1640—1655. Ce fut le temps des histrions et des baladins ; d'Assoucy, avec ses jeunes pages rapiécés, son luth et son téorbe, chantait ses vers libertins, et secouait sa misère dans les provinces du Midi jusque dans l'Italie[2]. A ses côtés, quittant sa famille d'honnêtes tapissiers-décorateurs, pour s'engager dans la troupe des Béjards, Poquelin, sous le nom de Molière[3], se jetait dans les parades des foires. La faible santé de Poquelin ne lui permettait pas tous les excès de cabaret, où il fut depuis si fréquemment avec Chapelle et Bachaumont, ces fils de frondeurs, et avec Scarron, le cul-de-jatte, esprit d'opposition par excellence, fort abaissé, au reste, par le besoin de vivre ; son salon avait été longtemps une succursale des vieux mécontents de l'Hôtel-de-Ville. A ces tendances se mêlait la philosophie épicurienne ;
quand la liberté politique est ravie, il se fait une grande licence dans les
idées religieuses et morales. Le pouvoir qui a trop besoin de veiller à la
propre conservation de son autorité absolue, néglige souvent d'autres
surveillances, et alors se glisse l'impunité pour les systèmes les plus
étranges, les plus hardis. Ainsi, après Dans le vieux Marais fort à la mode, était le château du
Temple où s'abritait le bâtard de Henri IV, César Monsieur, le fils de
Gabrielle d'Estrées, créé pair sous le titre de duc de Vendôme, le père des
ducs de Mercœur et de Beaufort, les chefs de Comme succursale de ce riche cénacle, on pouvait compter
les hôtels des deux courtisanes : Marion de Lorme et Ninon de l'Enclos. Avec plus de dignité que Marion de Lorme, Ninon de l'Enclos
réunissait dans sa ruelle une autre portion des débris de la Fronde[7] : Condé, On ne pouvait plus conspirer, on se jetait dans la philosophie
et le plaisir : jamais Paris n'avait été plus dissipé, les amours plus
faciles[8] : ou jetait au
vent sou bien, sa fortune ; les familles les plus rangées étaient couvertes
de dettes. Au temps de M. le cardinal, les mille pistoles étaient hasardées
au lansquenet chaque soir : quand la cause politique à laquelle on appartient
est perdue, il vous prend une insouciance de toute chose, on joue, on se bat,
on aime avec un certain oubli de son passé ; tous les gentilshommes qui
entouraient le prince de Condé à Rocroi, se battaient avec désespoir, avec l'oubli
d'eux-mêmes : le comte Bussy-Rabutin, Un salon qu'on n'a pas assez étudié, et qui est bien
l'expression de cette société frondeuse, c'est celui de Scarron ; le poète,
naguère ardent frondeur, s'était rallié par besoin an parti du milieu,
représenté par la reine Anne d'Autriche ; Scarron n'était pas riche dans sa
petite maison de la rue des Douze-Portes, mais il avait eu l'honneur d'y
recevoir, au temps des troubles, le coadjuteur, qui s'était assis sur son lit
de brocard jaune. A ce titre, les débris de Cette agrégation d'impiété galante faisait disparate avec
la solitaire et pieuse société qui restait, comme un débris du règne de Louis
XIII. Tandis que les tours du Temple et le quartier du Marais retentissaient
des mille orgies de la vie, la montagne de Sainte-Geneviève, les vastes
terrains du Val-de-Grâce et de Chaillot, voyaient une multitude de fondations
religieuses empreintes de l'esprit de la plus pure charité : la mère Chantai
fondait le monastère de Aujourd'hui encore, on ne peut parcourir les rues Saint-Jacques, d'Enfer et du Val-de-Grâce sans éprouver une vive émotion ; on marche entre deux lignes d'hôpitaux, de monastères et de vieilles églises dénudées : partout des misères secourues, même celles qu'a produites le libertinage et la honte : qu'est devenu le Temple ? quelle idée peuple aujourd'hui la solitude du Marais ? |
[1] On s'est mis depuis quelques années à publier bien des poètes et des prosateurs burlesques du XVIIe siècle. Comme ces rapsodies contiennent quelques impiétés, les libres penseurs y trouvent de bonnes fortunes.
[2] Charles Coypeau d'Assoucy était né à Paris en 1604, fils d'un avocat ; il jouait bien du luth et fut accusé d'étranges mœurs. (Voyez le Voyage de Bachaumont et Chapelle.)
[3] Le nom de Molière était fort commun au théâtre : il y avait un chanteur et un danseur de ce nom.
[4] Sylyien Cyrano de Bergerac, né en 1620, en Périgord, cadet aux gardes, fut un des spadassins les plus braves et les plus forts de son temps.
[5] Madame de Sévigné disait du baron de Blot qu'il avait le diable au corps. (Lettre 25.)
C'est le baron de Blot qui avait adressé ces vers à Ninon de l'Enclos :
Malgré ma maudite luette
Qui tient ma muse un peu muette,
Puisque l'adorable Ninon
Trouve bon qu'on chante en carême,
Je ne lui dirai Jamais non.
Plût à Dieu qu'elle en fit de même.
[6] C'est Marion de Lorme qui livra le secret de Cinq-Mars (Monsieur le Grand) an cardinal ; elle était née à Châlons. Malgré les romanciers qui la font centenaire, Marion de Lorme mourut en 1650 ; on trouve ces vers ;
La pauvre Marion de Lorme
De si rare et plaisante forme
A laissé ravir au tombeau
Son corps si plaisant et si beau. (Année 1650.)
[7] Ninon, comme on le sait, demeurait rue des Tournelles ; Mignard le peintre était son voisin ; mademoiselle Scudéry habitait rue des Oiseaux ; Ninon était née en Touraine, le 13 mai 1616. Saint-Évremont le frondeur disait d'elle :
L'indulgente et sage nature
A formé l'âme de Ninon
De la volupté d'Épicure
Et de la vertu de Caton.
La vertu de Caton doit être prise dans le sens de
fermeté sous
[8] Je n'ose rapporter les vers qui furent publiés sur la licence des amours de Paris au temps de la famine, époque où les femmes vendaient leur honneur pour un boisseau de farine.
[9] Lettres de madame de Sévigné, 1666-1668.
[10] Votre malade exerce
Sa charge avec intégrité,
Pour servir Votre Majesté
Depuis peu la peau lui perce,
Tous les jours s*accroît son tourment ;
Mais il le souffre gaîment.
Il fait sa gloire de sa peine,
Et l'on peut jurer sûrement
Qu'aucun officier de la relue
Ne la sert plus fidèlement (Épit de Scarron.)