Le parti royaliste. — Biron. — Mécontentements. — Intrigues de l'Espagne.
— De la Savoie.
— Guerre contre le duc de Savoie. — Parti huguenot. — Le duc de Bouillon. —
Arrestation de Biron. — Le maréchal à la Bastille. — Procès. — Motif de la sévérité de
Henri IV. — Condamnation. — Exécution à mort. — Concessions aux catholiques.
— Prise d'armes du duc de Bouillon. — Préparatifs de guerre. — Idées de Henri
IV sur un remaniement de l'Europe. — Derniers jours et assassinat de Henri
IV.
1602 — 1610.
Deux partis avaient suivi la fortune de Henri IV, les
huguenots, et les royalistes catholiques que conduisaient les Birons. Les
huguenots avaient déjà exhalé leurs mécontentements, et prenaient toutes
leurs précautions pour ressaisir les armes au besoin ; on les avait à peine
satisfaits par l'édit de Nantes. Dans plusieurs villes le prêche était
défendu : n'était-il pas dur pour les braves compagnons du Béarnais, ses amis
d'Ivry et d'Aumale, de se voir réduits à cacher leur sainte cène dans le
palais de madame Catherine de Navarre, sœur du roi, dont la mort faisait un
vide récent au sein de la réforme ? Les catholiques royalistes murmuraient à
leur tour de voir leur fidélité méconnue ; et en faveur de qui ? au profit de
ces ligueurs qui avaient combattu le roi et proscrit la dynastie. Quand un
parti a fait un pouvoir, qu'il l'a pétri de ses mains, il ne peut souffrir
qu'il lui échappe : c'est son bien, sa propriété. Ce parti veut le garder ; il
parle d'ingratitude, d'oubli de serment ; il se montre insatiable : tel était
Biron, chef des royalistes. Le roi avait fait beaucoup pour lui ; mais
était-ce assez par rapport aux services ? Biron tenait le gouvernement de la Bourgogne ; mais
Brissac, Villars, Mayenne, Guise, Mercœur, ligueurs acharnés, n'avaient-ils
pas des gouvernements plus vastes, une indépendance quasi-royale ? était-ce
ainsi qu'on récompensait les fidèles compagnons d'Arqués, les soldats de la
cornette blanche, couverts d'arquebusades ?
Henri IV avait du penchant pour ses vieux compagnons de
bataille ; il les comblait d'amitiés et de familiarités intimes. Toutefois,
la voix qui vous rappelle sans cesse les services rendus, et murmure
journellement qu'elle a créé votre puissance, cette voix est importune ; on
la secoue volontiers : c'était non seulement un ennui pour le roi, mais
encore un danger, car la gentilhommerie royaliste pouvait se lever en armes
sous un chef mécontent. Tant que la guerre générale avait appelé la noblesse
aux armes, il y avait eu fraternité de batailles. Dans l'agitation des camps,
on songeait peu aux ingratitudes du roi, on mourait pour lui et pour
l'honneur de la gentilhommerie. Après la paix de Vervins, il y eut agitation
parmi les royalistes : la noblesse s'en retournait ruinée dans ses domaines ;
il n'y avait d'argent et de bonnes conditions que pour les ligueurs. Dans ses
vieux châteaux, abîmes par les guerres civiles, la gentilhommerie rêvait des
fortunes nouvelles ; elle désirait se montrer encore aux champs de guerre,
pour une cause moins ingrate.
L'Espagne et la
Savoie avaient signé la paix de Vervins, mais il entrait
dans le système politique de ces deux puissances de se mettre en rapport avec
les mécontentements. L'esprit catholique ne dominait plus exclusivement les
relations européennes ; les idées politiques surgissaient. L'Espagne et
surtout le duc de Savoie ne se firent donc aucun scrupule de sonder ceux même
qu'ils avaient combattus au temps de la ligue ; des négociations secrètes
s'entamèrent par la Savoie
avec les ducs de Biron et de Bouillon, chefs des grands partis qui
murmuraient. Ce que cherchaient alors les étrangers, c'étaient des
auxiliaires, et peu importait à quelle couleur ils appartinssent. En ce
moment éclata la guerre contre le duc de Savoie. Biron obtint un commandement
militaire ; il se comporta avec honneur. A la tête d'un camp, jamais il n'eût
trahi les armes qui lui étaient confiées. Charles de Gontaut-Biron était un
homme d'une moyenne taille, d'une force musculaire si remarquable qu'il
brisait le milieu d'une arquebuse de sa main gantée. Son caractère était
indomptable ; orgueilleux et fier de son origine, avec un besoin sans cesse
renaissant d'éloges, de pouvoir et d'argent, il avait toutes les prodigalités
de la vie des gentilshommes ; il aimait les chevaux à tout crin et de race ;
dans ses accès de colère, il eût précipité, femmes, filles, roi ou prince, de
la tour du Châtelet ou du bourdon de Notre-Dame, sur le] parvis, et vu sans
émotion leurs cervelles jaillissant sur les dalles sanglantes. Comme Henri
IV, il eût mis ses terres et ses châteaux sur le fol, le pendu, la malemort
da tarot ; il eût joué son âme sur une carte ; il aimait les travaux
pénibles, les exercices violents ; il restait à cheval quinze heures de suite
: vie aventureuse commencée dans les camps, et qui ne pouvait s'assouplir aux
régularités d'un revenu fixe et d'un gouvernement économe.
Après les agitations de la ligue, rien n'était plus dans
les idées féodales que les rapports avec les puissances étrangères. Ces
luttes longues et désordonnées entre les huguenots et les catholiques, cette
suite de traités faits par les partis avec l'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse et l'Espagne, en
avaient rendu l'habitude commune. Quand un mécontent en était là, quand sa
tête était menacée ou ses espérances ambitieuse déçues, il entamait une négociation
au dehors, comme il se faisait chef de parti ; à l'intérieur, il s'armait :
c'était son droit public, sa loi de vieille féodalité. Le plan était simple :
Biron, à la tète des royalistes, éclatait, en même temps que le duc de
Bouillon prenait en main la cause des calvinistes déjà organisés. C'était
donc une situation semblable à celle qui s'était produite sous Henri III,
pendant la grande puissance du maréchal de Damville et de Montmorency. La France voyait se
renouveler les guerres religieuses sous le règne d'un roi indifférent.
Le caractère personnel de Henri IV n'allait pas aux
mesures violentes : toute sa vie s'était passée en ménagements ; comment
fut-il dès lors entraîné à cet acte de fermeté cruelle envers un de ses amis
de bataille ? Biron, se considérant comme chef de parti, voulait traiter avec
Henri IV ; les ligueurs n'avaient-ils pas obtenu de bonnes conditions ? la
révolte n'avait-elle pas été récompensée ? Pourquoi n'en serait-il pas ainsi
pour Biron le chef fidèle, le conducteur du parti qui avait jeté la couronne
sur la tête du Béarnais ? La différence était simple ; quand Henri IV
traitait avec les ligueurs, il pacifiait son royaume, acquérait des
provinces, des villes, en échange des conditions qu'il faisait. Que pouvaient
lui donner Biron : son parti de noblesse et de gentilhommerie ? Mais ce
parti aurait grandi par les concessions, et serait devenu plus exigeant. En
frappant le chef, au contraire, on finirait par le contenir, et cela décida
tout à fait Henri IV, lorsqu'il ne put obtenir du maréchal des révélations
qui l'eussent avili et perdu aux yeux des partisans de sa propre cause. La
procédure contre Biron fut poursuivie avec une vigueur sans exemple. Dès le voyage de Poictiers, Henri IV fut adverti que
plusieurs seigneurs laschoient d'esbranler son estat et luy susciter
plusieurs affaires : aussi, pendant ce voyage, qui dura près de deux mois, la
cour sembloit triste et le roy pensif. Celuy qui advertit le roy de la
conspiration du mareschal de Biron, estoit le sieur de Lafin, lequel avoit
luy-mesme trempé en ceste conspiration. Au voyage que le mareschal de Biron
fit à Bruxelles pour voir jurer la paix à l'archiduc, les chefs espagnols
l'entourèrent, exaltèrent son crédit et sa puissance en France, le peu de cas
que le roy faisoit de ses services. Au retour de M. de Biron en France, le
roy le voulut marierai ! refusa, tandis que, d'un autre costé, on luy
proposoit l'ralliance de la sœur bastarde du duc de Savoye avec deux cent
mille escus. Le voyage que le duc de Savoye fit à Paris déracina le peu de
fleurs de lys que le mareschal avoit encore dans le cœur. La guerre déclarée
en Savoye, le mareschal de Biron prend plusieurs places en Bresse, et envoyé
auprès de d'Albigny et du duc de Savoye, pour leur dire en quel estat estoit
l'armée du roy. Quelque temps après, il envoyé Lafin à Turin vers le duc de
Savoye et vers le comte de Fuentès à Milan. Le mariage proposé fut de nouveau
remis en question, lorsque la paix fut conclue à Lyon. Il est adverti que le
roy a sçu quelque chose des pratiques de Lafin touchant ce mariage. Il
s'advise d'aller trouver sa majesté, qui se promenoit dans le cloistre des
cordeliers à Lyon, et luy révéla une partie de ses menées. Le roy luy
pardonna, à la charge de n'y plus retourner ; et le mareschal ne tint pas
parole.
Lafin le traître vint eu cour et
arriva à Fontainebleau au mois de mars. U montra à sa majesté, en
particulier, tant de preuves et si véritables de tout le progrès de cette
conspiration, qu'il en fut émerveillé. Ainsy on fut certain de tous les
desseins du mareschal. Le roy, en partant de Fontainebleau pour Blois, manda
au mareschal de le venir trouver, lequel luy renvoya des excuses sous divers prétextes
: d'abord l'Espagnol vouloit faire entrer une armée ; ensuite l'assemblée des
états de Bourgogne où il de voit assister pour le service de sa majesté. Le
roy luy envoya de nouveau le sieur d'Escures luy dire que, s'il ne vouloit
venir, il iroit luy-mesme le chercher ; en mesme temps il donnoit ordre au
président Jeannin de se rendre à Dijon pour assurer le mareschal de la bonne
volonté de sa majesté. Ce que voyant, M. de Biron se deslibéra venir à la
cour, nonobstant les advis des siens qui luy conseilloient de ne pas aller se
livrer. Il arriva à Fontainebleau le mercredy treizième juin, à six heures du
matin. Ainsi qu'il arrivoit, le roy entroit dans le grand jardin et disoit à
un de son conseil : Non, il ne viendra point. Mais à l'instant, le mareschal
parut accompagné de sept ou huict des siens, et d'aussi loin qu'il vit sa
majesté, il fit trois révérences ; puis le roy s'avançant, l'embrassa, et luy
dict : Vous avec bien faict de venir, car autrement je vous allois quérir.
Le mareschal luy dict plusieurs excuses sur son retardement ; puis le roy le
prit par la main en se promenant, luy montrant le dessin de ses bastimens, et
passèrent ainsi d'un jardin à l'autre ; là sa majesté luy parla des advis
qu'il avoit eus de quelque mauvaise intention qu'il avoit contre son estat,
et qu'il lui dict la vérité. Le mareschal luy respondit quelques paroles
assez hautaines : Je ne suis venu pour me justifier, mais pour sçavoir
quels sont mes accusateurs ; je n'ay pas besoin de pardon n'ayant faict
aucune offense. L'heure du disner approchant, le mareschal fut disner
chez M. d'Espernon. Après son disner, il vint trouver le roy qui faisoit un
tour dans la grande salle, lequel luy montrant sa statue en relief triomphant
de ses ennemys, lui dict : Hé bien,
cousin, si le roy d'Espagne m'a voit vu comme cela, qu'en diroit-il ?
— Sire, il ne vous craindroit guère, respondict le mareschal avec légèreté. Ce qui fut bien
noté par tous les seigneurs présens ; et lors le roy le regarda d'une œillade
rigoureuse dont il s'aperçut, et soudain se reprenant : J'entends, sire,
en ceste statue que voilà, et non pas en personne. — Bien, M. le mareschal,
répliqua le roy. Car quelquefois il le cousinoit, d'autres l'appeloit duc de
Biron, et quelquefois encore M. le mareschal. Le roy incontinent entra en son
cabinet et commanda à deux ou trois d'entrer ; le mareschal fut plus d'une
demi-heure au coin du lit, jusqu'à ce que M. de Rosny luy vint dire d'aller
parler au roy. Il entre seul dans le cabinet, là roy le conjure de luy dire
la vérité : luy seul auroit connoissance de ceste affaire. Mais le mareschal,
confiant dans l'assurance que luy avoit donnée Lafin, nia obstinément ce dont
on l'accusoit : Qu'on me nomme mes accusateurs, sire, qu'on me les nomme !
Le roy, voyant qu'on n'en pouvait rien tirer, sortit pour jouer à la paume,
et voulut que le mareschal avec le duc d'Espernon jouassent contre luy et le
comte de Soissons.
Le mareschal soupa ce jour à la
table du grand-maistre où il mangea peu ; il estoit tout pensif sans parler à
personne. Après le souper, le roy pria le comte de Soissons d'aller exhorter
le mareschal à dire toute la vérité au roy ; le comte y va, et après quelques
propos, luy dit : M. le mareschal, quand on a offensé son roy, il faut
craindre son indignation et rechercher sa clémence. — Monsieur, respondict
le mareschal, on n'aura jamais autre response de moy que ce que j'ay dict
à sa majesté ; j'ay peut-estre occasion de me plaindre des doutes que le roy
a sur ma fidélité, laquelle cependant est bien prouvée par les nombreux
services rendus à sa couronne. Ceste response fut rapportée le soir à sa
majesté. Le lendemain, le roy se lève de bon matin et va se promener au petit
jardin près de la volière. Il faict appeler M. de Biron et luy parla assez
longtemps ; on voyoit le mareschal teste nue, frappant sa poitrine en parlant
au roy. Après le disner, le roy fut quatre heures en sa galerie. Là il prit
la résolution de se rendre maistre du duc de Biron et du comte d'Auvergne,
puisqu'ils ne vouloient rien desclarer de leur conspiration, de laquelle sa
majesté avoit tant de preuves littérales. Henry voulut cependant luy parler
encore une fois : Je ne veux point perdre cet homme, s'écrioit-il, c'est
luy qui va à sa perte de bon gré ; ne le faictes pas arrester, messieurs, si
vous n'estimez qu'il mérite la mort ; je veux encore luy dire que, s'il se
laisse mener par justice, il ne s'attende à grâce quelconque de moy. Le
conseil respondict ouvertement que pareils attentats méritoient la mort. Le
roy fit aussitost appeler MM. de Vitry et de Praslin : Tenez-vous prests à
recevoir mes ordres, leur dit-il avec dureté.
Le soir du jeudy, le mareschal
soupait chez le sieur de Montigny ; après le souper ils se rendirent chez le
roy. Comme ils entroient, un quidam remit au mareschal une lettre sous le nom
de la comtesse de Roussy sa sœur. Ayant ouvert ce billet, il trouva qu'on l'advertissoit
de son arrestation dans quelques heures ; le mareschal le montra à un des
siens qui luy dict : Ah ! Dieu ! monsieur le mareschal, je
voudrois vous savoir en Bourgogne. — Si
j'y estois, respondict-il, le roy
m'ayant mandé près de luy, j'y viendrois. Cela dict, il entra chez sa
majesté, et joua à la prime avec la royne. Quand il fut près de minuict, le
roy rompit le jeu, et tirant à part le mareschal, il exigea de nouveau la
révélation de ses projets. Le mareschal continua ses dénégations. Bien
mareschal, dit brusquement Henri IV, je vois que je n'apprendray
jamais rien de vous ; je m'en vais trouver le comte d'Auvergne pour tascher
de savoir quelque chose. Le roy sort de sa chambre, entre en son cabinet,
et ordonne aux sieurs de Vitry et de Praslin, capitaines des gardes, de se saisir
l'un du comte d'Auvergne, l'austre du mareschal. Le sieur de Vitry, sur sa
demande, obtint la permission d'arrester le mareschal. Allez, leur
dict le roy, et ne faillez pas ; vous en respondez sur vos testes.
Et, pendant ce temps les cours du château se remplissaient d'arquebusiers
ayant tous l'arme au bras ; vieux compagnons du maréchal, ils avaient tous la
triste mission de prêter main-forte au coup d'état violent qui frappait Biron
et le conduisait à l'échafaud. Le roy rentre encore
dans son cabinet à pas précipités, il sort de nouveau ; et franchissant le
seuil de la porte, il s'escria avec une émotion profonde : Adieu, baron roistre
en donnant la vie et la liberté à son très humble serviteur, à qui la
naissance de la fortune avoit promis une mort plus honorable que celle qui le
menace. Je suis vostre créature, sire, eslevée et nourrie avec honneur à la
guerre par vostre libéralité et vostre sage valeur : car de mareschal-de-camp
vous m'avez faict mareschal de France, de baron, duc, et de simple soldat
vous m'avez rendu capitaine ; vos combats et batailles ont esté mes écoles
où, en vous obéissant comme à mon roy, j'ay appris à commander les autres. Ne
souffrez pas, sire, que je meure en une occasion si misérable, et laissez-moy
vivre pour mourir au milieu de vos armées. A présent, sire, le mareschal de
Biron vous demande le même bénéfice, et conjure vostre pitié de se montrer'en
cela atissi puissant que mon malheur est grand, et vous desrober le souvenir
de ma faute, afin qu'ayez mémoire de mes services et de ceux de feu mon père
de qui les cendres vous adjurent de pardonner à son fils et de vous laisser
esmouvoir à sa requeste. Laissez-vous toucher, sire, à mes soupirs, et
destournez de vostre règne ce prodige de fortune qu'un mareschal de France
serve de funeste spectacle aux François, et son roy qui le voyoit combattre
dans les périls de la guerre ait permis, durant la paix en son estat, qu'on
luy ait ignominieusement ravi l'honneur et la vie. Biron.
Cette supplication triste, celte prière agenouillée et
tremblante ne produisit aucun effet ; les lettres pour faire et parfaire le
procès du maréchal furent expédiées au parlement. Afin
que la vérité d'un crime si énorme, et que la punition des coupables, de
quelle qualité et condition qu'ils soient, s'en fasse selon qu'il est porté
par les lois et ordonnances du royaume, vous avons renvoyé et renvoyons
ledict duc pour luy estre faict et parfaict son procès criminel et
extraordinaire, et par vous procédé à l'instruction et jugement d'iceluy,
gardant et observant les formes qui doivent estre gardées[1] en affaire de telle et si grande importance. 18 juin 1602.
Par un autre mandement du même jour, le roi nomma pour l'instruction du
procès, et afin de le mettre en état d'être jugé, messires Achille de Harlay,
premier président en la cour, et Nicolas Potier, premier président et
conseiller d'état ; messires Estienne Fleury et Philibert de Train,
conseillers en la cour. Le procès du maréchal fat instruit à la Bastille ; on employa
trois jours à la révision des pièces, et le samedi 1er juillet Biron
fut conduit au palais dans un bateau. On lit aux registres de l'hôtel-de-ville
: Le vendredy, 26 juillet 1602, sur les cinq heures
du soir, M. de Montigny, gouverneur de ceste ville, est venu au bureau de la
ville advertir messieurs que le lendemain, dès quatre heures du matin, l'on
mèneroit M. le maréchal de Biron de la Bastille au palais pour respondre devant MM. de
la cour. Et d'autant que l'on conduisoit par eau ledict sieur de Biron, pour
empescher que le monde ne passast à costé du bateau dans lequel estoit ledict
sieur maréchal, et pour esviter à tous inconvéniens, défenses furent faictes
à tous les maistres passeurs d'eau et autres mariniers de passer personne du
monde, d'un bord à l'autre. Ledict sieur maréchal, peu avant cinq heures,
estant dans un bateau couvert de tapisseries, dans lequel estoient aussi M.
de Montigny pour l'assister, et M. Happin et quelques exempts des gardes, fut
mené u palais ; il y avait deux autres bateaux, pleins de soldats, qui l'accompagnoient,
dont l'un marhoit devant et l'autre derrière. L'on mit aussi, pour garder les
avenues, un corps de garde sur le Pont-Neuf, et un autre dans la cour du
palais, à costé du logis de M. le premier président.
Arrivé dans la salle du palais,
on le fit asseoir sur un escabeau, et se voyant trop esloigné pour entendre
et estre entendu, se leva et apporta son siège plus près, en disant au
chancelier : Excusez-moy, monsieur, je ne vous puis entendre, si vous ne
parlez plus haut. Le chancelier lui dict pourquoy, se sentant si assuré
en sa conscience, il ne s'estoit pas ouvert davantage avec le roy, qui le
recherchoit de grande affection à Fontainebleau pour sçavoir la vérité : Je
croyois, répondit vivement Biron, que le roy ne sçauroit rien de mes
rapports avec Lafin, car cet homme m'avoit assuré, avec d'horribles
imprécations, qu'il n'avoit rien dict pour me nuire. Mon malheur a ceste consolation
que mes juges n'ignorent les services que j'ay faicts au roy et au royaume ;
ils sçavent avec quelle fidélité je me suis porté aux plus grandes et
importantes occasions pour rendre le roy en son royaume et le royaume à son
roy, conserver les lois de l'estat, vous remettre, messieurs, en ce lieu
duquel les saturnales de la ligue vous avoient chassés : ce corps, duquel
vous tenez la vie et la mort en la disposition de vostre justice, n'a pas une
veine qui n'ait esté ouverte et que je n'ouvre librement pour vous ; ceste
main qui a escrit les lettres que Ton produit maintenant contre elle, est la
main qui a faict le contraire de ce qu'elle escrivoit : il est vray, j'ay
escrit, j'ay dict, j'ay parlé plus que je ne devois, mais on ne montre
pourtant pas que j'aye faict mal, et n'y a point de loi qui punisse de mort
la légèreté d'un simple mot, ny le mouvement de la pensée ; mes paroles ont
tousjours esté femelles, et les effets de mon courage masles ; la colère et
le dépit m'ont rendu capable de tout dire, non de tout faire. J'ay trop servi
le roy pour qu'il ne m'estime son serviteur ; le roy a trop vu de preuves de
ma foy pour soupçonner ma fidélité ; j'étois assuré que le roy m'avoit
pardonné, et que je ne l'avois point offensé depuis le pardon ; j'ay cru
aussi ne devoir spécifier ce que j'avois honte d'avoir entrepris ; je croyois
que la considération du bien feict au service du roy emporteroit toujours le
poids du mal que j'ay voulu faire. Si le roy ne m'a donné la vie que pour me
faire mourir, il devoit considérer qu'il est plus louable à un prince de la
donner que de l'oster à celuy à qui on l'a donnée. Quoy qu'il en advienne,
messieurs, je me confie plus en vous que je ne fais au roy ; autrefois il m'a
regardé des yeux de son amour ; maintenant il ne me voit plus que de l'œil de
sa colère ; il tient à vertu de m'estre cruel ; il vaudroit mieux pour moy
qu'il ne m'eust pas pardonné la première fois, que de m'avoir donné la vie
pour me la faire perdre honteusement[2].
On éprouve je ne sais quel sentiment douloureux en lisant
cette défense si noble, si éloquente ; ce fier duc, cet homme des batailles
qui avait placé le Béarnais sur le trône de Franco, implorait miséricorde au
nom de ses immenses services ! Aussi la harangue produisit-elle une impression
profonde sur l'assemblée. Si l'on juge de la faveur
d'un discours par l'attention, il y avoit longtemps que personne n'avoit esté
mieux écouté en ce lieu : il y en eut qui jetèrent des larmes et pleurèrent
en leur maison par la commisération, non de son innocence, mais de sa
fortune, si misérablement précipitée et abattue. Il avoit esmu quelques-uns
de ses juges ; plusieurs détestèrent son accusateur ; tous désiroient que le
bien de l'estat permist son absolution. Ce discours fut si long qu'on ne put
opiner. On reconduisit le maréchal à la Bastille ; son large front étoit calme, et il
s'en retourna plus allègrement qu'il n'estoit venu ; il ne cessa tout le
samedy et le dimanche de raconter aux capitaines et archers ce qu'on luy
avoit demandé, ce qu'il avoit respondu ; on ajoute mesme qu'il contrefaisoit
le chancelier. Il avoit l'air de penser, disoit Biron, à ma défense, et il
sembloit dire : Voilà un mauvais homme, il est dangereux en un estat ; il
s'en faut défaire, il mérite la mort.
Le lundy 29 juillet, M. le chancelier
retourna au palais pour faire opiner la cour : l'on demeura aux opinions
jusqu'à deux heures après midi ; elles furent toutes unanimes : il falloit esteindre
ces flammes ardentes d'ambition dans le sang du duc de Biron, si l'on ne
vouloit voir le royaume en feu ; que l'on ne dise plus que l'accusé n'a pas
faict mal, il sufiit qu'il l'ait voulu ; les lois n'estoient pas faictes
seulement pour les mauvais effets, mais encore pour les conseils et les
résolutions. Qui avoit plus mérité de Rome, que Manhus, le sauveur du
Capitole ? qui avoit rendu plus de services à Xercès que Pythus Bythynius ?
cependant l'un est précipité de la roche Tarpéienne, l'autre est coupé en
deux pour avoir méconnu les lois. Telles furent les raisons de la cour,
longuement déduites par le procureur général et les conseillers. Le chancelier
recueillit les opinions et prononça l'arrêt de mort. Le maréchal, recevant
cette nouvelle, envoya prier M. de Rosny de le venir voir, ou s'il ne pouvoit
venir, d'intercéder auprès du roy pour sa grâce lequel répondit ; qu'il
avoit un extresme regret de n'oser faite le premier et de ne pouvoir le
second.
L'infortuné maréchal était abandonné par ses meilleurs
amis ! Livré à lui-même dans un sombre appartement de la Bastille, ses moindres
mouvements étaient épiés, tandis qu'un échafaud s'élevait dans une des cours
de la vieille prison ; car l'ingrat Béarnais, le froid Henri IV, le Gascon,
enivré de sensualisme, avait froidement accordé, comme une grâce, à son ami,
à son vieux compagnon d'Arqués et d'Ivri, couvert de trente-deux coups
d'arquebuses, de ne point mourir, ainsi qu'un malfaiteur, en place de Grève.
Ce fut le mercredi 31 juillet que l'on dénonça l'arrêt au duc de Biron :
d'aussi loin qu'il aperçut le chancelier il s'écria : Vous venez me prononcer mon arrest ; je suis condamné injustement !
qu'on dise à mes parents que je meurs innocent. Ah ! M. le chancelier,
n'y a-t-il point de pardon, point de miséricorde ? Puis reprenant ses
forces abattues un instant : Vous m'avez jugé,
ajouta-t-il en frappant sur le bras du chancelier, mais
Dieu m'absoudra : il fera cognoistre l'iniquité de ceux qui ont fermé les
yeux pour ne voir mon innocence : vous, monsieur, vous respondez de ceste
injustice ; je vais devant Dieu par le jugement des hommes, mais ceux qui
sont cause de ma mort viendront après par le jugement de Dieu. Se
tournant vers Roissy, il lui demanda s'il avait été de ses juges : Mon père vous a tant aimé, qu'encore que vous fussiez de
ceux qui m'ont condamné, je vous pardonnerois ! Je ne suis pas le plus
méchant ; je suis le plus malheureux ; la clémence du roy est faillie pour
moy en France ! Est-il possible que cet homme ne pense plus aux services
que je lui ay faicts ! il montre bien qu'il ne m'a jamais aimé que tant qu'il
a cru que je luy estoit nécessaire ; il esteint le flambeau en mon sang après
qu'il s'en est servi. Mon père a enduré la mort pour luy remettre la couronne
sur le chef ; j'ay reçu trente cinq playes sur mon corps pour la luy
maintenir, et pour récompense il m'abat la teste des espaules. Qu'il prenne
garde que la justice de Dieu ne tombe sur luy ; il cognoistra quel profit luy
apportera ma mort ; elle n'augmentera pas la sûreté de ses affaires et
diminuera la réputation de sa justice ; mon courage m'a eslevé, et mon
courage me ruine. Il fit ensuite son testament d'un esprit fort clair et sans
émotion ; il recognut ses serviteurs et amis, et n'oublia pas le barou de
Luz, qu'il regrettoit sur tous ; il tira trois anneaux qu'il avoit aux doigts
et les remit à Baranton pour les donner à sa sœur de Saint-Blancard. Il
demanda à voir ses parents ; aucun n'estoit à Paris : Tout le monde
m'abandonne ! s'écria-t-il. Il estoit près de cinq heures lorsqu'on luy
dict qu'il falloit partir. Il se mit à genoux devant l'autel, fit sa prière avant
de sortir de la chapelle ; à la porte, le bourreau se présenta ; le maréchal
demanda qui il estoit. C'est l'exécuteur de l'arrest, lui respondit-on.
— Va, retire-toy, s'écria le duc, ne me touche point qu'il ne soit temps
! Et comme il craignoit d'estre lié, il ajouta : J'iray librement à la
mort, je n'ay point de mains pour me défendre contre elle ; il ne sera jamais
dict que je sois mort lié comme un voleur ou un esclave ; et se
retournant vers le bourreau, il jura Dieu que s'il approchoit, il l'estrangleroit.
Il dict aux soldats qui gardoient la porte : Mes amis, je vous serois bien
obligé de me donner une mousquetade : quelle pitié de mourir si misérablement
et d'un coup si honteux. A la lecture de l'arrest, il protesta tousjours
de son innocence. Les théologiens l'admonestèrent d'implorer les secours du
ciel. Prenant son mouchoir, il se banda les yeux et dict qu'il vouloit mourir
debout, selon l'avis de Vespasien ; le bourreau luy respond qu'il falloit
qu'il se mist à genoux : Non, non, dit le duc de Biron, si tu ne
peux en un coup, mets-en trente, je ne bougeray non plus qu'un hibou. Il
fut pressé de s'agenouiller, et finit par obéir. Le bourreau le pria de
permettre qu'il luy coupast les cheveux ; à ceste parole le maréchal s'écria
: Je ne veux point qu'il me touche tant que je seray en vie ; si on me met
en colère, j'estrangleray la moitié de ce qui est icy et contraindray l'autre
à me tuer. Le bourreau demeura tout estonné, craignant plus la mort que
celuy qu'il devoit tuer.
Jusqu'à ces derniers moments, en
face de la mort, le maréchal de Biron espéra à la clémence de Henry IV ;
trois fois il se débanda les yeux, croyant voir arriver son pardon. Le
bourreau, qui s'étoit aperçu qu'il s'estoit levé et débandé par trois fois,
qu'en se tournant devers luy, il considéroit s'il avoit l'espée en mains, et
que n'estant point lié il la luy pouvoit arracher, jugea qu'il ne le pouvoit
faire mourir que par surprise : c'est pourquoy il luy dict qu'il falloit dire
sa dernière prière pour recommander son âme à Dieu. Le bourreau disant cela,
fait signe à son valet de tendre l'esppe, de laquelle il luy trancha la teste
; le coup passa si subtilement que peu de gens l'aperçurent ; la teste sauta
sur l'échafaud, et d'un bond en bas. Sur les neuf heures du soir on le porta
en l'église Sainct-Paul, où il fut enterré au milieu de la nef au-devant de
la chaire. Les Célestins refusèrent de luy donner la sépulture, car ils n'en
avoient ny permission ny commandement. Ainsi tombait la tête de Biron,
le chef du parti qui avait si puissamment secondé l'avènement royal. Il ne
faut point s'en étonner : en politique il n'y a pas plus de reconnaissance
qu'il y a d'ingratitude ; le parti importun est toujours celui qui vous a
fait, parce qu'il a souvenir de ses services et besoin de vous les rappeler ;
il sait toutes les faiblesses de votre nature, toutes les infirmités de votre
origine ; il est hardi à vous flétrir. Pour Biron, Henri IV n'était pas roi
de France, mais le compagnon d'Arqués et d'Ivri, le chef des gentilshommes
ses égaux, qui avaient vu les misères royales, le haut-de-chausses percé, le
vieux casque noirci. C'était toujours pour le maréchal le Béarnais pauvre et
suppliant à qui on pouvait imposer ses conditions ; si Biron avait réussi, la
gentilhommerie catholique faisait son roi, comme les huguenots avaient fait
le leur ; et pourquoi la
Bourgogne n'aurait-elle pas vu renaître la vieille famille
de ses ducs, si brillants dans leur capitale de Dijon ? Tout cela était
possible et légitime à une époque de fortunes si merveilleuses et de
révolutions si désordonnées.
Jamais acte de Henri IV n'avait produit une si vive et si
profonde impression. Mille vers populaires furent lancés contre ce déplorable
événement : En ce mois d'aoust, les devis ordinaires
et entretiens des compagnies de Paris n'estoient que de la mort du maréchal
de Biron. Comme aussi le roy, souvent et tout haut, mesme en jouant à la
paume, voulant affirmer une vérité, disoit, afin que tout le monde l'entendist
: Cela est aussi vray qu'il est vray que Biron estoit traistre[3]. Le peuple
n'imitait pas son roi ; des sonnets, des vers, racontaient la catastrophe de ce grand duc de Biron, invincible aux alarmes, redouté
pour son propre courage, périssant pour son honneur, et disant : Adieu,
soldats, plaignez mes destinées. Je vais quérir au ciel une éternelle paix,
puisque le monde ingrat me refuse la terre. Puis on lisait sa
lamentable épitaphe : Le vieux Biron, suivant son
prince au milieu des gens d'armes, avoit eu le chef emporté d'un coup de
pièce ; son fils, un second Mars, se voyoit décapité à la fleur de ses ans,
exemple qui montroit la vanité des choses humaines !
L'arrêt fut sévère ; j'ai fait plusieurs fois remarquer
que le parlement voulait racheter ainsi sa conduite passée ; et d'ailleurs il
y avait rivalité des hommes de robe contre cette chevalerie dont Biron
s'était posé le chef dans les armées de Henri IV : faire tomber la tête d'un
haut baron était une victoire dont les parlementaires s'étaient toujours
applaudis ; ces arrêts politiques grandissaient la juridiction des cours et
leurs prérogatives. Henri IV se montra implacable, quoiqu'il sût bien que le
complot n'existait qu'en projet. J'en ai dit les motifs ; il en était
d'autres encore : le roi avait voulu marier Biron avec une femme de son choix
; Biron Pavait refusée pour une fille de Savoie, et ce mariage pouvait
reconstituer le grand duché de Bourgogne sur la tête d'un vassal puissant,
autour duquel se serait groupée toute la gentilhommerie. A mesure que le roi
se faisait bourgeois de Paris, qu'il prenait des habitudes paisibles et
vieillissait sous les plaisirs, les gentilshommes songeaient à leur
indépendance, en se créant un chef de guerre. Henri IV voulut alors
l'atteindre et le frapper : ce ne fut point un arrêt de justice, mais un acte
de politique à froid, un de ces coups que les pouvoirs lancent contre les
opinions hautaines qui les menacent.
Le procès du maréchal de Biron, cette mort odieuse,
avaient profondément retenti parmi les masses : c'était un chef puissant du
parti royaliste qui était atteint par l'arrêt du parlement, et les douleurs
de la capitale trouvaient de l'écho. Paris offrait alors un aspect de
tristesse et de désolation ; tous les fléaux y pullulaient : la peste, des
morts étranges et subites, des calamités inconnues, et jusqu'à des bandes de
chiens enragés qui poursuivaient les hommes dans les rues étroites et
malsaines de la
Cité. Quand on parcourt le Journal de Henri IV, on
dirait qu'il ne s'agit plus que d'un nécrologe dans une ville de sépulcres et
de tombeaux. Le naïf parlementaire qui nous a laissé le tableau de ses
pénibles émotions, raconte chaque jour le nombre des parents qu'il a perdus
et des vieux amis qu'il pleure. Comment s'étonner encore qu'au milieu de ces
peuples décimés, les jeux et mascarades prissent une teinte sombre, et qu'on
jouât avec la mort comme avec un spectacle habituel ? De là ces danses
macabres où la malemort apparaît sous tous les costumes, dans toutes les
conditions, coupant, à coups de faux redoublés, l'existence incertaine des
rois, des prélats et des grands du monde. Puis, des plaisirs bruyants, une
vie courte et libertine, une licence de mœurs corrompues. L'Étoile raconte
dans son simple langage des scènes singulières de ce libertinage effréné ; on
dirait qu'ainsi que Pasquier, il se complaît à narrer comment les pucelettes perdent leurs fleurs, comment les maris sont
serfs du cocuage, tant qu'ils se faschoient de sortir d'une si honorable
compagnie ; comment un conseiller du parlement, de fort amoureuse manière,
pour se foire aimer des dames, tenoit une procédure bien vilaine et bien
orde, leur faisant ordinairement montre de ses pièces principales pour les
mettre en rut et en appétit[4]. Henri IV donnait
l'exemple des adultères publics et avoués ; dans les palais de la reine, en
face même de sa nouvelle épousée, il entretenait des maîtresses en titre ;
après la jeune d'Antragues, mademoiselle de Bueil, et par un outrage plus
flétrissant encore, il donnait ses femmes ainsi souillées à des gentilshommes
complaisants, qui couvraient de leur honteuse fortune les tristes débauches
d'un roi vieilli. Le mardy 5 de ce mois d'octobre, à
six heures du matin, mademoiselle de Bueil, nouvelle maistresse du roy,
espousa à Sainct-Maur-des-Fossés le jeune Chauvalon, gentilhomme, bon
musicien et joueur de luth, piètre, selon le dire, de tout le reste, mesme
des biens de ce monde. Il eut l'honneur de coucher le premier avec la mariée,
mais éclairé, ainsi qu'on disoit, tant qu'il y demeura, des flambeaux, et
veillé de gentilshommes par commandement du roy, qui le lendemain coucha avec
elle à Paris au logis de Montauban, où il fut au lit jusqu'à deux heures
après midy. On disoit que son mari estoit couché en un petit galetas
au-dessus de la chambre du roy, et ainsi estoit dessus sa femme, mais il y avoit
un plancher entre deux.
Le système de politique intérieure et d'administration,
adopté et suivi avec persévérance par Henri IV, n'était pas aussi de nature à
lui assurer une grande popularité. Il avait frappé alternativement tous les
partis ; les catholiques ardents l'accusaient d'un secret entraînement pour
le prêche ; n'avait-on pas entendu Henri, chez sa sœur Catherine, au Louvre,
entonner de sa voix rauque les psaumes de Marot en français ? Les
prédicateurs de paroisses continuaient à exciter le peuple ; les bruits les plus
incroyables trouvaient créance parmi les halles ; on accusait Henri de Béarn
de magie, d'impiété et des plus abominables absurdités ; il était forcé d'écrire
au gouverneur de Paris : Mon cousin, depuis peu de
jours je suis adverti que l'on a faict courir un bruit aussi peu véritable
qu'il est esloigné de toute humanité, aucun supposant que par mon
commandement l'on faisoit surprendre et tuer quelque quantité d'enfants pour
en tirer du sang et faire servir à quelque indisposition que l'on présuppose
estre en mon neveu le prince de Condé. Aussitôt que j'en ay eu la nouvelle,
désireux d'en prouver la fausseté et réprouver un si cruel dessein, j'ay
mandé à mon procureur général, comme aussi au prevost des marchands de ma
ville de Paris, que chacun d'eux fist tout devoir possible de recognoistre
les auteure de tels bruits pour les faire chastier selon leur démérite ; mais
ils l'ont trouvé aussitôt esteint et étouffé, comme sinistrement il estoit
né, ne s'estant trouvé personne quelconque plaintive de la perte d'aucun
enfant, non seulement en ville et fauxbourgs, mais aussi ez villages
circonvoisins. Tout ce que l'on a pu tirer de lumière est qu'un certain Grec,
distillateur, fréquentant la maison du marquis de Pisany, qui a la conduite
de mon neveu, a recherché quelquefois des barbiers et chirurgiens de Paris
pour luy faire recouvrer du sang humain, pour s'en servir, comme il dict, à
quelque distillation, esquelles il est expert. Ce qu'estant entendu d'aucuns
ignorants ou autrement mal affectionnés, ont inventé et mis en advant le
bruit susdict. Je fais continuer l'information et poursuivre la recherche de
personnes si ignorantes ou malicieuses, afin que leur punition fasse
cognoistre la vérité de ceste imposture, laquelle je me doute pourra parvenir
jusques à voslre gouvernement, et donner, si elle estoit négligée, quelque
mauvaise impression à mes subjects. C'est ce qui me faict escrire la
présente, afin que soigneusement et exactement vous fassiez prendre garde que
ceste mauvaise nouvelle ne prenne coure, taisant entendre, si besoin est, ce
que vous apprenez par la présente, et incontinent punir et chastier ceux que
vous saurez en avant la mettre, sans exception ni acception de personnes[5]. Cette lettre ne
prouve-t-elle pas toute l'impopularité de Henri IV ?
Son goût de dépenses le mettait presque toujours en
opposition avec les intérêts économes des villes. Roi des gentilshommes
surtout, il lui répugnait d'écouter ces plaintes de la judicature et de la
bourgeoisie ; et comme la classe parlementaire était nombreuse, comme elle se
liait à tout, il y avait à Paris bien des murmures : aussi le roi était forcé
d'élever des remparts, de multiplier les bastilles contre les privilèges
municipaux. Le prevost auroit esté trouver sa
majesté à son retour de Sainct-Germain, pour luy faire entendre que la
muraille de l'arsenal étoit de dix pieds de fondement et d'épaisseur, ce qui
sembloit une forteresse et vraie menace contre les habitants. Je ne puis
estre bien content, respondit le roy, de l'ombrage que mes subjects ont pris
de ceste entreprise, qui n'est certes pas à mauvaise intention ni volonté
contre eux. Quelle inquiétude peut donner l'arsenal, dont les murailles sont
de tous costés basses et ouvertes sans flancs ? Depuis deux ans, j'ay faict
remplir les fossés et bastions qui estoient du côté du pavillon pour en faire
un grand jardin. Je n'y veux point comprendre le lieu où l'on a coutume
d'asseoir les sentinelles, ny gesner le passage du casematier ; mais
j'entends bastir un petit pavillon de plaisir pour me venir rafraischir au
sortir de la rivière quand je m'y baigneray, et puis il y aura là un petit
bateau pour retourner au Louvre par eau. Eh ! monsieur le prevost,
dictes-leur que tel est mon plaisir ! J'ay assez faict pour mes subjects,
assez consumé de pertes, labeurs et travaux, pour qu'on me laisse maintenant
jouir des aises et esbats du repos public, et je regarderay comme ennemys
ceux qui voudront si mal interpréter mes actions, qui ne tendent qu'au bien
public ; et j'entends, M. le prevost, que fassiez cognoistre ceste mienne intention
aux habitans de ma bonne ville. Allez, Dieu vous conduise ![6] Cette volonté
brusque, les bourgeois n'étaient pas habitués à l'entendre, eux qui naguère
se gouvernaient de leur propre chef et par leurs magistrats élus. Qu'étaient
devenus ces temps où le prévôt tendait les chaînes, fermait les portes à
volonté ? Maintenant il fallait baisser la tête et obéir à un seul ordre du
roi ; il n'y avait plus de remontrances possibles, même pour les attentats
contre la liberté de la ville ! Il fallait dire adieu à cette antique
franchise de Paris, m bien manifestée au jour des barricades de 1588 !
Henri IV avait comprimé la liberté des pamphlets et de la
prédication, et cependant une multitude de sonnets ou pasquils attaquèrent et
sa personne et son gouvernement : on n'épargnait ai la mémoire de sa mère, la
religieuse Jeanne d'Albret, que l'avocat d'Orléans appelait putain et louve[7], ni Marguerite de
Valois, son ancienne femme, qu'un pasquil qualifie plus odieusement encore,
ni Henry lui-même, qui était traîné dans la boue par les vieux ligueurs aussi
bien que par les huguenots ; et lui, gasconnant toujours, disait qu'il y
avait trois choses auxquelles on n'avait jamais voulu croire, savoir : Que la royne Elisabeth estoit morte pucelle, que l'archiduc
estoit un grand capitaine, et le roy de France un bon catholique. Un
pamphlet sous le titre des Comédiens de la cour, passe en revue cette
tourbe de complaisants qui favorisaient les dissolutions royales : Le marquis de Sigongne sçavoit faire aux amans un doux
maquerellage ; voulez-vous un courtisan imbécille ? prenez Montbazon ;
voulez-vous un pédant ? choissez Maintenon ; une beauté qui aime les
escarcelles bien garnies ? vous avez madame de Cimiers. Sa sœur, excellente
maquerelle, sert et guide les amours ; et si on estoit bien empesché de
trouver une troisième dame pour compléter la bande, prenez le comte de Lude,
il ne sera point mauvais pour vous servir de femme.
Sully, le froid, l'intéressé Sully, le grand voleur de
deniers, subissait aussi ces sanglantes épigrammes : On
faisoit bien mourir Biron, homme de courage, mais on sauvoit Rosny ; l'orage
tomberoit plus tard sur ce larron, qui serviroit de prélat à Montfaucon ; au
tombeau de Biron viendroient des gens honorables, tandis que des corbeaux planeraient
sur celuy de Sully ; sa charogne seroit mangée pour rappeler son insolence
aux siècles à venir. Ce n'était point une époque de clémence et de
douceur que celle où l'on voyait chaque jour à la Grève des supplices,
application horrible d'un code barbare. Le parlement frappait des arrêts de
mort pour les moindres crimes, et l'on sait, dans ces temps, l'impitoyable
cruauté des parlementaires, leurs tortures atroces, leurs tenailles de fer,
ce plomb fondu jeté sur les mamelles arrachées. Je n'ai trouvé d'autres actes
d'oubli, émané de Henri IV, que la grâce du comte d'Antragues : là se mêlait
une question de chair et de sens, un souvenir de libertinage pour la
malheureuse Henriette, qui avait donné trois enfants au roi. Qu'on cesse de
qualifier de clémence un système de politique vaste, habile, mais qui eut son
principe dans la tête et non dans le cœur. En s'éloignant de ses compagnons de
batailles, Henri IV était obligé de chercher des appuis dans le parti
catholique ligueur : pouvait-il échapper à la nécessité pour toute couronne,
de s'appuyer sur une force d'opinion ou de parti ? Les réactions premières
que les vainqueurs avaient exercées, les exils, les persécutions contre les
ligueurs, avaient leur terme ; tons pouvaient rentrer à Paris ou dans les villes
de leur origine, pourvu qu'ils déclarassent leur obéissance à l'autorité
royale. Le roi se montrait dévoué aux institutions du catholicisme ; il
assistait aux longues processions, entendait la messe chaque jour, communiait
dévotement, et s'efforçait en public à dépouiller le vieil homme calviniste.
Dans la nouvelle situation où il s'était placé, Henri IV
devait multiplier les concessions : il avait naguère expulsé les jésuites,
frappé les frères jacobins, ces deux ardentes expressions du catholicité ;
l'exil devait-il se perpétuer ? De tout côté les pieuses requêtes arrivaient.
Aux chaires de Paris on se demandait si les saintes congrégations
prolongeraient leur veuvage avec la bonne ville. Le pape pressait, écrivait,
pour obtenir ce témoignage d'une grande et parfaite réconciliation. Le père
Cotton, homme d'intelligence et d'activité, confesseur de Henri IV, puissance
nouvelle et si influente, ajoutait ses prières et ses ordres de pénitence ;
enfin, dans le mois de septembre 1603, un édit porta : Nous accordons à toute la société et compagnie des
jésuites qu'ils puissent et leur soit loisible de demeurer et résider es
lieux où ils se trouvent establis, à sçavoir : ès villes de Toulouse, Auch,
Agen, Rhodez, Bordeaux, Périgueux, Limoges, Tournon-le-Puy, Aubenas et
Béziers, et outre lesdicts lieux, nous leur avons, en faveur de sa saincteté,
pour la singulière affection que nous luy portons, encore accordé et permis
de se remettre et establir en nos villes de Lyon et Dijon, et
particulièrement de se loger en nostre maison de la Flèche en Anjou.
En 1606, une nouvelle déclaration autorisa les jésuites à résider à Paris, et
à exercer leurs fonctions dans leur maison professe de Saint-Louis et dans
leur collège appelé de Clermont. Les jacobins rentrèrent également dans la
jouissance de tous leurs biens ecclésiastiques, dont ils avaient été privés
provisoirement. La plupart des chefs de la ligue se réunirent dès lors
franchement à Henri IV ; ils prêtèrent leur appui en toutes les provinces
dont ils avaient le gouvernement. Comme ils recevaient des gages, ils les
rendaient en obéissance et en services.
Par contraire, le parti huguenot s'arma de nouveau à l'aspect
de ce roi sorti de ses rangs, et qui n'avait presse que de satisfaire les
exigences de ses vieux ennemis les catholiques. Le calvinisme avait bien pour
lui l'édit de Nantes ; mais ce qui contente le moins un parti, ce sont les
concessions abstraites et générales : ce qu'il veut, ce sont les positions
politiques et lucratives, le pouvoir en un mot ; et les huguenots ne
l'avaient pas avec le roi qu'ils avaient choisi. Ces mécontentements se
personnifiaient dans le duc de Bouillon et le prince de Gondé, grandes races
qui, depuis le XVIe siècle, avaient adopté la cause calviniste. Il n'est pas
douteux que, dès la conjuration de Biron, le parti réformé n'eût offert des
forces à la noblesse mécontente pour partager ses périls aux champs de
guerre. Bouillon était, ainsi que le chef de la famille des Gontaut, le
compagnon d'armes de Henri IV ; il murmurait comme Biron, et se prononçait
haut contre le roi. Henri engagea directement avec le duc de Bouillon une
correspondance intime ; son but était de le sauver peut-être, mais toujours
de le compromettre avec son parti, par des aveux, ce qu'il avait désiré pour
Biron. Le duc de Bouillon avait devant les yeux un triste et sanglant procès
; il savait comment Henri tenait sa parole, et quel cas il fallait faire de
ces lettres amicales, par lesquelles il avait alléché le malheureux Biron. Le
duc de Bouillon refusa donc de se rendre à l'invitation
de son bon maître et ami. Dans sa réponse on remarque une
résolution fermement prise de ne point aller à la cour de Henri : Sire, je crains vostre visage irrité d'après les personnes
que vous avez reçues à m'accuser, et aussi d'après la justification que vous
m'en demandez.
Le duc refusait de venir auprès du roi ; mais toutes ses
actions étaient surveillées avec une activité inquiète : Mon compère, écrivait Henri au connétable, on me donne advis que M. de Bouillon a pris, ce que je ne
puis croire, le pire conseil et résolution en allant en Languedoc dans de
mauvais desseins. Je vous en advertis, afin que son allée n'apporte aucune
altération au bien de mes affaires. Le duc de Bouillon n'était pas
seulement le chef d'un parti à l'intérieur ; son crédit en France reposait
spécialement sur le calvinisme, dont il était le plus ferme soutien, et cette
religion était alors le lien d'un système européen. Aussi, dès que Bouillon
fut poursuivi, les réclamations arrivèrent de toutes parts. Elisabeth vivant
encore lors de la première accusation du roi contre le maréchal, écrivait à
son ambassadeur pour prendre en main cette cause de la réforme, dont la reine
était protectrice. Les princes d'Allemagne envoyèrent, de leur côté, une ambassade
solennelle à Henri IV en faveur du duc de Bouillon. Le roi répondit fort en
colère : Je vous l'ay desjà dict, ce n'est pas la
religion que je hais en luy, c'est la trahison. D'ailleurs le duc de Bouillon
est mon subject, et je ne dois compte de mes actions qu'à Dieu seul. Les
ambassadeurs ajoutèrent que ce qu'ils demandaient pour M. de Bouillon était
une grâce, que leurs maîtres portaient grande affection à sa majesté. S'ils me portoient de l'affection, répliqua brusquement
Henri rv, ils devroient croire et ajouter foy à ce que je leur ay dict, sinon
je le prendray en mauvaise part et m'en tiendray offensé ; je sçais,
messieurs, que ces conseils vous sont suggérés par des séditieux et mutins.
Un arrêt du conseil d'état ordonna la comparution personnelle et immédiate du
duc de Bouillon, messire Henry de Latour, mareschal de France et premier
gentilhomme de nostre chambre ; car Henri IV cherchait à réduire aux
proportions d'une question toute personnelle une affaire des plus graves, que
les églises réformées à l'extérieur et à l'intérieur prenaient pour un
attentat à leurs privilèges.
Le parti politique s'était vu frappé dans le duc de Biron
; l'opinion réformée aurait été atteinte dans le maréchal de Bouillon, et
elle était trop forte pour le souffrir. Le maréchal écrivait aux églises
réformées : Nous voyons tous les jours que Satan et
ses instrumens ne dorment pas pour ensevelir la vérité, bannir le service de
la chrestienté. Voilà pourquoy il faut à bon escient prendre à cœur ceste
affaire, et la pousser vivement par toutes voyes dues et légitimes ; et comme
tous y sont intéressés, que tous aussi recognoissent le danger, qu'ils
courent au remède en les faisant entendre au roy, appuyés sur la liberté
portée par ses esdicts ; et que tous les ministres et églises tout entières ;
sans aucune exception ny distinction, prennent la défense de ceste cause tant
juste et importante. C'était un véritable appel aux armes adressé par
le duc de Bouillon aux calvinistes de France ; la vieille guerre civile entre
les deux croyances allait se réveiller comme aux tristes jours de Charles IX
et de Henri III. Le roi se prononça contre ce mouvement. La conquête
militaire fut facile : le duc s'enfuit à l'étranger. Il s'agissait moins d'une
question personnelle que du calvinisme menacé. Henri pouvait-il heurter
encore une fois la croyance religieuse défendue par la gentilhommerie de France,
comme une loi de féodalité ! Après des pourparlers nombreux, le roi
accorda des lettres d'abolition au duc de Bouillon, acte de politique envers
le calvinisme tout entier, qu'il fallait satisfaire dans ses exigences armées
; et ainsi se terminait la prise d'armes des calvinistes. Si le duc de
Bouillon avait été saisi et jugé, les huguenots auraient vu dans cet acte de
violence une attaque directe contre leurs privilèges et contre les clauses de
l'édit de Nantes. Biron était chef d'un parti ; mais ce parti se trouvait
dispersé et n'avait pas de loi commune sous l'empire de laquelle il se serait
levé ; et voilà pourquoi le roi put l'atteindre sans danger actuel et
imminent. Mais les calvinistes avaient des places de sûreté, une organisation
militaire, une armée prête à se mouvoir, des alliances positives à Genève, en
Allemagne, en Suède, en Danemark, en Angleterre, en Hollande : frapper le
chef que les églises réformées avaient élu, c'était donc s'exposer à une
brusque rupture. Henri IV ne l'osa point.
La situation si compliquée de la couronne affligeait
profondément Henri IV : il était obligé de frapper ses vieux compagnons de
batailles, de combattre le parti qui l'avait élevé au trône. Et les
concessions qu'il faisait aux vieux ligueurs satisfaisaient-elles au moins
leurs impérieuses exigences ? Il n'en était rien. Quand on n'est pas né dans
une opinion, quand on a passé une partie de sa vie dans un camp opposé, il
est difficile d'inspirer confiance à la nouvelle opinion qu'on adopte :
qu'importe les concessions ? elle les reçoit comme une dette qu'on acquitte ;
elle ne donne en retour aucune reconnaissance. Les catholiques voyaient ce
qui leur manquait encore, et non ce qu'ils avaient reçu. On parlait en chaire
contre le roi, qui pactisait avec les huguenots ; les haines contre le prêche
existaient comme aux beaux jours de la ligue ; et ce même prêche ne se
montrait-il pas partout, hormis dans quelques localités, telles que Paris et
sa banlieue ? Cette tolérance était un sujet de plaintes vives et cruelles.
Le roi paraissait profondément affecté : placé au milieu de deux opinions, en
butte à des attaques persévérantes, il était dévoré d'une tristesse
silencieuse qui éclatait par de douloureux soupirs échappés de sa poitrine
contre l'ingratitude. A chaque instant des tentatives étaient faites contre
sa personne ; le poignard le menaçait au sein même de son palais, dans les
rues de Paris. Aux dernières années de sa vie, les registres du parlement
constatent huit attentats contre sa personne royale. A cette situation
politique, déjà si triste, venaient se joindre des chagrins domestiques, des
querelles avec la reine Marie de Médicis sur sa conduite dissolue en pleine
cour, et jusque dans le lit nuptial. Le peuple de Paris n'avait aucun
attachement pour Henri ; vainement le roi embellissait ses palais, bâtissait
ponts neufs et fontaines jaillissantes, le besoin qu'il avait de comprimer la
liberté municipale favorisait les inquiétudes populaires qui éclataient par
des pasquils et par des attentats.
Dans ces circonstances difficiles, Henri songea aux moyens
de fixer l'attention par la guerre, et de conduire aux batailles lointaines
sa bonne chevalerie. A toutes les époques de fermentation politique, une
guerre domine les esprits, préoccupe les mécontentements. Il y avait
longtemps déjà que la gentilhommerie vivait en repos dans ses châteaux ruinés
: quelle ressource lui restait-il après le désordre bruyant des dissensions
civiles ? Est-ce qu'il fallait prendre au vieux râtelier du manoir la lance, l'épée
des combats, l'arquebuse et la pertuisane ? La prédication des croisades
contre les musulmans ouvrait sans doute la lice aventureuse ; mais les
conquêtes de fiefs, les acquisitions matérielles de territoire, susceptibles
de réparer les misères des castels, n'étaient point les profits d'une
expédition contre les infidèles. On voit poindre et se développer cette
opinion belliqueuse, cet entraînement vers la conquête dans les pamphlets qui
furent publiés sous les titres divers de : le Polemandis, ou Discours
d'estat sur la nécessité de faire la guerre à l'Espagne, car le temps est
venu de la chastier ; le Soldat français, où Pierre de l'Hostel-Dieu
de Roquebrune, Béarnois, invite Henri, son roi, à reconquérir la Navarre espagnole ;
puis, la Response
du Soldat français ; le Cavalier ; la Victoire du
Soudard, et mille autres pièces fanfaronnes. Depuis l'année 1609, on voit
Henri IV dominé par de grandes idées de politique extérieure, par le désir de
remanier l'Europe sur de nouvelles bases. Son projet, conception singulière
et qu'il écrivit de sa main, faisait reposer toute la chrétienté sur un seul
et même corps, qui se fût appelé la République chrétienne. Pour cet effet, il avait
dédéterminé de la partager en quinze dominations ou états, qui fussent, le
plus qu'il se pourrait, d'égale force et puissance, et dont les limites
fussent si bien spécifiées par le consentement universel de toutes les
quinze, qu'aucune ne les pût outrepasser. Ces quinze dominations étaient : le
pontificat ou papauté, l'empire d'Allemagne, la France, l'Espagne, la Grande-Bretagne,
la Hongrie,
la Bohême,
la Pologne,
le Danemark, la Suède,
la Savoie ou
royaume de Lombardie, la seigneurie de Venise, la république italique ou des
petits potentats et villes d'Italie, les Belges ou Pays-Bas, et les Suisses.
De ces états, il y en aurait cinq successifs : France, Espagne,
Grande-Bretagne, Suède et Lombardie ; six électifs : papauté, empire,
Hongrie, Bohême, Pologne et Danemark ; quatre républiques, deux desquelles
eussent été démocratiques : les Belges et les Suisses, et deux
aristocratiques ou seigneuries, celles de Venise et des petits princes ou
villes d'Italie. Le pape, outre les terres qu'il posséderait, devait avoir le
royaume de Naples et les hommages tant de la république italique, que de l'île
de Sicile. La seigneurie de Venise aurait la Sicile en foi et hommage
du saint-siège, lequel consisterait en un simple baisement de pieds, et un
crucifix d'or de vingt ans en vingt ans. La république italique eût été
composée des états de Florence, Gênes, Lucques, Mantoue, Parme, Modène,
Monaco et autres petits princes et seigneurs, et eût aussi relevé du saint-siège,
lui payant seulement pour toute redevance un crucifix d'or de la valeur de
dix mille livres. Le duc de Savoie, outre les terres qu'il possédait, aurait
encore eu le Milanais, le tout érigé en royaume par le pape, sous le titre du
royaume de Lombardie, duquel on eût distrait le Crémonais en échange du
Montferrat, qu'on y eût joint. On incorporait avec la république helvétienne
ou des Suisses, la
Franche-Comté, l'Alsace, le Tyrol, le pays de Trente et
leurs dépendances, et elle eût fait un hommage simple à l'empire d'Allemagne
de vingt-cinq en vingt-cinq ans. On aurait établi toutes les dix-sept
provinces des Pays-Bas, tant les catholiques que les protestants, en une
république libre et souveraine, sauf un pareil hommage à l'empire ; et on eût
grossi cette domination des duchés de Clèves, de Juliers de Berghes, de la Mark, de Ravenstein, et
autres petites seigneuries voisines. On eût joint au royaume de Hongrie les
états de Transylvanie, de Moldavie et de Valachie. Outre cela, pour régler
tous les différends qui seraient nés entre les confédérés et les vider sans
voie de fait, on eût établi un ordre et une forme de procéder par un conseil
général composé de soixante personnes, quatre de la part de chaque
domination, lequel on aurait placé dans quelque ville au milieu de l'Europe,
comme Metz, Nancy, Cologne ou autres. On en eût encore fait trois autres en
trois différents endroits, chacun de vingt hommes, lesquels tous trois
eussent eu rapport au conseil général. De plus, par l'avis de ce conseil
général, qu'on appellerait le sénat de la république chrétienne, on eût établi
un ordre et un règlement entre les souverains et les sujets pour empêcher,
d'un côté l'oppression et la tyrannie des princes, et de l'autre les plaintes
et rébellions des sujets.
L'Autriche aurait souffert de ce gigantesque remaniement,
car elle était dépouillée pour accommoder les autres. Mais on avait fait le
projet de la porter à y consentir de gré ou de force. Un plan de cette nature
nécessitait une vaste armée, et Henri IV multipliait ses levées d'hommes,
préparait l'argent dans son trésor, lorsqu'un événement en précipita la
manifestation. Le prince de Condé quitta subitement la cour et se retira dans
les Pays-Bas ; quelques-uns disent que Henri IV avait insulté la princesse
par cet amour adultère qui ne respectait rien, ni la fidélité de race, ni les
liens de famille, ni les intérêts politiques ; d'autres monuments attribuent
à une cause générale, à un retour vers l'indépendance féodale cette levée de
boucliers. Dès que le prince de Condé eut quitté la France, tous les agents
espagnols reçurent l'ordre de se le rattacher pour seconder les intérêts de
Philippe III. Il y avait longtemps que ces ambassadeurs agissaient d'une
manière hostile au système de Henri IV : ils s'étaient mis en rapport, non
seulement, avec le comte d'Antragues et sa fille Henriette, maîtresse
délaissée par le roi ; mais le marquis de Meyrargue, gentilhomme provençal,
au su et vu de tous, avait traité avec les ambassadeurs pour livrer Marseille
à Philippe, moyennant une somme d'argent. L'Espagne avait même des espions
dans le conseil du roi. Le gouvernement de San-Lorenzo n,avait pas cessé un
moment de surveiller les actes, les faiblesses de Henri IV, de pénétrer dans
les secrets de ses desseins, de profiter de tous les mécontentements. Quand
il s'agit du prince de Condé, Philippe III s'exprime avec netteté à son
ambassade : Je lis dans vos dernières despesches le
soin et les grands mouvemens que se donne le roy de France[8] pour faite prévenir de Flandre le prince de Condé et sa
femme. Je vous félicite de la prudence que .vous avez desployée en ceste
occasion. Sans doute le roy très chrestien ne peut s'offenser que je prenne
sous ma protection un prince dont je veux conserver l'honneur ; j'ay escrit à
mon neveu l'archiduc pour qu'il ne consente jamais à ce qu'il soit faict la
moindre violence au prince de Condé ; mais laides bien savoir au roi de
France que je n'agis ainsi que dans son intérest, que pour un prince de sa
famille, et que je ne prétends m'entremettre entre eux que pour le bien et la
tranquillité des deux parties. Si le roi très chrestien ne se rend point à
ces paroles, il me paroistra manquer à l'amitié et fraternité qui nous unit.
Vous m'advertirez aussitost de la response de sa majesté, et vous n'oublierez
pas de luy faire observer que le prince de Condé a déclaré qu'il ne
rentreroit jamais en France du vivant du roy, par le peu de sécurité que lui
inspiroient ses promesses. Puis, Philippe III écrit encore à
l'occasion des trames de Henriette d'Antragues contre Henri IV, son séducteur
: Le moment ne me paroist pas favorable pour donner
à la marquise de Verneuil autre choses que de belles paroles. Il ne convient
pas non plus de rien avancer, de rien offrir encore au comte d'Auvergne, ny
d'un autre costé de l'empescher de s'eschapper de sa prison s'il peut y
parvenir. Quant aux Maures qui sortent d'Espagne, sachez me dire s'ils
s'établissent en France ou s'ils ne font qu'y passer : ceci est très grave.
Il y a loin de cette petite action gouvernementale de
Philippe III à l'active énergie, aux grands ressorts mis en œuvre par Philippe
II, son père. Ce sont des tentatives de corruption qui trouvaient sympathie
en France dans les vieux éléments de la ligue. Toujours aux aguets par des
espions placés autour de Henri IV, le roi d'Espagne redoutait la vigilante
finesse de son rival. S'il est loin de Philippe II sous le rapport de la
capacité, combien il diffère de lui également pour l'application et le
travail î Ici plus de notes de la main du souverain, dont le règne précédent
nous avait accoutumés à voir les dépêches surchargées : c'est un conseil
d'état pour ainsi dire en permanence, qui lui prépare les affaires ; encore
trouve-t-on au dos de ces délibérations : Le roy
a vu ceci, écrit de la main d'un secrétaire intime. La grande
machine de l'état marchait, mais par cette impulsion antérieure, forte,
prévoyante et toute d'avenir. L'ambassadeur espagnol reçut enfin l'ordre
formel de faire expliquer Henri IV sur ses armements. Sire, je suis ici de la part du roy d'Espagne mon maistre, pour sçavoir
de vostre majesté pourquoy elle réunit une si puissante armée, et si c'est
contre luy. — Si je luy avois manqué comme il
l'a faict envers moi, respondit le roi, peut-être auroit-il droit de se
plaindre. — En quoy, sire, le roy mon maistre
a-t-il manqué à vostre majesté ? — Il a
entrepris sur mes villas, il m'a corrompu le mareschal de Biron, le comte
d'Auvergne, et maintenant il reçoit le prince de Condé. — Sire, il ne pouvoit refuser la porte à un prince qui s'est
jeté entre ses bras, et vous-mesme, sire, n'eussiez-vous pas... — Non, je n'aurois cherché qu'une chose : c'est à le
réconcilier avec sou maistre. — Mais, sire,
vostre majesté n'a-t-elle pas retiré Antonio Ferez ? à la vue de tous,
n'a-t-elle pas assisté les Pays-Bas d'hommes et d'argent ?... Au reste, je désire savoir si c'est contre le roy que se
font les armements ; mon maistre peut disposer d'un moment à l'autre de plus
de cent mille hommes. — Vous vous trompez, M.
l'ambassadeur ; en Espagne ce ne sont pas des hommes, mais des ombres,
faisant allusion au mot hombres, qui
signifie hommes. Si le roy vostre maistre m'oblige
de monter à cheval, j'iray entendre la messe à Milan, desjeuner à Rome et disner
à Naples. — Sire, respondict l'ambassadeur,
vostre majesté, en allant de ce pas, pourroit bien aller à vespres en Sicile[9].
Le vaste projet européen dont j'ai parlé avait quelque
chose de vague dans son application. Il était impossible d'arriver à un
remaniement général des territoires en l'état des intérêts et des
souverainetés. La guerre, devait reposer sur des idées plus positives. Les
relations de Henri IV avec l'Allemagne lui firent d'abord espérer la dignité
de roi des Romains, pour parvenir ensuite à la couronne impériale. De graves
personnages furent consultés dans un conseil privé et chacun donna son avis
sur l'entreprise. Je la trouve honorable, utile et
possible, dit le duc de Sully. Le roy, après
avoir attentivement ouy ceste première opinion, commanda au deuxième
conseiller de parler. C'estoit le prudent Villeroy, lequel, avec quelque
petite préface d'excuses, commença une longue harangue beaucoup moins
favorable aux projets de Henri IV que celle du premier conseiller : Sire,
ne vous embarquez pas en de nouveaux desseins, qui ne vous sauroient apporter
que du désavantage en toutes sortes. Le roy, en ceste seconde opinion,
demeura aussi ferme et retenu que sur la première ; et estant déjà tard, il
commanda au troisième, Bellièvre, d'abréger le plus qu'il pourroit. Le roy, qui
avoit attentivement preste l'oreille à ce dernier, se leva, et ayant ouvert
une fenestre pour prendre l'air, tenant la vue et les mains vers le ciel,
dict tout haut : Dieu formera et fera naistre en mon cœur, s'il luy
plaist, la résolution que je dois prendre sur tous vos discours, et les
hommes l'exécuteront. Adieu, messieurs, il faut que je m'aille promener. Ainsi
finit cette conférence.
La pensée de s'emparer de la couronne Impériale
d'Allemagne préoccupait Henri IV ; elle donnait un but déterminé à la guerre,
un résultat fixe à ses entreprises militaires. Il ne s'agissait plus que de
trouver un prétexte d'hostilité, un de ces motifs saisissables qui peuvent
servir de fondement à un manifeste de batailles ; il se présenta.
Jean-Guillaume, duc de Clèves et de Juliers, de cette hautaine famille des
comtes de La Mark,
redoutables dans la forêt des Ardennes, était mort ne laissant point
d'héritier direct et mâle : il n'avait après lui que quatre neveux, issus de
ses sœurs, et l'empereur, en vertu de la constitution germanique, réunit les
fiefs à la couronne, et en donna l'investiture à Léopold d'Autriche. Les ducs
de Brandebourg et de Neubourg, héritiers naturels du fief impérial,
s'adressèrent à Henri IV, comme au protecteur de l'empire, dans le dessein de
faire respecter leurs droits, et le roi de France saisit ce prétexte
d'armements. Tout se ressentait des résolutions belliqueuses du roi : des
Suisses étaient capitulés pour augmenter la force des régiments au service de
France ; oc renouvelait les traités de subsides avec la Hollande ; le duc de
Savoie, si longtemps ennemi de Henri IV, était attiré à l'alliance par la
promesse d'ériger en sa faveur l'ancienne royauté des Lombards. On rappelait
les gentilshommes sous les cornettes ; la levée des milices se faisait dans
chaque province ; on achetait des bandes de lansquenets en Allemagne ; les
braves Gascons, vieux compagnons du Béarnais, organisaient leurs bonnes
compagnies des montagnes ; à la
Bastille, Sully avait réuni un trésor militaire destiné à
la campagne qui allait s'ouvrir, tandis que la ligne de forteresses du côté
de la Flandre,
point d'appui pour toutes les opérations, était mise sur un pied respectable
de défense ; car il fallait prévoir aussi les malheurs possibles de la
guerre.
Henri IV paraissait absorbé par les projets européens dont
je viens de parler ; l'exécution de ces vastes idées appelait un
développement de forces extraordinaires et le concours de toutes les
alliances à l'extérieur. On ne parloit en ce
temps-là que de guerre ; le roy envoya le colonel Galatis faire une levée de
six mille Suisses qui se rendirent en France sur la fin du mois d'avril ;
cette levée se fit si promptement qu'il y eut mesme de la dispute entre eux à
qui s'enrosleroit, et combien on en lèveroit en chaque canton, car chascun en
vouloit estre. Le mareschal de Lesdiguières fut renvoyé en Dauphiné pour
traicter avec le duc de Savoye et pour y dresser une armée ; les préparatifs
qu'il fit faire et les gens de guerre que l'on leva en ces pays-là, faisoient
assez paroistre qu'il y avoit de grands desseins de ce costé. On fit au mesme
temps sortir cinquante canons de l'arsenal de Paris, avec poudres, boulets,
et toutes sortes d'ustensiles nécessaires pour un si grand attirail ; le tout
fut conduit par eau à Châlons-sur-Marne. Par toutes les provinces le tambour
battoit ; on n'entendoit parler que de levée d'infanterie et de cavalerie ;
enfin tout s'achemina au rendez-vous donné sur les frontières de Champagne,
tellement que toute ceste province fut remplie de gendarmerie[10].
Le roi ne pouvait abandonner la monarchie à peine
restaurée, pour se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère, sans
prendre des précautions de famille susceptibles d'assurer la libre et
paisible transmission de la couronne. On pouvait même remarquer en lui une
sorte de pressentiment de la mort, cette tristesse vague qui saisit l'âme à
l'approche d'une fin inévitable. Le roi n'aimait pas Marie de Médicis, mais
elle lui avait donné une postérité ; et, au milieu des périls dont une
expédition aventureuse était environnée, le roi songea à faire couronner la
reine. Il voulait ensuite lui confier, ainsi qu'à un conseil,
l'administration du royaume en son absence. Le sacre de Marie eut lieu avec
toutes les pompes de la royauté catholique ; le roi paraissait plus
tranquille ; il semblait avoir affermi dans sa race la succession de sa
grande couronne. Le héraut d'armes fit largesse de
par la royne au dedans de l'église où bonne quantité de pièces d'or et
d'argent, fabriquées exprès, furent jetées au peuple à diverses fois ; tout
le reste se passa avec beaucoup d'acclamations et signes d'allégresse et de
réjouissances publiques. Le roy surtout en montra le contentement qu'il en
avoit ; à la sortie de l'église, il devança la royne, et s'en alla dans sa
chambre où il se mit à la fenestre, et luy jeta mesme, comme elle passoit
au-dessous, quelques gouttes d'eau, puis incontinent descendit et la reçut au
bas des degrés où leurs majestés, avec mille conjouissances, montèrent en
haut. La reine devait faire son entrée solennelle dans Paris ; de tous
les endroits de la France
on se rendait dans la belle cité pour voir les magnificences de cette
journée. Il s'y montra tant de peuple et de toutes
qualités, que l'on ne pouvoit aller presque par les rues, principalement aux
endroits où la royne devoit passer ; les uns regardoient tout le long de la
rue Sainct-Denis les arcs triomphaux, les autres les statues, les devises et
les peintures, d'autres de dessus Nostre-Dame ne pouvoient ester leur vue de
dessus les termes qui estoient le long de ce pont avec des paniers d'osier
pleins de toutes sortes de fruicts, et de voir attachés au berceau de dessus
les armoiries, devises et chiffres de sa majesté ; d'autres s'amusoient à
voir abattre les boutiques que les marchands du palais avoient faites dans la
cour ; on ne voyoit qu'échaffauds dressés par toutes les avenues, et en tous
endroits chacun employoit ses amis pour avoir quelques places en une fenêtre,
ou quelque boutique ou coin d'échaffaud ; la maison-de-ville avoit fait faire
montre aux métiers, et le roy mesme les avoit vus passer estant à la Samaritaine, comme
il avoit vu aussi les enfans de la ville près le bois de Vincennes ; bref,
tout se préparoit à une grande réjouissance, quand en un clin d'œil, un coup
le plus malheureux qu'il fut jamais, le changea en une extresme douleur. Le
roy estoit résolu de partir deux jours après pour aller trouver son armée sur
la frontière, mesme sur l'advis qu'il eut que sa saincteté luy envoyoit un
nonce extraordinaire, il luy manda qu'il ne prît la peine de venir à Paris,
mais qu'il s'en allast à Mouzon où il se rendroit dans le 20e de ce mois ; et
sur un rapport que Spinola, lieutenant des archiducs, se vantoit de luy empescher
le passage avec trente mille hommes, et de luy donner bataille, il essaya sa
cotte d'armes de velours toute semée de petites fleurs de lys en broderies
d'or de la grandeur d'un sol, qu'il avoit fait faire exprès pour s'en parer
au jour d'une bataille : Nous verrons, dit-il, s'il sera homme de
parole. Sur ce, un seigneur luy dict que Spinola étoit Génois. Il est
vray, répliqua-t-il, mais il est soldat et brave. Leurs majestés avoient
résolu ensemblement de faire donner la liberté à tous prisonniers entre le
jour du couronnement et celuy de l'entrée, non seulement à ceux des prisons
communes, mais à ceux de la
Bastille. Pour les prisons communes, le roy en avoit donné
la charge aux maistres des requestes ; pour ceux de la Bastille, il en vouloit
luy-mesme deslibérer sur les lieux à l'arsenal. Il désiroit aussi qu'il ne
manquast rien à ceste entrée, bien qu'il la pressast ; ce fut pourquoy s'en
allant à l'arsenal, il devoit visiter en quel estat en estoient les
préparatifs. Entre trois et quatre heures de relevée, il saute en son
carrosse à l'entrée de la cour du Louvre, et se met au fond ; il faict entrer
dedans les ducs d'Epernon, de Montbazon, Roquelaure et trois autres, desfendant
à ses gardes de le suivre ; quel malheur ! car un maudit françois, Ravaillac (qui, selon ce qu'il a respondu en ses
interrogatoires, avoit dès longtemps prémédité de l'assassiner), le regardant sauter dans le carrosse, le suivit jusqu'en
la rue de la Ferronnerie,
devant le cimetière des Innocens, où voyant le carrosse arrêté par des
charrettes, sa majesté au fond, tournant le visage et penchée du costé de M.
d'Espernon, ce monstre, animé du diable, sans respect de l'onction sacrée
dont Dieu honore les roys ses lieutenans en terre, se jette sur sa majesté,
et passant son bras au-dessus de la roue du carrosse, luy donna deux coups de
couteau dans le corps, et étendit tout roide mort ce grand roy au milieu de
ses plus valeureux et fidèles capitaines. Il donna ces deux coups si promptement,
qu'ils furent plus tost reçus que vus ; le premier, porté entre la cinquième
et sixième coste, perça la veine inférieure vers l'oreillette du cœur, et
parvint jusqu'à la veine cave qui, se trouvant coupée, fit à l'instant perdre
la parole et la vie à ce grand monarque. Quand au second, il ne pénétra pas
avant et n'effleura guère que la peau. Personne n'avoit vu frapper le roy, et
si ce parricide eust jette son cousteau, on n'eust sçu qui c'eust esté ; mais
il ne le put jamais lascher ; les six seigneurs qui estoient dans le carrosse
en descendirent incontinent, les uns s'empressant à se saisir du parricide,
et les autres autour du roy ; mais un d'entre eux voyant qu'il ne pa, loit
point, et que le sang luy sortoit par la boucbe, s'écria : Le roy est
mort ! A ceste parole, il se fit un grand tumulte, et le peuple qui
estoit dans les rues se jettoit dans les boutiques les plus proches les uns
sur les autres, avec pareille frayeur que si la ville eust esté prise
d'ennemys. Un des seigneurs soudain s'advisa de dire que le roy n'estoit que
blessé, et qu'il luy avoit pris une foiblesse. On demanda du vin, et tandis
que que quelques habitans se diligentent d'en aller quérir, on abat les
portières du carrosse, et, dit-on au peuple, que le roy n'estoit que blessé
et qu'on le ramenoit vitement au Louvre pour le faire panser ?[11] Henri n'avait
pas poussé un cri, n'avait pas dit une parole ; un profond soupir avait été
le terme de sa vie. Le duc de Montbazon le couvrit de son manteau, et le char
lugubre s'achemina vers le Louvre.
Ainsi périssait à l'œuvre le roi, habile politique,
personnification laborieuse de la paix entre les deux croyances qui s'étaient
divisé le monde depuis le seizième siècle. Sa tâche était pénible ; il ne put
l'accomplir absolument ; mais il assouplit un instant la société à la coexistence
d'opinions opposées et vivaces ; il les empêcha de s'armer et de courir
encore à la guerre civile. L'esprit de Henri IV prêtait à ce rapprochement :
il était sans conviction, d'une indifférence réfléchie, à peine réchauffée
par quelque camaraderie sous la tente et des attachements de femmes ardents
et passagers. Henri avait une grande connaissance des partis, de leur
faiblesse, des points par où ils sont saisissables. Il n'est pas de prince
dont on ait plus défiguré le caractère, en le présentant comme un symbole de
franchise, comme l'expression de ce blanc panache de fidélité et de
dévouement. Il était habile, espérait dans le temps et la fortune ; son
immense aptitude était de s'attirer les hommes ; rien ne lui coûtait, ni les
paroles, ni les promesses ni les encouragements ingénieux, ces gages d'amitié
qui saisissent les âmes. Brave sur le champ de bataille, en avant de tous, il
avait ce qu'il faut pour séduire la gentilhommerie, dont il fut longtemps le
chef. Son règne fut celui de la noblesse luttant contre la bourgeoisie et le
peuple groupés sous la bannière de la ligue ; la gentilhommerie fit son roi
après avoir dompté les halles de Paris. Ce n'était point un prince populaire
sur le trône ; la famille des Guises jouissait seule de cette grande faveur
au sein des multitudes. L'avènement de Henri IV reconstruisit sous d'autres
formes le droit féodal. Voilà ce que les historiens n'ont pas vu, et ce qui
explique la longue lutte contre la haute féodalité des gouverneurs de
provinces pendant l'administration de Richelieu.
Cette mort si cruelle de Henri IV fit une vive impression
sur les esprits ; la popularité que n'avait pu obtenir sa royale personne
pendant sa vie arriva à son cadavre défiguré ; la terreur fut dans la ville
de Paris ; on prit des précautions militaires, comme si la cité était
assiégée par un ennemi puissant. Que de tristesse et de poésies larmoyantes !
Ô diable d'homme, sorti du profond de l'enfer,
s'écriait le sieur de Chambrun, esprit des noirs esprits, cœur et âme de fer
; qu'as-tu faict, parricide méchant ? Que le jour que tu naquis soit toujours
ténébreux, et que le nom de Ravaillac soit plus horrible aux humains que le
nom de Mégère ; tu as touché, impie, à cet oint du Seigneur : France, que n'engloutissois-tu
ce furieux Briare ! Mademoiselle Anne de Rohan larmoyait aussi
des stances : Les beaux faicts de Henry élevoient
nos têtes ; la fin de ses combats finissoit nostre effroy ; nous estions plus
glorieux d'estre subjects du roy que si les autres rois eussent esté les
nostres ; les lys sont atterrés ; Daphné baisse, chétive, en terre son visage
; pour chanter un tel Achille, il faudroit un autre Homère. On faisait
circuler des gravures et belles estampes qui représentaient l'épouvantable
parricide contre le bon roi : là, Ravaillac était reproduit au moment où il
montait sur la roue pour atteindre le cœur de Henri IV. La voiture était un
vaste char non suspendu, un carroccio d'Italie, d'une seule pièce, depuis le
train de derrière jusqu'au bout du timon ; ce char était couvert d'une espèce
de dôme soutenu par des colonnes, et le graveur n'avait pas oublié la fatale
charrette qui arrêta la royale voiture au coin de la rue de la Ferronnerie. Une
belle estampe représentait encore le tombeau de très chrétien, très auguste,
très clément, très victorieux et incomparable prince Henri le Grand : Là gisoit ce redoutable prince qui mouroit au milieu d'un
généreux dessein, et qui vouloit faire de l'univers une seule province.
La France, l'église,
la noblesse, le tiers-état déploraient la mort du monarque ; on se devroit ouvrir le flanc, car il faudroit des larmes
de sang pour bien pleurer cette infortune. Tout cela n'était point
comparable au beau portrait que fit graver Nicolas de Mathonnière,
imprimeur-libraire, tenant sa boutique en la rue Montorgueil, à l'enseigne de
la Corne de
Daim : Henri IV y était représenté en demi-dieu, car
l'univers devoit estre son cercueil.
La douleur populaire, subite et éclatante, se manifesta
par une explosion contre le parti espagnol et l'ambassadeur qui le
représentait à Paris ; sou hôtel lut insulté par le peuple ; on en trouve la
preuve dans les registres du grand conseil assemblé à Madrid le 26 mai 1610. Le conseil d'estat a vu aujourd'hui les lettres de Paris
du 17 courant, de l'ambassadeur D. Inigo de Cardenas, lesquelles vostre
majesté nous a fait parvenir. Elles contiennent avec les détails sur la mort
du roy de France, arrivée le 14 de ce mois, la nouvelle des rassemblements
tumultueux qui ont eu lieu devant la maison du susdit ambassadeur de vostre
majesté, lequel la royne a eu grand soin de protéger, en luy envoyant une
garde. Le cardinal de Tolède. — Quant à la
mort du roy de France, il n'y a rien à dire, si ce n'est que vostre majesté
doit se pénétrer des paroles de sainct Paul : Si Deus pro nobis, quis
contra nos ? et comme vostre majesté est l'appuy et la colonne de la
chrestienté, elle doit espérer en Dieu, qui favorisera ses desseins et ses
justes entreprises. La démarche de la royne mère pour protéger la maison de
l'ambassadeur de vostre majesté pendant le tumulte occasionné par la mort du
roy de France, doit donner une haute idée de ceste princesse. Geste action
dénote un caractère ferme et qui a sçu à temps arrester les conséquences qui
pouvoient résulter. Nous regardons comme fort important d'envoyer en France
un homme de qualité pour y faire le compliment de condoléance sur la mort du
roy, et pour féliciter le nouveau roy sur son avènement. Don Pedro de Tolède,
marquis de Villafranca, nous a paru le personnage convenable à ceste mission.
Une sérieuse attention doit estre donnée à Milan et au prince de Condé qui y
réside ; c'est en ménageant ce prince que Ton peut conserver les avantages
que Ton a obtenus par luy ; on doit le féliciter de l'heureuse issue de ses
affaires, dont il est redevable à l'intervention de Dieu. Ses craintes ont
cessé en France, lui dira-t-on ; il n'a plus à redouter la tyrannie de son
roy, qui vouloit lui ravir son honneur et celuy de son épouse. Cependant, comme
le prince de Condé est libre, il ne conviendroit pas de le retenir contre sa
volonté ; qu'on le fasse demeurer par toutes les séductions et promesses,
mais que rien ne décèle la contrainte et la prison. Enfin, quant aux
inquiétudes que sa majesté paroist concevoir sur la tournure nouvelle des
affaires en France, nous la prions d'aller lentement, sans montrer ny
négligence ny empressement, et le temps nous apportera les indications pour
la marche que nous aurons à suivre. Le connétable de Catalogne, les ducs
de l'Infantado et d'Albuquerque furent entièrement de l'avis du cardinal de
Tolède. Le duc de Lerma seul fit observer que les honneurs funèbres pour le
roi de France mort devaient être rendus avec une grande solennité et dans le
plus bref délai ; car, dit le ministre, puisque vostre majesté doit le faire, la promptitude en
ceste occasion ne peut produire qu'un excellent effet. L'Espagne, à
travers ses dissimulations, comprenait tout ce qu'elle pouvait gagner à la
mort de Henri IV, car la pensée de l'immense projet qui menaçait la maison
d'Autriche s'éteignait en lui. Il était aisé au conseil de San-Lorenzo de
s'emparer de la régence par Marie de Médicis. Le parti catholique renaissait
avec ses sympathies. L'important était surtout de comprimer le premier mouvement
d'opinion populaire qui s'élevait pour accuser les vieux ligueurs de
l'assassinat de Henri IV.
Quand un système de réaction commence, il n'est point
facile d'y mettre un terme. L'assassinat du roi avait-il été causé par un de
ces sombres enthousiasmes dont l'origine était la ligue, ou bien était-il
inspiré par la perversité individuelle de Ravaillac ? Dans les grandes crises
de douleur et d'affaissement public, le peuple remonte rarement à des causes
vagues et générales ; il saisit un objet de ses haines et l'affuble du crime
qu'il veut venger. Jamais il n'y eut plus d'accusations portées à la suite
d'un attentat contre la tête d'un roi ; le couteau, disait-on, avait été
dirigé par la marquise de Verneuil, cette maîtresse outragée ; ou bien encore
l'impulsion venait des jésuites, du duc d'Epernon, de Marie de Médicis
elle-même. De longs procès furent poursuivis après la mort de Henri IV ;
mais, par un habile coup d'état, le duc d'Epernon et Marie de Médicis avaient
saisi l'autorité. On laissa surgir quelques plaintes vagues contre les
jésuites, afin de calmer l'impatiente haine des parlementaires. Quant au duc
d'Epernon, il avait alors trop d'ascendant sur le parlement, auquel il avait
fait briller son épée, pour jamais permettre que le moindre soupçon planât
sur lui-même ni sur la régente dont il était l'appui. Il y avait toujours
dans le conseil le parti Sully et le parti d'Epernon, la personnification des
opinions réformées et catholiques ; le duc d'Epernon triompha, et par son
moyen la réaction politique fut épargnée. La mort de Henri IV mit fin au
système de transaction et de milieu que le roi avait suivi avec tant de
peines ; la pensée catholique domina le nouveau conseil. Ce qu'on accorda aux
protestants ne fut plus qu'une concession et non pas une législation
d'égalité, en vertu de laquelle les opinions de la réforme traitaient d'une
manière indépendante. Il a été impossible de soulever le voile qui couvre le
fatal mystère de la mort du roi. Il y avait beaucoup d'intéressés dans la
catastrophe : la grande guerre qu'allait entreprendre Henri IV menaçait
l'Espagne spécialement et toute la maison d'Autriche avec elle ; c'était
alors une triste époque d'attentats privés, de coups de poignards, dans les
rues étroites et jusque sur le seuil obscur des palais ; l'Espagne avait tant
soldé d'assassinats dans ses projets sur l'Angleterre, dans ses vengeances
contre la Hollande
! elle pouvait bien réchauffer cette sanglante habitude. Il est constant
qu'en Allemagne la nouvelle de la mort de Henri IV se répandit avec une
rapidité telle qu'on eût pu dire qu'elle était prévue à jour et à heure
fixes.
On accusa encore les jésuites ; cette corporation était
alors en haine au parlement et à l'université, et c'étaient les
parlementaires qui avaient en main la direction de l'opinion publique par les
pamphlets. Les jésuites avaient conquis un grand ascendant sur l'esprit de
Henri IV, qui aimait leurs lumières, leurs douces insinuations, leur profonde
intelligence du cœur et de ses faiblesses. A la tête du mouvement catholique,
les jésuites s'étaient fait représenter à la cour par le P. Cotton, un des
hommes les plus distingués et des plus caressés par le roi. Henri laissa son
cœur à leur collège de La
Flèche ; il témoigna ainsi tout son attachement pour
l'opinion religieuse dont les jésuites étaient les organes. Néanmoins les
parlementaires poursuivirent la corporation de Jésus ; ils l'accusèrent
d'avoir assassiné Henri IV, et alors furent encore réveillées les vieilles
haines assoupies. La postérité ne ratifie pas les jugements des partis ; elle
ne peut accuser les jésuites de l'attentat de Ravaillac. Nous, qui avons vécu
au milieu des passions politiques, nous avons vu aussi de ces jugements jetés
contre tout un parti pour le crime d'un seul. Quand un homme, profondément
dévoué à une conviction religieuse ou politique, voit devant lui un prince
qui flétrit ou persécute cette conviction, alors s'allume en lui une flamme
parricide ; il aperçoit d'antiques exemples, la postérité qui l'applaudit, le
rôle d'un Brutus républicain ou d'un martyr catholique ; laisses marcher
cette idée ! elle n'a pas besoin de complices ; elle indique au poignard le
cœur qu'il faut frapper. Tel fut sans doute Ravaillac ; il éteignit dans la
vie de Henri IV le système de tolérance et de modération qui importunait les
ardents catholiques.
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