MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

ET LES FAVORITES DES TROIS ÂGES DE LOUIS XIV

 

IV. — LES CHÂTEAUX DE SAINT-GERMALN ET DE VERSAILLES.

 

 

1663.

 

Il est des ruines plus terribles, plus lamentables que celles que fait le temps ! Le splendide château de Marly avec ses huit pavillons, chefs-d'œuvre d'art a disparu, et les charmilles sont remplacées par des mares d'eau croupissantes, des broussailles et des roches abruptes ; la France a déjà ses ruines comme Rome[1], Babylone et l'Egypte. Aujourd'hui encore quand on arrive à Saint-Germain, on jette les yeux sur ce château en briques rouges, monument vieilli des siècles écoulés, et l'on se demande si c'était là le théâtre galant et gracieux des premiers amours de Louis XIV, avant que Versailles ne se fût élevé comme une merveille commandée par la volonté superbe d'un souverain.

Il n'en est rien ; autrefois sur cette belle terrasse de Saint-Germain, unique au monde, à côté du vieux château en briques commencé par Charles V, achevé par François Ier, s'élevait un autre château, œuvre de prédilection de Henri IV et construit sur les dessins de Marie de Médicis avec toute l'imagination et l'élégance florentine[2]. L'architecte avait voulu profiter de sa belle situation ; c'était donc à côté du vieux château que s'élevait le nouveau, il en était séparé par une cour d'honneur vaste et en fer à cheval : au fond, le pavillon du centre et deux ailes élégantes ; et au delà une terrasse comme suspendue à la manière des jardins antiques. L'architecte avait profité avec un art admirable des magnifiques aspects de la campagne et de la pente en rampe qui s'étendait jusqu'à la Seine : de la première terrasse couverte de bosquets un double escalier en perron, descendait jusqu'à une seconde terrasse, ornée comme un beau jardin el ainsi de suite par cinq terrasses successives jusqu'à la Seine au Pecq ; la dernière s'appelait la pièce d'eau a cause des bassins transparents, des naïades, des orcades, de Neptune et des nymphes qui se miraient dans l'écume des eaux. Le château de Saint-Germain était d'une proportion si bien ménagée que de loin ces milles escaliers ne paraissaient que comme des arabesques incrustées sur le flanc de la colline ; on aurait dit un travail d'ivoire, une reproduction du château d'Alcine et de Falerine del signor Ariosto. Ce qu'il y avait de remarquable dans cette belle échelle de terrasses, c'est que l'artiste florentin avait ménagé sous chacune d'elle des grottes mystérieuses, tapissées de mousse, peuplées des dieux de l'Olympe, douce retraite dans les chaleurs de Tété ; on en comptait jusqu'à vingt-deux, chacune avec un nom de nymphe ou d'amour ; on y dînait au son d'une musique harmonieuse, au bruit des cascades murmurantes et pour la première fois on vit l'effet charmant et magique des lumières mêlées aux fleurs[3] et aux jets d'eaux, comme dans les antra nympharum que décrit Porphyre. Marie de Médicis avait apporté les goûts de l'Italie à la cour de Henri IV, ces passions de retraite et de sieste amoureuse dans les grandes chaleurs de l'été[4], sous les ombrages des riches palais.

C'était dans ces beaux jardins de Saint-Germain-en-Laye que Louis XIII avait aimé si chastement mademoiselle de Lafayette ; Louis XIV était né dans le pavillon du centre, et lors des troubles de la Fronde, lorsque la reine-mère avait été forcée de chercher un abri à Saint-Germain, Anne d'Autriche avait garni de canons et couleuvrines toutes les terrasses, de manière à rendre inexpugnable la retraite royale. Après l'apaisement des troubles, Saint-Germain était devenu le séjour de la galanterie, moitié italienne et moitié espagnole. La situation était extrêmement favorable, ces galeries, ces jardins en espaliers, en toitures superposées, permettaient l'usage des échelles de soie, des escalades aux balcons ; et sous Henri IV, les grottes de Neptune, de l'Amour, et de Vénus, étaient renommées pour les aventures galantes. Depuis son ardente passion pour mademoiselle de La Vallière, le roi, qui voulait éviter les reproches sévères d'Anne d'Autriche, les tristesses de sa jeune femme, Marie-Thérèse, et peut-être les hautaines railleries de Madame Henriette, allait souvent passer de longues journées à un pavillon de chasse très-aimé de Louis XIII, situé entre les bois de Satory et la forêt de Harly, pays fort giboyeux et que l'on nommait Versailles.

Au temps de la féodalité, Versailles, petit domaine, se partageait entre les seigneurs de Versailles et les moines du prieuré de Saint-Julien ; les seigneurs étant éteints, le prieuré venait de rentrer dans la manse du diocèse de Paris[5], lorsque Louis XIII fit construire son pavillon de chasse sur le domaine de cette abbaye. C'était un tout petit château dont les vestiges se voient encore, plus gracieux peut-être que le fastueux palais d'aujourd'hui, car, svelte et léger, il était précédé d'une vaste cour entourée et couronnée d'une galerie. Sur le devant, deux belles pyramides servaient à indiquer les rendes-vous de chasse, selon la coutume royale[6].

Derrière, s'étendait un parc avec une fauconnerie et une ménagerie, c'est-à-dire des chiens de vingt espèces, tes furets, la faisanderie, les cages à faucons et à émerillons, et à côté quelques animaux fauves, pris an piège et épargnés à cause de leur beauté : le loup, le sanglier, le renard, quelques vieux cerfs à la taille démesurée, l'aigle, le vautour. Louis XIII, le chasseur le plus hardi, le plus intrépide, se plaisait au retentissement du cor, aux courses lointaines. Ce n'était pas la chasse royale telle que, depuis, Louis XIV la régla avec ses temps de repos, ses rendez-vous marqués d'avance, ses halalis préparés, comme si les libres animaux des forêts devaient obéissance au roi, ainsi que ses sujets ! Les chasses du roi Louis XIII étaient abruptes, saccadées, un exercice violent, imprévu, au courre, au mousqueton, au furet, au faucon, à travers les forêts épaisses. Dans les gravures contemporaines[7], on voit le roi à cheval s'élancer seul au milieu des arbres séculaires ; on le reconnaît à sa belle tête, à ce chapeau d'un gris élégant, surmonté de plumes rouges flottantes ; plusieurs cerfs fuient devant le roi qui précède tous les siens dans ces violents exercices, car la chasse enivre comme les vins généreux[8].

Dans ses fréquentes excursions au pavillon de Versailles, la chasse n'était qu'un prétexte pour Louis XIV : à cette époque, vivement épris de mademoiselle de La Vallière, le roi aspirait à des rendez-vous mystérieux, à des entretiens secrets, comme aux beaux jours de la chevalerie : il fuyait les regards de la cour ; les reproches de Marie-Thérèse sa femme alors enceinte, et, toujours la raillerie de Madame ! Ravissante princesse que Marie-Henriette d'Angleterre ; élevée au milieu des belles écoles de galanterie, elle avait autour d'elle une cour toute dévouée : Guiche, Lauzun, se disputaient les couleurs de la fille des Stuarts ; le rai la visitait très-souvent. La vieille et maussade Allemande qui a mis le pied dans tous les scandales, ce laideron au nez court et gros, aux joues flasques et pendantes, aussi mal faite d'esprit que de corps[9], la duchesse d'Orléans, affirme que Louis XIV osait aimer sa belle-sœur : elle dit même que l'amour que le roi feignait pour mademoiselle de La Vallière n'était qu'un moyen de cacher une passion sérieuse et coupable envers madame Henriette, et qu'il ne visitait la demoiselle d'honneur que pour se donner le prétexte de multiplier ses assiduités auprès de la princesse : Bussy-Rabutin a vengé le roi et Madame ; lui, pourtant le plus médisant des hommes, a dit qu'au contraire le roi faisait le galant auprès de sa belle, sœur, afin de cacher son amour pour mademoiselle de La Vallière : et madame Henriette, la plus aimable femme de la cour, était trop élevée de cœur et d'esprit pour trahir ses devoirs. Je ne fouille pas dans ces calomnies ; Henriette d'Angleterre, Madame, morte à vingt-six ans, dans les sentiments de la plus haute piété, mérita les pompes de la plus splendide oraison funèbre, la parole de Bossuet : Madame se meurt. Madame est morte ! Pourquoi enlever la première poésie des amours de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière ? pourquoi n'en faire qu'un prétexte pour cacher un autre sentiment presque incestueux ? n'était-ce pas assez d'un adultère, en fallait-il deux pour désaltérer la calomnie !

Le pavillon de chasse de Louis XIII devint ainsi le théâtre de l'amour de Louis XIV : il n'y avait pas encore ces vastes jardins, ce parc immense où l'on cherche encore aujourd'hui les pas de mademoiselle de La Vallière : autour du pavillon de chasse se déployaient les bosquets dessinés selon l'école des Médicis, ces massifs de cyprès, d'ifs, ces espaliers de jonquilles, de roses, de tubéreuses, ces parterres amoureusement découpé ? en chiffres que l'on rencontrait partout dans les jardins avant Le Nôtre[10], à côté des fruiteries, cerisaies, imités des jardins de la campagne de Rome dont on trouve encore des vestiges. Horace avait chanté la joie paisible de ses champs aux cascatelles de Tivoli ; et Catulle avait célébré les merveilles des jardins d'Auguste et de Tibère : on retrouve depuis Henri II jusqu'à Louis XIII, ces souvenirs de la campagne de Rome, et du Tusculum, au Luxembourg, aux Tuileries, dans les principaux hôtels du Marais ; Le Notre modifia l'ordonnance des jardins antiques avec leurs vignes, leurs vergers, leurs treilles riantes, leurs faunes, leurs satyres et leur dieu Therme.

 

 

 



[1] L'aqueduc seul survit à la destruction, comme pour donner une plus grande ressemblance avec la campagne de Rome.

[2] Du splendide château de Saint-Germain, il ne reste plus que deux débris : le petit pavillon de Henri IV (aujourd'hui un restaurant)) et un autre petit pavillon florentin à l'extrémité de la rampe. J'ai visité quelques grottes souterraines qui peuvent donner une idée de la splendide résidence de Henri IV. Ce fut sous le règne de Louis XVI et pendant le ministère déclamatoire de Turgot, que Marly et Saint-Germain furent abandonnés pour cause d'économie : bientôt les terrains ont été brisés, morcelles en mille pièces, et Paris a pu manger quelques légumes de plus aux dépens de l'art.

[3] C'était dans la maison du financier italien Zamet (au Marais) qu'on avait vu pour la première fois ce mélange de fleurs, d'eau et de lumières.

[4] Il en existe des débris à Saint-Germain.

[5] Hugo de Versallis. Sur les origines de Versailles, lisez dom Félibien, Histoire du diocèse de Paris.

[6] Cabinet de gravures (Biblioth. Impériale, 1680).

[7] Cabinet de gravures (Bibl. Imp., 1680).

[8] Recueil des chasses (Biblioth. Imp.).

[9] Rien ne me parait plus capable de fausser l'histoire que cette publication retentissante et rétrospective qu'on a faite des lettres de madame la duchesse d'Orléans. Je crois, pour l'honneur et la pudeur de Charlotte-Élisabeth, princesse palatine, qu'elles sont apocryphes, D'abord publiées en fragments, elles furent attribuées à Sénac de Meilhan. On les trouve aussi dans un recueil-pamphlet sous ce titre : Mélanges anecdotiques et critiques où elles sont publiées en entier. La duchesse d'Orléans, vilain esprit, dépasse pour la calomnie le médisant Saint-Simon.

[10] Ces jardins à la façon italienne de Rome et de Florence sont plus élégants et plus pittoresques que les jardins compassés de Le Nôtre.