1670-1675. Pendant le premier temps des attentions du roi pour la
marquise de Montespan, rien ne transpirait au dehors que des mots vagues, des
conjectures sans preuves ; le roi allait comme de coutume chez mademoiselle
de Cependant l'amour craintif et clairvoyant de mademoiselle
de Cependant les suites d'une liaison si intime ne tardèrent pas à se manifester ; la marquise de Montespan devint enceinte ; le roi s'en montra tout joyeux, car il avait une faiblesse coupable pour ces tristes paternités. Il était impossible, sans un immense scandale, qu'un tel événement fût public ; malgré sa puissance absolue, le roi n'aurait pu imposer le silence à tous au milieu d'un double adultère ; le marquis de Montespan, mari outragé, retiré de la cour, exilé, passait une vie irréprochable et pleine de dignité. Le comédien Molière avec la troupe des Béjards, toujours à l'affût de ce qui pouvait servir les passions du roi, alors joua ses pièces les plus libres contre le mariage, le Cocu Imaginaire[1] et Georges Dandin ; il fallait jeter le ridicule sur les maris, insulter à leur disgrâce avec un fatal oubli des lois de la morale. Les comédiens de la troupe de Béjard raillaient le mariage, quand le roi l'outrageait : Molière n'ignorait pourtant pas les tristes tourments de la jalousie[2], lui, l'époux de la petite et coquette Armande Béjard ; juste châtiment, car l'outrage pour lui n'était pas imaginaire. Mais avant tout, serviteur du roi, Molière devait
l'amuser, et, le cœur flétri, chanter ces tendresses coupables qu'on ne
pouvait toujours cacher ; le roi, qui venait rarement à Paris, fixa son
séjour au Louvre pour quelque temps, afin d'entre moins exposé aux regards de
la cour : Le terme venu de l'accouchement, une femme
de chambre de madame de Montespan, en qui le roi et elle se confiaient
particulièrement, monta en carrosse et fut dans la rue Saint-Antoine chercher
un nommé Clément, fameux accoucheur, à qui elle demanda s'il voulait venir
avec elle pour en accoucher une qui était en travail : on lui dit que s'il
voulait venir, il fallait qu'il consentît à avoir les yeux bandés, parce
qu'on devrait qu'il ne sût pas où il allait. Clément, à qui de pareilles choses
arrivaient souvent, voyant que celle qui venait le chercher avait l'air
honnête, répondit qu'il était prêt à tout ce qu'on voudrait ; les yeux bandés
il monta dans un carrosse avec elle, d'où, étant descendu après avoir fait
plusieurs tours dans Paris, on le conduisit dans un appartement superbe, et
on lui ôta son bandeau[3]. Tout était romanesque jusqu'ici ; le récit du chroniqueur
continue : et on ne lui donna pas le temps d'examiner
le lieu où il était ; une fille qui était dans la chambre éteignit les
bougies, après quoi, le roi, qui était caché derrière le rideau du lit, lui
dit de ne rien craindre ; Clément lui ré, pondit qu'il ne craignait rien, et s'étant
approché, il tâta la malade ; voyant que l'enfant n'était pas encore prêt
avenir, il demanda au roi qui était auprès de lui, si le lieu était la maison
de Dieu, où i n'était permis ni de boire ni de manger, que, pour lui, il
avait grand faim ; le roi, sans attendre qu'une des femmes qui était dans la
chambre s'entremît pour le servir, s'en fut lui-même à une armoire où il prit
un pot de confiture qu'il lui apporta, ainsi qu'un morceau de pain, en lui
disant de n'épargner ni l'un ni l'autre et qu'il y en avait encore au logis ;
le roi fut même quérir une bouteille de vin et lui versa deux ou trois coups.
Comme Clément eut bu le premier, il demanda au roi s'il ne boirait pas bien
aussi, et le roi lui ayant répondu que non, il lui dit en souriant que la
malade n'en accoucherait pas si bien, et que s'il avait envie qu'elle fût
délivrée promptement, il fallait qu'il bût à sa santé[4]. Cette scène si curieuse d'intérieur, où s'était abdiquée
la fierté de Louis XIV, continua pendant près de deux heures : Madame de Montespan, dans de cruelles douleurs, tenait la
main du roi qui l'exhortait à prendre courage, et il demandait à chaque
instant à Clément, si l'affaire serait bientôt finie ; le travail fut assez
rude, quoiqu'il ne fût pas bien long, et madame de Montespan étant accouchée
d'un garçon, le roi en témoigna beaucoup de joie ; mais il ne voulut pas
qu'on le dît sitôt à madame de Montespan, de peur que cela ne nuisît à sa
santé. Clément ayant fait tout ce qui était de son métier, le roi lui versa
lui-même à boire, après quoi il se remit sous le rideau du lit, parce qu'il
fallait allumer de la bougie, afin que Clément vît si tout allait bien avant
de s'en aller. Clément ayant assuré que l'accouchée n'avait rien à craindre,
la femme qui était allée le quérir lui donna une bourse où il y avait cent
louis d'or ; elle lui rebanda les yeux après cela, puis, l'ayant fait
remonter en carrosse, on le ramena chez lui avec la même cérémonie[5]. Tel fut le mystère dont le roi environna le premier
accouchement de madame de Montespan ; Louis XIV se montra ce qu'il avait
toujours été avec mademoiselle de Il était impossible que les soins tendres et passionnés du
roi pour la marquise de Montespan fussent ignorés de la duchesse de Il y avait ce caractère particulier dans celte société du XVIIe
siècle, où les idées religieuses n'étaient point encore profondément altérées,
qu'il y avait toujours une ressource contre les égarements et des asiles
ouverts au repentir ; mademoiselle de S'il put y avoir des causes scandaleuses pour motiver cette réforme, il y en eut de supérieures : les mœurs, les habitudes de la cour se modifiaient avec les conditions de la monarchie ; le temps était passé des façons alertes de ces filles d'honneur de la reine, de ces mousquetaires hardis, désinvoltes, des escalades de balcon, de ces duels à la lueur d'un oratoire de Madone ; de ces costumes de vrais gentilshommes, moitié soudard, moitié galant, aux moustaches crochues, aux belles royales sous le menton ; la royauté absolue, compassée, de Louis XIV, avait supprimé tout cela, et, avec ces mœurs alertes de mousquetaires, devait disparaître tôt ou tard la gracieuse institution des filles d'honneur de la reine. Anne d'Autriche, leur protectrice, mourait en ce temps[9] ; deux années plus tard, la grande voix de Bossuet s'écriait : Madame se meurt, Madame est morte ! Madame Henriette avait aimé et protégé les filles d'honneur. Tout changeait ainsi dans les formes de la cour : autour du soleil, il n'y avait plus que des satellites ; Louis XIV se faisait raser le menton, prenait la grande perruque et un juste-au-corps rubané ; chaque pas était régulier, chaque démarche réfléchie, chaque mot étudié. Désormais nulle façon libre ; des scandales domestiques, mais aucune idée indépendante ; les amours du roi prenaient quelque chose de cérémonieux dans leurs changements mêmes. C'était dans les appartements que vivaient ses favorites, à la façon des sultanes de Bajazet. Racine prenait cette livrée dans ses tragédies et justifiait le sérail. On entrait en pleine monarchie orientale ; les poètes aidant, Louis XIV était au rang des dieux ; et Versailles devenait une contrefaçon de Byzance avec ses théâtres, ses hippodromes. Tout y respirait le paganisme. |
[1] Le sujet était tiré d'une pièce italienne, Arlekino cornuto per opinione.
[2] Poquelin-Molière avait vécu publiquement avec la mère ; Armande étant née en 1646, on la disait la fille du baron de Modène. L'auteur du pamphlet : La fameuse comédienne, fait des suppositions plus odieuses.
[3] Les amours de madame de Montespan avec le roi dans les pamphlets de Bussy-Rabutin.
[4] Julien Clément, le fameux accoucheur, Provençal d'origine (Arles), était aussi jovial que bon praticien. Louis XIV le prit en grande amitié et lui accorda des lettres de noblesse avec la clause expresse et très-belle : que jamais il ne pourrait refuser son secours aux femmes qui, dans la même position, le réclameraient.
[5] Ce récit curieux est encore dans les pamphlets publiés sous le nom du comte Bussy-Rabutin.
[6] Chaillot était alors un village fort à la mode, à cause de sa proximité du Cours-la-Reine, planté par Anne d'Autriche.
[7] Lettre de madame de Sévigné, 1771.
[8]
On peut voir dans le recueil Maurepas les couplets licencieux sous le titre de
Guerchi tu ravis tout le monde.
Le président Hénault, l'ami de Voltaire, fort libre dans ses mœurs, a fait un mauvais et licencieux sonnet sous le titre de l'Avorton.
[9] 10 Janvier 1666.