1674-1688. La marquise de Montespan avait introduit elle-même la veuve de Scarron à la cour de Louis XIV, en invoquant sa tendresse indicible pour les enfants du roi et pour le duc de Maine surtout, que la gouvernante avait gardé et conservé avec une vive sollicitude. De celte manière, la marquise pouvait avoir auprès d'elle les précieux enfants et les montrer au roi qui les aimait. Jamais madame de Montespan n'aurait pu croire une rivalité possible entre elle et la gouvernante ; madame Scarron avait six ans de plus que la marquise, à cet âge déjà où les années comptent. Elle n'était ni belle ni enjouée, elle avait toute la raideur sérieuse de sa première éducation calviniste[1] qu'elle joignait à ce pédantisme prétentieux de l'école de mademoiselle de Scudéry ; elle portait cette roideur d'autant plus loin, qu'elle était craintive devant le souvenir de son passé auprès de Ninon de Lenclos, aux hôtels d'Albret et Richelieu ; la médisance pouvait rappeler les noms des Méré, des Villars, des Villarceaux, les amis de sa première vie. La veuve de Scarron était donc une gouvernante raisonnable, un peu sèche, pleine de tenue et de convenance, qui avait déjà son dessein au milieu de cette cour commençant à vieillir et à se repentir. Le roi, en effet, arrivait à cet âge de la vie où les passions s'amortissent pour faire place à des pensées plus sérieuses, époque de transition difficile et remplie de tristesses et de remords[2]. Il y avait à la cour de Louis XIV, des habitudes et des formes qui ne laissaient aucun repos à l'âme fautive, et si les poètes, les gens de littérature et, de théâtre, favorisaient les mauvais instincts et les passions du roi, il y avait la chaire catholique qui le rappelait au devoir, cette éternelle loi de l'homme. Jamais l'Église n'avait compté tant de voix éloquentes et sublimes, Bossuet, Bourdaloue, Fléchier ; et avec une liberté respectueuse, ces savants évêques dans les Avents, le carême, le dimanche, les fêtes, rappelaient à tous, grands et petits, ce qu'ils devaient à Dieu. L'invocation aux saintes écritures était merveilleusement appropriée à ces situations[3] : les textes d'espérances et de menaces, les exemples adultères des rois d'Israël, de Salomon, de David, pouvaient être invoqués à chaque moment, à côté de cette grande loi du salut qui avait saisi toute cette génération : faire son salut était devenue la pensée presque unique de ce XVIIe siècle, la voix de sa conscience[4]. La veuve Scarron comprit d'abord les avantages de cet esprit général d'une époque préoccupée de son salut ; elle avait étudié de sang-froid le caractère du roi, cœur charnel, mais pieux par l'esprit et par l'éducation ; elle savait madame de Montespan, vive, impérieuse, mais au fond aimante et faible, s'emportant un jour, pour s'excuser le lendemain ; et, en présence de cette mobilité extrême, madame Scarron, toujours convenable, sèche de cœur, habile de parole, forte de l'amitié du duc de Maine, devait acquérir une situation excellente. A chaque difficulté, elle offrait de se retirer et presque toujours le roi la retenait par des dons d'argent[5], car elle se disait pauvre et sans avenir. Le duc de Maine et souvent madame de Montespan elle-même étaient les intermédiaires de ces plaintes apaisées par de beaux présents : on ne peut assez dire la générosité, les bontés de la marquise pour la gouvernante de ses enfants. Ce fut madame de Montespan qui conseilla l'achat de la
terre de Maintenon, fief noble du coté de Chartres et d'un revenu susceptible
d'utiles améliorations[6] ; le roi compléta
de ses deniers la somme qui manquait à,acquisition, de sorte que madame
Scarron put écrire sans mentir à la vérité : qu'elle
tenait celte terre des bontés du roi[7], qui la nomma en
pleine cour, madame de Maintenon : Il est vrai,
écrivait-elle, que le roi m'a nommée madame de
Maintenon, et que j'ai eu l'imbécillité d'en rougir, et tout aussi vrai que si
j'avais de plus grandes complaisances pour lui, que celle de porter le nom
d'une terre qu'il m'a donnée. Ce changement était nécessaire ; la
renommée du poète burlesque Scarron, était trop ridicule pour la situation
élevée de sa veuve ; le roi d'ailleurs ne pouvait souffrir ce nom, souvenir
importun de Cependant plusieurs circonstances vinrent affaiblir la puissance de l'amour et du sensualisme sur le cœur du roi ; dans la semaine sainte de 1675, la marquise de Montespan, comme toutes les imaginations ardentes et nobles, se jeta dans un repentir immense à la suite des prédications pour les Pâques ; elle quitta même la cour brusquement et courut à la retraite. Ce fut pour connaître toutes les circonstances de ce départ tout à fait inattendu que le roi fit appeler madame de Maintenon, se fit raconter tous les détails de la résolution de l'amie. Madame de Maintenon répondit avec une extrême convenance et des paroles qui pouvaient rappeler le roi à ses devoirs par le spectacle du désabusement des passions et la félicité des grandes pénitences. A cette époque, madame de Maintenon s'était liée avec le
parti religieux[9],
autorité très-puissante encore, à la cour de Louis XIV, sous Bossuet, Fléchier
et Bourdaloue. Comme toutes les femmes éminentes de ce temps, madame de
Maintenon avait un directeur, l'abbé Gobelin ; admirable habitude que celle
qui appelait un conseiller, calme, discret, pour diriger les consciences dans
les voies difficiles de la vie ; esprit désintéressé, sans autre famille que
celle de l'église, le confesseur enseignait à la conscience l'art de se
maîtriser ; il corrigeait le jugement de l'homme sur lui-même, qui conduit
souvent à l'égoïsme, à l'orgueil. Le directeur de madame de Maintenon, l'abbé
Gobelin, docteur en théologie, esprit du premier mérite, la dirigeait dans ce
qu'il appelait sa mission : sa correspondance assez importante pour former un
volume est un monument de droiture et de mérite pour préparer la conversion
du roi[10], car tout appelait
l'âme de Louis XIV au repentir. Après un dur noviciat, madame de Aucune circonstance plus imposante, plus favorable ne s'était présentée pour préparer le retour du roi vers de graves pensées ; madame de Montespan était revenue à la cour après Pâques. On était d*abord convenu de ne se voir qu,en public ou en présence de personnes respectables ; la passion, l'habitude, l'avaient emporté : on était encore obligé de cacher une nouvelle grossesse ; madame de Maintenon toujours confidente de ces secrets, faisait des observations sérieuses, répétait qu'avec un tel scandale, il lui était impossible de rester à la cour[12] ; en même temps qu'avec une convenance parfaite et le sentiment des devoirs, elle avait fait présenter ses respects à la reine et lui avait offert de concourir avec elle au grand œuvre commun, la conversion du roi qu'il fallait ramener à la piété et à la morale chrétienne. Les émotions du roi, sa mélancolie grandissaient en présence des plus tristes accidents. Encore une de ces jeunes filles qu'il avait séduite et abandonnée, mourait subitement ; mademoiselle de Fontanges à vingt ans était enlevée au monde ; le roi vint visiter l'agonisante, il put voir et contempler les ravages de la maladie et de la mort : que de soudaines et lamentables réflexions ! Ce visage, ce corps, beau naguère, étaient la proie des vers du sépulcre ; l'âme de mademoiselle de Fontanges était allé à Dieu avec le plus profond repentir. Le roi se sépara de nouveau de madame de Montespan qui profita dé cette circonstance pour conduire elle-même son fils, le duc de Maine, fort malade, aux eaux de Bourbonne. Sans défiance, elle laissa madame de Maintenon auprès de ses autres enfants que celle-ci menait au roi chaque jour ; madame de Montespan ne pouvait considérer comme une rivale bien dangereuse, une femme de quarante-cinq ans, sèche, ennuyeuse, pénitente de ses vieux souvenirs de Ninon de Lenclos. La marquise de Montespan se trompait ; le danger d'une situation ou d'un caractère est toujours relatif ; il y a telle aptitude de l'âme parfaitement appropriée même à l'ennui, aux remontrances, tandis qu'elle repousse la distraction et le plaisir[13]. Tel esprit importun en certaines occasions devient agréable et accepté en d'autre temps ; ainsi était l'état triste et fatigué de Louis XIV que ces sermons d'intimité sur la vanité de l'amour, et le vide du sensualisme, parlaient à son âme, à sa lassitude des plaisirs du monde. Madame de Maintenon a décrit elle-même cette situation et le devoir qu'elle lui imposait : Quand je commençai à voir pour moi qu'il ne me serait pas impossible d'être utile au salut du roi, je commençai à être convaincue que Dieu ne m'y avait amenée que pour cela et je bornais là toutes mes espérances[14]. A ce point de vue, sa vie était un devoir. D'ailleurs, Louis XIV, à plus de quarante ans, prouva les premiers symptômes de la vieillesse et de la maladie : la goutte et un commencement de fistule. Ses douleurs furent grandes[15] ; le roi garda le lit au milieu des inquiétudes ; madame de Maintenon ne le quittait pas une seule minute ; elle revenait à sa nature première de garde-malade depuis Scarron, c'est-à-dire qu'elle avait cette froide sollicitude qui soigne les maux sans tendresse, sans prédilection, avec ce visage calme et impassible du devoir, La situation maladive du roi favorisait le retour à la piété toujours si puissant, si naturel dans les rois de la maison de Bourbon ; Louis XIV communia encore avec piété, loucha les écrouelles, et sa passion pour madame de Montespan dut céder devant le remords et le devoir, tandis que l'action, ou si l'on veut la mission de madame de Maintenon grandissait avec la vieillesse du roi. Cette puissance nouvelle se manifestait au dehors avec un certain éclat ; la chose devint si publique que madame de Sévigné, à l'affût de toutes les nouvelles de la cour, écrivait[16] : Parlons de l'amie (madame de Maintenon) de l'amie (madame de Montespan) ; elle est encore entrée plus triomphante ; tout est soumis à son empire ; toutes les femmes de chambre sont à elle ; l'une lui tient le pot de pâte à genoux devant elle ; l'autre lui apporte ses gants ; l'autre l'endort, elle ne salue plus personne. Ainsi était grandie madame de Maintenon à ce point que, partie de si humble et de si bas, elle ne saluait plus personne ! Il faut se méfier de ces caractères trop résignés, trop complaisants d'abord, ils s'en vengent ensuite par l'orgueil ; la froide madame de Maintenon avait, détrôné la fière et colère madame de Montespan. Ce triomphe tenait à d'autres idées et aux ménagements même qu'elle apportait dans sa lutte contre madame de Montespan que le roi continuait à voir avec charme. La rupture ne fut complète avec la marquise de Montespan qu'au mois de mai 1680, après trois ans de lutte, et la chronique du marquis de Sourches[17], s'exprime ainsi : Madame de Montespan n'ayant pu obtenir d'être du voyage du roi, s'en alla de chagrin à Paris, où le dépit lui ayant donné de grandes vapeurs, les princes ses fils y allèrent en grande diligence, mais ils revinrent le soir, ayant appris la cause de son malaise ; cependant quelques instances qu'elle put faire pour obtenir de suivre le roi, elle ne put en venir à bout, et l'on disait même qu'elle avait ordre d'aller à Fontevrault et de s'y retirer auprès de madame sa sœur ; que le roi lui avait envoyé redemander les pierreries des princes et des princesses, et qu'ayant voulu emmener avec elle le comte de Toulouse, le roi l'avait envoyé quérir ; on racontait qu'elle s'était emportée jusqu'à se plaindre ouvertement et à dire même plusieurs choses qui n'auraient pas été même prudentes à dire s'il eût été véritable qu'elle les eût dites : elle partit de Paris comme pour aller à Fontevrault[18]. Il y avait quelque chose de passionne, de généreux, de noble, dans le caractère de madame de Montespan, et quand le roi lui refusait de lui laisser ses enfants, la noble femme allait s'enfermer avec mademoiselle de Blois, sa fille, toute couverte de petite vérole, sans craindre la contagion sur son beau visage[19]. Son orgueil néanmoins resta profondément blessé ; elle considéra la conduite de madame de Maintenon comme une trahison froide, étudiée. Elle n'eut peut-être pas assez de justice pour elle : il y avait deux manières de considérer la conduite de madame de Maintenon : ou elle se donnait une mission de salut à l'égard du roi, et alors la main de Dieu fut là ; ou elle suivit un plan d'ambition pour arriver à la dernière nation suprême, et alors les jugements de la postérité ne seraient jamais assez sévères sur son ingratitude envers l'amie. |
[1] La veuve de Scarron portait même le costume et la coiffure calvinistes. On peut le voir dans la collection des portraits. (Bibl. Imp.)
[2] Le roi avait fait plusieurs fois ses dévotions en public.
[3] Louis XIV, jeune homme, avait dit dans son orgueil : Je veux bien prendre ma part dans un sermon ; je n'aime pas qu'on me la fasse. Le roi changea plus tard : les sermons eurent une grande influence sur sa vie.
[4] La plupart des écrits de cette époque portent sur le salut des âmes.
[5]
Le roi lui faisait remettre par le duc de Maine des bons de 60.000, de
[6] L'acte d'achat est du 5 septembre 1674 : la terre ne fut érigée en marquisat que par lettres patentes de 1688.
[7] Lettre de madame de Maintenon à madame de Coulanges.
[8] Le nom de Scarron prêtait alors au ridicule, si bien que, lorsqu'on s'aperçut que madame de Maintenon pouvait devenir la maîtresse du roi, on chantait :
Que dirait ce petit bossu
S'il se voyait être cocu
Du plus grand roi de la terre ?
[9] Correspondance de madame de Maintenon avec l'abbé Gobelin, l'un des esprits les plus éclairés de ce siècle et son directeur.
[10] Madame de Maintenon. (Entretien XI.)
[11] Lettre de madame de Sévigné à madame de Coulanges : madame de Sévigné appartient à cette école qui s'occupe constamment des beautés de la forme.
[12] Madame de Maintenon écrivait à l'abbé Gobelin : Je demeure ferme dans ma résolution de quitter la cour à la fin de l'année. (1674, 5 août).
[13] Il vient un temps (disait-elle au roi) où de longs regrets succèdent à de courtes passions ; jetez les yeux sur les Carmélites, et voyez comme on s'en punit (Entretien XI.)
[14] Entretien XI.
[15] Mémoires du marquis de Sourches. Le roi montait déjà difficilement à cheval : il mangeait beaucoup et se purgeait souvent.
[16] Lettre de madame de Sévigné à madame de Grignan, 1682.
[17] Mémoires du marquis de Sourches, 1686.
[18] Mémoires du marquis de Sourches, à l'année 1686.
[19] Le roi, après avoir été opéré de la fistule par Félix, en 1686, se jeta tout à fait dans la piété.