MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

XXI. — TENDANCE DE LA LITTÉRATURE SOUS LA MARQUISE DE MAINTENON. - ESTHER, ATHALIE.

 

 

1690-1700.

 

La littérature de la Fronde disparaissait d'une façon absolue, soit dans les hommes, soit dans les idées ; l'esprit général de la société de Scarron et de madame de Scudéry, était aussi étranger à la génération nouvelle, que les écrits et les souvenirs de la Ligue ; le Marais et le Temple, les salons de Ninon de Lenclos et du duc de Vendôme) étaient les seuls débris vivants de l'opposition ; on s'y gênait peu pour les mœurs et dans les paroles[1]. Ninon semblait jouir d'une sorte d'impunité ; ses anciennes liaisons avec madame Scarron, autorisaient tout, et elle s'était permise dans sa correspondance avec Saint-Évremont, exilé, ce joli mot qui courait partout sur madame de Maintenon que Ninon appelait madame de Maintenant ; mais madame de Maintenant durait toujours[2], en vain elle invitait son amie à changer de mœurs et de vie, afin de venir à la cour auprès d'elle ; Ninon de Lenclos se trouvait heureuse de son salon, de ses épigrammes, de son indépendance. Rien ne peut se comparer à la joie que les esprits un peu rancuneux éprouvent de quelques bons mots lancés contre un système qu'ils n'aiment pas ; cela vaut la fortune, les grandeurs du monde et de la cour.

Ninon, d'ailleurs, était l'épicurienne que vous savez ; elle aimait les joies et les plaisirs : pourquoi les aurait-elle échangés contre les tristes grandeurs de Marly et la vie d'ennui de sa vieille amie, madame de Maintenon ? Si elle avait perdu quelques-uns des francs épicuriens, amis du vin, de l'amour et de la table, tels que Chapelle et Bachaumont, elle avait trouvé dans La Fare et Chaulieu de dignes héritiers de cette vie gracieuse et douce ; La Fare soupait avec Ninon tous les jeudis, et c'est à table qu'il laissait couler ces jolis vers :

Présents de la seule nature,

Amusements de mes loisirs.

Vers aisés par qui je m'assure

Moins de gloire que de plaisirs,

Coulez, enfants de ma paresse ;

Mais si d'abord on tous caresse,

Refusez-vous à ce bonheur.

Dites qu'échappé de ma veine

Par hasard, sans force et sans peine,

Vous méritez peu cet honneur.

La Fare, brave soldat[3], sous-lieutenant des gendarmes du Dauphin, puis capitaine d'une des compagnies des gardes-du-corps de Monsieur, était l'inséparable de ce charmant abbé de Chaulieu, l'hôte assidu de Ninon, celui dont Voltaire disait plus tard :

Le brillant abbé de Chaulieu

Qui chantait en sortant de table,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sa vive imagination

Prodiguait, dans sa douce ivresse.

Des beautés sans correction.

Qui choquaient un peu la justesse

Et respiraient la passion[4].

Comment Ninon eût-t-elle abandonné cette charmante ivresse, pour la raison droite et sèche de sa vieille amie, la marquise de Maintenon ?

La littérature de madame de Scudéry était passée avec la partie sérieuse, chevaleresque et tendre de la Fronde ; madame de Sévigné n'osait plus que quelques bons mots et de petites anecdotes secrètement racontées dans ses lettres. On n'a pas assez remarqué toutes les précautions de langage qu'emploie madame de Sévigné pour déguiser, sa pensée quand elle parle de la cour ; elle va même jusqu'à employer des noms d'emprunts pour parler des personnages en faveur : elle n'ose rien que de petits commérages qui vont à son style un peu prétentieux, elle qui pourtant avait été l'amie de madame Scarron ! Les esprits restés inquiets se jetaient dans des appréciations générales, dans ces maximes tristes et désespérées, qui prennent le genre humain en mépris parce qu'on a éprouvé soi-même de grands déboires. Le vieux duc de La Rochefoucault éclopé, presque aveugle, voyait tout du haut de son triste égoïsme[5] ; La Bruyère, attaché à l'éducation du duc de Bourgogne, traçait des caractères de mauvaise humeur fantaisiste[6], tandis que le maussade duc de Montausier, sous prétexte de préserver les grandes lois de l'humanité, voulait briser les ressorts tendus de la politique de Louis XIV, Un trait suffit pour faire juger la petitesse de son esprit. Lorsque la coalition victorieuse voulait imposer au roi la cession des Flandres, de la Franche-Comté et reporter la frontière aux Vosges, le duc de Montausier fut de l'opinion de signer la paix ; et lorsque Louis XIV, dans sa juste et noble indignation, déclarait qu'il ne voulait point accepter une France ainsi réduite, le duc de Montausier répondit : Les rois vos prédécesseurs ont bien régné sur une France plus restreinte ; je suis d'avis de la paix. On trouve ce même caractère énervant dans le duc de Beauvilliers[7], dans Fénelon, admirables pour les temps calmes et les sociétés philosophiques ; mais quand il y a péril et nécessité de dévouement, ces utopistes d'humanité feraient bien de se retirer dans la solitude ; leurs conseils pusillanimes perdent l'État et compromettent sa politique.

Quelques poètes nés frondeurs avaient moins résisté aux tendances nouvelles de la monarchie. La Fontaine abandonnait les opinions de sa première vie, pour passer à la pension du roi ; il avait loué, flatté toutes les favorites. L'auteur des contes licencieux s'était placé sous la protection de mademoiselle de Fontanges, et il s'adressait à elle pour obtenir un regard du roi sur la requête un peu intéressée qu'il lui présentait ;

Charmant objet, digne présent des deux,

Et ce n'est point langage da Parnasse,

Votre beauté vient de la main des dieux,

Vous l'allez voir au récit que je trace :

Puissent mes vers mériter tant de grâce

Que d'être offerts au dompteur des humains

Accompagnés d'un mot de votre bouche

Et présentés de vos divines mains,

De qui l'ivoire embellit ce qu'il touche[8].

Ces éloges de la beauté et de la distinction de mademoiselle de Fontange, La Fontaine les prodigue aussi à madame de Thiange.

Deux mots de votre bouche et belle et bien disante

Feraient des merveilles pour moi ;

Vous êtes bonne et bienfaisante,

Serves ma muse auprès du roi,

La Fontaine tendant la main sans cesse, sollicitait agenouillé devant les maîtresses du roi, et madame de Montespan n'échappait pas à ces éloges un peu importuns i

Tout est fait pour Louis, et, dans leur consistoire,

Les dieux ont résolu de suivre ses désirs :

Mars a passé le Rhin jusqu'id pour sa gloire,

L'Amour l'a tu passer bientôt pour ses plaisirs[9].

Sous l'empire de madame de Maintenon, La Fontaine abandonna les premières licences de sa vie, ses poésies devinrent pieuses ; il étudia les saintes écritures pour les traduire et les commenter ; et un point à remarquer dans la vie du fablier, c'est que le plus grand éloge du roi pour la révocation de l'édit de Nantes est écrit par La Fontaine : À ses yeux le roi avait enfin écrasé l'hérésie et rendu la paix à l'État ; ce qui fit dire :

Et l'auteur de Joconde est armé d'un cilice.

Le vieux Corneille n'est plus ce mâle Romain nourri des fortes études de Tacite, de Suétone, de Salluste et de Sénèque. Comme La Fontaine, il a tourné ses regards vers le soleil, dont les rayons d'or l'échauffent et l'animent ; Corneille, courtisan du roi, écrit amoureusement le madrigal aux belles de la cour, sa vieillesse n'attiédit pas sa verve galante ; elle se rallume comme un flambeau au déclin du jour. La vieillesse de Corneille, pleine de vanité, aspire à tous les succès ; il n'admet pas que son règne soit fini, qu'une génération nouvelle lui succède : la Fronde avait été la belle période de Corneille[10], parce que la guerre civile lui rappelait Rome en feu. Le siècle d'Auguste arrivait et l’esprit de la Fronde devait se soumettre comme la vieille république romaine à César : après l'anarchie, la dictature.

Poquelin de Molière, lui, mourait avant cette transformation absolue de la société qu'il avait pressentie et parfaitement acceptée ; Molière n'avait jamais été ni frondeur acharné, ni janséniste absolu ; farceur spirituel el comédien de profession à l'époque des troubles publics, il s'était contenté d'amuser le parterre et de mugueter ses jeunes et charmantes camarades : on lui donnait quelques pistoles, et il jouait sur les théâtres de province, chez les grands, les financiers[11] ; il ne gardait au fond de son âme que les leçons de la philosophie épicurienne de Lucrèce et de Gassendi. De son salut, il s'en souciait fort peu. A la fin de sa vie, il était resté dans l'esprit de sa jeunesse avec quelques souffrances de plus ; on aurait dit même qu'il voulait étouffer ses douleurs sous le rire, multipliant ses pochades, les grosses farces de la foire. Les trois dernières œuvres de théâtre de Molière, le Bourgeois gentilhomme, les Fourberies de Scapin et le Malade imaginaire[12], sont des pièces véritablement de tréteaux et des farces jusque dans leurs détails, pleines de vilains mots et de sales allusions : faire rire avec des noms de drogues, ou de secrets instruments d'apothicaires, ou avec des grimaces qui consistent à fermer ou ouvrir la bouche : hi ! hi ! ha ! ha ! ou avec des coups de bâtons ou des sacs dans lesquels Scapin s'enveloppait, n'était-ce pas œuvre de bateleurs ! Mais ces formes, ces mots convenaient à cette époque où il fallait distraire une génération qui passait des troubles publics à l'obéissance absolue. Molière mourut à temps ; si son caractère aigri par les douleurs domestiques se déguisait sous la farce, son talent qui devait plaire à l'époque jeune de mademoiselle de La Vallière, à la période brillante et royale sous madame de Montespan, n'aurait pu s'adapter aux tendances dévotes de madame de Maintenon ; car Molière était resté l'élève de Gassendi ; la doctrine sceptique ou railleuse d'Épicure respirait dans ses œuvres les plus achevées, dans le Misanthrope surtout. Molière mourut[13] sans repentir, sans sacrement, le sarcasme et la raillerie à la bouche ; il était donc dans le droit et le devoir de l'archevêque de Paris d'examiner si les prières de l'Église pourraient être accordées à l'auteur de Tartufe, déclamation contre la piété. Nous jugeons trop les époques religieuses avec les habitudes de notre temps de scepticisme, le catholicisme était là foi, la religion d'État, l'Église décidait en souveraine. Que le Théâtre Français élevât un monument au génie de Molière, à son inimitable talent, il lui devait bien cet hommage ; mais il fallait d'autres mérites pour obtenir les prières de l'Église. L'auteur qui avait si violemment ébranlé les liens de la famille et du mariage, celui qui avait raillé la piété ou embelli le rapt et la séduction, celui qui avait su rendre intéressants les valets fripons, les filles effrontées, ne pouvait recevoir d'hommage, ni de la religion, ni même de la cité. C'est un des plus curieux symptômes d'un temps, que de voir une ville qui a un code sévère contre l'adultère, le vol, le rapt, élever dans ses rues une statue à Molière, déroulant les manuscrits de ses œuvres théâtrales aux yeux des honnêtes pères de famille[14].

Racine fut le véritable poète de madame de Maintenon, de son esprit et de son pouvoir : avec Boileau devenu pieux, il avait été chargé d'écrire les grandes fastes du règne[15] ; Racine réussit au gré de Louis XIV et il devint l'hôte le plus assidu de Marly et de Saint-Cyr. Je ne crois pas que l'autorité, quelque puissante qu'elle soit impose jamais une opinion absolue à un auteur de génie ; mais le génie ambitieux comprend ce qu'il faut à un pouvoir pour le servir. Les deux, chefs-d'œuvre de Racine, Esther et Athalie, à ces deux points de vue, furent deux pamphlets destinés à servir les intérêts de madame de Maintenon. Passez à travers ces beaux vers d'Esther, vous voyez dans la transparence des personnages d'Assuérus, de Vasthi, d'Aman, d'Esther, les figures de Louis XIV, de madame de Montespan, de Louvois et de madame de Maintenon elle-même : Aman, c'est Louvois ; Vasthi, madame de Montespan[16] ; madame de Maintenon, esprit de tempérance et de douceur devient, sous le nom d'Esther, une intermédiaire pour faire cesser la persécution. Tous ces beaux vers récités par les jeunes filles de Saint-Cyr étaient adressés à Louis XIV. Madame de Maintenon faisait de Racine un admirable interprète de ses pensées. Louis XIV n'aurait pas souffert des remontrances directes ; il fallait arriver jusqu'à ses oreilles et à son esprit par des allusions et des allégories.

Athalie avait ce même cachet de pièces de circonstances : on était en pleine révolution de 1688 ; l'Angleterre avait sa reine usurpatrice, fille ingrate, son Athalie ; en France était le jeune prince de Galles, fervent catholique, voilà toute l'action ; chaque vers était une allusion, une satire contre la reine, femme de Guillaume ; la persécution contre les catholiques anglais, l'implacable domination des puritains, se trouvaient retracées dans la marche du drame. On s'explique donc avec quelle douce joie Jacques II, convié par Louis XIV, assistait avec la reine aux exercices de Saint-Cyr si parfaitement interprétés : On mena plusieurs fois les demoiselles de Saint-Cyr à Versailles dans les carrosses de Sa Majesté bien accompagnées ; madame de Maintenon avait eu soin de les mettre entre les mains de gens sûrs pour veiller à leur conduite[17].

Ces exercices devinrent un des grands moyens de distraire les dernières années de Louis XIV ; et quelquefois même, pour le diriger. Il y avait toujours à craindre l'ennui dans cette âme superbe. On voulait éviter que le roi n'eût des fantaisies, des distractions et des plaisirs coupables. Les jésuites, qui inspiraient madame de Maintenon, avaient toujours pense que c'était une faute de proscrire les plaisirs d'une façon absolue : on devait seulement s'en servir pour les diriger dans un but chrétien dépouillé de licence. Les jésuites ne repoussaient ni les théâtres, ni les fleurs, ni la pourpre, ni l'esprit, ils appelaient tous ces éléments dans leur éducation. A Saint-Cyr, Louis XIV était en face de jeunes filles rieuses ; l'éminent poète du temps, Racine, écrivait pour elles sa douce poésie, et les gracieuses pensionnaires la récitaient. On avait à s'occuper des robes, des costumes, de ce qui pouvait éblouir les yeux et toucher le cœur ; il fallait orner le théâtre de décors, avec des chants, de la musique et même des ballets : tout cela était bien capable de distraire un souverain fatigué, vieilli, en présence des plus grands périls qu'eut à subir jamais la monarchie. Le pensionnat de Saint-Cyr contribua plus qu'on ne croit, aux résolutions généreuses de Louis XIV, à maintenir l'esprit jeune et chevaleresque dans une cour vieillie.

 

 

 



[1] Le jeune Arouet s'y formait dans l'impiété ; on y préparait le XVIIIe siècle.

[2] On faisait à la cour quelques noëls bien secrets contre la marquise de Maintenon :

On peut, sans être satirique,

Trouver le règne assez comique :

Voyez cette vieille c..,

Comme elle conduit cet empire ;

Si nous n'en pouvions mourir de faim,

Nous en pourrions mourir de rire.

[3] Charles-Auguste, marquis de La Fare, d'une grande famille du Languedoc.

[4] Voltaire, Temple du Goût.

[5] Les Maximes, ce livre chagrin, furent publiés en 1665.

[6] Les Caractères, de La Bruyère, furent écrits en 1687, lorsque la France avait à se défendre contre une coalition.

[7] Né Saint-Aignan, gouverneur du Dauphin, d'esprit inquiet et maussade.

[8] Œuvres de La Fontaine. Pièces diverses.

[9] Prédictions pour les quatre saisons de l'année, mises dans un almanach donné par mademoiselle de Fontanges à madame de Montespan, le 1er janvier 1680. (Pièces diverses de La Fontaine.)

[10] Quand on lit les mâles et grandes œuvres de Corneille, on peut s'étonner qu'à soixante-dix ans il ait écrit les vers suivants adressés à une marquise :

Cependant j'ai quelques charmes

Qui sont assez éclatants

Pour n'avoir pas trop d'alarmes

De ce ravage du temps.

Ils pourraient sauver la gloire

Des yeux qui me semblent si doux,

Et dans mille ans faire croire

Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,

Oui, j'aurai quelque crédit.

Vous ne passerez pour belle

Que parce que je l'aurai dit.

Pensez-y bien, belle marquise,

Quoiqu'un grison fasse effroi,

Il vaut bien qu'on le courtise,

Quand il est fait comme moi.

[11] On appelait cette manière de jouer la comédie en ville : Aller en visite. Poquelin joua souvent chez les maréchaux d'Aumont et de La Meilleraie, chez les ducs de Roquelaure et Mercœur. Les séances se payaient de 19 à 25 louis d'or pour tous les frais de la troupe.

[12] On a voulu en vain faire revivre au temps présent ces dernières pièces de Molière, tour de force des admirateurs outrés d'un génie, devenu l'instrument d'un parti pour le triomphe des idées antireligieuses.

[13] D'après Bordilon, si exact, Molière tomba en faiblesse en prononçant ces mots dans le Malade imaginaire :

Grandis doctores doctrinæ,

De la rhubarbe et du séné.

[14] C'est à mon sens une des choses les plus anormales à Paris ; mais c'est à peine si j'ose le dire.

[15] On critiquait avec justice l'histoire du roi commandée à Racine et à Boileau, œuvre fort plate :

Louis-le-Grand aime la gloire,

Il a commandé son histoire

Pour immortaliser son nom ;

De quoi sera-t-elle remplie,

De la noce de Maintenon,

De la fin de la monarchie.

[16] Au reste, ces allusions étaient déjà saisies et récitées par les contemporains :

Sous le nom d'Aman le cruel

Louvois est peint au naturel,

Et de Vasthi la décadence

De ce qu'a vu la Cour de France

A la chute de Montespan,

Nous retrace un tableau vivant.

[17] Mémoires de madame de Maintenon, p. 66.