et l'auteur de Joconde est armé d'un cilice. Le vieux Corneille n'est plus ce mâle Romain nourri des
fortes études de Tacite, de Suétone, de Salluste et de Sénèque. Comme Poquelin de Molière, lui, mourait avant cette
transformation absolue de la société qu'il avait pressentie et parfaitement
acceptée ; Molière n'avait jamais été ni frondeur acharné, ni janséniste
absolu ; farceur spirituel el comédien de profession à l'époque des troubles
publics, il s'était contenté d'amuser le parterre et de mugueter ses jeunes
et charmantes camarades : on lui donnait quelques pistoles, et il jouait sur
les théâtres de province, chez les grands, les financiers[11] ; il ne gardait
au fond de son âme que les leçons de la philosophie épicurienne de Lucrèce et
de Gassendi. De son salut, il s'en souciait fort peu. A la fin de sa vie, il
était resté dans l'esprit de sa jeunesse avec quelques souffrances de plus ;
on aurait dit même qu'il voulait étouffer ses douleurs sous le rire, multipliant
ses pochades, les grosses farces de la foire. Les trois dernières œuvres de
théâtre de Molière, le Bourgeois gentilhomme, les Fourberies de
Scapin et le Malade imaginaire[12], sont des pièces
véritablement de tréteaux et des farces jusque dans leurs détails, pleines de
vilains mots et de sales allusions : faire rire avec des noms de drogues, ou
de secrets instruments d'apothicaires, ou avec des grimaces qui consistent à
fermer ou ouvrir la bouche : hi ! hi ! ha ! ha ! ou avec des
coups de bâtons ou des sacs dans lesquels Scapin s'enveloppait, n'était-ce
pas œuvre de bateleurs ! Mais ces formes, ces mots convenaient à cette époque
où il fallait distraire une génération qui passait des troubles publics à l'obéissance
absolue. Molière mourut à temps ; si son caractère aigri par les douleurs
domestiques se déguisait sous la farce, son talent qui devait plaire à l'époque
jeune de mademoiselle de Racine fut le véritable poète de madame de Maintenon, de son esprit et de son pouvoir : avec Boileau devenu pieux, il avait été chargé d'écrire les grandes fastes du règne[15] ; Racine réussit au gré de Louis XIV et il devint l'hôte le plus assidu de Marly et de Saint-Cyr. Je ne crois pas que l'autorité, quelque puissante qu'elle soit impose jamais une opinion absolue à un auteur de génie ; mais le génie ambitieux comprend ce qu'il faut à un pouvoir pour le servir. Les deux, chefs-d'œuvre de Racine, Esther et Athalie, à ces deux points de vue, furent deux pamphlets destinés à servir les intérêts de madame de Maintenon. Passez à travers ces beaux vers d'Esther, vous voyez dans la transparence des personnages d'Assuérus, de Vasthi, d'Aman, d'Esther, les figures de Louis XIV, de madame de Montespan, de Louvois et de madame de Maintenon elle-même : Aman, c'est Louvois ; Vasthi, madame de Montespan[16] ; madame de Maintenon, esprit de tempérance et de douceur devient, sous le nom d'Esther, une intermédiaire pour faire cesser la persécution. Tous ces beaux vers récités par les jeunes filles de Saint-Cyr étaient adressés à Louis XIV. Madame de Maintenon faisait de Racine un admirable interprète de ses pensées. Louis XIV n'aurait pas souffert des remontrances directes ; il fallait arriver jusqu'à ses oreilles et à son esprit par des allusions et des allégories. Athalie avait ce même cachet de pièces de circonstances : on était en pleine révolution de 1688 ; l'Angleterre avait sa reine usurpatrice, fille ingrate, son Athalie ; en France était le jeune prince de Galles, fervent catholique, voilà toute l'action ; chaque vers était une allusion, une satire contre la reine, femme de Guillaume ; la persécution contre les catholiques anglais, l'implacable domination des puritains, se trouvaient retracées dans la marche du drame. On s'explique donc avec quelle douce joie Jacques II, convié par Louis XIV, assistait avec la reine aux exercices de Saint-Cyr si parfaitement interprétés : On mena plusieurs fois les demoiselles de Saint-Cyr à Versailles dans les carrosses de Sa Majesté bien accompagnées ; madame de Maintenon avait eu soin de les mettre entre les mains de gens sûrs pour veiller à leur conduite[17]. Ces exercices devinrent un des grands moyens de distraire les dernières années de Louis XIV ; et quelquefois même, pour le diriger. Il y avait toujours à craindre l'ennui dans cette âme superbe. On voulait éviter que le roi n'eût des fantaisies, des distractions et des plaisirs coupables. Les jésuites, qui inspiraient madame de Maintenon, avaient toujours pense que c'était une faute de proscrire les plaisirs d'une façon absolue : on devait seulement s'en servir pour les diriger dans un but chrétien dépouillé de licence. Les jésuites ne repoussaient ni les théâtres, ni les fleurs, ni la pourpre, ni l'esprit, ils appelaient tous ces éléments dans leur éducation. A Saint-Cyr, Louis XIV était en face de jeunes filles rieuses ; l'éminent poète du temps, Racine, écrivait pour elles sa douce poésie, et les gracieuses pensionnaires la récitaient. On avait à s'occuper des robes, des costumes, de ce qui pouvait éblouir les yeux et toucher le cœur ; il fallait orner le théâtre de décors, avec des chants, de la musique et même des ballets : tout cela était bien capable de distraire un souverain fatigué, vieilli, en présence des plus grands périls qu'eut à subir jamais la monarchie. Le pensionnat de Saint-Cyr contribua plus qu'on ne croit, aux résolutions généreuses de Louis XIV, à maintenir l'esprit jeune et chevaleresque dans une cour vieillie. |
[1] Le jeune Arouet s'y formait dans l'impiété ; on y préparait le XVIIIe siècle.
[2] On faisait à la cour quelques noëls bien secrets contre la marquise de Maintenon :
On peut, sans être satirique,
Trouver le règne assez comique :
Voyez cette vieille c..,
Comme elle conduit cet empire ;
Si nous n'en pouvions mourir de faim,
Nous en pourrions mourir de rire.
[3]
Charles-Auguste, marquis de
[4] Voltaire, Temple du Goût.
[5] Les Maximes, ce livre chagrin, furent publiés en 1665.
[6]
Les Caractères, de
[7] Né Saint-Aignan, gouverneur du Dauphin, d'esprit inquiet et maussade.
[8]
Œuvres de
[9]
Prédictions pour les quatre saisons de l'année, mises dans un almanach donné
par mademoiselle de Fontanges à madame de Montespan, le 1er janvier 1680. (Pièces
diverses de
[10] Quand on lit les mâles et grandes œuvres de Corneille, on peut s'étonner qu'à soixante-dix ans il ait écrit les vers suivants adressés à une marquise :
Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ce ravage du temps.
Ils pourraient sauver la gloire
Des yeux qui me semblent si doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.
Chez cette race nouvelle,
Oui, j'aurai quelque crédit.
Vous ne passerez pour belle
Que parce que je l'aurai dit.
Pensez-y bien, belle marquise,
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise,
Quand il est fait comme moi.
[11]
On appelait cette manière de jouer la comédie en ville : Aller en visite. Poquelin joua souvent chez les
maréchaux d'Aumont et de
[12] On a voulu en vain faire revivre au temps présent ces dernières pièces de Molière, tour de force des admirateurs outrés d'un génie, devenu l'instrument d'un parti pour le triomphe des idées antireligieuses.
[13] D'après Bordilon, si exact, Molière tomba en faiblesse en prononçant ces mots dans le Malade imaginaire :
Grandis doctores doctrinæ,
De la rhubarbe et du séné.
[14] C'est à mon sens une des choses les plus anormales à Paris ; mais c'est à peine si j'ose le dire.
[15] On critiquait avec justice l'histoire du roi commandée à Racine et à Boileau, œuvre fort plate :
Louis-le-Grand aime la gloire,
Il a commandé son histoire
Pour immortaliser son nom ;
De quoi sera-t-elle remplie,
De la noce de Maintenon,
De la fin de la monarchie.
[16] Au reste, ces allusions étaient déjà saisies et récitées par les contemporains :
Sous le nom d'Aman le cruel
Louvois est peint au naturel,
Et de Vasthi la décadence
De ce qu'a vu
A la chute de Montespan,
Nous retrace un tableau vivant.
[17] Mémoires de madame de Maintenon, p. 66.