1655-1660.
Louis XIV, fils de la race de Henri IV, avait du sang
italien et espagnol dans les veines, par Marie de Médicis son aïeule, et par
Anne d'Autriche sa mère. Cette origine explique sa galanterie ardente pour
les femmes, et cet esprit chevaleresque qui épurait un peu les sentiments
brusques, effrénés de son cœur. Son éducation confiée à Péréfixe[1], évêque de
Rhodez, un peu négligée au point de vue littéraire au milieu des troubles de la Fronde — et ce fut un
bien pour son gouvernement, il y a toujours assez de lettrés dans les États
—, avait été parfaite comme exercice de corps pour les grâces de sa personne
; il montait à cheval merveilleusement ; il était un des plus forts tireurs
d'épée ; la lecture des romans espagnols l'avait initié aux mille exploits de
la galanterie ; il excellait à placer une échelle de soie sur les balcons et
à escalader de terrasse en terrasse jusque dans les appartements des
demoiselles d'honneur de la reine ; il dansait à ravir dans les fêtes de cour[2]. Anne d'Autriche
était fière de son fils.
A 18 ans, Louis XIV était d'une taille moyenne, les
épaules un peu larges ; sa démarche était digne. Il portait la jambe en avant
avec beaucoup de fierté à la fois et avec grâce ; il était légèrement marqué
de petite virole, les cheveux presque noirs et flottants, les yeux brillants
et doux, les lèvres vermeilles ; il parlait lentement et bien, quelquefois
avec feu et son geste animé exprimait avec énergie toutes les passions de son
cœur. Déjà, le jeune prince avait excité la vigilance d'Anne d'Autriche, sa
mère, en faisant plusieurs fois invasion dans les appartements des filles
d'honneur, et madame de Navailles, gouvernante de ces demoiselles, avait été
obligée de faire murer une porte dérobée, par laquelle le jeune roi
s'introduisait dans les appartements les plus intimes. Louis XIV n'y renonça
pourtant pas ; il grimpait des galeries jusqu,aux balcons dé Saint-Germain, et
il ne manquait pas d'espiègles pour lui ouvrir les jalousies des
appartements.
Le premier amour connu du roi, — je ne parle pas des
quelques brutalités vulgaires rapportées par Saint-Simon et par Voltaire,
avides de tous ces petits scandales —, ce fut pour mademoiselle Elisabeth de
Ternan[3] ; il n'eut pas de
suite.
Après elle, le roi aima mademoiselle de la Hotte d'Argencourt, une
des demoiselles d'honneur delà reine-mère ; il ne put réussir auprès d'elle[4]. Anne d'Autriche
exigea de l'obéissance de son fils une rupture publique. Louis XIV céda pour
s'éprendre avec une énergie nouvelle de la propre nièce du cardinal Mazarin,
Olympe Mancini ; puis de Marie, la sœur cadette, fort laide, mais
très-spirituelle. Le roi Louis XIV, jeune homme, jamais n'avait tenu beaucoup
à la beauté, chez lui c'était de la passion brusque, saccadée, violente, qui
distinguait peu dans ses conquêtes. Ce fut un épisode considérable dans la
vie de Louis XIV, que cet amour pour Marie Mancini.
On a dit que l'ambition de cette jeune fille avait été
d'être reine de France, et qu'elle était poussée dans cette voie d'orgueil
démesuré par les conseils du cardinal Mazarin, son oncle ; mensongère
accusation encore jetée par la
Fronde sur la pourpre romaine, au moment où le cardinal
négociait la paix des Pyrénées et le mariage du roi avec une Infante. Il faut
voir la belle et noble correspondance de Mazarin avec Louis XIV, Anne d'Autriche
et sa propre nièce[5]
; il faut entendre ses indignations contre toute pensée qui ne serait pas le
triomphe delà politique de la grande alliance avec l'Espagne, inaugurée par
le traité des Pyrénées.
Le mariage avec une Infante avait un moment absorbé le
cœur du roi, qui cessa de correspondre avec Marie Mancini ; à Saint-Germain,
le jeune Louis XIV avait pris l'habitude de venir chez Madame, duchesse
d'Orléans, dont les grands sentiments lui plaisaient fort. Les pamphlets
hollandais disent : Qu'il s'était éperdument épris
de sa belle-sœur, Anne-Henriette d'Angleterre, orgueilleuse et galante
princesse. Ces assiduités venaient surtout du plaisir qu'avait le
jeune roi de se trouver au milieu des filles d'honneur de Madame ; il n'osait
trop mugueter avec celles de la reine infante, sa femme[6], ni avec celles
de la reine Anne d'Autriche, sa mère, par respect[7] et bienséance ; il
allait donc plus volontiers au cercle de Madame, souvent souffrante et
toujours gracieuse : un jour, on apprit qu'il s'était longtemps entretenu
dans les salons d'attente avec cette jeune fille d'honneur dont j'ai parlé,
Louise de La Vallière
; les autres demoiselles se retirèrent par respect, et Louis XIY resta seul
derrière la haute tapisserie qui formait portière pour séparer les deux
pièces. Cette aventure fit du brait, on en causa parmi les jeunes aventureux
; on de croyait pas à la durée de cette simple galanterie. La Vallière était moins
jolie que beaucoup de ses compagnes ; on savait seulement qu'elle avait une
charmante et douce causerie, et cet attrait seul avait pu retenir le roi.
Madame surtout ne pouvait croire à une sérieuse liaison avec le roi : on
remarqua pourtant ses assiduités, le plaisir qu'il avait à causer avec la
petite La Vallière
comme on la nommait alors[8] : le roi était
jeune, impératif ; il souffrait difficilement les obstacles, et les
remontrances encore moins. Il envoya à mademoiselle de La Vallière des bracelets
et des boucles d'oreille d'un grand prix, et l'empressement qu'elle mit à s§
parer de ces bijoux, sans hésiter, au milieu des filles d'honneur de la
reine, suppose ou un amour immense qui s'avoue d'abord, ou une sorte de
fierté et d'orgueil de la conquête qu'elle avait faite. L'amour du roi pour
mademoiselle de La Vallière
fut donc presque public à son origine, et celte publicité, dont mademoiselle
de La Vallière
se rendit complice, a-t-elle un caractère suffisant de pudeur et de chasteté[9] ? cet adultère
jeté à la jeune reine Infante (elle était de
l'âge de mademoiselle de La
Vallière) et à la reine-mère, à qui Louis XIV devait
tant de respect, fait supposer dans mademoiselle de La Vallière une certaine
hardiesse de conduite qui brave tout pour le sentiment qu'elle éprouve, ou
pour le but qu'elle se propose. Ce n'était pas la première fois que
mademoiselle de La Vallière
avait été remarquée parmi les filles de Madame, et l'on parlait des offres
d'argent qu'avait osées faire le surintendant Fouquet. La jeune fille se
parait des dons et de l'amour du roi, à la cour, en présence de ses compagnes
; elle allait aux rendez-vous, soit au petit pavillon de Versailles, après la
chasse, soit dans le château de Sainte Germain, même sous les yeux de la
famille royale.
Il serait difficile, à cette première période des amours
de mademoiselle de La
Vallière, de la présenter comme timide, sous l'image d'une violette modeste et cachée, comparaison qui
ne conviendrait pas à cet amour ardent, sincère, sans doute, mais un peu
affiché. On a écrit des volumes, romans ou histoires, sur mademoiselle de La Vallière ; et nul n'a
osé dire que cet amour public, à la face de la reine Infante, avec un jeune
roi adultère, n'a rien qui puisse se justifier ; il jette peu d'intérêt sur
le caractère de mademoiselle de La Vallière à dix-huit ans. Rien de secret dans la
manifestation de ces sentiments ; mademoiselle de La Vallière s'en pare
comme de ses bijoux ; ce n'est pas la violette
timide qui pourrait être son emblème, mais la rose éclatante qui s'épanouit
aux rayons brillants du soleil.
Toute l'Europe s'occupa de mademoiselle de La Vallière ; elle fut
l'objet de flatteries et de censures à la cour de Louis XIV. Parmi les petits
et nombreux écrits qui furent publiés en Angleterre et en Hollande, sous le
nom du comte de Bussy-Rabutin, il en est un d'une certaine curiosité : C'est l'histoire de l'amour feint du roi pour Madame, sa
belle-sœur. On y fait parler Henriette d'Angleterre, qui raconte
comment elle a été le jouet d'une petite fille d'honneur. Il ne faut pas
accorder aux écrivains, qui prirent le nom de Bussy-Rabutin, toute confiance
; les pamphlets écrits par les réfugiés étaient dirigés contre Louis XIV, sa
gloire et sa dignité :
Le roi, vous le savez (fait-on dire à Madame), venait me voir assez souvent pour se plaindre de
l'inutilité de son cœur, depuis le départ de la princesse de Colonne[10], et que les moments de la vie lui paraissaient longs. Un
jour qu'il était plus ennuyé qu'à l'ordinaire, Roquelaure pour le tirer de sa
rêverie, s'avisa de lui faire une plaisanterie de ce qu'une de mes filles
était charmée de lui, en la contrefaisant et disant qu'elle ne voulait plus
voir le roi, pour le repos de son cœur. Comme vous savez que Roquelaure donne
l'air goguenard à tout ce qu'il dit, il réussit fort à divertir le roi.
Quelques jours après le roi sortant de ma chambre vit passer mademoiselle de
Tonnay-Charente[11] ; il dit à Roquelaure : Je
voudrais bien que ce fût celle-là qui m'aimât. — Non, sire, la voilà, en lui montrant La Vallière à laquelle il
dit d'un ton très-plaisant, en présence du roi : Eh ! venez, mon
illustre aux yeux mourants, qui ne savez aimer rien moins qu'un grand
monarque. Cette raillerie déconcerta La Vallière ; elle ne revint pas de cet embarras,
quoique le roi lui fit un grand salut, lui parla le plus civilement du monde
; il est certain qu'elle ne plut pas ce jour-là, mais le roi ne voulut pas
qu'on la raillât. Six jours après, il devint mieux pour elle, l'entretint
fort spirituellement deux heures durant ; et ce fut cette conversation fatale
qui l'engagea. Comme il eut honte de venir voir cette fille chez moi sans me
voir, que fit-il ? il trouva moyen de faire dire à toute sa cour qu'il
était amoureux de moi, et dès qu'il voyait quelqu'un, il s'attachait à mon
oreille pour me dire des bagatelles ; il me mettait souvent sur le chapitre
de sa belle, en m'obligeant de lui dire les moindres choses ; comme j'étais
aise de le divertir, je l'entretenais autant qu'il le voulait. Il me souvient
qu'un jour que mademoiselle de Tonnay-Charente avait la fièvre, La Vallière était auprès
d'elle ; d'abord que le roi le sut, il en fut tout ennuyé[12].
Le pamphlet met encore quelques détails dans la bouche de
Madame : Le roi vint un soir avec la reine-mère qui
nous montra un bracelet de diamants d'une beauté admirable, au milieu
desquels était une miniature qui représentait Lucrèce ; tous tant que nous
étions de dames, nous eussions tout donné pour avoir ce bijou ; à quoi bon le
dissimuler, je vous avoue que je le crus à moi, car je ne négligeai rien pour
lui montrer qu'il me ferait un présent bien agréable ! Le roi le prit
des mains de la reine, sa mère, et le montra à toutes mes filles ; il
s'adressa à La Vallière
pour lui dire que nous en mourions toutes d'envie ; elle lui répondit d'un
ton languissant et précieux ; alors le roi vint prier sa mère de le lui
troquer ; elle le lui donna avec bien de la joie. Aussitôt le roi parti, je
ne pus m'empêcher de dire à toutes mes filles que je serais bien étonnée, si je
n'avais pas ce bijou le lendemain à mon cou. La Vallière rougit et ne
répondit rien ; un moment après, elle partit et mademoiselle de Tonnay-Charente
la suivit doucement. Elle vit La
Vallière regardant le bracelet, le baiser, puis le mettre
dans sa poche. La Vallière,
en se retournant, aperçut mademoiselle de Tonnay-Charente. Surprise, elle lui
dit : Mademoiselle, vous avez maintenant
le secret du roi, c'est une chose fort délicate, pensez-y plus d'une fois[13].
Ce fut un grand événement à la cour que cet amour du roi
pour une des filles d'honneur de Madame ; et il faut avouer que toute la
renommée d'extrême timidité de,mademoiselle de La Vallière se décolore un
peu devant le récit attribué à Madame qui continue en ces termes : Le lendemain, le roi vint chez moi, il parla plus d'une
heure à La Vallière
; il voulut dès ce jour la retirer de chez moi ; elle ne voulut pas ; il
souhaita qu'elle mît ses boucles d'oreilles et sa montre et qu'elle entrât
dans ma chambre avec tous ses atours, ce qu'elle fit ; je lui demandai devant
le roi qui pouvait lui avoir donné tout cela : Moi, reprit le roi peu
civilement. Mais comme le roi souhaitait que j'allasse à Versailles et que
j'y menasse cette créature, j'attendis pour la chapitrer d'être devant la
reine ; assurément que le roi s'en douta, et ce fut ce jour qu'il nous fit
cette incivilité à toutes, de nous laisser à la pluie, pour donner la main à La Vallière, à laquelle il
couvrit la tête de son chapeau. Ainsi, il se moqua de nos desseins et ne fit
plus de secret d'une chose dont nous prétendions devoir faire des mystères.
Madame Henriette ajoute qu'à peine quelques jours écoulés,
le roi fit présent à mademoiselle de La Vallière de meubles magnifiques dont un seul
candélabre valait deux mille louis. Chose inouïe, dans les fastes de la
galanterie souveraine, le roi voulût bien accepter un habit de gala des mains
de mademoiselle de La Vallière
; il en eut grande joie, et il voulut le porter quinze jours de suite ;
lui-même en envoya six, tous magnifiques, à mademoiselle de La Vallière, si
merveilleusement riches et superbes avec une échelle et une ceinture de
diamants ; puis une veste comme celle de la reine, qui lui allait fort bien.
Elle en était revêtue lorsque le roi alla à la revue de ses troupes, à Vincennes,
devant messieurs les ambassadeurs d'Angleterre. Voyant passer le carrosse de La Vallière, le roi s'avançant
au galop fut une heure et demie à la portière chapeau bas, quoiqu'il fît une
petite pluie que nous trouvions fort incommode ; et en s'en retournant, il
rencontra à douze pas de là le carrosse des reines[14] auxquelles il
fit un grand salut :
La semaine suivante, le roi et
mademoiselle de La Vallière
allèrent tous deux seuls à Versailles, où ils se régalèrent six ou huit jours
à tout ce qu'ils voulurent. Là, revenant à Paris, La Vallière tomba de
cheval ; elle ne se serait pas fait grand mal, si elle n'avait été la
maîtresse du roi ; il fallut la saigner promptement ; elle voulut que ce fût
au pied. Deux fois Te chirurgien manqua l'opération ; l'amant devint plus pâle
que son linge et voulut la saigner lui-même ; elle fut obligée de garder le
lit un mois ; et à cause de tout cela, le roi différa de deux jours son
voyage à Fontainebleau ; au retour, la joie fut grande, celle de la reine ne
fut pas de même ; elle avait assez déjà de chagrin, sans celui d'avoir à
entendre presque toutes les nuits le roi qui rêvait tout haut de la petite
cateau. C'est ainsi que la reine nommait La Vallière, parce qu'elle
ne savait pas assez bien la valeur précise des mots français[15].
En faisant la part de l'exagération, il doit résulter
néanmoins de ce récit : Que mademoiselle de La Vallière n'avait aucune
de ces craintes timides dont il a été si souvent parlé dans les romans et
dans l'histoire ; elle possédait une certaine hardiesse dans toutes ses
démarches qui allait jusqu'à s'enorgueillir du crédit dont elle jouissait
auprès du roi ; elle aimait à montrer son amant, non pas dans la solitude,
mais à la cour ; elle se paraît de ses bijoux ; elle les étalait devant ses
amies comme pour révéler sa position nouvelle, même en présence de la reine,
l'épouse légitime de Louis XIV, à Saint-Germain et à Versailles. On pouvait
pardonner un entraînement, mais une faiblesse aussi publique, orgueilleuse
d'elle-même, c'est ce qui serait difficile d'élever jusqu'à la pudeur qui
rougit et se cache d'une faute. C'est ce qui surtout explique l'immense
repentir de sœur Louise de la
Miséricorde.
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