1660-1663. La plus fastueuse renommée de ces premières années du
règne de Louis XIV fut celle du surintendant Fouquet, intelligence hors ligne
; il n'était bruit que de ses grandeurs, de ses générosités, de ses moyens de
finance et de crédit Autour de lui se groupaient les artistes, les gens de
lettres qui tous le célébraient avec enthousiasme. Le poète qu'on appelait le
bonhomme Le roi, l'État, votre patrie, Partagent toute votre vie, Rien n'est pour vous, Tout est pour eux ; Bon Dieu qu'on est malheureux D’être si grand personnage. Ainsi s'exprimait Fouquet, l'unique but des faveurs d'Uranie, Digne objet de mes chants, vaste et noble génie, Qui seul peux embrasser tant de soins à la fois, Honneur du nom public, défenseur de nos lois, Toi, dont l'âme s'élève au-dessus du vulgaire[4], Qui connaît les Beaux-Arts, qui sais ce qui doit plaire, Et de qui le pouvoir, quoique peu limité. Par le rare mérite est encore surmonté. Vois de bon œil cette œuvre, et consens pour ma gloire Qu'avec toi on la place au temple de mémoire, Par toi je me promets un éternel renom, Mes vers ne mourront pas, assisté de ton nom. C'était, en effet, un esprit facile, élégant, que le surintendant
Nicolas Fouquet. Fils du conseiller d'État, Francis Fouquet, un des amis du
cardinal de Richelieu, il s'était rapproché des parlementaires par sa mère,
si charitable, la fille du président de Maupeou ; pourvu tout jeune homme de
la charge de maître des requêtes, puis, à trente ans, de celle de
procureur-général, la reine Anne d'Autriche et le cardinal Mazarin l'avaient
appelé au poste de surintendant des finances[5], avec la disposition
absolue de la maison du roi et des bâtiments. Il méritait sa fortune par sa
rare intelligence, ses manières larges d'entendre les affaires, et par ses
rapports faciles, assidus avec les compagnies de financiers que le cardinal
Mazarin avait appelés en France, et qui aidèrent l'état en plusieurs
circonstances difficiles. Fouquet avait pourvu à toutes les nécessités de la
paix et de la guerre après les troubles de Il aimait le faste et la dépense ; ardent, vaniteux même pour les conquêtes de femmes, il avait mis une certaine publicité dans ses amours : à ces temps de fronde, de désordre et de misère, où les femmes se respectaient peu et se gardaient encore moins elles-mêmes : Ô Dieu ! le beau temps que c'était A Paris durant la famine, Filles et femmes l'on avait, Ô Dieu ! le beau temps que c'était ! La plus belle se contentait D'un demi-boisseau de farine[6]. Appuyé sur la confiance de la reine-mère, Fouquet avait
aspiré aux brillantes conquêtes de ses filles d'honneur : on disait même
qu'il avait souhaité passionnément de se faire aimer de mademoiselle de Et la grâce plus belle encore que la beauté. Le satirique Boileau, plus tard, pour servir les intérêts du soleil levant (d'Athénaïs de Mortemart, madame de Montespan), avait réveillé les soupçons du roi, par ce vers plein d'allusion et de méchanceté : Jamais surintendant n'a trouvé de cruelle. Accusation jetée contre mademoiselle de Le Nôtre[10] avait étudié l'art des jardins à Rome, à Florence, et le surintendant Fouquet avait confié au peintre Lebrun, le rénovateur de l'art antique, la décoration du château de Vaux. Des grottes, des canaux, on superbe portique, Des lieux que, pour leur beauté, J'aurai pu croire enchantés, Si Vaux n'était point au monde ; Ils étaient tels qu'au soleil Ne s'offre au sortir de l'onde, Rien que Vaux qui soit pareil. Lebrun, dont on admire et l'esprit et la main, Père d'inventions, agréables et belles, Rival de Raphaël et successeur d'Apelles[11], Par qui notre climat ne doit rien aux Romains. La passion du roi, pour mademoiselle de Parmi la fraîcheur agréable Des fontaines, des bois, de l'ombre et des zéphirs, Furent préparés les plaisirs Que l'on goûta dans la soirée. De feuillages touffus, la scène était parée Et de cent flambeaux éclairés Le ciel en fut Jaloux ; enfin figure-toi Que lorsqu'on eût tiré les toiles[12], Tout combattait à Vaux pour les plaisirs du roi ; La musique, les eaux, les lustres et les étoiles. Pour cette fête, Pélisson avait écrit un prologue : On y vit Parut un rocher si bien fait Qu'on le crut un rocher, en effets Mais insensiblement se changeant en coquille ! Il en sortit une nymphe gentille Qui ressemblait à Nymphe excellente dans son art[13]. Le surintendant Fouquet avait appelé toute la troupe des Béjards à celte fête de Vaux, et Poquelin (Molière) composa tout exprès la comédie des Fâcheux, qui amusa considérablement le roi et la cour, car on y reconnut quelques-uns des seigneurs qu'on voyait à Saint-Germain[14] ; le pauvre Poquelin, en comédien habile, se mit en quatre pour divertir la cour. La troupe des Béjards devait tout au surintendant Fouquet, qui l'avait tirée de la vie nomade, si bien décrite par le Roman comique de Scarron. Si vous avez passé à travers quelques foires de province, vous pouvez vous faire une idée de ce qu'était cette troupe des Béjards, et la représentation des saltimbanques peut en offrir une imitation. Dans la fête de Vaux, mademoiselle de A quelque temps éclata la catastrophe ; le surintendant
Fouquet fut arrêté pendant un voyage de la cour en Bretagne ; on a mêlé à la
pensée de ce coup d'État le souvenir de ce récent hommage dont j'ai parlé que
le surintendant avait présenté à mademoiselle de En frappant Fouquet, le roi atteignit les dernières
velléités de On doit remarquer que mademoiselle de Deux ministres secondèrent Louis XIV dans cette réaction, dont le surintendant Fouquet fut la victime : le chancelier Letellier, puis Colbert : Letellier, homme d'état, défenseur invariable de la prérogative royale ; Colbert, esprit de détail, jaloux de l'intelligence de Fouquet. Fouquet était aventureux, plein de grandes idées ; Colbert, esprit bourgeois et médiocre, n'eut jamais une pensée politique : il fut la main et jamais l'intelligence du règne. |
[1]
Vous avez fait des poupons le héros.
Et l'avez fait sur un très-bon modèle ;
Il tient déjà mille menus propos,
Sans se méprendre il rit à la plus belle.
[2] Le premier président, Mathieu Molé, était mort à temps, le 5 janvier 1656.
[3] Fouquet était procureur-général au parlement et en avait les idées.
[4]
Vers de
[5]
Fouquet le premier avait appliqué à
. . . . . . . .
. . . . . . . Plus pâle qu'un rentier,
A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier.
(Boileau.)
L'épigramme du chevalier d'Ailli contre Colbert est plus piquante :
De nos rentes pour nos péchés,
Si les quartiers sont retranchés,
Pourquoi s'en émouvoir la bile ?
Nous n'aurons qu'à changer de lieu.
Nous allions à l'Hôtel-de-Ville
Et nous irons à l'Hôtel-Dieu !
[6] Œuvres de Chapelle, édit. de Saint-Marc.
[7]
Un autre portrait de mademoiselle de
[8] Boileau, satyre XI.
[9] Le château de Vaux avait été construit par l'architecte Orbey, élève de Le Vau, le véritable auteur de la colonnade du Louvre.
[10] Le Nôtre, fils du surintendant des Jardins, né en 1613, était fort lié avec le peintre Lebrun, et ils travaillaient ensemble à l'embellissement des châteaux.
[11]
[12]
Sans doute les décors. Lettre de
[13] Vit-on nymphe plus gentille
Que ne fut Béjard l'autre jour
Dès qu'on vit ouvrir sa coquille,
Et chacun cria alentour
Voilà la mère de l'amour.
(Vers du temps).
[14]
Le duc de
[15] On trouve cette anecdote dans les mémoires sur Louis XIV par l'abbé de Choisi, écrivain léger, inexact, tout dévoué à madame de Maintenon. Voltaire a dit de ce livre : Il se trouve des choses fausses et beaucoup de mensonges.
[16] Colbert fut toujours très-jaloux et despote : il n'agit jamais que par des mesures et des tribunaux d'exception : Quand une affaire ne lui plaisait pas (dit le marquis Sourches), Colbert prenait un visage sévère et disait qu'elle était contre les intérêts du Roi : peu de gens avaient assez de cœur pour lui résister. (Mémoire du marquis de Sourches).
[17] Le premier président, Lamoignon, se récusa dans le procès de Fouquet en s'écriant : Lavavi manus meas.
[18] On célébra la fermeté de M. d'Ormesson :
Ne finissons pas la chanson
Sans entonner quelques bons sons,
Pour exalter d'Ormesson,
Le bon Dieu le bénisse !
Et avec lui les gens de bien
Qui rendent
Et qui ne craignent rien.