MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

IX. — LES POÈTES DES AMOURS DU ROI.

 

 

1660-1670.

 

Il se révélait néanmoins dans les amours de Louis XIV pour mademoiselle de La Vallière un parfum cavalier qui se ressentait encore de la Fronde. Le roi en avait les allures jeunes, pimpantes, sacrifiant même quelque chose de sa dignité, de sa grandeur aux pieds de sa maîtresse. On aurait dit les belles scènes de galanteries empruntées à une page de mademoiselle de Scudéry. La politique même de cette période avait quelque chose de fier, d'imprévu, de saccadé, de colère, comme on l'avait vu dans la confiscation du Comtat-Venaisin à la suite du différent avec Rome. Il y avait du mousquetaire, du chevau-léger dans ce qui se passait à la cour de France. Le roi portait encore le chapeau gris, à longues plumes flottantes ; tout était fêtes, plaisirs, carrousels. Si le roi n'aimait pas les souvenirs politiques de la Fronde, il en souffrait les débris, et il n'était pas tout à fait indifférent à ce qui se disait et se faisait Place-Royale, chez Scarron, chez Ninon de l'Enclos, à l'hôtel d'Albret ou chez madame de Sévigné. Les pièces de Scarron[1] le réjouissaient fort. Louis XIV n'était pas encore passé au rang des dieux ; on ne l'adorait pas dans ses statues comme les empereurs de Rome et les rois d'Assyrie.

Ce furent les poètes, les gens de lettres qui perdirent Louis XIV en exaltant toutes les faiblesses de son orgueil ; leurs vers firent les rayonnements de son soleil. Parmi ces poètes adulateurs, il faut en citer trois principaux : Molière, Boileau, Racine. Tandis que le vieux Corneille conservait quelques-unes des formes austères de Tacite et de Suétone[2] et que La Fontaine ne tendait la main que par insouciance et besoin, en gardant ses amitiés et sa reconnaissance pour les victimes[3], Molière se mettait aux ordres de Louis XIV pour l'élever, le grandir, l'adorer ; Molière et sa troupe de l'hôtel de Bourgogne ne travaillaient que pour le roi, pour servir ses passions et sa politique. Molière écrivait, par ordre du roi, la pièce de Monsieur de Pourceaugnac, bouffonnerie digne de la foire, raillerie contre la brave et digne noblesse du midi de la France, celle qui, à la suite de Henri IV, avait conquis le trône pour les Bourbons ; elle n'avait pas assurément, cette noblesse, les belles manières de cour ; elle n'était ni enrubannée, ni en juste-au-corps de velours enrichi de diamants et de perles ; la noblesse provinciale n'avait que sa cape et son épée, son vieux cheval de bataille. Etait-il bien delà tourner en ridicule ? Henri IV n'avait-il pas été un gentilhomme de province, un Pourceaugnac couronné ! Mais Louis XIV sacrifiait tout à la pensée de substituer les courtisans à la noblesse provinciale. Tout ce qui frondait lui était importun, et Molière était à ses ordres. Le Marais troublait-il le roi par son esprit, aussitôt Molière le poursuivait de toute espèce de raillerie dans les Précieuses ridicules. Le roi voulait rendre la Place-Royale un objet de risée pour Versailles ; et Molière obéissait !

Nicolas Boileau, né au sein de la bourgeoisie de Paris, avec ses instincts jaloux, fut le flatteur le plus plat, le plus abaissé de Louis XIV ; il n'existe que pour lui, il n'écrit, il n'a de génie que par lui.

Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire[4].

Louis XIV est l'Apollon qui daigne quelquefois descendre jusqu'aux simples mortels ; Boileau est l'ennemi de la noblesse. Qu'avait donc fait au roi cette pauvre noblesse, ces gentilshommes qui l'entouraient au passage du Rhin, dans la conquête de la Hollande, ces familles dont les fils, les frères, les époux, les amants, tout ce qui portait une épée accouraient sous les étendards et les cornettes fleurdelisées ? Et c'est ce moment que les poètes aux ordres de Louis XIV choisissaient, pour tourner en ridicule, tous les braves en ac, pauvres hobereaux qui formaient ses mousquetaires. Racine, d'une éducation plus délicate, un pied sur la scène, un pied dans le monde, avec ses vers d'une euphonie attique, fut peut-être le poète qui éleva Louis XIV au plus haut dans cet olympe splendide ; comment le roi n'eut-il pas été enivré de cet encens mélodieux, qui s'élevait jusqu'à lui, quand, à côté des poètes, les grands artistes peignaient le soleil comme son invariable devise. Au moment où Le Brun reproduisait les batailles d'Alexandre sur d'immenses toiles[5], Racine écrivait une tragédie sur le conquérant de l'Inde, qui se disait fils de Jupiter. Louis XIV en était arrivé à cet aveuglement des empereurs romains, qui faisaient reproduire leur image sous les traits de Jupiter ou d'Apollon.

A ce point d'élévation de son orgueil, les amours du roi avec mademoiselle de La Vallière, n'étaient plus à la hauteur de l'opinion que Louis XIV avait de lui-même. Le roi venait défaire en faveur de la nouvelle duchesse un acte de sa toute puissance ; il avait érigé d'abord en duché-pairie sous le titre de La Vallière, la terre de Vaujour, et deux baronnies, l'une située en Touraine, l'autre en Anjou, transmissibles à l'enfant que le roi venait d'avoir de sa maîtresse, une petite fille qui fut nommée mademoiselle de Blois[6]. Un an après elle eut le comte de Vermandois[7], tous les deux légitimés par lettres patentes, où le roi avouait publiquement son adultère et s'exprimait en amant passionné[8]. Au milieu de cette fortune, mademoiselle de La Vallière restait modeste[9] et très-inquiète sur l'amour du roi ; elle n'avait jamais été jolie, les couches successives l'avaient fatalement changée, elle avait le pressentiment que tôt ou tard le roi cesserait de l'aimer au milieu d'une cour si brillante, où régnaient tant de beautés dans les carrousels ? La princesse de Carignan, mesdames de Châtillon, de Luynes, de Monaco, d'Angoulême, de Soubise, de Vivonne, d'Humières, Letellier, toutes charmantes qui se disputaient le cœur du roi par mille agaceries et ne comprenaient pas la constance de son amour : La duchesse de La Vallière avait d'ailleurs pour ennemie inflexible, madame Henriette d'Angleterre ; l'origine de celte antipathie remontait à la supercherie dont j'ai parlé et que le roi avait employée pour cacher sa passion pour mademoiselle de La Vallière, en faisant supposer que ces sentiments s'adressaient plus haut : Un pamphlet anglais faisait ainsi parler madame : Comme le roi aurait été honteux devenir voir cette fille chez moi, sans me voir, que fit-il ? Il trouva moyen de faire dire à toute la cour, qu'il était amoureux de moi, louait mon air, et ma beauté[10]. C'était en la trompant ainsi que le roi avait continué ses visites chez madame Henriette, et ces sortes d'oubli et de dédains, Madame ne pouvait les oublier ; elle voyait donc avec une joie secrète la beauté et la puissance de la duchesse de La Vallière s'altérer. La duchesse cherchait en vain à réparer par une gracieuse toilette, un ardent amour et une extrême bonté, les ravages du temps et de la maladie ! Parmi les portraits qui nous restent encore de mademoiselle de La Vallière, il en est un surtout qu'il faut étudier[11] : la duchesse est devant une sorte d'orgue comme la sainte Cécile, sa figure est pâle, fatiguée ; elle est grosse et grasse, son œil n'a plus gardé de sa douceur sympathique qu'un caractère insignifiant et pleureur. La duchesse de La Vallière n'est plus cette jeune fille aux tendres agaceries des appartements de madame, elle est maintenant duchesse, titrée, mère de quatre enfants (deux morts déjà), pouvait-elle se promettre de garder ainsi toujours le cœur du roi ? L'aspect de ce portrait vous jette dans une mélancolie pleine de réflexions ; on s'explique la larme que l'artiste a placée dans les yeux de mademoiselle de La Vallière, le prestige de l'amour et de la jeunesse est passé ! Bientôt il ne restera plus que le désabusement et le repentir.

 

 

 



[1] Molière et la troupe des Béjards jouaient souvent les pièces de Scarron, que le roi Louis XIV aimait beaucoup.

[2] Corneille disait encore avec hardiesse :

L'État est florissant, mais les peuples gémissent,

Leurs membres décharnés courbent sous mes haut faits,

Et la gloire du trône accable les sujets.

Corneille, prologue de la Toison d'Or.

[3] Voyez la correspondance de La Fontaine avec Pélisson, l'ami, le défenseur de Fouquet.

[4] Boileau attaque aussi le Marais dans ses épigrammes : il n'épargne pas les viveurs, Chapelle et Bachaumont :

Tout bon ivrogne du Marais

Fait des vers qu'on ne lit guère,

Il les croit pourtant fort bien faits,

Et quand il cherche à les mieux faire

Il les fait encore plus mauvais.

[5] En 1669.

[6] Née en septembre 1665.

[7] Né on octobre 1667.

[8] Lettres patentes, octobre 1668.

[9] Cette petite violette qui se cachait sous l'herbe et qui était honteuse d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse. (Lettre de madame de Sévigné, 1680.)

[10] Pamphlet sous le pseudonyme de Bussy-Rabutin.

[11] Galerie des portraits (Musée de Versailles). Au milieu de ce vilain ramassis de médiocres toiles, (pour ne pas me servir de la langue moqueuse des artistes), qui forment le Musée de Versailles, il faut distinguer la galerie des portraits historiques.