1685. Après les premiers regrets donnés à la retraite de la
duchesse de Madame de Montespan avait tout intérêt à s'environner de sa famille, car sa position était d'une grande délicatesse auprès de la reine, dont elle était dame d'honneur. Avec une triste fécondité ; elle donna quatre enfants au roi dans moins de cinq ans ; or, le marquis de Montespan vivait encore, nul ne l'ignorait ; sous quel nom seraient inscrits ces enfants, fruit d'un double et coupable adultère ? La naissance des premiers enfants, fut cachée d'une façon absolue : on dissimula la grossesse sous les flots d'étoffes ; le duc de Maine, idolâtré par le roi, fut légitimé devant le parlement ; et comme une particularité un peu étrange dans les annales parlementaires, l'acte de légitimation du duc de Maine ne donna même pas le nom de sa mère[4] ; à peine les parlementaires osèrent-ils quelques observations sur cet acte inouï : la volonté de roi était absolue et les parlements n'exerçaient plus aucun pouvoir ni contrôle. A ce mystère des naissances adultères s'était mêlée une
femme spirituelle, active, sous des traits froids et compassés. La veuve du poète
Scarron, alors déjà âgée de 8& à 35 ans, issue d'une famille noble et
fort illustre dans l'histoire du calvinisme ; son grand-père était cet
Agrippa d'Aubigné, une des figures les plus marquées de la réformation de
Calvin[5] ; jamais
d'Aubigné n'avait abdiqué sa foi| malgré les espérances immenses que sa
conversion eût ouvert devant lui. Aussi à travers toutes les phases de sa
fortune inouïe, mademoiselle d'Aubigné garda-t-elle l'empreinte de
l'éducation calviniste, une froideur réfléchie, une volonté ferme sous les
dehors de la résignation, une ténacité infinie pour arriver à son but. Son
père, Constant d'Aubigné, au milieu des phases de la guerre civile, avait été
renfermé par ordre du cardinal de Richelieu dans la prison de Niort, et c'est
là que naquît la petite Françoise d'Aubigné[6], captive avec son
père. Selon les édits du cardinal de Richelieu, elle fut baptisée dans la
forme catholique ; elle eut pour parrain, François de Le cardinal de Richelieu imposa l'exil à d'Aubigné en
échange de sa prison ; d'Aubigné n'hésita pas ; il persista dans sa foi, en
subissant l'exil : nul ne peut lui en faire un reproche, la conviction est
toujours respectable ; mais le cardinal de Richelieu avait aussi ses devoir,
sa mission : le parti huguenot jetait en France la guerre civile ;jl avait
fallu combattre ce parti qui appelai ! les Anglais à son aide. Le cardinal de
Richelieu dut prendre Toute la famille d'Aubigné s'exila aux colonies et vint
habiter C'était un bel esprit, de nobles façons, faiseur de vers
et de madrigaux[9],
fort lié avec mademoiselle de Scudéry, Ninon de l'Enclos, Scarron, tout ce
monde de belle humeur et de Fronde un peu ralliée à la reine-mère ; on
appelait mademoiselle d'Aubigné dans ce cercle la
jeune indienne[10], à cause de son
séjour à Dans ce salon du Marais, entourée de mille séductions de
toute espèce, madame Scarron devait avoir plus que de la vertu pour résister
aux offres d'orgueil, de fortune qui brillaient autour d'elle. La railleuse
Ninon dit : qu'elle ne résista pas toujours, et que
plus d'une fois elle avait prêté sa chambre jaune à Villarceaux et à madame
Scarron. Les pamphlets, les vers contemporains traitent avec bien peu
de pitié, le pauvre cul-de-jatte et l'appellent en réalité du nom que son ami
Molière avait peint comme imaginaire.
Il faut rarement croire à ces médisances des pamphlets, et ce que j'ai dit
pour la marquise de Pompadour et pour la comtesse du Barry, s'applique avec
bien plus de fondement à madame Scarron. Quand une grande fortune arrive, il
est des gens qui fouillent dans le passé et veulent toujours le voir ignoble,
débauché, impur. A la mort du poète Scarron sa veuve resta pauvre ; la pension de deux cents pistoles que la reine-mère faisait à son malade fut supprimée et toute l'ambition de madame Scarron était de la voir rétablie ; bonne et affectueuse, elle n'avait perdu aucune de ses amies ; jeune, spirituelle, sérieusement gracieuse, elle venait assidûment chez Ninon, chez mademoiselle de Scudéry, ou chez madame d'Albret, dont le mari lui était très-affectueusement attaché, on disait par de tendres liens. A l'hôtel d'Albret se réunissait tout ce que la cour avait de plus haut[13] et madame de Thiange ne manquait pas une seule de ses réceptions ; on lui avait parlé de la veuve Scarron et des démarches qu'elle faisait auprès du roi, pour obtenir que sa pension fût rétablie : on lui proposa des mariages, Ninon de Lenclos, sa seule, sa véritable amie, lui conseilla de rester libre et heureuse comme elle. Alors la veuve Scarron voyait beaucoup le surintendant Fouquet, si empressé auprès des femmes ! Elle allait au château de Vaux : osant espérer, qu'on ne la trouverait pas de trop dans ces allées ou l'on pense avec tant de raison, où l'on badine avec tant de grâces[14]. La jeune veuve voulait s'expatrier bien loin, à la suite
de quelque grande maison, on disait même avec la duchesse de Nemours, qui
allait épouser un infant du Portugal. Mon cœur est
parfaitement libre, veut toujours l'être et le sera toujours. Maxime
sèche, d'un peu de dépit et d'irréflexion : On doit
peu compter sur les hommes, écrivait-elle encore ; quand je n'avais besoin de rien, j'aurais tout obtenu,
et quand j'ai besoin de tout, je ne trouve que des refus[15]. Persévérante
auprès du roi, elle était très-flatteuse pour madame de Montespan, car elle
écrivait à madame de Thiange pour en obtenir une audience : Que je n'aie pas à me reprocher avant de quitter Cette merveille, c'était madame de Montespan doublement
adultère ; et ceci n'est pas à l'éloge des scrupules de madame Scarron,
depuis si méticuleuse : Ceux qui ont exalté la prudence de madame de
Maintenon, ont un peu oublié cette circonstance de sa vie. Madame Scarron,
née d'Aubigné, était une fille de bonne maison, poussée par le besoin à solliciter
toutes les ressources : Ninon de Lenclos la dirigeait dans les voies libres
et heureuses avec beaucoup de dévouement. Celte audience du roi, la veuve
Scarron l'obtint avec les deux cents pistoles de pension ; Louis XIV lui dit
même des mots gracieux qu'il savait si bien placer : Madame,
je vous ai fait attendre longtemps ; mais vous avez tant d'amis que j'ai voulu
avoir seul ce mérite auprès de vous. Ces paroles charmantes, (si bien au reste dans les habitudes du roi), n'étaient pas seulement une de ces phrases aimables que Louis XIV savait si bien dire ; elles se rattachaient à une négociation menée à bonne fin par madame de Thiange auprès de la maréchale d'Albret pour madame Scarron ; on a vu qu'un certain mystère s'était fait autour des premières couches de madame de Montespan ; le roi n'avait pas osé dire quelle était la mère de ses enfants[17] : le duc de Maine, maladif, avait trois ans, puis une fille était née, et on lui avait donné une nourrice au dehors[18] ; on voulait, en révélant ce mystère à madame Scarron lui confier les soins, l'éducation de ces enfants ; il fallait tout dissimuler aux nourrices, écarter avec soin les regards de la cour, et madame de Montespan croyait la veuve Scarron parfaitement capable de ce secret. Le duc de Vivonne très-aimé d'elle, un ami de la société de Ninon de Lenclos, la pria d'accepter : Ninon aimait à dire : qu'elle n'avait rien à lui refuser. La tradition veut qu'elle mit la condition que le roi le lui ordonnerait ; il est à croire que cette condition ne fut pas rigoureusement exigée, madame Scarron avait trop de pénétration et d'esprit pour ne pas voir le vaste avenir qui s'ouvrait devant elle dans le grand secret qu'on lui confiait. A Vaugirard, près de l'église, il existait encore debout
il y a quelques années un vaste hôtel, entouré d'immenses jardins, et c'est
là que fut installée madame Scarron avec plusieurs nourrices, car la
fécondité de madame de Montespan était à faire rougir, à force de scandale (chaque année un enfant). Madame Scarron eut
son carrosse, sa livrée et tout cela avec le plus grand mystère, dans une vie
de travail et de soin : Je montai à l'échelle pour
faire l'ouvrage du tapissier et des ouvriers parce qu'il ne fallait pas
qu'ils entrassent. Les nourrices ne. mettaient la main à rien de peur de
gâter leur lait ; j'allais souvent de l'une à l'autre portant sous mon bras
du linge, de la viande, et je passais quelquefois la nuit chez l'un de ces
enfants malades, dans une petite maison hors Paris ; je rentrais chez moi le
matin par une porte de derrière et après m'être habillée, je montais en
carrosse par celle du devant pour aller à l'hôtel d'Albret ou Richelieu, afin
que ma société ordinaire ne pût soupçonner que j'avais un secret à garder ;
de peur qu'on le pénétrai, je me faisais saigner afin de m'empêcher de rougir. Madame Scarron exagère peut-être cette sollicitude
attentive, ses soins de chaque jour et ses services ; mais madame de Coulanges,
qui ne peut être soupçonnée de partialité, écrivait à sa cousine, madame de
Sévigné, si peu enthousiaste des femmes : Quant à
madame Scarron, c'est une chose étonnante que sa vie ; aucun mortel, sans
exception, n'a de commerce avec elle ; j'ai reçu une de ses lettres, mais je
me garde bien de m'en vanter à cause des questions infinies que cela attire[19]. A cette époque
de prestige monarchique, on n'osait pas même soupçonner les actions que le
roi voulait cacher ; et ce qui peut surprendre beaucoup, c'est ce mystère que
le roi imposait sur une chose, au reste, que presque toute la cour savait. Un
jour le roi avait demandé que madame Scarron conduisît ses enfants à
Versailles ; ils y vinrent ; la gouvernante resta dans l'antichambre, tandis
que les nourrices entraient. A qui appartiennent ces
enfants ? dit le roi aux nourrices. Ils sont sûrement à la dame qui demeure
avec nous, répondit l'une d'elle, si j'en juge par les agitations où je la vois,
au moindre mal qu'ils ont. Mais qui croyez-vous en être le père ? demanda le
roi. Je n'en sais rien, mais je m'imagine que c'est quelque duc ou quelque
président au parlement ! La belle dame parut enchantée de cette réponse
et le roi en rit jusqu'aux larmes[20]. A mesure que ces enfants sortaient des mains de leurs
nourrices, madame Scarron les suivait à la cour et madame de Montespan
récompensait sa tendresse par mille soins, mille attentions ; la pension de
la gouvernante fut portée à 600 pistoles[21], mais le roi
n'avait aucun attrait pour elle : il savait que, par son origine et son
éducation, madame Scarron appartenait à la société frondeuse, à la ruelle de
Ninon de Lenclos, à l'hôtel de Condé et pour ce monde, le roi n'avait aucun
attrait, car Ninon, malgré toutes les sévérités des surveillances, ne se
gênait pas pour dire des mots très-spirituels et très-mordants sur la cour de
Louis XIV. Je déplaisais fort au roi dans le
commencement, racontait madame Scarron au milieu de ses splendeurs ; il me regardait comme un bel esprit, à qui il fallait
des choses sublimes. Madame d'Heudicourt lui ayant dit sans malice, en
rentrant d'une promenade que madame de Montespan et moi avions parle devant
elle d'une manière si relevée qu'elle nous avait perdu de vue, cela lui déplut
si fort qu'il ne put s'empêcher de le marquer, et je fus obligée d'être
quelque temps sans paraître devant lui[22]. Madame Scarron fut spécialement attachée aux soins de monseigneur le duc de Maine, un peu contrefait de sa jambe qui avait éprouvé un raccourcissement[23] ; elle fut chargée de le conduire à Anvers auprès d'un médecin hollandais. L'année suivante elle vint, toujours avec le jeune prince, aux eaux de Barèges ; il en résulta une correspondance très-suivie entre madame Scarron et madame de Montespan, qui se faisait un plaisir de la soumettre au roi pour effacer les préventions qu'il pouvait avoir sur le bel esprit de la gouvernante. A son retour de Bagnères, le duc de Maine vint voir le roi en son privé ; il l'accueillit avec une bonté parfaite : Je suis charmé de vous voir si raisonnable. — Sire, ce n'est pas extraordinaire, car j'ai auprès de moi une dame qui est la raison même. — Eh bien ! allez lui dire que je lui donne 10.000 pistoles pour vos dragées[24]. Jamais autant de fortune n'était arrivée à madame Scarron ; elle devait tout à madame de Montespan, qui effaçait avec beaucoup de peine les préventions du roi contre la gouvernante. C'était l'époque de la plus grande faveur de madame de Montespan, à ce temps qu'avec ses doigts de fée, elle brodait à petits points tous les meubles des appartements privés de Versailles, en présence du roi[25] qui, par reconnaissance, lui fit bâtir dans le parc un charmant pavillon tout de porcelaine[26]. Cependant l'état de santé de M. le duc de Maine empirant, fit désirer à madame de Montespan de l'avoir auprès d'elle, et la veuve Scarron le suivit dans son appartement, toujours traitée en gouvernante, et rarement le roi la souffrait auprès de lui. Le souci de chaque jour pour madame de Montespan était d'apaiser ses répugnances, et le duc de Vivonne était l'ami le plus ardemment dévoué à madame Scarron ; quelquefois madame de Montespan s'emportait contre elle, et comme elle en parlait au roi, celui-ci répondait : Si elle vous déplaît, que ne la chassez vous ; n'êtes-vous pas ta maîtresse ! Il a été curieux de voir et de suivre le point de départ de la faveur et de la fortune immense de madame de Maintenon, et quelles difficultés elle eut à vaincre pour arriver à la puissance. |
[1] La marquise de Thiange était fille de Gabriel de Rochechouart, marquis de Mortemart, gouverneur de Paris.
[2] Marie-Madeleine-Adélaïde Rochechouart-Mortemart ; elle savait toutes les langues : le latin et le grec. Elle fut la protectrice de Racine.
[3] Lettre de madame de Sévigné. Un arrêt du parlement de Paris, 7 juillet 1676, prononça Fa séparation de madame de Montespan et de son mari.
[4] Louis-Auguste de Bourbon, duc de Maine, était né le 10 mars 1670. Il fut légitimé par acte du 29 décembre 1673.
[5]
Théodore Agrippa d'Aubigné, né à Saint-Maury, en Saintonge en 1550 ; il avait
été nommé Agrippa parce que sa mère avait beaucoup souffert en le mettant au
monde quast ægre partus. Voyez mon
travail sur
[6] Le 27 novembre 1635.
[7] On rappelait alors du nom de Francine, selon le père Laguine, de l'ordre des jésuites (Archive Littéraire de l'Europe XXXVII).
[8]
De
[9] Georges-Brossin de Méré, d'une famille noble d'Anjou.
[10] Lettre du chevalier de Méré à madame de Lesdiguières.
[11] Scarron alors demeurait dans le faubourg Saint-Germain, près la rue des Saints-Pères, et par conséquent voisin de madame de Neuillant (Voyez Scaroniasana 127).
[12]
Scarron et sa nouvelle femme vinrent habiter la rue de
[13] L'hôtel d'Albret était situé rue des Francs-Bourgeois, au Marais. Il s'appela depuis l'hôtel du Tillet, et formait naguère le n° 9 de la rue. C'est du maréchal d'Albret que Saint-Évremond avait dit :
Un maréchal, l'ornement de
Rare en esprit, magnifique en dépense.
[14] Lettre de madame Scarron à la surintendante Fouquet.
[15] Lettre de madame Scarron.
[16]
(Ibid.) Madame veuve Scarron vint alors habiter rue Neuve-Saint-Louis au
Marais, tout au Coin des Tournelles, près de son amie Ninon. Dans un acte
notarié le 22 juillet 1667, elle prend le titre de Françoise d'Aubigné, veuve
de Paul Scarron. Les pamphlets hollandais reportent à cette époque les amours
de sa vie (Voir le Songe de Scarron,
[17] Un premier enfant, né en 1669, n'avait vécu que trois mois.
[18] Le roi eut de madame de Montespan quatre enfants qui vécurent : 1° le duc de Maine ; 2° le comte de Vexin ; 3° mademoiselle de Nantes ; 4° mademoiselle de Chartres.
[19] Lettre du 26 septembre 1672.
[20] Lettre de madame de Coulanges à madame d'Heudicourt, 24 décembre 1672.
[21] Lettre de madame de Coulanges, 20 novembre 1673.
[22] Madame de Maintenon, entretiens XI.
[23] M. le duc de Maine garda cette infirmité.
[24] Lettre de madame de Sévigné, 1674.
[25] Madame de Montespan avait réuni cinq on six jeunes demoiselles de condition qui brodaient avec elle, et on lui devait les brocards de la chambre du roi (Journal du marquis de Sourches).
[26] Le roi fit aussi construire un petit pavillon pour le duc de Maine dans le parc de Versailles, près de Chagny (Ibid).