1660. Toute la société de cette époque, et il est utile de le
remarquer, est dominée par la philosophie de Descartes, fatale influence qui
ouvrait la voie au XVIIIe siècle : Descartes, intelligence considérable,
homme pieux, on le disait du moins, âme noble, établit une sorte de
rationalisme dans la foi, et l'esprit d'examen dans la croyance ; il mena
droit à la philosophie de Lucrèce et d'Épicure[1] : fonder les
légendes du ciel, les doux et pieux mystères sur le rationalisme, n'était
qu'une transition vers la négation et le doute absolu ; Descartes n'était
qu'une de ces âmes honnêtes qui préparent les révolutions sans les vouloir ;
elles espèrent le bien et mènent au mal. Au moment de Pierre Gassendi, l'élève et l'admirateur de Descartes, fut
le savant surtout qui pervertit le XVIIe siècle[3] ; puissant érudit,
de son école sortirent les penseurs libres tels que le baron de Blot, À travers les chansons libertines du baron de Blot, ce que
l'on remarque surtout, c'est l'impiété, la négation de Dieu et de toute
croyance. Les Maximes de Ces dieux que l'homme a faits et qui n'ont point fait l'homme, Des plus fermes États ces burlesques soutiens, Va, va, Térentius, qui les craint ne craint rien[5]. Que peut-on écrire de plus impie, quelle négation plus audacieuse de la divinité ? Cyrano avec la langue de Lucrèce, raille tout ce qui croit et prie. Bussy-Rabutin, le plus dissolu des médisants, celui qui mérita une telle renommée, que la plupart des pamphlets des réfugiés furent publiés sous son nom ; Vendôme, ce prince des bâtards, ce protecteur de toutes les immondices dans son palais du Temple, — que Dieu fit plus tard un lieu d'expiation pour des victimes innocentes — ; Conti, effronté déiste avant sa conversion par Bossuet ! La philosophie de Descartes, commentée par Gassendi, mit encore
au monde ce baladin d'Assoucy, si plein de verve et d'entrain, joueur
effréné, esprit de sac et de corde, gibier de potence, l'ami, le conseiller
des Béjards et de Molière qui vivait en leur compagnie[6], et souvent à leur
frais dans ses caravanes avec les deux ivrognes spirituels et libertins,
Chapelle et Bachaumont : tous deux avaient sucé, dans les leçons de Gassendi,
les lois de la morale d'Épicure où conduisait naturellement la philosophie de
Descartes. Dans les choses religieuses, discuter, c'est douter ; raisonner dans
les enseignements qui tiennent aux traditions, aux dogmes, c'est conduire à
la négation absolue : Chapelle et Bachaumont voyageaient sans pensée de la
vie future, gracieux païens qui chantaient l'amour et le vin dans le cabaret
de Oui, Moreau, ma façon de vivre. C'est de voir peu d'honnêtes gens[7]. C'est plein de verve, de vin, et d'esprit que Chapelle écrivait ces jolis vers : Sous ce berceau qu'amour exprès Fit pour toucher quelque inhumaine L'un de nous deux, un jour, au frais, Assis près de cette fontaine, Le cœur percé de mille traits, D'une main qu'il portait à peine Gravait ces vers sur un cyprès : Hélas ! que l'on serait heureux Dans ce beau lieu digne d'envie Si toujours aimé de Sylvie On pouvait, toujours amoureux, Avec elle passer sa vie. Tous deux, Bachaumont et Chapelle, voyageaient comme d'Assoucy,
insouciants de la vie, et comme loi, ils rencontrèrent la troupe de baladins
ambulants, où était engagé un autre élève de Gassendi, Poquelin, connu déjà
sous le nom de Molière. Poquelin avait préludé à la vie de tréteaux, par
l'essai d'une traduction de Lucrèce (toujours
le même doute, la même impiété) ; et maintenant il écrivait des farces
à l'italienne sous des titres grossiers et bizarres, qu'on pouvait
barbouiller sur des enseignes dans les foires de province[8]. Il est à croire
que Scarron, dans son Roman comique, a voulu peindre la troupe des
Béjards espèce de bohémiens, où Molière trouvait sa place : n'est-il pas
facile de mettre des noms fort connus à Destin, à C'était encore un élève de la philosophie de Descartes et
de Gassendi, que ce fablier appelé bien à tort le
bon La raison du plus fort est toujours la meilleure, et cette pauvre cigale à qui la fourmi sans pitié refuse l'aumône : Eh bien ! dansez maintenant. Cruelles et dures paroles qui repoussent tout sentiment de
charité. La cigale, c'est le pauvre artiste qui vit de son art, la fourmi,
c'est l'impitoyable usurier, l'industriel qui recueille et ramasse et que le
fablier exalte comme un type. Le cardinal de Retz fut un disciple de Descartes que l'ambition du pouvoir agite et que le repos importune ; tout ce qui est résistance, révolte, sédition, vint de cette philosophie qui prépara le pur rationalisme de l'école d'Angleterre et de Hollande. Les débris chevaleresques du moyen-âge disparaissaient
avec l'hôtel de Rambouillet. Ce que la littérature avait de joyeux, de jeune,
d'éternellement frais venait de l'Italie, avec Colombine, Arlequin, le
docteur ; ce qu'elle avait de noble, d'élevé, jusqu'à la fanfaronnade,
arrivait d'Espagne, des deux Castilles avec le Cid. Boileau représente l'esprit
latin, la philosophie de Lucrèce et d'Épicure ; le satirique est épris
d'Horace, de Juvénal, les deux auteurs qu'il lit et qu'il traduit avec
persévérance. Tout ce que Maintenant que va faire Louis XIV en présence de toute cette
littérature qui l'entoure à son avènement : l'une, d'opposition avancée,
implacable, se réfugie en Angleterre ; l'autre, amère, railleuse, mais bien
plus malléable, on pourra l'attirer et la gagner pour en faire un
instrument ! À cet aspect nouveau de la société aussi bien qu'aux amours
de Louis XIV pour mademoiselle de |
[1] René Descartes était né le 31 mars 1596, en Touraine ; il était élève des Jésuites ; il mourut en Suède, en 1651, dans une sorte d'exil. C'était un esprit essentiellement d'opposition.
[2] L'Histoire naturelle est pleine de descriptions et de phénomènes étranges.
[3] Gassendi, Provençal, né à Digne en 1592, était le correspondant intime de Galilée et de Keppler ; il était venu professer à Paris la philosophie devant de nombreux élèves.
[4]
[5] Dans sa tragédie d'Agrippine :
Térentius. Les dieux renverseront tout ce que tu proposes.
Séjanus. On peu d'encens brûlé rajuste bien des choses.
[6] Qu'en cette douce compagnie
Que je repaissai d'harmonie
Au milieu de sept ou huit plats.
Exempt de souci, d'embarras.
Je passais doucement la vie :
Jamais plus gueux ne fut plus gras.
Ainsi s'exprime d'Assoucy sur la compagnie de Molière.
[7] Dans l'édition très-épurée avec des notes qu'a publiée Saint-Marc.
[8] Les Amours combattus, les Amours rusés. La première pièce un peu régulière de Poquelin furent les Étourdis.
[9]
[10] Comparez d'Assoucy avec Chapelle et Bachaumont qui trouvèrent plus d'une fois la troupe des Béjards sur leur route.
[11] Voir les lettres de madame de Sévigné, liv. IV.
[12] C'est une belle étape à faire au point de vue des arts et de la littérature que celle du règne de Philippe IV.
[13]
Je ne me suis jamais expliqué comment des historiens enthousiastes de la
révolution française, des comités de salut public et de sûreté générale, ont
tant critiqué l'Inquisition qui sauva l'unité espagnole, comme ces comités
préservèrent l'unité de