1665-1668.
Le caractère superbe de Louis XIV se déployait par ses
œuvres. Les fêtes des jardins de Vaux données par le surintendant Fouquet,
lui avaient inspiré la pensée d'élever un palais immense qui surpasserait en
splendeur tout ce qu'on avait vu jusqu'alors : il attira par des paroles
affectueuses, et des promesses royales, les trois artistes qui avaient le plus
contribué aux embellissements du château de Vaux : l'architecte Mansarde le
peintre Lebrun et l'habile ordonnateur des jardins. Le Nôtre. Le lieu choisi
fut le vieux parc de Versailles, où venait de se jouer les Plaisirs de
l'Île enchantée : sorte d'essai des splendeurs du palais.
Les travaux commencèrent par les jardins, solitaires
bosquets où le roi venait abriter ses amours avec mademoiselle de La Vallière ; ils avaient
choisi ce rendez-vous de chasse, pour s'éloigner de la foule. Le Nôtre conçut
le parc de Versailles dans cette pensée d'amour et de mystère : des grottes,
des massifs d'arbres, des réduits peuplés de statues de marbre, Apollon,
Vénus, le silence, les douces cascades murmurantes, des corbeilles de roses
et de tubéreuses, des lacs qui berçaient mollement les barques ; un
rendez-vous de chasse où des tables de verdure étaient toutes dressées et
toutes garnies, des palais de fleurs, une île enchantée, les bassins de Diane,
les nymphes, les faunes, s'entrelaçant sous la feuillée[1].
Les amours du roi et de mademoiselle de La Vallière n'étaient plus
un mystère, et bien que le galant et très-indiscret Bussy-Rabutin ait souvent
pris le roman de cet amour pour la réalité, on doit s'arrêter à quelques-uns
de ses récits : Le roi et mademoiselle de La Vallière en vinrent à
ce point qu'ils ne purent plus rien dissimuler ; on ne peut exprimer les
dépits et les emportements de Madame, et combien elle se croyait indignement
traitée ; car elle est belle, glorieuse et la plus fière de la cour. Quoi,
disait-elle, me préférer une petite bourgeoise de Tours, laide, boiteuse,
à une fille de roi, belle comme je suis[2] ; elle en parla à Versailles aux deux reines, mais en
femme vertueuse qui ne voulait pas servir de commode aux amours du roi ; la
reine-mère résolut qu'il en fallait parler à La Vallière ; en effet
toutes trois lui en parlèrent avec tant d'aigreur que la pauvre fille résolut
de s'aller camper le reste de ses jours dans un couvent et de mortifier son
corps pour les plaisirs qu'elle avait pris : Elle y alla deux jours après, et
d'abord qu'elle y fut entrée, elle demanda une chambre et elle s'y mit à
fondre en larmes. En ce temps il y avait des ambassadeurs d'Espagne à Paris,
dans la chambre où on les reçoit ordinairement ; plusieurs personnes de
qualité y étaient, entre lesquelles se trouvait le duc de Saint-Aignan qui,
après s'y être entretenu avec le marquis de Sourdis, qui parlait assez bien,
reprit assez haut d'un ton étonné : Quoi ! La Vallière religieuse !
Le roi qui n'avait entendu que ce mot tourna la tête tout ému, et demanda :
Qu'est-ce ! dites-moi ! Le duc répondit que La Vallière était en
religion à Chaillot[3]. Par bonheur les ambassadeurs étaient expédiés ; car dans
le transport où cette nouvelle mit le roi, il n'eût gardé aucune
considération ; il commanda qu'on lui approchât un carrosse, et sans
l'attendre, il monta tout aussitôt à cheval. La reine qui le fit partir lui
dit : qu'il n'était pas maître de lui. Il répartit furieux comme un jeune
lion : Si je ne le suis pas de moi,
Madame, je le serai de ceux qui m'outragent. En disant cela il partit et courut à toute bride à Chaillot,
où il la demanda ; elle vint à la grille. Ah ! lui cria le roi de
la porte en fondant en larmes ; vous ayez peu de soin de la vie de ceux
qui vous aiment. Elle voulut répondre ; mais les larmes l'empêchèrent ;
il la pria de sortir promptement, elle s'en défendit longuement alléguant les
mauvais traitements de madame : Enfin, dit-elle levant les yeux aux ciel, on est bien
faible, quand on aime, et je ne me sens point la force de vous résister.
Elle sortit et se plaça dans le carrosse, que le roi lui avait fait préparer.
Voilà, dit-elle, en y montant, de quoi tout achever. Non,
reprit son amant courroucé, non, je suis roi, Dieu merci, et je le ferai
connaître à ceux qui auront l'insolence de vous déplaire[4].
Tel est le récit, sur lequel ont été écrites les légendes
de mademoiselle de La
Vallière ; ce n'est donc pas autant le repentir de sa
faute, que la situation difficile, intolérable, à l'égard des deux reines,
que lui faisait, à Saint-Germain ou au Louvre, l'amour ardent et public du
roi, qui l'avait entraînée jusqu'au couvent des Bénédictines de
Saint-Cloud ! Les ennemis de mademoiselle de La Vallière, que
menaçaient les paroles du roi, étaient Anne d'Autriche, sa mère, avec
laquelle trop souvent le roi oubliait les lois du respect et de la
reconnaissance, c'était Marie-Thérèse, sa jeune femme, si aimante, si
résignée, dont la fécondité était saluée par la France. C'était
surtout madame Henriette d'Angleterre, princesse si distinguée qui avait la
cour la plus galante, la plus spirituelle. Louis XIV, pour mademoiselle de La Vallière, outrageait
toutes les convenances ; et publiquement il lui donnait une résidence
particulière, l'hôtel Brion ; qu'il allait lui-même orner
des plus beaux meubles qui soient en France. Elle les changeait quatre fois l'année
avec de nouvelles magnificences. Comme si ce n'était pas assez pour
cette maîtresse entretenue avec une hardiesse de mœurs adultères : le roi se mit en tête que La Vallière, fût reçue des
reines et souhaita qu'elles la vissent de bon œil. A cet effet, il en parla à
madame de Montausier[5], qui alla par ordre du roi dès ce moment à la chambre de
la jeune reine : Madame, lui dit-elle, c’est le roi qui veut que je
m'acquitte d'une commission que je doute qu'elle vous soit agréable ; mais il
n'a pas été en mon pouvoir de m'en dispenser : il souhaite que Votre Majesté
reçoive La Vallière,
qui veut vous rendre ses respects. — Je
le regrette, répliqua la reine, je
n'en ai pas besoin. — Si j'osai,
ajouta madame de Montausier, dire à Votre Majesté que cette complaisance
que vous aurez pour le roi, le touchera sans doute ; et qu'au contraire votre
refus l'aigrirait. — Mais le moyen,
interrompit la reine de voir cette fille, j'aime le roi, et le roi n'aime
qu'elle. Le roi, qui était aux écoutes,
entra brusquement ; sa vue surprit si fort la reine, qu'elle en rougit, et
saigna du nez, de manière qu'elle se servit de ce prétexte pour sortir[6].
La conduite du roi était ainsi un outrage continu et public
à la jeune reine, et mademoiselle de La Vallière fut loin de jouer un rôle de pudeur et
de délicatesse parfaite : le roi l'entretenait publiquement ; il lui avait
donné une petite maison dans l'enclos du Palais-Royal, que l'on appelait le
palais Brion : tous les soirs, le roi allait y voir mademoiselle de La Vallière, et l'on y jouait
un jeu d'enfer au brelan[7]. Il fut question
un moment delà marier au comte de Tardes, afin de cacher à la reine sa
première grossesse : elle se mit au lit quelques jours seulement, avec un tel
soin que personne, hors ses sages-femmes, ne put s'en apercevoir : Le roi
toujours plus épris assista, pour ainsi dire, à chaque douleur de
l'enfantement, et les récits galants n'ont omis aucune circonstance de cette
tendre affection : Comme il était avec sa maîtresse,
beau comme un Adonis, la pauvre créature fut prise de ce mal qui fait tant de
violence et de convulsions si terribles que jamais homme ne fut tant
embarrassé que notre monarque ; il appela du monde par la fenêtre tout effrayé,
et cria qu'on allât dire à mesdames de Montausier et de Choisy qu'elles
vinssent au plus tôt ; et une fille de chambre courut à la sage-femme
ordinaire ; tout le monde vînt trop tard pour empêcher que la veste en
broderie de perles et de diamants la plus magnifique ne portât des marques de
désordre : les dames arrivant, trouvent le roi suant comme un bœuf, d'avoir
soutenu La Vallière
dans les douleurs qui avaient été assez cruelles pour lui faire déchirer une dentelle
de mille louis, en se pendant au cou du roi ; il est constant qu'il faillit
mourir, lorsque madame de Choisy cria comme une folle : Elle est morte ! madame
de Montausier le crut aussi, car elle eut une syncope très-violente[8]. Au nom du Dieu,
s'écria le roi, fondant en larmes, rendez-la-moi, et prenez tout ce que
j'ai ; il était à genoux au pied de son lit, immobile comme une statue.
Cet amour passionné était une insulte à la reine. Louis
XIV avait son petit ménage à côté de la maison royale où vivait Marie-Thérèse
; en vain on essaya de détourner le roi de cette vive passion, il n'écouta
rien, ni les exhortations de son confesseur, ni les paroles de sa mère.
Mademoiselle de La Vallière
ne faisait rien pour se séparer du roi, ce qui explique plus tard ses grands
repentirs : Louis XIV passait presque toutes les
nuits avec elle, et ne la quittait qu'à trois heures du matin. Pendant ce
grand désordre, le pieux duc de Mazarin[9] demanda une audience particulière au roi ; elle lui fut
accordée : il lui raconta une vision qu'il avait eue, comme si tout le
royaume allait être bouleversé, s'il ne quittait La Vallière, et il lui en
donna avis de la part de Dieu ! Et moi, lui repartit le roi, je
vous donne avis de ma part de mettre ordre à votre cerveau qui est en
pitoyable état, et de rendre tout ce que votre oncle le cardinal a dérobé.
Le pauvre père Amat[10], confesseur du roi, soufflé par les reines, alla aussi le
trouver, feignit de vouloir quitter la cour, faisant entendre finement que
c'était à cause de son commerce avec La Vallière ; le roi en riant lui accorda tout
franc son congé, et lui dit qu'il ne voulait désormais que son curé. La
reine-mère voulut faire un dernier effort et supplia le roi de penser au
scandale que son amour faisait. Le roi perdant tout respect, s'écria : Et
quoi, madame, doit-on croire tout ce qu'on dit ; je croyais que vous, moins
que tout autre, deviez prêcher cet évangile ! La reine-mère
se tut. Le soir dans le cabinet, le roi dit : qu'il
ne pouvait souffrir ces créatures qui, parce que le plaisir les quittait, enragent
qu'on soit en état d'en goûter : quand nous serons las d'aimer et de vivre,
nous parlerons comme elles ; voyez mesdames de Chevreuse, d'Aiguillon et de
Carignan. Puis le roi se tournant vers le duc de Roquelaure : Ma foi ! la galanterie a toujours été, et sera toujours
: voyez madame de Châtillon, madame de Luynes, la princesse de Monaco,
mesdames de Vitri, de Soubise, de Vivonne, d'Humière, et le roi riait de tout son cœur[11].
C'était le dernier degré où la passion pouvait s'exalter,
et la pauvre jeune reine avait à souffrir, à dévorer ses chagrins ; elle
était du même âge que mademoiselle de La Vallière[12] ; souvent elle
se demandait quel pouvait être chez le roi le mobile d'une préférence pour
une créature fade, boiteuse, avec des yeux langoureux sans être vifs et pénétrants.
Le roi, avec ses idées de toute-puissance, avec les apothéoses de ses poètes,
se plaçait au-dessus des lois divines et humaines, pour insulter sa mère et
sa femme si pieuse et si résignée !
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